La Foire de Rabat
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 885-914).
◄  I
III  ►
LA FOIRE DE RABAT

II. [1]
DANS LE MYSTÈRE DU MOGHREB


VI. — UNE NUIT MAROCAINE

Ces nuits d’été marocaines, je les préfère encore au jour, si traîtresses qu’elles soient avec leur fraîcheur mouillée. L’œil ne ressent plus la fatigue de s’accommoder à la lumière, et dans l’air sont suspendus tant de bruits singuliers que même un aveugle, je crois, y trouverait son plaisir. Mais pourquoi prononcer ce mot si triste : aveugle ? Dans ce pays où ils sont innombrables, ceux que ne réjouit plus le spectacle coloré des choses, on ne leur donne point ce nom enténébré. On les appelle des « clairvoyans, » comme si la force de leurs regards éteints s’était retournée vers l’invisible et que Dieu leur permit de lire ses secrets dans la nuit.

Au milieu du quartier des grandes maisons silencieuses, il est une rue de fruitiers, de bijoutiers et de notaires, où chaque jour, à midi, le cadi tient ses audiences dans une petite mosquée assiégée par les plaideurs. À cette heure avancée du soir, le tribunal est fermé. Fermées aussi les armoires où les graves notaires, nonchalamment étendus sur des coussins de cuir, dans leurs vêtemens de fine laine, égrènent un chapelet en attendant le client, ou bien, assis devant leurs pupitres de poupée, une plume de roseau à la main, semblent écrire des actes fantaisistes, tant les caractères qu’ils tracent d’une main grasse et légère sont bistournés et gracieux. Il n’y a d’ouvert à cette heure, dans cette rue de la basoche, que les boutiques des fruitiers, gloire de l’été finissant, et chacun s’arrête au passage pour rapporter à la maison des raisins ou un concombre. Le feu du marchand de beignets, allumé sous son échoppe, jette sur tout ce coin de rue une lueur d’enfer. Comment lui-même, assis juste au-dessus de son fourneau, n’est-il pas cuit, recuit, bouillant comme l’huile où crépitent ses petits gâteaux au miel ? A la lumière de ce brasier, sous un plafond de cabats éventrés d’où s’échappent des plantes jaunies, l’herboriste-sorcier va chercher dans ses poussières de quoi brouiller un ménage, faire mourir un mari, ramener l’amant infidèle, ou simplement guérir un rhume, — vieille herbe séchée elle-même, vieux débris d’une médecine qui fut verdoyante jadis sous les arceaux d’Espagne, et qui ne vit plus aujourd’hui que d’un rayon de lune.

Non loin du magicien blafard, sous l’auvent du bijoutier, une boîte à musique, parmi les colliers barbares et les bracelets d’or et d’argent, joue d’une voix édentée une musique grêle et mièvre, où, sur un fond langoureux de violens, se détachent les notes aiguës et les sonnettes de quelque chapeau chinois. A force d’avoir tourné dans quelque harem inconnu de Rabat, de Marrakech ou de Fez, cela a pris, à l’usage, je ne sais quel air exotique, plus oriental que l’Orient même, sous lequel je reconnais, tout à coup, avec étonnement, quand la machine a cessé de marcher, ces airs de valses danubiennes qui semblent faire glisser les bateaux sur les lacs de la Suisse allemande.

De chaque côté de cette rue qu’éclairent le four aux beignets et cinq ou six bougies plantées dans des concombres, s’ouvrent, dans la masse des maisons blanches que la chaleur du jour parait avoir fendues, les crevasses de ruelles profondes où de loin en loin clignote un réverbère municipal.

Les passionnés du vieux Maroc, race irritable et charmante, gémissent avec amertume : « Que n’êtes-vous venu ici il y a seulement quatre ou cinq ans, avant ces odieux quinquets ! Rabat, la nuit, quelle poésie ! Quelle adorable symphonie d’ombre blanc et de nuit bleue ! Vous ne pouvez imaginer l’agrément de vagabonder, chacun avec sa lanterne. C’était, d’ailleurs, un des plaisirs des bourgeois de Rabat de circuler ainsi dans l’ombre. La tête sous le capuchon, l’amoureux glissait dans la rue et courait à ses plaisirs. Comme dit le proverbe arabe : « Allah n’y voit pas la nuit. » Voulait-on voir ou être vu, on allumait son falot, et tout le monde était satisfait… »

Ainsi parlent ces délicats. Leur esthétisme un peu fané, leur poésie un peu dolente me font songer à ces Mauresques voilées que l’on rencontre parfois dans la rue, et qui ont la singulière habitude de pousser en marchant de petits soupirs qui étonnent, s’arrêtent comme prises de faiblesse, s’appuient à la muraille comme si elles ne pouvaient supporter le poids de leur corps, repartent, soupirent, s’arrêtent encore, — simple coquetterie, parait-il, qui témoigne tout ensemble de leur faiblesse et de leur grâce.

Mais, même par le plus beau clair de lune, la lune ne peut être partout. Une ville indigène est une vaste chose obscure. Que seraient ces sombres ruelles sans la lumière de ces quinquets ? De loin en loin, ils éclairent, et fantastiquement, de hautes murailles unies qui font penser à des banquises soudainement apparues dans la brume, des tours carrées percées tout à la cime de fenêtres étroites comme des meurtrières, des voûtes, des tunnels, de lourds marteaux de cuivre qui brillent sur des portes fermées ; ils éclairent une vie furtive de fantômes vêtus de blanc qui surgissent des ténèbres, s’illuminent un instant et retournent aussitôt à l’ombre ; ils créent avec des choses muettes, enveloppées et glissantes, une-petite vie nocturne de silence en mouvement qu’une ogive encadre et limite, et que les ténèbres prolongent. Cela paraît sans âge, semble n’appartenir à aucune heure du monde. Une émotion diffuse emplit le cœur et ralentit le pas ; volontiers on ferait la femme maniérée qui s’appuie à la muraille ; on regarde, on n’avance plus ; on remercie la vie un instant favorable, le temps suspendu dans sa course, la poésie arrêtée là, et ce quinquet municipal, magicien fabuleux, lui aussi instrument de songe.

Un marteau qui retombe sur son heurtoir de cuivre ébranle cette rêverie. Une voix sort du profond d’un logis : derrière l’épaisseur de la porte quelque femme parlemente avec le burnous qui frappe. Un colloque de syllabes rauques ; la porte s’ouvre, et se referme comme un soufflet sur la joue, avec cette violence dont se ferment toujours les portes en Islam, ces portes pourtant si accueillantes à l’invité, à l’ami… Des enfans se poursuivent avec des cris aigus, où l’on croit reconnaître les appels et jusqu’aux mots que nous prononcions dans nos jeux. Sous les arceaux d’une mosquée, où brillent des veilleuses et de hauts chandeliers avec des cierges allumés, quelques adolescens, le capuchon relevé sur la tête, sagement accroupis en files, et un livre sur les genoux, écoutent un professeur, assis comme eux sur la natte, commenter d’une voix rapide et nasillarde un passage du Coran, un texte de grammaire, un poème, une loi, des choses que j’ignorerai toujours, mais qui sont justement celles qui conservent à ce coin du monde sa poésie inaltérée et le rendent non pareil… De loin, je ne sais d’où, des ritournelles de tambour et de flûtes, et des voix qui chantent un air triste, comme pour un enterrement, sortent par quelque fente des blancheurs enténébrées. Cela tourne, s’efface, semble se frayer un chemin à travers les banquises blanches, se rapproche et puis s’éloigne, — sans doute, quelqu’un de ces cortèges qui traversent chaque nuit la ville : jeune fille qu’on emmène dans la maison de son fiancé, nouveau marié qui va prendre son plaisir avec ses amis, fête de confrérie, ou bien gens qui s’en vont célébrer chez une accouchée la naissance d’un enfant… Je m’élance à la poursuite de ce bruit qui fuit et tournoie ; et au moment où, de détour en détour je finis par découvrir les drapeaux et les lanternes, tout s’engouffre dans un couloir au sol badigeonné de rouge qui plonge au-dessous de la rue, car la plupart de ces maisons s’enfoncent profondément dans la terre. Les tambours continuent de battre, les flûtes de jouer, les voix de psalmodier un allègre chant de joie. Sous ce couloir en tunnel le vacarme s’assourdit, pour éclater tout à coup, tel une fusée qui s’élève, dans le plein ciel du patio. Et moi, je reste, comme toujours, à la porte, au milieu des mendians en loques, tandis que les litanies succèdent aux litanies, les grands airs d’allégresse aux monotones appels à la protection des saints, et que, de moment en moment, retentissent les you-you des femmes, aussi inattendus dans ce concert de voix qu’un sifflet de locomotive sous une nuit étoilée.

Ah ! oui, j’avais raison de dire qu’un aveugle, un clairvoyant trouverait ici son plaisir ! Quel musicien de chez nous viendra s’inspirer de ces musiques non moins curieuses que les couleurs, — airs de cérémonies, de chœurs, de défilés, de récitals et de danses ? Il n’y a que dans les beaux couvens, aujourd’hui solitaires, des moines de chez nous, que j’ai entendu ces grands airs de plain-chant, tantôt d’une mélancolie monotone qui renaît sans cesse d’elle-même et ne sait pas s’épuiser, tantôt d’un enthousiasme et d’une étonnante allégresse. Mais ici, chez ces Maughrabins, l’adaptation aux circonstances de l’existence quotidienne donne à ces rythmes tout unis un mouvement qui leur fait défaut dans les demeures monastiques.

Sans doute, pour ceux qui la mènent, cette petite vie nocturne est bien bourgeoise et paisible, et ma seule ignorance la romantise à l’excès. Déjà au milieu de cette ombre et des bruits qui la remplissent, je me sens presque chez moi. Mais comme si la nuit marocaine, offensée de mon assurance, voulait m’étonner et me dire : « Insensé qui te figures avoir déjà fait le tour de ma ceinture étoilée, égrené toutes les perles de mon collier mystérieux ; insensé qui t’imagines que je n’ai pas mille ressources pour t’intriguer, te ravir, exaspérer et décevoir ton vain désir de comprendre ! » voilà qu’au milieu des ténèbres surgit tout à coup devant moi le monde des esprits souterrains.

C’était au fond d’une impasse qu’éclairaient violemment la lune et des jets d’acétylène qui jaillissaient, en sifflant, de vieux bidons à pétrole accrochés à la muraille. Au pied du mur éblouissant, une foule paraissait attendre comme le lever d’un rideau. Allais-je voir dans ce pauvre quartier se dérouler, sur le fond blanc du mur, un de ces films de cinématographe qui, jusque dans ce lointain Moghreb, font les délices des badauds ? Ah ! c’était bien autre chose ! Un lever de rideau, certes, mais un lever de rideau sur l’invisible et la folie.

Devant un brasero de terre où fumait de l’encens, un nègre était assis, impressionnant de dignité sauvage, des coquillages à son cou, et dans les mains une guitare. Autour de lui, d’autres nègres musiciens agitaient les cymbales qu’Apulée a décrites, quand son âne, comme moi, ce soir, se mêle aux mystères d’Isis. Et cet orchestre de fer déchaînait un furieux vacarme, monotone et précipité, pareil au bruit d’un moteur qui d’instant en instant aurait accéléré son allure.

Et c’était bien un moteur, cette musique infernale. Sous son rythme hallucinant, la foule s’émouvait en silence. On voyait des corps accroupis commencer à se balancer d’un mouvement presque insensible, et, sur les marches d’un tombeau, dans le fond de l’impasse, des yeux de femme qui s’animaient sous le haïk entr’ouvert.

La lune brillait à son dernier quartier, et l’acétylène sifflante mêlait sa clarté et son bruit à la clarté lunaire et au bruit des instrumens. Un homme se lève, puis un autre ; un autre, puis un autre encore. Ils sont dix au moins, maintenant, qui dansent devant les musiciens, sautent d’un pied sur l’autre en frappant le sol du talon, avec une telle violence qu’on sent la terre battue qui tremble. Que veulent-ils ? Qu’attendent-ils de cette agitation forcenée ? Leurs pieds appellent les Esprits pour les faire sortir du sol, les incorporer à leur être, ou rejeter de leurs corps le démon qui les habite. Celui-ci, armé d’un bâton, trace un cercle sur le sable où il circonscrit sa danse ; celui-là se jette à genoux et son torse se balance comme un ver ou un serpent qui se dresse et se tord. Une femme, à quatre pattes, sa chevelure huileuse et frisée répandue sur le visage, lance mille fois de suite en avant et en arrière sa tête qui balaie la poussière de sa crinière échevelée. Par une suite de bonds prodigieux, un vieillard avance à pieds joints, une besace sur le dos, remplie de dattes et de pain dans lesquels son agitation fait passer la puissance des Esprits, et qu’il distribue au public pour qu’il communie avec lui dans les forces infernales. A l’écart, une bédouine, au visage dévoilé, couvert de ces croutes de fard dont les femmes de la campagne barbouillent leur figure, se lamente avec des pleurs, car le rythme de la musique met, parait-il, en fureur le diable qui la possède. Des jeunes gens, liés par les mains, épaule contre épaule, font une longue chaîne ondulante, en saluant les quatre points cardinaux, pour convoquer à leur fête les démons épars dans la nuit. Et sous les robes agitées, au milieu des jambes nues, une petite fille, de six ou sept ans à peine, trépigne et danse, elle aussi, du même mouvement frénétique où les cymbales, de plus en plus rapides, entraînent à tout moment un nouveau lambeau d’auditoire.

L’orgie sacrée tourne au délire. Les vêtemens sont arrachés, les torses ruisselans se courbent, se relèvent, se cassent avec des gestes saccadés de pantins en folie ; et voilà les premiers qui tombent inanimés sur le sol. On les entraîne dans un coin, et, les saisissant par les jambes, on leur chauffe la plante des pieds sur le brasero d’encens, pour honorer le bon génie qui vient d’entrer dans leur corps, ou pour frayer à l’Esprit qui les quitte une sortie embaumée. Un parent ou un ami s’approche du corps sans mouvement, l’évente avec son burnous, lui passe la main sur le visage afin de prendre la sueur consacrée et s’en frotter la figure. Ranimé par la fraîcheur, le parfum de l’encens, ce repos d’une minute, le forcené revient à lui. Tantôt, rasséréné, il rassemble ses loques, remet sa chemise et son burnous, baise l’épaule des musiciens et s’éloigne du cercle magique, l’air satisfait d’un paysan qui sort de la voiture du dentiste ; tantôt, il rentre péniblement dans la danse, puis, ressaisi peu à peu par le mouvement endiablé, il repart de plus belle, bondit, se disloque, se tord, s’avance vers les musiciens qui, sentant sa frénésie, tendent vers lui les bras et entre-choquent leurs cymbales avec une furie décuplée.

Par une stupéfiante endurance, la petite fille mêlée à ces bondissemens, et qui, d’un pied sur l’autre, se balance depuis une heure, agitant sa tête perdue sous un grand voile noir, n’est pas encore tombée, cependant qu’autour d’elle les plus robustes s’écroulent. La bédouine, qui pleurait tout à l’heure sous ses croûtes de fard, a sans doute enfin trouvé la musique qui convient à son démon, car elle a cessé de pleurer. Parmi le groupe blanc des femmes assises près du mausolée, on en voit qui se convulsent et, sans même entrer dans la danse, s’affalent sur les marches du tombeau. Et dans les maisons muettes de la ville ensommeillée, que d’autres femmes tourmentées par cet éternel malaise qui leur vient des vies cloîtrées, tendent de loin l’oreille à ce concert infernal, balancent, elles aussi, la tête au rythme démoniaque, et supplient leurs maris d’inviter l’orchestre bizarre et le nègre aux yeux blancs, pour qu’ils viennent mener la danse à l’intérieur du patio !

Les mystères d’Eleusis et de la grande Déesse, les bondissemens des Corybantes, toutes les cérémonies dionysiaques de l’ancienne Grèce, étaient-elles bien différentes de cette exaltation sauvage dans ce fond de rue marocaine ? la musique plus savante que ces cymbales de nègres ? les gestes plus harmonieux que les battemens de ces pieds qui soulèvent une poussière écœurante ?… La frénésie religieuse, les esprits, le délire, donnaient-ils plus de grâce aux possédés des collines de Grèce qu’à ces pauvres gens du bas peuple qui s’abandonnent au vertige, sur cette d’une du Moghreb ? Les prêtres qui menaient les danses étaient-ils plus solennels que ce nègre avec ses lèvres sanglantes, son collier de coquillages, ses cicatrices et ses yeux blancs ?… Et comment s’expliquer le sentiment trouble et voluptueux qui se mêle à cette fête barbare ? De temps en temps, la musique semble se ralentir, freiner, se faire aussi câline que du fer choqué contre du fer peut produire de la douceur. Dans ces instans d’apaisement, arrivent de la mosquée voisine les phrases chantées de la prière et l’affirmation du Dieu un. Tout se confond dans cette nuit marocaine, la religion la plus dépouillée et l’émotion la plus obscure, le divin le plus épuré, le sacré le plus ténébreux. La démence des Guenaoua va retentir dans la mosquée sans y gêner la prière, et le chant de la mosquée vient s’achever dans le tumulte qui fait jaillir de terre les esprits.

C’est l’Afrique, la noire Guinée, les fonds troubles de l’âme humaine qui font naître ces cauchemars ; ce sont les phosphorescences qui s’enflamment, la nuit, au-dessus des marais du Sénégal et du Niger, et aussi les immémoriales rêveries de ces antiques populations maughrabines qui, dans le cours des siècles, ont subi les empreintes de toutes les religions, sans rien abandonner de leur attachement filial, craintif et reconnaissant aux génies innombrables de la terre, de l’air et des eaux.

Est-ce prudence de la part de ces aïens ? Est-ce une hypocrisie de ces dévots des puissances souterraines ? Veulent-ils se mettre à couvert de la loi coranique ? Ou Allah n’est-il pour eux qu’un démon plus puissant que les autres, qu’ils mêlent à la troupe des diables dont ils peuplent le monde et leur corps ? Soudain les instrumens s’arrêtent et les danseurs aussi. Hommes et femmes tendent leurs mains, réunies comme une coupe, dans le geste de l’aumône qui est, ici, celui de la prière ; le nègre musicien prononce la formule sainte, le premier verset du Coran ; et dans cette accalmie on n’entend plus que l’acétylène qui siffle, des poumons qui halettent, les murmures de la mosquée et le grand bruit de l’Océan qui, vainement lui aussi, s’agite là-bas sous la lune.

Et cela dure interminablement, obsède, me retient sur le bord de ce cercle répugnant et sacré (au plus vieux sens du mot sacré), où montent de la terre des esprits mystérieux aussi vieux que le monde. Cela dure jusqu’à l’aurore, jusqu’au moment où les muezzins chantent « l’enterrement de la nuit. » De tous les côtés de la ville, leurs lentes phrases désespérées, qui semblent avoir de la peine à se frayer un chemin au milieu de ces ténèbres chargées de choses et de pensées plus obscures encore que la nuit, descendent du haut des minarets. On dirait un puissant effort pour faire triompher le Prophète et l’idée du Dieu unique sur les superstitions flottantes et les multiples divinités qui ont régné dans les ténèbres. Puis, quand l’idée limpide s’est affirmée avec le jour qui naît, alors, dans l’air purifié, se déroulent des modulations joyeuses, une sorte d’alléluia, le grand chant de victoire de la clarté sur les ténèbres, de la vérité sur l’erreur, un salut au Prophète vainqueur des forces souterraines.

Le lion l’a défendu ;
Le chameau l’a salué en lui baisant les pieds ;
La gazelle lui a parlé ; le nuage l’a abrité ;
L’araignée a tissé sa toile devant la grotte

Ainsi chantent les muezzins. Et les coqs réveillés répondent à la voix des chanteurs, si bien que je ne sais quel commentateur du Coran interdit d’en tuer aucun, car eux aussi annoncent la fin des nuits traîtresses et la noble lumière du matin. Çà et là, les ânes qui pullulent au fond des caves et des replis souterrains des maisons blanches de Rabat, mêlent leurs longs braiemens candides à cet hymne de félicité sacrée, impatiens, dirait-on, de reprendre leur vie de misère et de faire jaillir sous leurs sabots charmans la poussière de la route ou l’eau limpide de la noria… C’est le jour, la nuit est en fuite. Là-bas, tout en haut de la ville, dans son palais posé au milieu des grandes cours désertes, le Sultan s’arrache au sommeil pour aller faire sa prière.


VII. — UN PARDON EN ISLAM

Entre les vingt-neuf marabouts d’hommes, les dix marabouts de femmes et les treize zaïouas, qui sont l’honneur et la décoration de la banlieue de Salé, le tombeau de Sidi Moussa brille d’un éclat particulier. Ce saint personnage vivait, il y a quelque six cents ans, dans une chambre misérable du fondouk des huiles, à Salé, nourrissant son esprit de la prière, et son corps d’oignons sauvages. Chaque jour, il consacrait plusieurs heures à ramasser sur la grève les épaves apportées par la marée, et de l’argent qu’il en tirait, il achetait du pain pour les pauvres. Cependant, une fois par an, aux approches de la fête du mouton, qui marque la date du pèlerinage à la Mecque, il disparaissait du fondouk le temps que durait la fête, disant qu’il se rendait à quelques lieues de là, tuer le mouton en famille. Douze années consécutives, on le vit ainsi disparaître. Mais des gens de Salé, qui faisaient le pèlerinage, l’ayant rencontré auprès du tombeau du Prophète, on connut bien que douze fois il y, avait été ainsi miraculeusement transporté. Aujourd’hui encore, son tombeau est fréquenté par tous ceux qui portent au cœur le désir de visiter la ville sainte. Il lève les obstacles, fournit les moyens matériels de subvenir aux dépenses du voyage, raccourcit même les distances, et dans la poésie que le très savant, très docte et très intelligent Abbou et Abbas Sidi Ahmed ben Abderrahman el Habi es Slaoui a gravée sur son mausolée, il est nommé le patron des voyageurs.

De son vivant, le saint homme possédait un autre pouvoir, une baraka, comme on dit, vraiment inestimable dans ce pays ardent où le stérile asphodèle couvre d’immenses étendues de sa fleur empoisonnée. Il transformait en légumes exquis, en frais concombres, en citrouilles fondantes, la plante désolée des sables. Aussi, lorsqu’il mourut, ne laissant pour payer les frais de son enterrement qu’un Coran et sept drahem qu’il avait gagnés jadis comme gardien d’une vigne aux environs d’Alexandrie, chacun voulut l’enterrer dans son jardin. Une véritable bataille s’engagea autour de son corps. Tantôt un groupe l’emportait, tantôt un autre, et cette lutte dura de midi jusqu’à minuit. Il demeura d’abord huit jours dans le jardin de Béni et Kassem, qui avait fini par triompher dans la pieuse bagarre. Mais une personne dévote, Menarra bent Ziadat Allah, le fit transporter, à trois kilomètres de Salé, sur une haute falaise qui domine la grève où il avait couru toute sa vie pour ramasser les épaves, et lui fit élever une Kouba qui lui coûta cinq cents dinars.

C’est un lieu qui d’ordinaire est tout à fait sauvage, exception faite du lundi où les femmes stériles viennent se baigner dans une grotte sur laquelle le saint étend sa baraka. La falaise est à pic, très inhospitalière. Elle se creuse en anses profondes, au fond desquelles se disposent de larges dalles en gradins que la mer vient couvrir et d’où elle s’en va de degré en degré par larges nappes transparentes et en cascades d’écume. De chaque côté de ces gradins, le flot s’est creusé des retraites dans la roche notre et poreuse, des défilés, de longs couloirs où pénètre la vague, et qui l’hiver doivent subir de formidables assauts, quand, bondissant sur l’escalier de pierre, l’eau s’élance, emplit la crique, les défilés et les grottes, et vient jeter sa fureur jusque sous les murs du tombeau. Non loin du marabout, à quelque cinq cents mètres, une kasbah ruinée, construite jadis pour surveiller la côte, et toute pareille à celles que j’ai vues de Casablanca à Rabat, augmente encore la solitude. Personne n’y habite plus. Les cigognes même l’ont quittée, sentant venir l’automne, pour appareiller vers le Sud… ou vers le Nord, je ne sais, car nul ici ne peut le dire. Entre la mer stérile et un long champ de vignes, ces rouges murailles édentées semblent plus mortes que le tombeau ; et dans cette solitude, les deux bâtisses sans vie, l’une blanche et l’autre rouge, racontent à la vague impatiente toute une longue histoire de religion et de guerre.

Aujourd’hui, entre la vieille kasbah et le mausolée du saint, de riches tentes bien dressées animent l’étendue habituellement si déserte. Des chants, des violens, des cymbales retentissent entre les hauts murs de toile sur lesquels sont posés tantôt des toits pointus comme le capuchon d’un burnous, tantôt des toits allongés en forme de carènes. Devant les portes relevées flottent des drapeaux multicolores ; des cavaliers étincelans galopent dans la poussière rouge. On dirait que tout ce monde fait le siège de ces murs ruinés : c’est un camp au bord de la mer, quelque chose de très ancien, de primitif, de très noble, un chant d’Homère ou de Virgile.

On célèbre la fête du saint, le moussem de Sidi Moussa, le grand pardon de Salé. Devant la porte du tombeau, la foule va et vient sans cesse, du même mouvement inlassable que la mer au fond des anses. Les danseurs des confréries forment de vastes cercles blanchâtres, autour desquels se rassemble la multitude des burnous ; et les tambours et les flûtes, déchaînés en tempête pour exciter leurs danses, ne laissent percevoir qu’à de lointains intervalles les salves des cavaliers qui font la fantasia devant la lente du Pacha, et couvrent de leur fracas la musique des violens, des luths, des mandolines, des rebecs et des tambourins à sonnettes, qui, là-bas, sous les riches-tentes, célèbrent les femmes et l’amour à la manière d’Andalousie.

Qui ne danse pas devant le Saint sera malade toute l’année. Au-dessus de la foule immobile, je vois des têtes bondissantes, surgir et retomber en cadence comme des têtes de pendus secouées par une corde invisible. Il y a le cercle des Guenaoua, qui sont les gens que j’ai vus, l’autre soir, évoquer les esprits du profond de la terre aux clartés de l’acétylène et de la lune passionnée de tout temps pour ces vertiges. Il y a le cercle des Beni-Hassen, qui font une sorte de ronde, prodigieusement lente, autour d’énormes tambours, tandis qu’un musicien armé des larges et courts ciseaux dont les fabricans de babouches se servent pour découper leur cuir, fait un accompagnement étrange en ouvrant et fermant les deux branches de fer ou bien en les frappant avec un énorme clou. Et la lente, la très lente danse s’en va sautant d’un pied sur l’autre, au rythme des ciseaux et des tambours que, de moment en moment, les musiciens présentent à la flamme d’un brasero pour retendre la peau distendue par l’humidité marine… Il y a les Hamadcha, disciples de Sidi Ali ben Hamdouch, dont le tombeau est à Rabat près du Café du Commerce, et qui se tailladent avec des haches ou jonglent avec des boulets qu’ils se laissent tomber sur la tête. Aux deux bouts d’une longue ellipse, ils forment une ligne d’une cinquantaine de danseurs, qui, tous, se tiennent par la main, plient les genoux tous ensemble, puis se redressent sur les pointes, sans presque quitter la terre, frappent le sol en cadence, lèvent par instant la jambe droite dans ce geste charmant qu’on trouve si souvent inscrit sur le flanc des vases antiques, tandis que, d’un même mouvement, ils projettent en l’air, avec leurs blancs lainages, leurs mains toujours emmêlées. Et au milieu de ce groupe si délicatement harmonieux, des forcenés, la tête déchirée et le burnous en sang, promènent comme un trophée, d’un groupe de danseurs à l’autre, la francisque à double tranchant dont ils se sont meurtris… Il y a le cercle des Aïssaoua, disciples de Sidi Aïssa, dont le tombeau est à Mecknès, et qui répondit un jour à ses élèves mourant de faim au milieu du désert où il les enseignait :

« Mangez ce que vous trouverez. » C’est pourquoi, dans leurs jours d’excès, les uns, qu’on appelle les Lions, dévorent des moutons vivans, et leurs entrailles non vidées, et les autres, qu’on appelle des Chameaux, mangent du verre cassé et des figues de Barbarie armées de leurs ceintures d’aiguilles. En ce moment, rangés devant leurs musiciens, ils se contentent de l’extase que leur procurent la musique et la danse. Les plus grands au milieu, les plus petits aux ailes, ils forment comme un croissant de lune, et, se tenant eux aussi par la main, ils piétinent le sol en cadence, projettent imperceptiblement leur corps en avant et en arrière, puis ils sautent brusquement en l’air, en poussant un cri rauque, une sorte de « han ! » qui se traduit par Allah… Il y a le cercle des dévots de Sidi Abd el Kader Djelali, enterré à Bagdad, proche parent du Prophète, patron des aveugles et des infortunés, et dont j’entends tous les jours le nom me poursuivre de rue en rue dans la bouche des mendians. « Un pain pour Sidi Abd el Kader Djelali ! Une bougie pour Sidi Abd el Kader Djelali ! » C’est un immense cercle de désolation et de misère, de loques couleur de terre et de demi-nudités, où brillent çà et là les fichus de tête éclatans et les bijoux sauvages de quelque femme de la campagne à demi dévoilée. Trois rangs assis, et, derrière, une multitude debout. Au centre, un nègre se démène, ses cheveux noirs, longs et crépus, semés de coquillages blancs, affreux à voir comme des yeux enfilés en chapelet. Une longue canne à la main, il excite un orchestre composé de trois musiciens qui frappent à tour de bras sur de larges tambours, et de deux autres qui, le regard au ciel, la tête renversée sur l’épaule, les joues gonflées et luisantes comme celles d’un dieu marin sur un bois de la Renaissance, soufflent dans de longs roseaux auxquels ils font décrire dans l’air des arabesques mystérieuses. Les tambours marchent vers les flûtes et les flûtes reculent ; puis à leur tour les deux roseaux marchent vers les trois tambours, et les tambours semblent fuir, cependant que le danseur aux cheveux dénoués fait des bonds désordonnés en proférant les louanges du saint. Et entre chaque vers, le forcené grimace, agite sa canne, se jette à terre et barbouille dans la poussière rouge son front noir ruisselant de sueur. Sous les haïcks, tous les yeux suivent cette mimique extravagante ; parfois une main sort du voile, entr’ouvre la serviette éponge, laisse voir des choses brillantes, des bijoux, un cou ambré, toute une chapelle éclatante. La main jette une pièce blanche : alors, face à la donatrice, le nègre lui chuchote à l’oreille une bonne aventure au nom d’Abd el Kader Djelali.

Et voici un autre cercle, plus haillonneux encore, les adeptes de Sidi Haddi, accroupis autour d’un misérable tapis sur lequel sont posés une pauvre théière et un pot de fer-blanc plein de menthe parfumée. Ce sont des errans, qui ne vivent que d’aumônes, ceux qui sont entrés dans la misère dès le premier jour de l’existence et ceux que la destinée a conduits dans l’infortune par ses mille chemins : des gens ruinés par un caïd, dépouillés par un cadi, trompés par une femme, et qui, dégoûtés des hommes, se réfugient dans le vagabondage, n’attendant plus désormais de secours que du hasard, et de bonheur que du kif qu’ils fument sans arrêt dans leurs pipettes nacrées.

Au milieu de cette foule de danseurs et d’agités, comment démêler dans quelles proportions se mêlent le goût du vertige commun aux religions primitives, les dispositions mystiques de ces populations marocaines, et enfin la misère qui a toujours rejeté vers les puissances occultes les désespérés du monde ?… Et tout près de ce menu peuple, pour qui le suprême bonheur semble être de s’évader de la vie par le tournoiement et la danse, quel repos, quelle volupté sous les pavillons de toile où, nonchalamment étendus, les chefs des grandes Confréries, dont les adeptes se démènent dans les cercles frénétiques, les descendans du Prophète, le Pacha, les Caïds des tribus venus assister à la fête, et les riches bourgeois de Salé et de Rabat se livrent au délicat plaisir de l’immobilité, du silence et de la musique !

Rien de plus noblement antique que ces tentes au bord de la mer. Elles sont toutes de toile écrue, décorées à l’extérieur de dessins noirs, en forme de créneaux stylisés pour indiquer que ces murs ont le caractère d’un rempart ; mais comme ces créneaux ressemblent davantage à des alcarazas, on croit communément que cette décoration symbolise la fraîcheur de l’eau dans l’aridité du désert. De longs piquets, fichés obliquement en terre, relèvent les portes des tentes, laissant apercevoir les bandes d’étoffes colorées, découpées en arceaux, qui forment la tenture des murailles, les tapis de haute laine fabriqués dans la montagne, ceux de Rabat pareils à des jardins fleuris, ceux de Salé composés de larges lignes noires, blanches, jaunes ou vertes, et tout autour les matelas, couverts de mousselines ou d’indiennes à fleurs, et chargés de coussins sur lesquels les invités se tiennent assis ou étendus. Dans un coin, les musiciens, les chanteurs ; au milieu, le samovar où l’eau bout pour le thé, les grands plateaux de cuivre remplis de verres, de tasses, de théières et de ces poires d’argent à long col qui servent à répandre sur la tête et les vêtemens l’eau de géranium ou de jasmin, et le brûle-parfum d’où sort la fumée du santal.

Du fond de cette ombre odorante, où gémit le violon et ronfle le tambourin, c’est un plaisir homérique de suivre dans la poussière brûlante le galop de la fantasia. Là-bas aussi, jadis, sur les plages de Troie, au son des lyres et des cithares, et couverts d’huile parfumée, les chefs, les prêtres, les devins se réjouissaient à l’écart, en regardant se divertir les guerriers. Ils sont deux cents peut-être qui se livrent, sous le grand soleil, au jeu de la guerre et de la poudre. Par groupes de trente ou quarante, rassemblés devant la porte de la kasbah ruinée, on croirait voir des combattans qui font une sortie hors des murs. Cavaliers de tribus pour la plupart, ils ont de longs visages maigres où la ruse paysanne s’allie à l’air de noblesse que donne la vie au grand air. Les uns portent autour de leur tête rasée une simple corde de chanvre, d’autres un long voile enroulé, d’autres sont coiffés d’un fez entouré de mousseline. Une chemise transparente jetée sur le caftan de couleur laisse à découvert l’intérieur brillant des manches et le bas des robes éclatantes sur les étriers de fer ; une sacoche de cuir jaune ou rouge est pendue à leur épaule par une cordelette de soie.

Leurs petits chevaux noirs ou blancs, au cou épais et court, à la longue queue traînante, chargés de hautes selles et de multiples tapis, s’alignent sous les murs de la kasbah. Des gens de la tribu, un esclave, un ami, bourrent le fusil, tassent la poudre dans le long tube argenté, tandis que les mendians, qui savent qu’au moment de s’élancer dans l’arène, un cavalier est toujours généreux, circulent au milieu des chevaux et tendent la main en disant : « Que ta main, ô cavalier, frappe le cœur de ton ennemi ! »

Un cri : « O Dieul ô Prophète ! » Et les chevaux s’élancent au galop. Un autre cri : « O nos pauvres enfans ! » comme si tout ce monde se jetait à la mort, et les chevaux précipitent leur allure. Les cavaliers brandissent leurs fusils, abandonnent les rênes, portent les mains à leur tête, pour montrer qu’ils ne tiennent plus les bêtes, et témoigner qu’ils se placent sous la protection de Dieu, mettent en joue un ennemi imaginaire, déchargent leur fusil tous ensemble, le lancent en l’air, le rattrapent, tournent au galop et s’arrêtent… La fantasia dure sept secondes, l’amour dure sept minutes et la misère toute la vie…

Au pas, la troupe des cavaliers regagne la muraille rouge. Des mendians encore les accompagnent, en célébrant leur éloge : « Vous avez fait une belle chevauchée. Où est un cavalier plus beau que le Caïd des Séouls ?… » Dans le vent de la course, une bande de mousseline s’est détachée d’un front, et descend lentement dans la poussière comme un long fil de la Vierge. Au petit trot, un cavalier revient, et du haut de sa selle, du bout de son fusil, ramasse la mousseline blanche. Déjà une autre fantasia s’est élancée dans la poussière, jette ses cris, excite ses chevaux, décharge ses fusils dont on voit briller les flammes, les lance en l’air, s’arrête brusquement, s’en retourne, et inlassablement recommence.

Au-dessus du champ de vigne, la lune semble attendre son heure d’entrer dans la fête, pareille à quelque premier rôle depuis longtemps prêt pour la scène. Le long de la falaise, où la mer devient plus mouvante aux approches de la nuit, de blanches formes assises contemplent le coucher du soleil. Dans la majesté des grands plis, des femmes lentement se dirigent vers la grotte de Sidi Moussa, pour aller baigner leurs pieds nus sur les larges dalles polies où l’Océan, lui aussi, étend ses tapis d’argent. Et cela encore sort du profond des âges, ces femmes vêtues en prêtresses de Diane qui s’en vont vers Aphrodite implorer la fécondité. Le soleil à son déclin répand sur toutes choses des reflets de vermeil qui se dédore. Sitôt qu’il a disparu, toute blancheur devient fantôme. Les cavaliers des tribus regagnent la tente de leur caïd, entravent leurs chevaux et rassemblent les fusils brûlans autour du mât qui soutient le pavillon. Plus tenaces que les cavaliers, les danseurs n’ont pas suspendu leurs inlassables exercices. Devant le tombeau du Saint, où les veilleuses allumées et le lustre du plafond éclatent comme un feu d’artifice, leur frénésie poursuit son train, et le bruit assourdissant du fer choqué contre le fer accompagne, sans jamais faiblir, le bourdonnement de la peau infatigablement martelée. Sur cette sombre rumeur glisse un bruit cristallin, les clochettes des nègres qui traversent la foule altérée, l’outre de chèvre sur le dos, un gobelet de cuivre à la main. Des relens de cuisine, de graisse de mouton, se mêlent à l’odeur de la menthe et des burnous en sueur, au parfum du santal et de l’eau de géranium. Le long des vignes, à ras de terre, sous les cactus où s’accrochent de légers abris de toile, les minces bougies des pauvres gens font des lumières de feu follet dans la poussière qui retombe. Sous les riches pavillons des caïds et des cheurfas, les serviteurs allument les grands cierges de cire dans les hauts chandeliers de cuivre qu’on fabrique à Manchester, et aussitôt qu’une tente s’illumine, je vois de blanches draperies s’approcher d’un personnage appuyé sur des coussins, un visage qui s’incline et le baise à l’épaule en lui souhaitant, avec la lumière qui parait, une heureuse soirée.

A de pareils gestes imprévus, d’un raffinement si gracieux, on sent mieux sa solitude. On voudrait imiter cette noble tendresse et ne pas être seul à errer sur la falaise, au milieu de cette fête étrangère. Pourquoi écouter seul cette longue caresse de l’eau, ces chanteurs, ces violens, cette musicale allégresse ? On voudrait qu’un être cher fût là pour guider sa marche incertaine, prendre sa main confiante, l’aider à enjamber les cordages des tentes, saisir son plaisir dans ses yeux, écarter doucement la tête d’un cheval ou d’un petit âne entravé, comme on écarte dans une allée une branche tombante pour lui faire un passage, l’arrêter, lui dire : « Ecoute, » s’en aller sans parler parmi ces bruits discords, ces danses, ces chansons, ces lumières, ces musiques, transformer pour soi cette fête au lieu d’être dévoré par elle, ramasser toutes ces fleurs coupées et les offrir d’un geste tendre au lieu de les laisser à terre.

Oh ! ce serait charmant, après avoir marché longtemps ensemble parmi des choses si anciennes, d’entrer d’un air joyeux sous la tente du Pacha… Sous la tente du Pacha, le repas nous attend. Un repas arabe, c’est, pour l’amour, la plus aimable fantaisie. Dix plats s’alignent sur le tapis, dans les bassins de cuivre remplis d’une eau bouillante et recouverts des capuchons de sparterie notre et rouge, où se cache le mystère d’une cuisine originale et savante, qui attend, comme la musique, ses explorateurs et ses peintres, — viandes cuites et recuites, mijotées pendant des journées sous les cendres du bain maure et que l’odeur des fruits pénètre, gâteaux et pâtes feuilletées sur lesquels se sont posés, durant des heures et des heures, les yeux blancs des négresses, tournant autour des petits feux de braise, dans les cuisines invisibles, avec leurs bras arrondis, qu’elles portent gracieusement ployés et les deux mains pendantes, à la manière de deux ailes.

Pour table, un grand plateau de cuivre ; pour chaises, des coussins ; pour se servir, les doigts. Vrai repas d’amoureux. Il faut aimer pour trouver son plaisir à cette cuisine embrasée. C’est une charmante douleur d’aller chercher sur la carcasse le blanc de poulet qui se détache et de l’offrir du bout des doigts à d’autres doigts plus délicats qui ont peur de la brûlure. Plaisir plus agréable encore de recevoir de ces doigts malhabiles un morceau de mouton sur lequel est posé un œuf comme une large pièce d’or…

Louange à Dieu, dit la chanson,
qui a créé les doigts pour prendre les bouchées dans le plat
et les dents pour déchirer la viande du mouton et du poulet,
et la langue pour proclamer la douceur du concombre,
des raisins et des grenades !
Louange à Dieu, parmi les hommes libres,
aussi bien que chez les esclaves !
Louange à Dieu, qui nous a gratifiés
du prince célèbre dans toutes les tribus,
notre maître, le glorieux Kouss-Kouss,
et des crêpes trempées dans l’huile,
et des poules farcies d’amandes,
et du très adorable vermicelle au beurre,
et des beignets au safran et au miel,
et de cette pâte feuilletée
garnie de fruits et d’épices indiennes,
et du ragoût, fils des cendres,
et de sa sœur bien-aimée la sefa
aux coings sucrés dans la viande de mouton !

Pendant que les plats se succèdent sur le plateau de cuivre, un violon, une guitare et un tambourin à sonnettes jouent des airs d’Andalousie. La plainte du violon est la voix de l’amoureuse qui gémit d’être loin de ce qu’elle aime ; les notes graves de la guitare renflée sont l’appel de l’homme qui soupire après elle ; et le Pacha se penche pour me dire à l’oreille que le tambourin qui s’agite, et va et vient du violon à la guitare, avec son bruit de bourdon et ses folles sonnettes, c’est la vieille entremetteuse, toujours présente dans les amours arabes, et qui s’efforce de réunir et l’amoureuse gémissante et son amant passionné.

Tout à l’heure, visible encore par la porte de la tente, la lune a monté dans le ciel et ne laisse plus voir que la nuit qu’elle illumine et les reflets de sa clarté sur les mendians qui attendent dehors la fin de notre repas pour s’en partager les restes. Elle règne maintenant sur la fête, semble protéger le campement, veiller sur les animaux, animer les fantômes qui errent le long de la falaise, et soutenir de sa magie les orchestres de cymbales dont le tapage continue de se mêler aux mélopées langoureuses des violens et des guitares. Dans cette pénombre lunaire, l’Océan qui, tout le jour, semblait avoir résigné son pouvoir, retrouve sa puissance et domine tous les bruits épars. A quelle heure du temps sommes-nous ?… Si un bateau passe au large, voit-il ces pavillons éclairés ? Soupçonne-t-il cette fête de religion et d’amour, au milieu des chevaux qui s’ébrouent, sur cette côte rocheuse et brutale ? Pas un cri dans cette foule ; pas d’autre voix dans cette multitude que la voix des chanteurs ; pas d’autre bruit que le mélange des instrumens et des airs, et le tintement des sonnettes qu’agitent les nègres porteurs d’eau. Dans la grotte de Sidi Moussa, les femmes, enhardies par la nuit et cachées dans les couloirs des rochers, se livrent davantage à la mer. Devant le tombeau où brillent les veilleuses et le lustre aux cent bougies, des personnages accroupis devant des chandeliers de cuivre mettent aux enchères les cierges que les pèlerins, dans la journée, ont apportés au marabout. A l’écart de la Koubba, dans un endroit ténébreux, un tas de cailloux consacré, où l’on jette son mal en y jetant sa pierre, sert d’oreiller aux fauconniers d’un caïd ; et leurs oiseaux, posés au sommet de ces pierres, toutes chargées de pensées humaines, avec leurs yeux de feu et d’or, semblent les oiseaux du destin.

Les repas sont achevés sous les tentes. Il en est de silencieuses, où les gens étendus sur les coussins se reposent, causent doucement, cependant qu’un serviteur prépare les tasses de thé et les distribue à la ronde. Il en est où l’on joue aux cartes, sans paroles, avec des gestes compliqués et rapides de muets qui joueraient une manille parlée. Il y en a d’autres qui ressemblent à une véritable mosquée, où tous les hôtes, réunis autour des chandeliers de cuivre, et la main à leur front comme s’ils souffraient de la migraine, récitent des litanies que ponctue le tambourin et qu’embaume le bois odorant : « Il n’y a de Dieu que Dieu. Il n’y a de Dieu que Dieu… » Et cette phrase, reprise interminablement, comme sur un chapelet, emplit tout ce coin de la nuit, jette sa monotone paix sur les gens et sur les choses et sur les petits ânes entravés aux piquets, et qui tendent, comme autour d’une crèche, leurs jolis et fins visages attentifs et résignés.

Mais la plupart de ces maisons de toile sont des chambres de musique, des pavillons de poésie. Partout, la guitare appelle, le violon gémit, le tambourin se démène. En face des musiciens, le chanteur accroupi développe son poème, les yeux fixés tantôt sur le violon dont il excite la plainte, tantôt sur la guitare dont il multiplie les appels, tantôt sur le tambourin qui s’affole. Lui-même agite à ses doigts des castagnettes de cuivre dont il scande son rythme ; souvent, d’autres voix l’accompagnent, et tout ce monde se regarde dans les yeux comme si chacun lisait son chant dans le regard de son compagnon.

C’est toujours le même poème, vieille tradition andalouse, éternellement la même, éternellement rajeunie :

Dieu a créé la terre,
et il nous a envoyé le Prophète.
Il a partagé le monde
entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas,
ceux qui vendent des marchandises
et ceux qui s’occupent des moissons,
ceux qui se tournent vers le ciel
et ceux qui restent sur la terre,
les dévots et les amoureux

O délices ! Voici le mot espéré, dont les instrumens se saisissent pour le tourner sous mille faces, le faire briller, s’exalter et gémir :

<poem>

O mes amis, je suis amoureux

et personne ne sait ce que j’ai.
Une gazelle m’a laissé derrière elle, dans le désert,
sans eau pour calmer ma soif.
Elle s’appelle Chama.
Elle est tatouée sur la figure,
sur la cheville et sur les bras ;
et le dessin est aussi bleu que peut l’être l’eau de la mer.
Ses sourcils sont comme deux lames de sabre,
son nez comme le bec de l’aigle.
Elle a une bouche qu’un grain de raisin peut couvrir.

Portrait dont chaque mot, chaque syllabe est l’occasion d’une roulade, d’une arabesque sonore, dessinée avec la fantaisie de quelque miniaturiste qui à la lettre formée ajouterait toujours un peu d’or. Puis, le quatrain fini, tout le monde reprend les derniers vers :

Un nez comme le bec de l’aigle,
une bouche qu’un grain de raisin peut couvrir.

Et pendant que les voix se taisent, longuement, longuement, les violons et les guitares poursuivent leur chant sans paroles, un concert énamouré, monotone et tout chargé de modulations, de nuances et de déconcertans accords.

Puis, comme du milieu d’une arène, bondit la voix du chanteur impétueux, exaspéré, dirait-on, d’être resté trop longtemps silencieux :

O mes amis, demandez à cette gazelle ce que je lui ai fait,
Je suis un homme capable de monter à cheval ;
mes ennemis tremblent à mon nom ;
ma balle a des yeux et obéit à ma voix.
Moi qui donne des conseils dans la bataille,
je suis dompté par elle.
Quand elle parle, c’est un sultan qui commande,
et moi je n’ai qu’à dire :
Que Dieu protège les jours de mon Seigneur !

Et toute la tente, et tous les instrumens répètent dans le parfum du bois odorant et de l’eau de géranium :

Quand elle parle, c’est un sultan qui commande,
et moi je n’ai qu’à dire :
Que Dieu protège les jours de mon Seigneur !

Sous tous les pavillons, c’est le même poème, les mêmes accens passionnés, la même musique d’instrumens assez pauvres et de voix au contraire prodigieusement souples et fertiles. Ces tentes sur cette falaise brillent comme des kiosques de lumière, de grâce, de raffinement, de politesse et d’accueil. L’Andalousie refleurit sur ces tapis étendus dans le sable. La nuit prête l’oreille, le flot accompagne la fête. C’est une cour d’amour sous la lune. Je ne croyais pas cela possible que tant de volupté pût naître d’une foule qu’une fête rassemble autour d’un mausolée, dans un endroit perdu, où il ne restera demain que le sable, la solitude, le bruit des vagues et le tombeau.

Mais, il y a dans tout ce plaisir quelque chose de plus extraordinaire encore que ces voix, ces musiques, ces parfums, cette politesse. Pas une femme sous ces tentes ! pas une femme dans cette fête d’amour ! On ne parle que d’elle dans ces chants, et on ne la voit jamais. La musique, les parfums, la poésie, tout est là ; mais la femme pour qui toutes ces choses semblent faites, elle est absente. D’un pavillon à l’autre, toujours la même plainte, les mêmes bras tendus, le même appel amoureux, mais la gazelle demeure toujours invisible. Toutes les imaginations sont obsédées par le mirage de sa forme qui fuit, et nulle part elle n’apparaît… Mais justement cette absence ne fournit-elle pas à ces raffinés sensuels un élément de volupté ? Ou bien ces paroles d’amour n’ont-elles pour eux d’enchanté que la musique ? Prennent-ils leur plus haut plaisir à l’incantation harmonieuse sans plus s’attacher aux paroles ? Est-ce une sorte d’envoûtement par les sons, les roulades, les cordes des instrumens ? En artistes subtils se plaisent-ils surtout à la forme du poème ? Tout le monde s’accorde à dire que ces hommes qui passent des nuits et des jours à écouter ces gémissemens passionnés sont assez brutaux dans l’amour et qu’ils manquent précisément de ces délicatesses dont leur poésie est remplie et qui vont jusqu’à la fadeur. En vérité, ces personnages, sur les riches tapis des tentes, me demeurent aussi mystérieux dans leurs raffinemens que les Guenaoua dans leurs fureurs… On pense à leurs prières, à ces appels constans à la divinité. N’y a-t-il là aussi qu’une forme où leur cœur n’est pas intéressé ? un rite, une liturgie dans laquelle le sentiment entre pour une faible part ? Religieux, mais pas mystiques, sensuels, mais pas sentimentaux, est-ce ainsi qu’il faut les voir ?… »

A Rabat, tout dormait quand, vers les deux heures du matin, laissant derrière moi sur la falaise les raffinés et les furieux poursuivre inlassablement leur plaisir et leur vertige, je regagnai ma charmante, ma paisible maison arabe. Quelles délices, ce silence, même après le bruit des violens ! Mais une nuit marocaine est-elle jamais silencieuse ?… Du fond du patio voisin, montent des cris stridens, affreux, avec de traîtres repos qui ne sont là que pour laisser aux vocifératrices le temps de reprendre haleine. Quelqu’un est mort dans la maison, et les pleureuses hululent, emplissent les ténèbres mouillées de cette chose plus sinistre qu’un cri de bête : un cri humain. Après ces litanies d’amour, dont j’ai la tête encore pleine, ces voix paraissent plus lugubres. C’est de la gorge de ces femmes, dont tout à l’heure j’entendais célébrer les enchantemens, que sortent ces plaintes hurlées ! Ce sont là ces gazelles, ces bouches, ces lèvres charmantes ! Ces belles amoureuses, ce sont ces déchaînées dont les cris donnent le frisson ! Après cette veillée d’amour, le rideau se déchire et, au lieu des houris divines, montre les sorcières de Macbeth.

Oh ! les sinistres plaintes ! Sont-ce même des plaintes ? Comment sentir de la douleur cependant qu’on gémit si fort ? Ce désespoir forcené, ces cris qui semblent n’avoir d’autre objet que de se prolonger le plus longtemps possible, de se dépasser les uns les autres, ce n’est pas là notre douleur. Ces poésies, était-ce de l’amour ? la prière, une prière ? cette plainte, une plainte ? Ou tout cela n’est-il que tradition, habitude, demi-sommeil, demi-pensée, un curieux décor sans âme ?…


J’y suis revenu le lendemain, sur la lande de Sidi Moussa. On dirait que depuis la veille les chevaux n’ont cessé de galoper, les violens de gémir, les chants de célébrer une beauté absente, les tambours de résonner et les danseurs de piétiner le sol d’où monte la troupe des esprits souterrains. Nul sentiment de lassitude ne se remarque dans la fête. Il semble que la satiété soit inconnue de tout ce monde. La répétition fastidieuse parait ici l’essence du plaisir. Une fantasia succède à une autre fantasia, une chanson à une autre chanson, toujours, infatigablement. Encore ! Encore ! Chez nous, c’est la variété, la mesure, qui constituent le divertissement. Ici la répétition et l’excès. Les yeux ne se lassent jamais d’un spectacle toujours le même, non plus que les oreilles de ces monotones variations, ni l’esprit de ces poésies qui tournent autour d’un même thème, ni l’estomac du poulet et du mouton accommodés de vingt sortes différentes. J’avoue que je suis un peu las de ces tasses de thé trop sucré, du parfum un peu fade des eaux de géranium, de jasmin et d’oranger, dont on m’asperge aussitôt que je pénètre sous la tente. Au milieu de ces plaisirs, je commence à bâiller comme au cours d’un chant d’Homère, quand le poète s’attarde et s’endort. Et puis j’ai trop dans l’oreille les cris sauvages des pleureuses, qui, longtemps après l’aube, m’ont empêché de dormir, pour rien imaginer de gracieux sous les chansons.

Mais voilà que tout à coup, en entrant sous une tente qu’une énorme foule entoure, voilà qu’enfin je la découvre, la femme mystérieuse dont j’entends depuis deux jours célébrer inlassablement la louange. Cette tente appartient à la tribu des Séoul. Au milieu de ses hôtes accroupis autour de lui, le Caïd est assis sur une chaise pliante, vrai Numide que je reconnais pour l’avoir vu chez Salluste dans les troupes de Jugurtha, le nez droit et le teint sombre, un collier de barbe noir, l’œil doux, cruel et voluptueux. Devant lui, entre le mat où sont appuyés les fusils, et l’orchestre qui se démène, une femme, au visage dévoilé, chante en s’accompagnant d’un tambourin de faïence posé dans la saignée du bras. Un bandeau blanc sur le front retient ses cheveux noirs. Sur sa tête un foulard de soie dorée, d’où sortent deux nattes mêlées de laine. Voilà sa bouche qu’un grain de raisin peut couvrir, ses yeux qui font la roue d’or, ses pieds nus de gazelle qui laisse derrière elle, au milieu du désert, l’amant endolori. Les ongles des pieds teints au henné brillent comme d’étranges rubis. On devine le corps souple et On sous l’épais caftan noir voilé de mousseline, qu’enserre une ceinture orangée. Une large main de Fathma en argent tombe sur sa poitrine et sépare doucement les seins qui gonflent la robe. A ses épaules est suspendue une petite aumônière d’argent par une cordelette de soie vert pâle. Des boucles d’oreille en or brillent un peu trop vivement sur la peau mate ; une pierre dans un bijou barbare éclaire son petit front obstiné. Est-ce de l’avoir si longtemps désirée, que je la trouve si charmante ? Quel agrément de contempler enfin un visage de femme, et ce corps que n’enveloppe plus la triste serviette éponge, et ces pieds délicats qui ne se cachent pas dans la traînante babouche noire, et ces chevilles que n’emprisonne plus l’horrible caleçon aux cent plis ! Face au Caïd impassible, assis sur sa chaise de jardin, au milieu de ses gens, elle chante d’une voix un peu haute, un peu pressée :

« Oh ! que suis-je ? Rien, une errante.
Rien qu’une pauvre créature,
une paille entre vos mains.
O Monseigneur, qui vivez dans des habits de soie
et montez à cheval avec un fusil,
que suis-je ? Que vous ai-je fait ?
Pourquoi me torturer, Monseigneur ?
Le pauvre peut-il être l’égal du riche ?
Le fatigué peut-il coucher dans le lit de celui qui est reposé ?
Monseigneur ! Monseigneur !
O ma petite sœur, viens me sauver,
mon œil ne se ferme plus.

Alors une autre chanteuse se lève, que je n’avais pas vue en entrant, vêtue d’un caftan rouge, celle-là, moins jolie, plus chargée de bijoux, les pieds dans des chaussettes de soie verte. Ensemble elles esquissent une sorte de pas, se croisent, s’approchent, se rencontrent, appuient leur corps l’une à l’autre ; puis celle qui a déjà chanté revient s’asseoir sur le tapis, tandis que l’autre commence sur un ton qui a l’allégresse d’un galop de cavalier :

O Monseigneur, soyez le bienvenu,
Vous le plus beau des cavaliers qui jouent de la poudre.
Que veux-tu, ma sœur, Dieu l’a voulu !
Je vous souhaite bonjour et bonsoir, Monseigneur.
Pour vous, je chante comme le rossignol ;
ne repoussez pas mon chant.
Mon cœur m’a forcé de m’attacher à vos pas.
Boire au verre où vous avez bu vaut la vie.
O docteur, quel médicament
pour me guérir de l’amour de Monseigneur ?
Ne partez pas, ne partez pas !
Si vous partez, vous n’aurez pas bon voyage.

Elle chante d’une voix un peu éraillée par la fête, hachée d’arrêts déconcertans. C’est une ancienne favorite du harem de Moulay Hafid. Dans sa bouche brille une dent qu’elle s’est fait aurifier, dit-on, par amour du Sultan, qui, à la même place, portait une dent d’or.

Près de moi, la chanteuse au caftan noir prépare le thé qu’on offre au visiteur. Elle le verse dans mon verre, en levant très haut la théière qu’elle fait descendre vivement et arrête d’un coup brusque ; puis, elle prend le verre dans sa main, le choque à droite, ensuite à gauche, sur ses boucles d’oreille, le fait tinter sur ses dents, et me le présente enfin de ses doigts teints au henné. En ce moment, j’ai tout à fait oublié les cris lugubres des pleureuses de la nuit ; et, près de cette fille charmante, je pense à Boabdil, dernier roi maure d’Espagne, qui, au milieu de son harem et de ses musiciens, apprenant qu’Isabelle la Catholique et le Capitan de Cordoue étaient aux portes de Grenade, répondit sans s’émouvoir : « Quand il y a le verre et les boucles, rien n’est encore perdu. »


VIII. — AINSI PARLA SIDI MOUSSA

Pour avoir de beaux songes, nul n’ignore en Islam qu’il suffit de s’étendre dans l’ombre d’un saint marabout et de s’abandonner au sommeil.

À l’ombre de son mausolée, Sidi Moussa m’est apparu, un chapelet dans une main, et dans l’autre un asphodèle.

« Qui es-tu ! ô étranger, toi qui ne portes ni le turban, ni le burnous, ni les babouches, me dit le pieux personnage. Que viens-tu chercher près de moi ? Qui t’a conduit vers ces rivages ? À ton vêtement et à la mine je crois avoir reconnu que ce n’est pas un vil amour du gain. Si c’est le pur désir de connaître, je ne veux pas que tu te réveilles aussi pauvre que tu es venu, et que tu sortes de mon ombre avec les deux mains vides… Sache donc que dans la bien-aimée Salé, où j’ai mené ma vie terrestre, il y a trois choses merveilleuses. Tu verras la première, si tu montes demain, à midi, tout en haut de la ville, à deux cents pas de la grande mosquée, dans la direction de la mer. La seconde, tu la trouveras dans la demeure d’El Korbi, dont chacun, à Salé, pourra t’indiquer la maison. La troisième, c’est au fondouk des huiles qu’elle te sera révélée… Je te laisse avec le bien. »

À ce moment, je m’éveillai. Autour de moi s’étendait la solitude de la falaise. La poussière était retombée sur les pistes des fantasias et dans les cercles magiques. Des chiens achevaient de dévorer les os abandonnés dans la ville de toile éphémère. Le tombeau blanc, la Kasbah rouge avaient recommencé leur colloque muet au bord de la mer attentive. Seule, une forme blanche, immobile sur les rochers, semblait oubliée par la fête.

Le lendemain, pour obéir aux commandemens du Saint, je gagnai la grande mosquée, maugréant après les songes qui me jetaient sous le soleil par un de ces midis brûlans où, dans la tête en feu, la pensée s’évapore comme une goutte d’eau posée sur une pelle ardente. Ayant fait deux cents pas du côté de la mer, je me trouvai nez à nez avec un petit âne, qui, les yeux couverts d’un sac, faisait tourner une noria. L’antique engrenage de bois que ce petit âne mettait en branle tirait des profondeurs d’un puits des ustensiles hétéroclites, vieux pots de terre, boites à conserves, fixés de distance en distance sur une longue chaîne de jonc tressé, et qui, surgissant tour à tour, déversaient dans une citerne l’eau dont ils étaient pleins.

On les voit dans tous les jardins de l’Espagne et du Maroc, ces noria dont le grincement est un des bruits de la terre africaine. A Salé même, il y en a plus de cent, répandues çà et là, dans les vergers. Les plus charmantes s’abritent sous des mûriers qui leur prêtent leur ombre. Mais celle-là était posée sur un tertre embrasé ; aucun arbre ne l’abritait sous ses feuilles ; le soleil implacable tombait sur le pauvre animal et sur l’eau éclatante : image d’un supplice qui durait depuis des siècles et durerait des années et des années encore, — image aussi du bon accord du soleil et de l’eau, qui au pied du monticule sur lequel étaient juchés la bête et l’appareil, faisaient pousser avec une admirable abondance un frais jardin dans le désert… Et je compris pourquoi le Saint avait choisi l’heure de midi pour m’envoyer là-haut, et me conduire entre cent noria, jusqu’à cette triste machine. L’infortunée petite bête, lentement obstinée, qui tournait son manège avec une conscience plus qu’humaine, faisait et refaisait indéfiniment le miracle qui lui valait encore, à lui Sidi Moussa, une prière des hommes. Cet âne résigné, aussi saint que lui-même, transformait, lui aussi, en des fruits délicieux la tige amère de l’asphodèle.

Je caressai l’ânon, et remerciant Sidi Moussa de ne pas ressembler à ces guides importuns qui vous promènent au milieu de ruines illustres que la curiosité de l’univers ruine davantage encore, je me rendis chez El Korbi, à travers le quartier où s’élèvent la grande mosquée, la médersa et les maisons des riches bourgeois de Salé. Fallait-il que la maison d’El Korbi fût superbe, pour l’emporter, au sentiment du Saint, sur ces belles demeures mystérieuses, et sur cette médersa même dont la petite porte disjointe défend des siècles de rêve suspendus dans le silence, des vieux songes défaits, des voix qui se sont tues avec l’eau des fontaines, un passé de science embaumé dans ce sarcophage de stuc, tout un palais croulant, où les poutres de cèdre sculpté blanchissent comme des ossemens sous le soleil et la pluie…

Or la maison d’El Korbi n’était qu’un fort pauvre logis. Son maître, minable lui aussi, sommeillait dans le vestibule qui donne accès à la maison arabe et où l’on goûte, aux heures chaudes du jour, entre la porte entre-bâillée et la cour intérieure, le léger courant d’air, seul mouvement de l’atmosphère embrasée.

Pour réveiller quelqu’un qui dort, engager la conversation et lui demander presque à brûle-pourpoint s’il ne possède pas un trésor, il faut avoir pour soi l’ordre impérieux d’un songe.

— Un trésor ! me dit-il en jetant les yeux sur sa misère. Si je possédais un trésor, habiterais-je ce triste logis ?

Cependant sa famille n’avait pas toujours été pauvre. Elle était, à ce qu’il me dit, originaire de Cordoue, d’où lui venait son nom d’El Korbi. Au temps du khalife Abou Bekr, elle possédait, à quelques pas de la grande mosquée d’Occident, une maison avec un jardin. Puis aux jours malheureux où il avait fallu choisir entre l’exil, le baptême ou la mort, ses ancêtres avaient quitté la chère Andalousie pour venir se réfugier dans cette ville de Salé, n’emportant de leurs richesses que la clef de leur maison.

— Et cette clef, l’as-tu toujours ? demandai-je.

Il se leva, et reparut au bout de quelques instans, tenant une clef de fer rouillée, en tout semblable à celle dont on se sert encore aujourd’hui pour ouvrir le long verrou des portes musulmanes. Et par enchantement, dès que j’eus dans la main la vieille clef rouillée venue du si lointain passé, surgirent devant mes yeux des pistes poussiéreuses, des jardins dans les sables, de formidables armées noires, des murailles rougeâtres, des cours de marbre éclaboussées de sang, des palais qui s’écroulent pour renaître sans cesse, des chambres parfumées remplies de voix de femmes, de jets d’eau, de musique ; je vis Tolède, Cordoue, Grenade, toute la vieille gloire que j’avais traversée quelques jours auparavant pour venir dans ce pays, et je ne les revoyais pas dans leur décrépitude et leur ruine, mutilées par le temps, déformées par les architectes, envahies par les touristes et les commentaires des savans : je revoyais celle beauté vivante, dans sa fraîcheur première, et j’entendais à mon oreille l’antique chanson du « regret » qu’on chante de Tunis à Fez sur les violens et les guitares :


Nous avons passé les beaux jours
à Grenade, ville des plaisirs.
Entre les roses et les bourgeons,
nous avons passé la soirée.
O regrets d’avoir quitté les demeures d’Andalousie
arrêtez de me faire souffrir !


Qu’étaient les riches maisons des bourgeois de Salé et la médersa elle-même auprès de ces demeures nostalgiques ? « Garde bien ta clef, El Korbi, c’est la clef du plus beau des songes. En vain chercherais-tu à Grenade ou à Cordoue la serrure où glisser son fer rouillé. Une autre clef ouvre aujourd’hui ta maison de jadis et les palais croulans. Mais si tu veux, ô vieil Abencérage, nous construirons ensemble une demeure nouvelle ; nous y mettrons une serrure que ta clef saura ouvrir, et dans le frais patio, dont nulle trace de sang ne tachera les dalles, ensemble nous écouterons ce que le bruit d’une eau très pure fait entendre d’éternel aux amoureux et aux sages. »

Le fondouk des huiles, à Salé, ressemble à tous les fondouks : des ânes, des mules, des chevaux vaguent autour d’un puits dans l’odeur nauséabonde de la cour intérieure, et au premier étage, le long de la galerie de bois, s’ouvrent de petites cases qu’habitent les prostituées, ou, comme on dit ici, non sans grâce, les filles de la douceur. Ainsi que la plupart des fondouks, celui-là est un bien « habous, » une fondation pieuse, et les quatre-vingts douros que paie le tenancier servent à l’entretien des mosquées.

Sidi Moussa lui-même avait vécu dans cette hôtellerie. On me conduisit à la chambre qu’occupait jadis le saint homme, et dans laquelle, en ce moment, une fille de la douceur, dans sa toilette brillante, avec une étoile au front, du fard sur les pommettes et une cigarette à la main, faisait sa petite cuisine. Comment le Cadi, les Oulémas, les fidèles du marabout supportaient-ils cette profanation ? Pourquoi, là-bas, un tombeau si vénéré ? Pourquoi, ici, un oubli si injurieux ?

« O raisonneur éternel, me dit alors Sidi Moussa, je ne t’ai pas conduit sans dessein dans cette chambre, qui fut en effet la mienne. Apprends donc, fils d’un autre ciel, par le contraste que j’ai mis sous tes yeux, à ne pas t’étonner. Tu en verras bien d’autres dans ce pays, où maintenant je te laisse aller seul. Continue ton voyage, et cesse de t’imaginer que le plus grand intérêt de la vie, c’est de comprendre. Abandonne-toi simplement aux événemens et aux choses. Et surtout garde-toi de jeter sur le monde le regard du sot qui s’indigne, d’imiter l’orgueilleux qui oppose sans cesse son sentiment à d’autres sentimens, sa pensée à d’autres pensées, et de croire, avec le pédant, que la sagesse est unique. »


JEROME et JEAN THARAUD.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.