CHAPITRE XXI.

Querelle à propos d’une héritière.


Les mérites incontestables que possédait miss Swartz avaient assurément de quoi inspirer une violente passion, et l’âme du vieil Osborne se berçait déjà de mille rêves ambitieux qu’il espérait bientôt, grâce à cette héritière, voir passer à l’état de réalités. Il était ravi des avances et des cajoleries que ses filles faisaient à leur nouvelle amie, et il déclarait que sa plus grande joie comme père était de voir ses enfants placer si bien leurs affections.

« Il ne faut point chercher, disait-il à miss Rhoda, dans notre humble retraite de Russell-Square, la splendeur et le luxe que vous offrent les salons aristocratiques. Chère demoiselle, mes filles sont toutes simples, tout ouvertes. Ce qu’on peut dire pour elles, c’est qu’elles ont le cœur bien placé et ressentent pour vous une tendresse qui prouve en leur faveur. Quant à moi, je ne suis qu’un négociant tout uni et tout rond dans les affaires, et sans prétention, comme pourront vous le dire Hulker et Bullock, les correspondants de feu votre père, de si respectable mémoire. Vous trouverez chez nous cette cordialité et cette franchise qui font le bonheur, et, pour tout dire en un mot, une famille respectée, une table simple, des mœurs honnêtes, un accueil affectueux. Ah ! chère miss Rhoda, chère Rhoda, laissez-moi vous appeler ainsi, car mon cœur, je vous le jure, s’épanouit de joie à votre approche. Je vous le dis du fond du cœur, je ne sais quel instinct me pousse vers vous. Vite, un verre de champagne ! Hicks, du champagne pour miss Swartz. »

Pourquoi douter de la véracité du vieil Osborne, de la sincérité de ses filles dans leurs protestations de tendresse pour miss Swartz ? Combien de gens y a-t-il ici-bas dont les affections savent aller ainsi au-devant des écus et les saluent de loin ! Leurs plus tendres sympathies sont toujours prêtes pour ceux qui ont le bon esprit d’avoir beaucoup d’argent et qui justifient l’amitié qu’on leur accorde par leur rang dans le monde. Pendant quinze ans, les Osborne n’avaient manifesté qu’une très-mince tendresse à la pauvre Amélia, tandis qu’une seule soirée suffit pour les enflammer d’une belle passion en faveur de miss Swartz, de manière à persuader les plus incrédules sur la sympathie mystérieuse des cœurs.

« Quel magnifique parti ce serait là pour George, disaient ses sœurs avec miss Wirt, et qui lui vaudrait bien mieux que cette petite niaise d’Amélia ! »

Un joli garçon comme lui, avec sa tournure, son grade, ses qualités, était le mari qu’il fallait à la riche héritière.

Les demoiselles Osborne avaient soin de parsemer l’horizon de bals à Portland-Place, de présentations à la cour, d’invitations chez les plus hauts personnages. Il n’était plus question que de George et de ses brillantes connaissances auprès de leur nouvelle et bien chère amie.

Le vieil Osborne, de son côté, voyait là pour son fils une excellente occasion. George laisserait l’armée pour le parlement, et prendrait sa place dans les salons et la politique. Le sang du vieillard bouillait dans ses veines quand il pensait que le nom des Osborne pourrait être anobli dans la personne de son fils, et pour lui il se voyait déjà le tronc d’une glorieuse lignée de baronnets. Dans la Cité et à la Bourse, il se mit en quête des renseignements les plus complets sur la fortune de l’héritière, sur la nature de ses biens, sur la situation de ses immeubles. Le jeune Fréd Bullock, qui lui avait fourni les indications les plus détaillées, aurait bien pris l’affaire pour son propre compte (ce sont les expressions même du jeune banquier), si déjà il n’avait pas été fiancé à Maria Osborne. Ne pouvant donc faire sa femme de miss Swartz, ce désintéressé jeune homme aurait bien voulu en faire tout au moins sa belle-sœur.

« Que George marche à l’assaut franchement, continua-t-il sur le ton de la plaisanterie, et l’enlève à la pointe de l’épée ; il faut frapper le fer pendant qu’il est rouge, comme on dit, et la prendre au débotté. Dans une semaine ou deux, quelque petit freluquet de nos quartiers aristocratiques viendra lui offrir son titre avec une fortune à refaire, et nous autres gens de la Cité, nous en serons pour nos frais, comme c’est arrivé l’année dernière pour lord Fitzrufus, et miss Grogram, jusqu’alors fiancée à Podder de la maison Podder et Brown. Le plus tôt, c’est le mieux, M. Osborne, tel est mon sentiment. »

Quand M. Osborne fut parti, M. Bullock se souvint alors d’Amélia, de la grâce aimable de cette jeune fille si attachée à George Osborne, et il préleva bien sur son temps dix précieuses secondes pour déplorer le malheur qui avait frappé cette innocente enfant.

Ainsi, pendant que l’inconstant George Osborne revenait aux pieds d’Amélia, sous l’inspiration de son bon génie personnifié dans l’excellent Dobbin, son père et ses sœurs préparaient pour lui un brillant mariage, sans croire à aucun obstacle possible de sa part.

Lorsque le vieil Osborne faisait ce qu’il appelait une ouverture, il ne laissait point de place au doute par rapport à ses intentions. Lorsque d’un coup de pied il précipitait un de ses valets du haut de son escalier, c’était une ouverture pour engager celui-ci à quitter son service. Avec sa rondeur, son tact ordinaires, il promit à mistress Haggistoun de lui souscrire un billet à vue de dix mille livres, le jour où son fils épouserait sa pupille : il appelait cela une ouverture, et pensait avoir agi en diplomate consommé touchant la susdite héritière. Il fit aussi une ouverture à George ; il lui ordonna de l’épouser sur-le-champ, tout comme il aurait dit à son sommelier de déboucher une bouteille, ou à son secrétaire d’écrire une lettre.

Cette ouverture du genre impératif fut accueillie par George avec une vive contrariété. Il était alors dans le premier enthousiasme, dans le premier feu de sa réconciliation avec Amélia, et jamais ses chaînes ne lui avaient paru si douces. La comparaison de ses manières, de sa tournure avec celles de miss Swartz, lui montrait une union avec celle-ci sous des traits doublement burlesques et odieux.

« Des voitures et des loges à l’Opéra, se disait-il, où l’on me verra à côté de mon enchanteresse couleur acajou ! J’en ai assez ! »

Il faut dire que le jeune Osborne était bien aussi entêté que le vieux. Quand il voulait quelque chose, rien ne pouvait l’ébranler dans sa résolution, et, si les fureurs du père étaient terribles, celles du fils ne valaient guère mieux.

La première fois que son père lui signifia d’un ton impératif qu’il aurait à déposer ses hommages aux pieds de miss Swartz, Georges songea à opposer la temporisation à l’ouverture du vieillard.

« Vous auriez dû y penser plus tôt, mon père, lui dit-il ; cela est impossible maintenant : d’un moment à l’autre nous allons recevoir nos ordres de départ. Ce sera pour mon retour, si tant est que j’en revienne ; et il s’efforçait pour lui faire sentir que c’était fort mal prendre son temps pour conclure un mariage que de choisir précisément celui où le régiment était menacé à chaque instant de quitter l’Angleterre. Le peu de jours qui restaient devaient être consacrés aux préparatifs de campagne, et non à des serments d’amour. Il songerait tout à son aise à se marier quand il aurait son brevet de major. Car, je vous le jure, continuait-il d’un air joyeux et déterminé, vous verrez un de ces jours le nom de George Osborne tout au long sur la Gazette. »

Suivait la réplique du père, qui mettait en avant les renseignements qu’il avait pris dans la cité : Mais le père avait à cœur d’empêcher que quelque freluquet aristocratique ne fît main basse sur l’héritière, dans le cas d’un plus long retard, et on pouvait au moins par précaution procéder aux fiançailles, pour célébrer ensuite le mariage au retour de George en Angleterre. D’ailleurs, c’était une folie d’aller exposer sa vie sur le continent, lorsqu’on avait sous la main une fortune de dix mille livres sterling de rente.

« Vous voulez donc, monsieur, que je passe pour un lâche, répliqua George, et que notre nom soit déshonoré, par tendresse pour les écus de miss Swartz ? »

Cette objection jeta quelque incertitude dans l’esprit du vieillard ; mais, dominé par son entêtement naturel, il répondit :

« Demain, vous dînerez ici, monsieur, et, toutes les fois que miss Swartz y viendra, j’entends que vous soyez là pour lui faire votre cour. Si vous avez besoin d’argent, vous pouvez passer chez M. Chopper. »

Un nouvel obstacle s’élevait donc à la traverse des projets de George au sujet d’Amélia. Plus d’une conférence intime eut lieu à cette occasion entre lui et Dobbin. L’opinion de ce dernier nous est déjà connue ; et quant à George, une fois qu’il s’était mis une chose en tête, il ne s’arrêtait pas devant une difficulté de plus ou de moins.

La négrillonne restait tout à fait étrangère à cette conspiration tramée entre les principaux membres de la famille Osborne, et dont elle était l’objet. Bien plus, sa tutrice et amie ne lui avait rien laissé pénétrer, et l’héritière de Saint-Kitts prenait pour très-sincères les flatteries de ses jeunes compagnes. Sa nature impétueuse et ardente, comme nous avons eu occasion de le voir précédemment, répondait à ces démonstrations multipliées avec une chaleur toute tropicale. Et puis, il faut en convenir, elle trouvait une jouissance personnelle dans ses visites à Russell-Square ; elle y rencontrait un charmant garçon, George Osborne, en un mot. Les moustaches du jeune lieutenant avaient fait sur elle une vive impression le soir où elle les avait vues au bal de MM. Hulker, et comme nous le savons, elle n’était pas la première victime de leur puissance séductrice.

George savait prendre à la fois un air vaniteux et mélancolique, langoureux et hautain, derrière lequel il affectait de laisser entrevoir des passions, des secrets et tout un enchaînement mystérieux de peines de cœur et d’aventures. Sa voix avait des notes douces et sonores. Il disait : « Il fait chaud ce soir, » ou offrait une glace avec cet accent triste et sentimental qu’il aurait mis à annoncer à la même dame la mort de sa mère ou à lui faire une déclaration d’amour. Il regardait du haut de sa grandeur les jeunes lions de la société de son père et posait en héros parmi ces élégants de troisième ordre. Les uns riaient de lui et le détestaient, les autres, comme Dobbin, concevaient une admiration poussée jusqu’au fanatisme. Toujours est-il que ses moustaches commençaient à produire leur effet sur le petit cœur de miss Swartz et à l’enrouler de leurs vrilles capricieuses.

Toutes les fois qu’il y avait chance de voir George Osborne à Russell Square, cette naïve et excellente jeune fille n’avait point de paix qu’elle ne fût auprès de ses chères amies. C’était une dépense et un luxe de robes neuves, de bracelets et de chapeaux sur lesquels on ne ménageait pas les plumes. Elle donnait à sa parure tous les soins imaginables pour assurer son triomphe sur le conquérant, et avait recours à toutes ses séductions pour obtenir ses bonnes grâces. Quand les demoiselles Osborne lui demandaient de leur air le plus grave de faire un peu de musique, elle chantait ses trois romances et jouait ses deux morceaux avec un courage infatigable et un plaisir toujours croissant. Pendant que les demoiselles Osborne se livraient à ces délicieuses distractions, miss Wirt et la tutrice, se retirant dans un coin de la pièce, se mettaient à étudier le Dictionnaire de la Pairie et à parler noblesse.

Le lendemain du jour où George reçut l’ouverture de son père quelques instants avant le dîner, il s’étendit sur le sofa du salon, dans la pose la plus naturelle à un homme mélancolique et rêveur. D’après l’avis de son père, il avait passé, dans la journée, au bureau de M. Chopper. Le vieux commerçant donnait de grosses sommes à son fils, sans consulter, dans ses largesses, d’autre règle que son caprice. Ensuite, George s’était rendu à Fulham, où il était resté trois heures avec Amélia, sa chère petite Amélia, et enfin il était venu retrouver ses sœurs, aussi empesées dans leur maintien que leurs robes de mousseline. La société était réunie dans le salon ; les duègnes bavardaient dans leur coin, et l’honnête Swartz portait sa robe favorite de satin jaune, des bracelets de turquoise, des bagues à n’en plus finir, des fleurs, des plumes, et une collection de breloques et de brimborions qui la faisaient ressembler à la boutique d’une revendeuse à la toilette.

Les demoiselles de la maison, après des efforts inutiles pour tirer une parole de leur frère, se mirent sur le chapitre des modes et parlèrent de la dernière réception à la cour. George ne tarda pas à trouver ce babillage insupportable. Et puis ces tournures étaient-elles à comparer à celle de la petite Emmy ? Dans ces voix brusques et saccadées, ces jupes roides d’empois, qu’y avait-il de semblable à la douceur angélique, aux grâces modestes de sa bien-aimée ? La pauvre Swartz était justement assise à la place que prenait autrefois Emmy ; ses mains, couvertes de joyaux, s’étalaient en éventail sur sa robe de satin jaune ; ses broches et ses boucles d’oreille lançaient des lueurs rutilantes, et ses gros yeux semblaient vouloir se précipiter de leurs orbites. Elle exprimait dans toute sa personne la parfaite satisfaction du désœuvrement, avec un air qui disait à tout le monde : « Admirez-moi ! » Les deux sœurs trouvaient, du reste, que le satin lui allait à ravir.

« Le diable m’emporte, dit George en retrouvant le confident de son cœur, si elle n’avait pas l’air d’un mandarin chinois qui n’a rien à faire toute la journée qu’à branler la tête. Vrai Dieu, Will, j’étais démangé de l’envie de lui jeter le coussin du sofa. »

Il était parvenu toutefois à réprimer la pétulance de sa mauvaise humeur.

Ses sœurs se mirent à jouer la Bataille de Prague.

« Encore cet infernal refrain ! hurla George exaspéré, du sofa où il était couché. Vous voulez donc me rendre fou ! À la bonne heure si miss Swartz nous jouait quelque chose ; chantez-nous quelque chose, miss Swartz, ce que vous voudrez, à l’exception toutefois de la Bataille de Prague.

— Que désirez-vous ? Marie aux yeux bleus ou l’air de la Corbeille ? demanda miss Swartz.

— Il est fort joli, l’air de la Corbeille, reprirent en chœur les deux demoiselles Osborne.

— Connu ! cria de son sofa le misanthrope.

— Je puis vous chanter encore Fleuve du Tage, dit Swartz d’une voix doucereuse ; il ne me manque que les paroles. »

Là s’arrêtait le répertoire de la jeune fille.

« Oh ! oui, Fleuve du Tage, s’écria miss Maria ; nous avons la romance. »

Et elle alla chercher bien vite le recueil où elle se trouvait.

Or, cette romance, qui jouissait de la vogue du moment, avait été donnée aux deux sœurs par une de leurs amies, dont le nom était écrit sur la première page. Miss Swartz reçut de George les plus vifs applaudissements. C’était, en effet, une des romances favorites d’Amélia, et il ne l’avait pas oublié. L’héritière de Saint-Kitts, espérant sans doute qu’on la prierait de recommencer, jouait négligemment avec les feuillets de la musique, lorsque son œil rencontra le nom d’Amélia Sedley, écrit au haut du premier feuillet.

« Dites donc, s’écria miss Swartz en tournant vivement sur le tabouret, est-ce là mon Amélia ? l’Amélia qui était chez miss Pinkerton, à Hammersmith ? C’est elle, n’est-ce pas ? Comment va-t-elle ? où est-elle ?

— Ne répétez pas ce nom, s’empressa de dire Maria Osborne. Sa famille est bien coupable. Son père a abusé de la confiance du nôtre, et, quant à elle, son nom n’est plus prononcé ici. »

Maria Osborne se vengeait ainsi de la sortie de George au sujet de la Bataille de Prague.

« Êtes-vous l’amie d’Amélia ? demanda George en se redressant. Dieu vous le rende alors, miss Swartz. Ne croyez pas un mot de tout le bavardage de ces femmes. On n’a pas le moindre reproche à lui adresser. C’est la meilleur…

— Vous savez bien, George, que vous ne devez point parler ainsi, s’écria Jane tout effarée ; papa le défend.

— Je voudrais bien voir qu’on m’en empêchât, cria George en fureur ; je veux parler d’elle ; je dis que c’est la plus accomplie, la plus douce, la plus charmante des filles d’Angleterre. Que son père soit banqueroutier ou non, mes sœurs ne sont pas dignes de délier les cordons de ses souliers. Si vous l’aimez, allez la voir, miss Swartz, elle n’a plus beaucoup d’amis maintenant, et, je le répète, Dieu bénira ceux qui lui conservent quelque affection. Qui parle bien d’elle est mon ami ; qui en dit du mal est mon ennemi. Merci encore une fois, miss Swartz. »

Et, se levant, il alla lui serrer la main.

« Ah ! George fit une de ses sœurs d’une voix suppliante, ah ! George, que dites-vous là ?

— Je dis, répéta George d’un air de défi, que je remercie tous ceux qui aiment Amélia Sed… »

Il laissa son mot inachevé. Le vieil Osborne était dans la pièce, la face livide de colère ; ses yeux injectés de sang brillaient comme des charbons ardents.

Bien que George se fût arrêté tout court, le sang lui bouillonnait dans les veines, et tous les Osborne de la terre ne l’auraient pas fait reculer d’un pas. Maîtrisant bientôt son émotion, il répondit au regard menaçant du vieillard par un coup d’œil où se peignaient si bien la résolution et le défi, que celui-ci, tout interdit à son tour, porta les yeux d’un autre côté : il avait senti la résistance, et comprenait que la lutte était désormais inévitable.

« Mistress Haggistoun, votre bras pour aller à table ; donnez le vôtre à miss Swartz, George, » dit-il à son fils.

Et l’on se mit en marche.

« Miss Swartz, disait George à la riche héritière, j’aime Amélia, et nous sommes fiancés l’un à l’autre depuis nos plus jeunes années. »

Pendant le repas, George parla avec une volubilité qui le surprenait lui-même et irritait de plus en plus les nerfs de son père. On eût dit qu’il trouvait du plaisir à amonceler les nuages pour l’orage qui allait éclater après le départ des dames.

Mais il existait cette différence entre les deux champions, que le père écumait de rage et était tout hors de lui, tandis que le fils conservait le sang-froid et la clarté de pensées qui manquaient au vieillard, et se trouvait armé ainsi, non-seulement pour l’attaque, mais encore pour la riposte. Il ne se préoccupait point de la bataille, trouvant qu’il serait assez tôt d’y penser quand le moment serait enfin venu ; il mangea donc avec le plus grand calme et du meilleur appétit, attendant le signal pour commencer la mêlée.

Le vieil Osborne, au contraire, était en proie à une agitation nerveuse, vidant les verres les uns après les autres. Plus d’une fois il perdit le fil de ses idées dans sa conversation avec ses voisines, et le sang-froid de George redoublait encore sa colère. Il était presque fou de voir l’impassibilité de son fils à jouer avec sa serviette, à s’incliner profondément devant les dames qui se levaient pour partir, à leur ouvrir la porte, à remplir son verre, à en déguster à loisir le contenu, puis enfin à regarder son père entre les deux yeux, en ayant l’air de lui dire : « Messieurs de la garde, tirez les premiers. » Le vieillard voulut prendre du renfort, mais le carafon heurtait son verre dans un choc convulsif, sans arriver à le remplir.

Après avoir poussé un gros soupir, et avec la figure d’un homme qui suffoque, M. Osborne commença la charge.

« Vous êtes bien osé, monsieur, de venir prononcer devant miss Swartz, et dans mon salon, le nom de cette personne. Voyons, monsieur, pouvez-vous m’expliquer une pareille audace ?

— Prenez garde aux termes que vous employez, dit George ; votre mot d’oser sonne mal aux oreilles d’un capitaine de l’armée anglaise.

— Mon fils ne me dictera peut-être pas le choix des mots, monsieur. Quand je le voudrai, il n’aura pas dans sa poche un schelling vaillant ; quand je le voudrai, il sera aussi pauvre que le dernier des mendiants. Je parlerai comme il me plaît, poursuivit le vieillard.

— Bien que votre fils, je suis gentilhomme, monsieur, répondit George avec hauteur. Quelques avis que vous ayez à me donner, quelques ordres que vous vouliez me transmettre, je vous prie de me parler avec la politesse à laquelle j’ai droit de prétendre. »

Toutes les fois qu’il s’élevait à ce ton d’arrogance, le jeune officier portait son père au comble de la colère ou de la terreur. Le vieil Osborne redoutait chez son fils l’usage du grand monde et des belles manières, qui lui faisait complétement défaut ; car rien, en général, ne met plus mal à l’aise un manant que de sentir à côté de lui un homme de bon ton.

« Mon père n’a pas dépensé pour mon éducation tout ce que m’a coûté la vôtre, il n’a pas fait les mêmes sacrifices, et je ne lui ai pas coûté aussi cher. Si j’avais fréquenté la société où certains êtres peuvent vivre, grâce à moi, mon fils n’aurait peut-être pas tant de motifs de faire le fier, monsieur, et de tirer supériorité de ses airs de grand seigneur. »

Le vieil Osborne appuya en prononçant ces mots avec une intention ironique.

« De mon temps, on ne croyait pas qu’il fût d’un gentilhomme d’insulter son père. Si j’avais rien fait de pareil, monsieur, le mien m’aurait jeté à coups de pied à la porte, monsieur.

— Je ne vous ai point insulté, monsieur. Je vous ai seulement prié de vous souvenir que j’étais aussi gentilhomme que vous. Je sais très-bien que vous me donnez de l’argent à discrétion, continua George en serrant dans ses doigts un paquet de bank-notes que M. Chopper lui avait délivré le matin même. Mais vous en êtes fastidieux avec vos répétitions. Craignez-vous donc que je ne l’oublie ?

— Vous devriez avoir autant de mémoire pour tout le reste, monsieur, répliqua le père de plus en plus irrité ; vous devriez vous rappeler que dans cette maison, aussi longtemps que vous daignerez l’honorer de votre présence, je suis le maître, moi, que ce nom… et que vous… et je veux…

— Quoi, monsieur ? dit George avec un sourire moqueur ; et il remplit de nouveau son verre.

— Mille tonnerres !… s’écria son père avec un effroyable jurement, que ce nom des Sedley ne soit plus prononcé ici, monsieur ; non, je ne veux rien qui me rappelle cette damnée engeance !

— Ce n’est pas moi, monsieur, qui le premier ai mis en avant le nom de miss Sedley ; mes sœurs en disaient du mal à miss Swartz, et je me suis promis de la défendre en toute rencontre. Personne ne traitera légèrement ce nom en ma présence. Notre famille lui a déjà fait assez d’affronts, il est temps d’arrêter la calomnie devant la ruine de ces malheureux : le premier qui s’avisera de parler contre elle sentira le poids de ma main.

— Allez donc, monsieur, allez donc, dit le vieux père dont les yeux sortaient de leurs orbites.

— Oui, certes, monsieur ! Je prétends persévérer dans mes sentiments pour cette angélique jeune fille. Si je l’aime, vous n’avez qu’à vous en prendre à vous. J’aurais peut-être adressé mes hommages d’un autre côté, élevé mes vœux plus haut, en dehors de notre cercle étroit, mais je n’ai fait que vous obéir. Et maintenant que son cœur est à moi, vous me dites de l’abandonner, de la punir d’un crime dont elle est innocente, de causer sa mort peut-être, et tout cela pour les fautes d’autrui ! Voilà où seraient la lâcheté et la bassesse, voilà où serait l’infamie, dit George cédant à l’exaltation de son enthousiasme. Se jouer ainsi du cœur d’une jeune fille, d’un ange descendu du ciel au milieu de ce monde dont ses vertus exciteraient l’admiration, si sa douceur et son aménité ne réduisaient au silence les accusations de la haine ! Enfin, si je la délaissais, monsieur, croyez-vous qu’elle m’oublierait ?

— Il ne me convient point, monsieur, de prêter l’oreille à ce galimatias d’absurdités sentimentales, s’écria le père de George. Je ne donnerai point la main à un mariage qui ferait entrer des gueux dans ma famille. Du reste, à votre aise, monsieur, il ne tient qu’à vous de laisser envoler huit mille livres sterling de rentes quand vous n’avez qu’à vous baisser pour les avoir ; mais alors songez à faire votre paquet. Une fois pour toutes, voulez-vous faire ce que je vous dis, monsieur ?

— Épouser cette mulâtresse ? dit George en redressant les pointes de son faux-col ; je n’aime pas la teinture, monsieur. Vous ferez mieux d’envoyer chercher le nègre qui balaye à Fleet-Market ; pour moi, monsieur, je ne veux pas m’allier à la Vénus hottentote. »

M. Osborne s’élança furieux vers la sonnette qui d’ordinaire servait à faire venir le sommelier pour le bordeaux, et, d’une voix à moitié étouffée par la colère, il lui donna l’ordre de faire avancer un fiacre pour le capitaine Osborne.

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« C’est une affaire faite ! dit George entrant une heure après chez Slaughter avec une figure pâle et défaite.

— Quelle affaire, mon garçon ? » dit Dobbin.

George lui exposa tout au long ce qui s’était passé entre lui et son père.

« Je l’épouserai demain, dit-il avec un jurement. Ah ! Dobbin, Dobbin, chaque jour je sens mon amour grandir pour elle. »