CHAPITRE XXXII.

Où Joseph prend la fuite.


Bruxelles présentait alors des scènes de tumulte et d’effroi dont notre plume ne peut donner qu’une idée affaiblie. Des flots de peuple se précipitaient vers la porte de Namur, située dans la direction du bruit. La route était couverte de gens à cheval, qui allaient aux renseignements sur le sort de l’armée. On se demandait des nouvelles de proche en proche. Les plus gros seigneurs et les plus grandes dames de l’Angleterre ne faisaient aucune difficulté de parler au premier venu.

Les partisans de Napoléon couraient de côté et d’autre dans un état d’exaltation fébrile et prédisaient le triomphe de leur empereur. Les marchands fermaient précipitamment leurs boutiques pour prendre leur part des inquiétudes de la foule et grossir le tumulte. Les femmes se pressaient dans les églises, encombraient les chapelles et s’agenouillaient pour prier jusque sur les dalles du porche. Les sourds roulements du canon se succédaient de minute en minute. Des voitures chargées de fuyards sillonnaient la ville, se dirigeant vers la barrière de Gand. Déjà les prédictions du parti napoléonien prenaient la consistance de faits accomplis.

« Il a culbuté ses ennemis, disait-on, et il est en marche sur Bruxelles.

— En un tour de main il aura raison des Anglais, disait M. Isidore à son maître, et il arrivera ici ce soir. »

Le pauvre Jos était toujours par voie et par chemin, s’informant à tous ceux qu’il rencontrait du désastre de ses compatriotes. À chaque nouveau détail, sa figure pâlissait davantage et ce pacifique héros commençait à céder à la panique générale ; le champagne ne pouvait plus suffire à remonter son courage. Avant la nuit, il en était arrivé à un tel degré d’abattement et de faiblesse, qu’Isidore, au comble de la joie, se voyait déjà propriétaire de la redingote à brandebourgs.

Après avoir un moment prêté l’oreille à la fusillade, la femme du major se souvint d’Amélia, restée seule dans la pièce voisine. Elle courut auprès d’elle pour la consoler ou partager au moins ses douleurs. Cette brave et digne femme puisait un redoublement d’énergie dans la pensée que cette faible créature l’avait alors pour seul appui. Ces deux femmes passèrent ensemble de longues heures, pendant lesquelles l’honnête Irlandaise s’efforçait, tantôt par le raisonnement, et tantôt par ses tendres paroles, de ramener le calme dans cette âme agitée ; puis elle-même s’adressait au ciel dans une fervente prière.

« Tant que le feu a duré, disait plus tard cette excellente femme, j’ai gardé sa main dans la mienne. »

Pauline, la bonne, était allée à l’église voisine prier pour son homme à elle.

Quand le canon eut cessé de gronder, mistress O’Dowd sortit de la chambre d’Amélia et trouva dans la pièce voisine maître Joseph en tête-à-tête avec deux bouteilles vides ; mais elles avaient été impuissantes à lui rendre le courage. Une ou deux fois il s’était présenté à la porte de sa sœur avec une mine très-effarée ; il avait ouvert la bouche comme pour dire quelque chose ; mais l’immobilité de la femme du major l’avait fait battre en retraite sans qu’il ait pu soulager son esprit des paroles qui le gênaient si fort. Il songeait à la fuite, mais n’osait pas l’avouer.

Cependant, lorsque mistress O’Dowd vint le rejoindre dans la salle où, rendu plus mélancolique encore par une demi-obscurité, il se lamentait en face de ses deux bouteilles de champagne, Joseph alors se hasarda à lui ouvrir le fond de son cœur.

« Mistress O’Dowd, lui dit-il, vous ferez bien de dire à Amélia de s’apprêter.

— Voulez-vous donc la mener prendre l’air ? demanda la femme du major ; elle n’est pas de force à cela.

— C’est que… j’ai demandé ma voiture, dit-il, et… des chevaux de poste. Isidore est allé les chercher.

— Vous prend-il donc fantaisie de vous promener au clair de la lune ? repartit mistress O’Dowd ; quant à elle, ce dont elle a le plus besoin, c’est son lit ; aussi je viens de la faire coucher.

— Allez la faire lever, il faut qu’elle se lève, s’écria Jos en frappant du pied avec force. J’ai demandé des chevaux, m’entendez-vous ? des chevaux de poste. La déroute est complète, et…

— Et après ? demande mistress O’Dowd.

— Eh bien ! je pars pour Gand, continua Jos. Tout le monde fait comme moi. Il y a une place pour vous dans ma voiture. Il faut que nous soyons en route dans une demi-heure. »

La femme du major lui jeta un regard de suprême mépris.

« Je ne bougerai pas, dit-elle, tant que je n’en aurai pas reçu l’avis d’O’Dowd. Partez, si tel est votre bon plaisir, monsieur Sedley ; mais, je vous le jure, je reste ici avec Amélia.

— Je veux qu’elle parte ! vociféra Joseph avec de nouveaux trépignements. »

Mistress O’Dowd, la main fièrement campée sur la hanche, barra la porte de la chambre à coucher.

« Vous êtes trop bon frère, en vérité, monsieur Sedley, lui dit-elle ; mais vous irez tout seul vous mettre sous les jupes de petite maman. Beaucoup de plaisir je vous souhaite, très-cher monsieur, et surtout débarquez sans naufrage, comme dit la chanson. Toutefois, si j’ai un conseil à vous donner, vous ferez bien de raser vos moustaches, ou elles pourraient vous jouer un vilain tour.

— Mille tonnerres !… » hurla Jos, partagé à la fois entre la crainte, la rage et le dépit.

Sur ces entrefaites, arriva Isidore.

« Pas un cheval dans cette diable de ville ! » maugréait le laquais furieux.

Les moindres quadrupèdes avaient été mis en réquisition, car Jos n’était pas le seul à écouter les inspirations de la peur.

Mais les terreurs de Jos, déjà si cruelles et si poignantes, devaient atteindre avant peu aux dernières limites. Pauline, la femme de chambre, avait, comme on l’a vu, son homme à elle dans les rangs de l’armée envoyée contre Napoléon. Cet homme, originaire de Bruxelles, servait dans les hussards belges. Ses concitoyens se signalèrent, dans cette lutte mémorable, par tout autre chose que la valeur, et le jeune Régulus Van Cutsum, l’amant de Pauline, connaissait trop bien le devoir du soldat pour ne pas obéir à l’ordre de sauve qui peut donné par son colonel.

Le jeune Régulus, ainsi nommé pour avoir eu un sans-culotte pour parrain, venait passer tous les loisirs que lui laissait son état dans la cuisine de sa Pauline, et les joies de son existence se partageaient entre les faveurs et le bouillon de sa belle. Lorsqu’il fallut partir avec le régiment, la sensible Pauline, tout en versant des torrents de larmes, avait garni les poches et les fontes de son hussard d’un choix de comestibles destinés à lui adoucir les ennuis du bivouac.

Pour lui, pour son régiment, la campagne fut bientôt finie. Il faisait partie du détachement commandé par le prince d’Orange. À juger de la bravoure de ces hommes par la longueur des épées et des moustaches, par la richesse de l’uniforme et des harnais, Régulus et ses compagnons devaient être le corps le plus vaillant qui ait jamais défilé à la parade.

Ney, s’étant porté aux avant-postes des ennemis, avait successivement enlevé leurs positions. Tout semblait perdu pour les alliés, lorsque la division anglaise, débouchant aux Quatre-Bras, changea à elle seule la face de la lutte. Les escadrons parmi lesquels se trouvait Régulus avaient été admirables dans leur ardeur à battre en retraite devant les Français. Par politesse, sans doute, et pour laisser aux Anglais le champ plus libre, ainsi que tous les honneurs de la guerre, nos héros prirent la fuite dans toutes les directions. En un clin d’œil le régiment avait cessé d’exister ; il n’était plus nulle part, et quant à se rallier, il n’en sentait nul besoin. Ce fut ainsi que Régulus se trouva galopant à plusieurs milles du lieu de l’action, sans autre escorte que lui-même. Et maintenant pour lui quel refuge plus sûr que la cuisine de sa Pauline, toujours si hospitalière, toujours présente à sa mémoire, à son cœur, à son estomac reconnaissant ?

Vers dix heures environ, dans la maison qu’habitaient les Osborne, on entendit le cliquetis d’un sabre retentir sur les marches de l’escalier. On poussa discrètement la porte de la cuisine, et la pauvre Pauline pensa s’évanouir de terreur, quand, à son retour de l’église, elle vit se dresser devant elle son hussard aux yeux effarés. Il était aussi pâle que l’amant de Lénore dans la légende allemande. Pauline pensa bien à crier ; mais ses cris auraient fait venir ses maîtres, et que serait alors devenu son bien-aimé ? Elle préféra donc étouffer toute exclamation. Après s’être assurée que son héros n’était point un vain fantôme, elle lui servit de la bière et les restes du dîner que Jos, dans l’excès de ses terreurs, avait renvoyé presque intact. Entre chaque bouchée, le hussard faisait à sa belle le récit de la déroute.

Son régiment avait fait des prodiges de valeur et, un moment, avait soutenu à lui seul l’effort de toute l’armée française ; mais force avait été de plier devant le nombre. Toute l’armée anglaise était maintenant taillée en pièces, tous les régiments avaient été détruits l’un après l’autre. En vain les Belges avaient tenté d’en sauver quelques-uns du carnage ; les soldats du duc de Brunswick, prenant la fuite avaient laissé tuer leur duc, en un mot, la débâcle était générale. Quant à Régulus, il ne désirait qu’une chose, c’était de noyer dans des flots de bière la douleur de la défaite.

Isidore, qui, sur ces entrefaites, était venu à la cuisine, s’empressa d’aller tout répéter à M. Joseph.

« Tout est fini, lui cria-t-il dès qu’il fut à portée d’être entendu, le duc de Wellington est prisonnier, le duc de Brunswick est tué, l’armée anglaise est en déroute… Un seul homme a pu échapper au massacre, il est en ce moment à la cuisine. Venez, venez, il vous dira tout. »

Jos s’élança aussitôt vers la cuisine, et trouva Régulus occupé à venger sa défaite sur une bouteille de bière. À l’aide des phrases les plus françaises qu’il put trouver, et qui étaient fort loin d’être irréprochables au point de vue grammatical, Joseph pria le hussard de recommencer son récit. Ce récit s’augmentait de détails de plus en plus lugubres à chaque nouvelle édition donnée par Régulus. De tout le régiment, il était le seul homme qui n’eût pas succombé à cette boucherie. Il avait vu le duc de Brunswick étendu mort, les hussards en fuite, et les Écossais hachés par le canon.

« Et le ***e ? » balbutia Jos.

— Taillé en pièces, » répondit imperturbablement le hussard.

À ces mots, Pauline fut prise d’une crise nerveuse, et remplit la maison de ses cris et de ses sanglots.

« Oh ! ma chère maîtresse, ma bonne petite dame ! » s’écriait-elle par intervalles.

Égaré par la terreur, Jos Sedley ne savait plus à quel coin du monde demander son salut. De la cuisine il se précipita dans le salon et regarda la porte d’Amélia avec une expression suppliante ; mais bientôt, se rappelant les dédains de mistress O’Dowd, il prêta l’oreille pendant un moment, et, prenant un parti énergique, résolut de s’aventurer dans la rue.

Saisissant une chandelle avec tout le courage du désespoir, il se mit à la recherche de son chapeau galonné, qu’il finit par retrouver à sa place ordinaire, sur la console de l’antichambre, devant un miroir où il avait coutume de donner le dernier coup d’œil à sa toilette. Telle est la puissance de l’habitude, que, malgré ses terreurs, il se mit instinctivement devant la glace pour passer l’inspection d’usage. À la vue de sa pâleur, il se sentit défaillir ; mais ses moustaches surtout attirèrent son attention ; depuis sept semaines environ qu’on leur avait permis de voir le jour, elles avaient atteint un degré de développement bien capable de lui donner des inquiétudes dans la circonstance actuelle.

« On va me prendre pour un militaire, » pensa-t-il, en se rappelant l’avis d’Isidore et les menaces de massacre proférées contre toute l’armée anglaise.

Il remonta précipitamment dans sa chambre et tira violemment la sonnette.

Isidore accourut. Jos était déjà sur sa chaise, sa cravate enlevée, son col rabattu, sa tête renversée, et les deux mains autour du cou, au-dessous du menton.

« Coupé moâ, Isidore, criait-il, vite, coupé moâ. »

Isidore pensa un moment que son maître, atteint d’aliénation mentale, lui disait de lui couper la gorge.

Les moustaches… moâ vouloar descendre dans le rou… coupé les moustaches… rasé vite. »

Son français se pressait avec assez de rapidité sur ses lèvres, mais il était en révolte constante avec la grammaire.

D’un coup de rasoir, les moustaches disparurent. À la suite de cette opération, Isidore éprouva une satisfaction ineffable, lorsqu’il entendit son maître lui concéder tous ses droits de propriété sur le chapeau et l’habit si longtemps désirés.

« Moâ ne porté plou le habit militaire, le bonné… donné à vou, vou le prené dehors. »

Isidore allait donc pouvoir enfin figurer avec avantage dans l’allée Verte.

Après cet acte de générosité, Jos prit dans sa garde-robe un habit et un gilet noirs, une cravate blanche et un castor à larges bords. Il les trouvait encore trop petits. Dans ce costume il avait toute l’allure de quelque honnête et gras ministre de l’Église réformée.

Véné mainténant, continua-t-il, souivé moâ, allé, partons dans le rou.

Après s’être assuré d’une escorte, il descendit l’escalier sur la pointe du pied, comme pour ne pas donner l’éveil, et se trouva enfin dans la rue.

Au dire de Régulus il était le seul de son régiment, peut-être même de toute l’armée alliée qui eût échappé à la boucherie générale. Cependant bon nombre de ces prétendues victimes n’étaient pas aussi mortes qu’il voulait bien l’affirmer, et déjà beaucoup d’autres hussards commençaient à rentrer de toutes parts dans Bruxelles, tous répétaient qu’ils n’avaient cédé qu’à la dernière extrémité et ainsi s’accréditaient dans la ville les bruits d’une défaite pour les alliés. D’un moment à l’autre on s’attendait à voir arriver les Français, la panique était à son comble, et partout on se préparait au départ. — Point de chevaux ! pensait Jos au comble de l’effroi. Il envoya Isidore en vingt endroits différents en demander, soit à vendre soit à louer. La réponse était partout la même, tous les chevaux étaient partis et à chaque fois le cœur de Jos était prêt à défaillir. Faudrait-il donc entreprendre le voyage à pied ? sous l’influence de la peur, cette masse pesante aurait trouvé des ailes.

Les hôtels donnant sur le parc étaient presque tous occupés par les Anglais. Jos se mit à errer à l’aventure dans ce quartier, il allait écoutant de groupe en groupe, il trouvait les esprits agités comme lui par la crainte et la curiosité. Quelques familles assez heureuses pour se procurer des chevaux se hâtaient de sortir de la ville. Le plus grand nombre, aussi à plaindre que Jos, n’avait pu à aucun prix s’assurer des moyens de retraite. Parmi les fuyards de cette catégorie, Jos remarqua lady Bareacres et sa fille, qui étaient assises toutes deux dans leur voiture, sous la porte cochère de leur hôtel, leurs malles chargées sur l’impériale ; elles n’avaient comme Jos d’autre obstacle à leur fuite que le manque de chevaux.

Mistress Rebecca Crawley habitait le même hôtel que ces dames, et, jusqu’à cette époque, elles s’étaient efforcées de part et d’autre à se prouver, dans leurs moindres rapports, combien elles se détestaient. Si, par hasard, milady Bareacres rencontrait mistress Crawley dans l’escalier, aussitôt elle détournait la tête avec affectation. Toutes les fois qu’on prononçait devant elle le nom de sa voisine, elle avait mille petites infamies à raconter sur sa conduite. La comtesse ne pouvait digérer les familiarités du général Tufto avec la femme de l’aide de camp, et lady Blanche la fuyait comme si c’eût été la peste ou la vermine. Le comte seul échangeait volontiers quelques paroles avec elle toutes les fois qu’il pouvait échapper à la surveillance de ces dames.

Rebecca allait pouvoir enfin se venger de tant d’outrages. Tout l’hôtel savait que les chevaux du capitaine Crawley étaient restés à l’écurie. Et, dès le commencement de l’alerte, lady Bareacres avait daigné envoyer à Rebecca sa femme de chambre pour lui présenter ses compliments et lui demander le prix qu’elle voulait de ses chevaux.

Mistress Crawley lui retourna ses compliments dans un billet où elle lui faisait savoir qu’il n’était pas dans ses habitudes de traiter avec des femmes de chambre.

À la suite de cette brève réponse, le comte en personne fut dépêché auprès de Becky, mais son ambassade n’obtint pas plus de succès que la précédente.

« M’envoyer une femme de chambre, à moi ! s’écriait mistress Crawley simulant la fureur. Pourquoi lady Bareacres ne m’a-t-elle pas fait dire tout de suite de mettre les chevaux à sa voiture ? Est-ce milady ou sa femme de chambre qui veut prendre la fuite ? »

Telles furent les seules paroles que le comte put arracher à mistress Crawley, et qu’il alla reporter à la comtesse.

Mais à quoi la nécessité ne peut-elle nous réduire ? Après ce second échec, la comtesse alla trouver elle-même mistress Crawley ; elle la supplia de lui céder ses chevaux, lui promit de les payer ce qu’elle voudrait, s’engageant même à recevoir Becky à l’hôtel Bareacres si celle-ci consentait à lui procurer tel moyens d’y rentrer.

Mistress Crawley partit d’un éclat de rire.

« Je me soucie peu de connaître la couleur de votre livrée, lui dit-elle d’un ton moqueur ; quant à vous, ma belle dame, vous ferez bien de faire votre deuil de l’Angleterre, ou pour le moins de vos diamants. Soyez tranquille, les Français s’en accommoderont. D’ici à deux heures, vous les verrez à Bruxelles ; pour moi, je serai déjà à moitié chemin sur la route de Gand. Vous m’offririez, pour mes chevaux, les deux gros diamants que Votre Seigneurie portait au bal, que je n’en voudrais pas, entendez-vous, ma très-noble lady. »

Lady Bareacres frémissait de rage et d’effroi ; elle avait cousu une partie de ses diamants dans la doublure de sa robe, et caché le reste dans les habits et les bottes de milord.

« Madame, reprenait-elle, mes diamants sont chez le banquier, et j’entends avoir vos chevaux à l’instant. »

Rebecca se mettait à rire de plus belle.

La comtesse redescendit, toute bouleversée par la fureur, et elle rentra dans sa voiture. La femme de chambre, le valet de pied et le mari furent expédiés dans des directions opposées, pour tâcher de se procurer une rosse quelconque. Malheur à qui manquerait à l’appel ! Milady était décidée à partir impitoyablement dès qu’elle aurait des chevaux : tant pis pour son mari s’il ne se trouvait pas là.

Rebecca, de sa fenêtre, eut la satisfaction de voir milady assise dans sa voiture toute prête à partir, sauf les chevaux, et de lui adresser de railleuses condoléances, tandis que la comtesse s’emportait contre les lenteurs de ses maladroits émissaires.

— Ne point trouver de chevaux ! disait mistress Crawley, il y a de quoi se désoler, lorsqu’on a tant de diamants cousus dans les coussins de sa voiture ! Les Français auront à se réjouir d’une si belle prise ! je ne parle que des diamants, bien entendu.

Mistress Crawley se livrait ainsi tout haut à ses réflexions devant le maître d’hôtel, les domestiques, les autres voyageurs et les flâneurs amassés dans la cour, et si les yeux de lady Bareacres eussent été alors des pistolets, Rebecca n’aurait plus eu longtemps à figurer parmi les personnages de cette histoire.

Joe apercevant Rebecca toute rayonnante de son triomphe sur son ennemie humiliée, se dirigea aussitôt de son côté. Sa grosse figure pâle et effarée trahissait assez le secret de son âme. Lui aussi voulait fuir, et cherchait à s’assurer les moyens de retraite.

« Il veut m’acheter mes chevaux, pensa Rebecca ; je garderai pour moi ma jument et lui vendrai les deux autres. »

Joe, s’adressant à sa chère amie, lui répéta la question qu’il faisait pour la centième fois depuis une heure :

« Connaissez-vous des chevaux à vendre ?

— Eh quoi ? dit Rebecca en riant, vous songez à fuir, monsieur Sedley, vous, le champion, le défenseur des dames ?

— Je ne suis pas un militaire, balbutia Joe d’une voix étouffée.

— Et Amélia, que deviendra-t-elle, qui protégera cette pauvre petite sœur, demanda Rebecca ; vous ne voulez pas l’abandonner, je suppose.

— À quoi bon puis-je lui servir, si l’ennemi se présente ? On ne lui fera aucun mal ; tandis que mon domestique m’a dit qu’ils avaient juré, les lâches, de ne point faire de quartier aux hommes.

— C’est affreux ! fit Rebecca fort divertie de ses terreurs.

— Et d’ailleurs, je ne veux point l’abandonner, s’écria cet excellent frère ; non, elle ne sera point abandonnée, car il y a une place pour elle dans ma voiture, et une autre pour vous, ma chère mistress Crawley, si vous voulez venir, et si je puis trouver des chevaux, soupira-t-il.

— J’en ai deux à vendre, » reprit son interlocutrice.

Joe se serait volontiers jeté dans les bras de Rebecca.

« Préparez la voiture, Isidore, s’écria-t-il ; je les ai trouvés, je les ai trouvés.

— Mes chevaux n’ont jamais été attelés, observa mistress Crawley ; Tintamarre mettra votre voiture en pièces s’il sent seulement le brancard.

— Mais au moins est-il facile à monter ? demanda notre héros pacifique.

— Doux comme un agneau et rapide comme un lièvre, répondit Rebecca.

— Croyez-vous qu’il soit assez fort pour me porter ? » dit Joe.

Il se voyait déjà galopant sur Tintamarre à plusieurs milles de Bruxelles, et ne pensait plus à la pauvre Amélia. Pour une personne qui savait s’en servir l’occasion était magnifique.

Rebecca engagea Joe à monter dans sa chambre, il franchit l’escalier en quatre bonds et arriva tout haletant de la crainte de voir manquer son marché. Dans toute la vie de Joe on peut dire que ce fut le quart d’heure qui lui coûta le plus cher ; Rebecca fixa le prix de sa marchandise sur le désir que Joe éprouvait de s’en voir possesseur, et sur la rareté de l’objet. La demande fut toutefois si considérable que notre gros peureux recula d’un pas en arrière.

« C’est à prendre ou à laisser ! » dit résolûment Becky.

Elle avait reçu de Rawdon la recommandation expresse de ne pas s’en défaire à un prix moindre que celui qu’elle indiquait. Lord Bareacres, à l’étage inférieur, n’en n’offrait ni plus ni moins, mais son affection, son attachement sans borne pour la famille Sedley la décidaient en faveur de Joe. Enfin, ce cher M. Joe avait le cœur trop bon pour ne pas comprendre qu’il faut que tout le monde vive. Bref, avec l’affection la plus tendre, il était impossible de se montrer plus serré en affaire.

Joseph finit par accéder au prix de Rebecca, comme il était facile de le prévoir. La somme qu’il avait à lui compter était si importante, qu’il fut obligé de lui demander quelque délai ; si importante, qu’elle constituait presque une fortune pour Rebecca. Elle eut bien vite calculé que cette somme jointe au prix des autres effets de Rawdon et à la pension qu’elle recevrait comme veuve, s’il restait sur le champ de bataille, lui créerait une position indépendante dans le monde, et que, désormais, elle n’avait plus à se préoccuper de voir arriver le veuvage.

Une ou deux fois dans le courant de la soirée, elle avait songé à fuir comme les autres. Mais la réflexion lui suggéra un meilleur parti.

« En admettant que les Français nous arrivent, pensa Becky, que pourront-ils faire à la femme d’un pauvre officier ? Allons ! nous ne sommes plus dans des temps de sac et de pillage ; on nous laissera tranquillement retourner chez nous ; ou je pourrai encore me fixer sur le continent avec un revenu assez honnête. »

Joe, accompagné d’Isidore, descendit à l’écurie sans plus de retard pour examiner les chevaux ; puis il dit à son valet de les seller sur-le-champ. Il voulait partir le soir même, à la minute. Il laissa à son valet le soin de préparer les montures, et lui-même se dirigea vers sa demeure pour y prendre ses dernières dispositions. Il voulait s’entourer du plus grand mystère, ne se sentant pas le courage de se présenter devant mistress O’Dowd et Amélia et de leur révéler ses projets de fuite.

Tandis que Joe achevait son marché avec Rebecca et faisait sa visite à l’écurie, l’horizon commençait à s’éclairer des premières lumières du jour. Cette nuit s’était passée sans repos pour la cité ; tout le monde était resté sur pied, toutes les fenêtres avaient de la lumière, à toutes les portes il se formait des groupes, et une agitation inquiète régnait dans toutes les rues. Les bruits les plus contradictoires circulaient de bouche en bouche. L’un annonçait la défaite complète des Prussiens, un autre la déroute des Anglais après une lutte acharnée, un troisième affirmait au contraire qu’ils étaient maîtres du champ de bataille. Peu à peu, ce dernier bruit finit par prendre une certaine consistance. En effet, les Français ne paraissaient point. Quelques traînards apportèrent de l’armée des nouvelles plus favorables. Enfin, un aide de camp arriva avec des dépêches pour le commandant de la place, et l’on put lire bientôt sur les murs de la ville l’annonce officielle du succès des alliés aux Quatre-Bras. La colonne, commandée par le maréchal Ney, avait battu en retraite après un combat de six heures.

Il faut placer l’arrivée de l’aide de camp à peu près vers le temps où Joe achevait son marché avec Rebecca et allait examiner son acquisition.

Joe trouva, en rentrant, sur la porte de l’hôtel, une vingtaine de personnes occupées à commenter les dernières nouvelles, auxquelles on ajoutait une foi complète. Il monta aussitôt pour les communiquer aux deux femmes placées sous sa garde. Il pensa qu’il était inutile de les informer de ses projets de retraite, de son marché, et de l’argent qu’il lui en coûtait.

Le succès ou la défaite préoccupait moins ces deux femmes que le sort de ceux qui leur étaient chers. À la nouvelle de la victoire, Amélia se sentit prise d’une inquiétude plus vive encore que par le passé. Elle voulait rejoindre l’armée, et tout en larmes suppliait son frère de l’y conduire. L’anxiété et la terreur étaient arrivées chez elle au dernier degré. La pauvre femme qui depuis plusieurs heures paraissait en proie à une léthargie profonde courait maintenant de côté et d’autre avec tous les symptômes de la folie : elle sanglotait, pleurait et criait.

Joe avait l’âme trop sensible pour supporter longtemps le spectacle d’une telle douleur. Il laissa sa sœur aux mains de son énergique compagne et redescendit à la porte de l’hôtel où l’on était encore réuni à causer en attendant de plus amples informations.

Le jour était enfin arrivé, et avec lui ne tardèrent pas à venir des nouvelles plus complètes du champ de bataille. On les reçut de la bouche même de ceux qui avaient été acteurs dans ce terrible drame. Des charrettes, des voitures chargées de blessés commencèrent à entrer dans la ville, au milieu des plaintes et des gémissements de ceux qu’elles ramenaient. On apercevait sur des litières de paille des figures décomposées par la souffrance. Un de ces fourgons attira plus particulièrement la curiosité de Joe Sedley. Les cris de ceux qu’on y avait couchés avaient de quoi fendre le cœur ; les chevaux fatigués pouvaient à peine traîner la voiture.

« C’est là, cria une voix faible et méconnaissable, » et la voiture s’arrêta en face de l’hôtel de Sedley.

« C’est George, je le reconnais, » s’écria Amélia la figure toute bouleversée et les cheveux en désordre.

Ce n’était point George, mais au moins elle allait avoir de ses nouvelles. C’était le pauvre Tom Stubble, qui vingt-quatre heures auparavant partait d’un pas résolu agitant avec orgueil le drapeau de son régiment. Il l’avait vaillamment défendu sur le champ de bataille, et la cuisse traversée d’un coup de lance, il était tombé en serrant toujours son étendard. À la fin de l’action notre jeune héros avait trouvé une place dans une charrette qui l’avait ramené dans ce triste état à Bruxelles.

« Monsieur Sedley ! monsieur Sedley ! » criait le blessé d’une voix défaillante.

À cet appel, Joe tressaillit d’abord ; puis s’avança tout effrayé. Le pauvre Stubble lui tendait une main brûlante et affaiblie.

« C’est ici qu’on doit me déposer, ajouta-t-il, Osborne et Dobbin l’ont dit, et vous donnerez deux napoléons à l’homme de la charrette, ma mère vous les rendra. »

Pendant les longues heures passées dans la charrette, en proie aux souffrances de la fièvre, le jeune enseigne s’était transporté en imagination à la cure de son père, qu’il avait quittée quelques mois auparavant, et par instant ses souvenirs l’avaient aidé à oublier sa douleur.

L’hôtel était vaste, ceux qui l’habitaient étaient bons et compatissants. Les blessés de la charrette trouvèrent chacun un lit. Le jeune enseigne fut porté dans l’appartement d’Osborne ; Amélia et la femme du major étaient venues à sa rencontre, après l’avoir reconnu du balcon. Le cœur de ces femmes se sentit plus à l’aise lorsqu’elles eurent appris que la lutte était interrompue et que leurs maris n’avaient pas la moindre égratignure. Amélia, transportée de joie, se jeta au cou de son amie, l’embrassa, et dans l’élan de sa reconnaissance, tomba à genoux pour élever son cœur à Dieu et remercier le Tout-Puissant d’avoir protégé son George bien-aimé.

Tous les médecins de la terre n’auraient pu apporter à cette jeune femme, dans son état de surexcitation nerveuse, un soulagement aussi puissant que celui que le hasard lui offrait. Assistée de mistress O’Dowd elle soigna le blessé et s’efforça d’adoucir ses cruelles souffrances. Cette occupation forcée l’enlevait aux inquiétudes et aux craintes de son esprit, et son activité fébrile prenait, de cette manière, une autre direction.

Notre jeune ami racontait avec la simplicité du soldat les événements de la journée et les faits d’armes de ses vaillants compagnons du ***e. Ils avaient eu beaucoup à souffrir. Ils avaient perdu beaucoup de monde. Le cheval du major avait été tué sous lui pendant une charge du régiment, et on avait d’abord cru que c’en était fait d’O’Dowd et que Dobbin allait lui succéder. Mais en revenant à leur point de ralliement ils avaient trouvé le major assis sur le flanc de Pyrame et demandant des consolations à la bouteille d’osier. Le capitaine Osborne avait sabré le lancier qui avait blessé l’enseigne.

À ce récit, une telle pâleur se répandit sur la figure d’Amélia, que mistress O’Dowd interrompit bien vite le jeune enseigne. À la fin de la journée, le capitaine Dobbin, bien que blessé lui-même, avait pris son jeune camarade dans ses bras pour le porter aux chirurgiens ; la charrette l’avait ensuite ramené à Bruxelles.

Le capitaine avait promis deux louis au conducteur pour transporter l’enseigne à l’hôtel de M. Sedley, et annoncer à mistress la capitaine Osborne que le feu avait cessé et que son mari n’avait pas la plus légère blessure.

« Il a bon cœur, ce William Dobbin, observa mistress O’Dowd, quoiqu’il ait toujours l’air de rire de moi. »

Le jeune Stubble déclara que Dobbin n’avait pas son pareil dans toute l’armée. C’étaient des éloges sans fin sur les qualités de l’excellent capitaine, sur sa modestie, sur sa bonté, sur son sang-froid au feu. À toutes ces paroles, Amélia ne prêtait qu’une oreille fort distraite ; elle n’écoutait que lorsqu’on parlait de George, et lorsqu’on n’en parlait plus, ses pensées étaient encore pour lui.

La journée s’écoula assez rapide pour Amélia, au milieu des soins qu’elle donnait au malade et des récits merveilleux de la bataille. Pour elle, toutefois, il n’y avait qu’un homme dans l’armée britannique, et son salut l’inquiétait bien plus que tous les mouvements des alliés et les attaques de l’ennemi. Les nouvelles que Joe lui rapportait de la rue faisaient à ses oreilles l’effet d’un vague bourdonnement. Notre craintif ami ne s’y montrait pas toutefois aussi indifférent que sa sœur, et il était en proie aux inquiétudes les plus sérieuses. Les Français avaient été repoussés ; mais, après une lutte acharnée et indécise, soutenue par une seule division de l’armée française. L’empereur, avec le corps principal, se trouvait à Ligny, où il avait culbuté les Prussiens sur toute la ligne, et débarrassé de ce premier obstacle, il se disposait à concentrer toutes ses forces contre les alliés. Le duc de Wellington se repliait sur Bruxelles. Toutes les éventualités étaient pour une grande bataille à livrer sous les murs de la capitale, et dont l’issue paraissait fort douteuse. Le duc de Wellington n’avait que vingt mille hommes de troupes anglaises sur lesquelles il pût compter. Les troupes allemandes se composaient de nouvelles recrues, et les Belges ne suivaient le reste de l’armée qu’à contre cœur. Avec cette poignée d’hommes le duc devait résister aux cinquante mille hommes qui envahissaient la Belgique sous les ordres de Napoléon, jusqu’alors invincible et avec lequel aucun capitaine ne semblait pouvoir se mesurer avec chance de succès.

En présence de ces réflexions qui se pressaient dans son esprit, Joe ne trouvait d’autre ressource que de trembler de tous ses membres. Du reste, tout le monde en était là à Bruxelles, car chacun comprenait que le combat de la veille n’était que le prélude d’une bataille inévitable et plus terrible encore. Déjà l’empereur avait fait subir un échec à l’armée qu’il avait trouvée sur son chemin. Il lui en coûterait à peine un effort pour passer sur le corps de quelques Anglais qui le séparaient de Bruxelles. Malheur alors à ceux qu’il y trouverait ! On rédigeait d’avance les discours ; les autorités s’étaient réunies pour discuter en secret le cérémonial à observer. On préparait les appartements, les drapeaux tricolores, les emblèmes de triomphe pour l’entrée de Sa Majesté l’Empereur et Roi.

L’émigration continuait de plus belle : dès qu’on avait trouvé des moyens de transport, on suivait le mouvement général. Quand Joe se présenta dans l’après-midi à l’hôtel de Rebecca, il remarque que la voiture des Bareacres avait enfin débarrassé la porte cochère. Le comte s’était procuré une paire de chevaux à un prix fabuleux, et, en dépit de mistress Crawley, galopait maintenant sur la route de Gand. Louis XVIII était tout prêt lui-même à abandonner les murs de cette ville. Le malheur semblait s’acharner à poursuivre de pays en pays le royal exilé.

La pénétration de Joe allait jusqu’à prévoir l’imminence d’une crise finale. D’un moment à l’autre, il allait avoir besoin des chevaux qui lui coûtaient si cher. Cette journée se passa pour lui au milieu d’angoisses impossibles à dépeindre. Par précaution, il ramena ses chevaux des écuries où ils se trouvaient dans celles de son hôtel. Dans un cas urgent, cette distance eût été encore trop grande ; et, en outre, il les tenait ainsi à l’abri d’un enlèvement de vive force. Isidore faisait bonne garde à la porte de l’écurie. Les chevaux étaient tout sellés et tout prêts, ce qui n’empêchait pas Joe d’attendre la suite des événements avec la plus grande anxiété.

Après l’accueil de la veille, Rebecca n’était pas fort pressée de venir auprès de sa chère Amélia ; mais la femme la fit penser au mari et elle rafraîchit les queues du bouquet de George, en changea l’eau et relut sa lettre.

« L’infortunée, dit-elle en roulant entre l’index et le pouce le coupable billet, avec cela je pourrais la rendre bien malheureuse ! Dire qu’elle a la bonté de se torturer le cœur pour un être pareil, un sot, un fat, qui la néglige et la dédaigne ! Mon pauvre Rawdon, tout bête qu’il est, vaut dix fois plus. »

Alors elle se mit à réfléchir sur ce qu’elle aurait à faire si… s’il arrivait quelque malheur au pauvre Rawdon. Il avait eu une bien bonne idée de lui laisser ses chevaux.

Mistress Crawley qui, dans le courant du jour, avait eu le regret de voir les Bareacres trouver les moyens de partir, songea à son tour à prendre les mêmes précautions que la comtesse. À l’aide de quelques coups d’aiguille, elle mit en sûreté la meilleure partie de ses bijoux, billets et bank-notes, et se trouva ainsi prête à tout événement, soit qu’elle se décidât à prendre la fuite ou à attendre de pied ferme les vainqueurs anglais ou français. Tandis que Rawdon, enveloppé dans son manteau, bivouaque au mont Saint-Jean par une pluie battante et pense de toutes les forces de son âme à sa chère petite femme, qui pourrait affirmer que celle-ci ne songe pas, dans un cas donné, à devenir Mme la maréchale et à se décorer d’un titre de duchesse ?

Le lendemain, qui était un dimanche, mistress la major O’Dowd eut la satisfaction de voir que le repos bienfaisant de la nuit avait rendu le calme et le courage à ses deux malades. Elle-même avait pris quelque sommeil sur le grand fauteuil de la chambre d’Amélia, toute prête à courir auprès de son amie ou de l’enseigne, suivant que l’un ou l’autre aurait réclamé ses soins. Dans la matinée, elle se rendit à sa demeure pour procéder à sa toilette avec toute la recherche et l’élégance qu’exigeait la solennité du jour. Il est fort possible que se trouvant seule dans cette chambre qu’elle avait partagée avec son mari, que, voyant le bonnet de coton du pauvre Mick encore sur l’oreiller et sa canne dans un coin, elle ait adressé ses prières au ciel pour le brave soldat.

Elle rapporta avec elle son livre de prières et le fameux recueil des sermons de son oncle le doyen ; elle n’y comprenait trop rien à la vérité, et ne prononçait même pas très-correctement tous ces mots barbares et abstraits, mais elle n’aurait pour rien au monde manqué à sa lecture des dimanches.

« Que de fois, mon cher Mick, pensait-elle, a écouté avec recueillement ces sermons que je lisais dans le calme de la traversée. »

Ce jour-là elle comptait bien avoir pour auditeurs de cette lecture intéressante Amélia et l’enseigne commis à ses soins. Le même jour, le même office se lisait à la même heure dans plus de vingt mille églises, et des millions d’hommes et de femmes imploraient à genoux, de l’autre côté du détroit, la protection du Tout-Puissant.

Mais leurs oreilles ne furent point troublées par le bruit qui émut notre petite colonie de Bruxelles, bruit bien plus menaçant encore que celui de la veille. Tandis que mistress O’Dowd débitait l’office de sa voix la plus claire, le canon de Waterloo commença à gronder.

À ce bruit redoutable, Joe, de plus en plus convaincu que son tempérament ne lui permettait pas de supporter ces alertes si souvent répétées, décida qu’il n’y avait plus à hésiter, et que, sans plus tarder, il allait prendre la fuite. Il s’élança, en conséquence, vers la chambre où nos trois amis avaient suspendu leurs prières pour mieux saisir les moindres rumeurs.

« Emmy, dit-il brusquement à sa sœur, il m’est impossible de rester plus longtemps ici ; je finirais par en mourir. Venez avec moi : j’ai acheté un cheval pour vous ; quant au prix, c’est mon affaire. Allons ! habillez-vous vite, et en route ; vous monterez derrière Isidore…

— Dieu me pardonne, monsieur Sedley, vous m’avez tout l’air d’un poltron, dit mistress O’Dowd en posant son livre.

— Allons Amélia, entendez-vous, continua l’employé civil, ne vous arrêtez pas aux sornettes de cette radoteuse ; belle avance d’attendre les Français pour être massacrés par eux !

— Vous oubliez le ***, mon cher monsieur, dit de son lit le jeune Stubble, et vous mistress O’Dowd, vous consentiriez donc à me quitter.

— Non, non, répondit-elle en s’approchant de lui ; le caressant comme elle eût fait à son enfant, ne craignez rien. Je ne bougerai pas sans un ordre de Mick. La jolie figure que je ferais à califourchon derrière ce monsieur. »

Cette saillie fit éclater de rire le jeune malade, et provoqua même un sourire de la part d’Amélia.

« Est-ce qu’on la demande ? murmurait Joe ; est-ce qu’on lui parle, seulement ? Voyons, Amélia, une fois pour toutes, oui ou non, voulez-vous venir ?

— Sans mon mari, Joseph, » fit Amélia avec un regard de surprise, et en même temps elle tendit la main à la femme du major.

La patience de Joe était à bout :

« Eh bien ! alors, bonsoir ! » s’écria-t-il en brandissant son poing avec colère et tirant violemment la porte par laquelle il venait de sortir.

Une minute plus tard, Joe était en selle, et mistress O’Dowd entendait le piétinement des chevaux qui franchissaient la porte de l’hôtel. Elle alla à la fenêtre pour voir passer M. Joe, escorté d’Isidore en chapeau galonné. Les deux montures, qui n’étaient pas sorties depuis plusieurs jours, se livraient à des pointes de gaieté et faisaient toutes sortes de courbettes dans la rue. Joe, naturellement gauche et timide, avait toutes les peines du monde à se tenir en équilibre.

« Regardez-le donc, Amélia ma chère, bon, le voilà qui va entrer par la fenêtre du salon. Je n’ai jamais vu pareil magot dans les boutiques de chinoiseries. »

Enfin les deux cavaliers s’élancèrent au galop dans la direction de Gand. Mistress O’Dowd les accompagna des railleries les plus méprisantes tant qu’elle put les apercevoir.

Nous connaissons tous par des ouï-dire ou par nos lectures le choc terrible qui, pendant ce temps, avait lieu à quelques heures de Bruxelles. Le souvenir de cette fameuse journée est resté gravé dans le cœur de tous les braves soldats qui, vainqueurs ou vaincus, prirent part à cette grande bataille. Faudra-t-il qu’une nouvelle lutte donnant la victoire à ceux qui pleurent encore leur défaite, fasse succéder nos enfants à un héritage maudit de haine et de vengeance ? Faudra-t-il ne voir jamais terminer ces massacres dans lesquels deux nations généreuses arrosent les champs de bataille du plus pur de leur sang ? Depuis tant de siècles de lutte et d’égorgement, Anglais et Français n’ont-ils pas payé assez chèrement leur tribut à ce qu’on appelle le code de l’honneur.

Tous nos amis se conduisirent en hommes de cœur dans cette grande journée. Tandis que les femmes agenouillées priaient loin du champ de bataille, les lignes inébranlables d’infanterie anglaises essuyaient et repoussaient les charges furieuses des régiments français. La fusillade, dont les roulements arrivaient jusqu’à Bruxelles, portait la mort au milieu des rangs ennemis ; ceux qui tombaient étaient aussitôt remplacés par d’autres aussi résolus à faire leur devoir. Vers le soir, l’attaque des Français, si bravement conduite, si énergiquement repoussée, sembla se ralentir un peu. Ils semblaient délibérer pour savoir s’ils tourneraient leurs efforts d’un autre côté, ou s’ils réuniraient leurs forces pour un suprême assaut. À un signal donné, les colonnes de la garde impériale gravissent les hauteurs du mont Saint-Jean pour débusquer les Anglais qui, tout le jour, s’étaient maintenus dans leur position. Cette imposante colonne, déployant ses mouvants anneaux dans la plaine, commença à escalader la colline sans paraître entamée par l’artillerie anglaise qui vomissait la mort du sein de nos bataillons. Déjà elle attaquait le sommet du mamelon occupé par les Anglais, quand soudain elle se ralentit et hésita dans sa marche. Elle s’arrêta alors faisant toujours face au feu, mais enfin les Anglais repoussèrent leurs agresseurs et conservèrent le poste d’où nul ennemi n’avait pu les déloger.

Aucun bruit n’arrivait plus à Bruxelles, la lutte s’était engagée à quelques milles plus loin. D’épaisses ténèbres couvraient de leurs voiles la ville et le champ de bataille. Amélia adressait au ciel de ferventes prières pour son bien-aimé, et George, couché sur la face, gisait sans vie broyé par un boulet.