La Folie (Émile Verhaeren - La Revue blanche)

La Revue blancheTome XXVI (p. 271-273).


La Folie


Routes de fer vers l’horizon,
Blocs de cendres, talus de schistes,
Où, sur les bords, un agneau triste
Broute les poils d’un vieux gazon ;
Départs brusques vers les banlieues,
Rails qui sonnent, signaux qui bougent ;
Et tout à coup le paysage des yeux
Crus et sanglants d’un convoi rouge ;
Appels stridents, ouragans noirs,
Pays de brasiers roux et d’usines tragiques,
Où sanglotent, quand vient le soir,
Toutes les voix du vent
Frappant d’un infini gémissement
Les fils à l’infini des crins télégraphiques ;
C’est parmi vous.
Qui entourez de vos remous
Les villes,
Que s’en viennent chercher asile
Les cerveaux éclatés des déments et des fous.

Marqués chacun d’un signe,
Derrière un mur aveugle et sourd
Des vieux faubourgs.
Les cabanons s’alignent ;
Et la cité ardente et terrible, là-bas,
Qui les peuple de haut en bas,
Avec les yeux lointains de ses vitres hagardes
S’en inquiète et les regarde.
Ô la folie et ses soleils tout à coup blancs,
Ô la folie de ses soleils, plombant
À rayons lents,
À rayons ternes,
Sinistrement,
La fièvre et le travail modernes !


Jadis, tout l’inconnu était peuplé de dieux ;
Ils étaient la réponse aux questions dont l’homme
En son âme puérile dressait la somme ;
Ils étaient forts puisqu’ils étaient silencieux,
Et la prière et le blasphème
Qui ne résolvaient rien
Tranchaient pourtant, au nom du mal, au nom du bien,
Ces problèmes suprêmes.

Or aujourd’hui, c’est la réalité
Secrète encor mais néanmoins enclose
Au cours perpétuel et rythmique des choses,
Qu’on veut, avec ténacité,
Saisir, pour ordonner la vie et sa beauté,
Selon les causes.

L’homme se lève enfin pour ce devoir tardif
Venu pour éclipser les feux de tous les autres ;
Il s’affirme non plus le roi, le preux, l’apôtre,
Mais le savant têtu, ardent et maladif,
Qui se brûle les nerfs à saisir au passage
Toute énigme qui luit et fuit — moment d’éclair.
Doutes, certitudes, labeurs, fouilles, voyages,
La terre entière est sonore de son pas clair
Et la nuit attentive écoute arder ses veilles.
Avec des yeux géants il explore la treille
Des globes d’ombre et d’or pendus au firmament ;
Les soirs sont flamboyants de hauts laboratoires
Qu’il allume, pareils aux feux des promontoires ;
La vie ? il l’étudie en de simples ferments ;
Couche après couche, il a fouillé les sols funèbres ;
Il a sondé le fond des mers et des ténèbres ;
Il a rebâti tout, avec un tel souci,
D’en bien fixer l’assise et les combles et les mortaises
Qu’il n’est plus rien, sous les grands toits de ses synthèses,
Qui ne soit soutenu et ne soutienne aussi.
Et le tressaut universel des énergies
Aide à ce travail neuf, de ses forces surgies
Aux quatre coins du monde — et la terre et les cieux
Et ceux qui trafiquent au nom de l’or, et ceux

Qui ravagent au nom du sang, tous collaborent
Avec leur haine ou leur amour au but sacré.
De chaque heure du siècle un prodige s’essore,
Et vous les provoquez, chercheurs ! Tout est serré
Mailles de force ou de matière, entre vos doigts subtils,
Vos miracles humains illuminent les villes,
Et l’inconnu serait dompté et le savoir
À larges pas géants aurait rejoint l’espoir,
Si vos cerveaux battus du vent de la conquête
N’usaient, à trop penser, vos maigres corps d’ascètes
Et si vos nerfs tendus toujours et toujours las,
Un jour, tels des cordes, n’éclataient pas.

Ô la folie avec ses cris, avec ses râles,
Et ses pas saccadés au long d’un haut mur blanc,
Ô la folie et ses soleils plombant et pâles,
Comme des lampes sépulcrales,
Sur les villes de l’Occident,
Certes, vous l’entendez, chercheurs fiévreux et blêmes
Rôder non loin de vos maisons,
Mais rien ne vous distrait du sort de vos problèmes,
Vous surgissez héros, donnant votre raison
Comme jadis on prodiguait sa vie,
Et les chevaux des recherches inassouvies
N’arrêtent point soudain l’essor
De leurs ailes dans la lumière,
Parce que ceux qui les montent glissent à terre,
Parmi les morts.


Émile Verhaeren