La Foire aux vanités/2/20


CHAPITRE XX.

Où l’on voit au grand jour l’amabilité de lord Steyne.


Dans ses moments de générosité, lord Steyne ne faisait point les choses à demi, et les Crawley avaient pu en juger mieux que tous autres. Sa Seigneurie avait poussé la sollicitude jusqu’à se préoccuper de l’avenir du petit Rawdon, et avait fait entendre à ses parents qu’il était temps de l’envoyer à l’école. À cet âge, qu’y avait-il de plus profitable que l’émulation d’élève à élève, et ce premier frottement qui développe et le corps et l’esprit ? Le père objecta que ses moyens ne lui permettaient pas de faire entrer son fils dans une bonne pension ; la mère ajouta que Briggs était pour lui le meilleur maître qu’il pût avoir, et qu’elle l’avait poussé déjà assez loin dans l’anglais, le latin et les autres connaissances que l’on pouvait exiger à cet âge-là ; mais les propositions libérales du marquis de Steyne ne laissaient point de place à la réplique. Sa Seigneurie était administrateur du fameux collége de Whitefriars, autrefois couvent de moines de l’ordre de Cîteaux.

Bien que Rawdon n’eût jamais étudié d’autre livre que l’Almanach des Courses, et qu’il n’eût conservé d’autres souvenirs de ses humanités que celui des coups de férule qu’il avait reçus dans sa jeunesse à Éton, il éprouvait néanmoins pour les études classiques ce respect qu’il convient à tout gentilhomme anglais de ressentir, et se réjouissait à la pensée que son fils allait se bourrer de science et mériter de trouver place quelque jour dans la famille des savants. Malgré sa tendresse excessive pour son fils, malgré les mille liens qui l’attachaient à Rawdy et lui faisaient trouver en lui une consolation et une société, le colonel cependant consentit en bon père, à se séparer de lui et à faire le sacrifice de ses affections, de son bonheur, au bien-être et aux intérêts de son fils. Hélas ! il ne mesura l’étendue du sacrifice qu’au moment de la séparation.

Après le départ du petit garçon, il fut pris d’une tristesse et d’un abattement qu’il aurait vainement cherché à dissimuler, et dont n’approchait point le chagrin de l’enfant, ravi de ce changement d’existence et des nouvelles amitiés qu’il se permettait de faire. Becky se mit à rire quand le colonel, dans son langage inculte et décousu, voulut exprimer la douleur que lui causait le départ de l’enfant. Le pauvre garçon en ressentit plus vivement encore la perte qu’il faisait ; plus d’une fois il lui arriva de jeter un regard de tristesse sur le lit abandonné où couchait le petit garçon. C’était le matin surtout qu’il souffrait le plus de la privation de son fils. En vain il essayait d’aller faire tout seul la promenade qu’il faisait jadis avec le petit Rawdy : il était vivement affecté de cet isolement. Son seul plaisir fut alors dans la fréquentation des gens qui avaient les mêmes sentiments de tendresse que lui pour son fils. Il allait passer de longues heures auprès de l’excellente lady Jane, et causait avec elle de la bonne mine et des mille qualités de cet enfant bien-aimé.

La tante aimait beaucoup le neveu, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, et sa fille n’aimait pas moins son cousin ; aussi pleura-t-elle beaucoup lorsqu’il fallut se séparer. Le colonel sut un gré infini à la mère et à la fille de ces marques de tendresse, et leur sympathie l’encouragea à s’abandonner, en leur présence, à la vivacité de ses affections paternelles. Dans ses conversations intimes, il mettait à découvert les meilleurs et les plus honnêtes mouvements de son âme. Avec l’affection de lady Jane, il gagnait encore son estime par les sentiments qu’il lui manifestait et qu’il était obligé d’étouffer en présence de sa femme. Désormais, les deux belles-sœurs se voyaient le moins possible. Les affectueuses dispositions de lady Jane ne réussissaient qu’à faire sourire Rebecca, tandis que la nature douce et bienveillante de cette dernière ne pouvait que se révolter d’une sécheresse de cœur aussi grande.

Les mêmes causes tendaient à opérer une scission semblable entre Rawdon et sa femme, bien qu’il fît tous ses efforts pour se faire illusion à ce sujet. Rebecca, du reste, s’inquiétait fort peu de l’éloignement qu’elle inspirait à son mari. Existait-il au monde un être ou une chose capable de la toucher ou de l’émouvoir ? Son mari était à ses yeux un esclave, ou au moins son très-humble serviteur ; après cela, qu’il fût triste ou chagrin, elle s’en préoccupait fort peu et l’accueillait toujours avec le dédain sur les lèvres. Sa pensée dominante était de se grandir dans l’opinion du monde et de jouir des plaisirs qu’il peut procurer ; elle était bien du reste d’un tempérament à y prendre une position élevée.

L’honnête Briggs fut chargée de préparer le trousseau du petit Rawdon. Molly, la femme de chambre, sanglotait en disant adieu au petit bambin, Molly, toujours bonne et fidèle, bien que depuis longtemps on ne lui payât plus de gages. Mistress Becky ne voulut point prêter sa voiture à Rawdon pour accompagner son fils à la pension. Un équipage dans la Cité, par exemple ! un fiacre était bien assez bon. Becky ne chercha point son fils pour lui donner une dernière caresse avant le départ, et Rawdy ne chercha pas davantage sa mère pour l’embrasser. Et pourtant il donna un baiser à sa vieille Briggs, à l’égard de laquelle il se montrait très-économe de caresses, et il s’efforça de la consoler de son mieux en lui promettant de venir tous les dimanches à la maison pour qu’elle pût le voir tout à son aise. Tandis que le fiacre se dirigeait du côté de la Cité, l’équipage de Becky arrivait au grand trot au Parc, dans les allées duquel l’élégante petite femme se mit à se promener, entourée d’une douzaine de jeunes élégants, tandis que le père et le fils franchissaient le seuil de l’ancien collége, et que Rawdon, après y avoir laissé l’objet de ses plus chères affections, revenait accablé de la tristesse la plus légitime et la plus honnête que le pauvre garçon eût éprouvée depuis son jeune âge. Il rentra chez lui la tête basse et la mort dans le cœur ; il dîna tout seul avec Briggs, qu’il traita fort bien et à laquelle il montra beaucoup de reconnaissance pour les soins et l’affection qu’elle témoignait au petit garçon. Et puis il s’en voulait, au fond de sa conscience, pour les emprunts faits à Briggs et pour la part qu’il avait eue dans les fourberies de sa femme. Ils causèrent longuement du petit Rawdon, car Becky ne rentra que pour s’habiller et ensuite aller dîner en ville. Rawdon, de son côté, partit tout chagrin pour aller prendre le thé avec lady Jane et lui rendre compte de la manière dont il s’était exécuté, du courage et de la résolution du petit Rawdon dans cette conjoncture.

Comme protégé de lord Steyne, comme neveu d’un membre des Communes, comme fils d’un colonel chevalier du Bain, dont le nom se lisait souvent dans le Morning-Post à l’article Causeries des salons, les hauts fonctionnaires du collége se montrèrent fort disposés à traiter l’enfant avec bienveillance. Il avait les poches remplies d’argent et le dépensait à régaler ses camarades de tartes à la groseille et autres friandises. Les samedis il venait chez son père, pour qui c’était le plus beau jour de la semaine. Quand il était libre, Rawdon conduisait l’enfant au théâtre, ou l’y envoyait avec le domestique. Rawdon était ravi de lui entendre raconter ses histoires de pension, ses batailles avec ses camarades. Avant peu, il finit par savoir le nom de tous les maîtres et de la plupart des enfants aussi bien que le petit Rawdon lui-même ; et il s’efforçait de ne point paraître non plus trop étranger à la grammaire latine, lorsque son fils lui faisait part du point où il en était arrivé.

« Travaille, mon garçon, lui disait-il, en prenant un air de gravité ; en ce monde, un homme ne vaut que par son travail ; c’est par le travail seul qu’on arrive. »

Les dédains de mistress Crawley à l’égard de son mari devenaient de jour en jour plus visibles.

« Faites ce qu’il vous plaira… allez dîner où bon vous semble… allez prendre votre bière ou votre absinthe au café comme il vous plaira, si mieux n’aimez aller geindre auprès de lady Jane ; seulement n’attendez pas que j’aille me faire du mauvais sang à cause de cet enfant. Il faut bien que je prenne soin de vos affaires, puisque vous ne savez pas en prendre soin vous-même. Où seriez-vous maintenant, je vous le demande, si je vous avais abandonné à vos propres forces ? quelle mine feriez-vous dans le monde, si je n’avais toujours été là pour vous diriger ? »

Ce qu’il y a de certain, c’est que, dans tous les salons où allait Becky, on s’inquiétait peu du pauvre Rawdon, et que même maintenant on invitait la femme sans le mari. Quant à mistress Rawdon, il semblait désormais qu’elle n’eût jamais vécu en dehors du grand monde, et, lorsque la cour prenait le deuil, elle se mettait en noir de la tête aux pieds.

Une fois qu’il eut été pourvu à l’avenir du petit Rawdon, lord Steyne, qui portait aux affaires de Crawley le même intérêt que si elles eussent été les siennes, trouva que le départ de Briggs serait une réforme utile au budget des dépenses ; Becky était d’ailleurs assez entendue pour tenir elle-même sa maison. Il a été dit dans un précédent chapitre que le noble lord avait fourni à sa protégée les moyens de payer l’emprunt fait à Briggs, et celle-ci n’en continuait pas moins à rester à Curzon-Street. Milord en tira la fâcheuse conclusion que mistress Crawley avait employé son argent à quelque autre usage que celui pour lequel il le lui avait si libéralement donné. Lord Steyne ne poussa pas la simplicité jusqu’à demander à Becky une explication à ce sujet : il était sûr d’avance qu’elle aurait mille excellentes raisons à lui opposer pour justifier l’emploi de cet argent ; mais il résolut toutefois d’en avoir le cœur net, et conduisit cette affaire avec une délicatesse et une habileté merveilleuses.

Un jour où mistress Rawdon était à la promenade, milord se présenta au petit hôtel de Curzon-Street. Il demanda à Briggs une tasse de café, lui raconta qu’il avait de bonnes nouvelles du petit collégien ; enfin il manœuvra si bien qu’au bout de cinq minutes il sut d’elle que tout ce qu’elle avait reçu de mistress Rawdon se bornait à une robe de soie, cadeau qui avait fait tressaillir son cœur de reconnaissance.

Milord souriait en écoutant ce récit candide et naïf ; la vertueuse Rebecca lui avait en effet dépeint dans le plus grand détail la satisfaction que Briggs avait éprouvée en recevant son argent, qui se montait à une somme de onze cent vingt-cinq livres. Becky lui avait en outre indiqué le placement de cette somme, lui avait exprimé sa douleur d’avoir eu à se séparer d’un aussi joli capital.

« Qui sait, avait pensé la petite enchanteresse, si milord ne se laissera point aller à ajouter quelque chose encore ? »

Mais milord s’était abstenu d’une pareille générosité, persuadé, sans aucun doute, qu’il s’était déjà montré assez libéral.

Ces premières confidences excitèrent la curiosité de milord, qui demanda alors à miss Briggs des détails sur l’état de ses affaires, et la candide créature fit au noble lord un exposé fidèle de sa situation. Elle ne lui fit grâce d’aucun détail, depuis le legs que lui avait laissé miss Crawley. Ce qui lui donnait, pour cette partie de son avoir, une entière sécurité, c’est que M. et mistress Rawdon avaient bien voulu faire des démarches auprès de sir Pitt pour assurer, par son entremise, un placement des plus avantageux. Milord demanda à Briggs quel était le chiffre de la somme qu’elle avait ainsi confiée aux mains du colonel ; elle lui dit qu’elle montait à six cents et quelques livres.

Mais à peine l’honnête Briggs eut-elle donné tous ces détails à lord Steyne, qu’elle se repentit de son indiscrète franchise et pria milord de n’en rien dire à M. Crawley. Le colonel était si bon pour elle, M. Crawley pourrait se trouver offensé de son bavardage et lui rendre son argent ; et où trouver alors un placement aussi sûr et aussi avantageux ?

Lord Steyne lui promit en riant de ne point abuser de ces communications, et, lorsqu’il la quitta, il paraissait d’une bonne humeur qui ne lui était pas ordinaire.

« Quel démon ! se disait-il en lui-même ; quelle merveilleuse nature pour la comédie et l’intrigue ! Il s’en est fallu de bien peu que l’autre jour encore, avec ses cajoleries, elle n’ait réussi à m’arracher de nouveaux subsides. Elle rendrait des points à toutes les femmes de son espèce que j’ai rencontrées dans ma vie, et cependant j’en ai vu de bien des sortes ; mais toutes étaient bien novices à côté d’elle, et moi-même je ne suis qu’un enfant, qu’un jouet entre ses mains, une tête folle qui, avec elle, ne sait plus ce qu’elle fait. Pour l’intrigue et le mensonge, il n’y a personne qu’on puisse lui comparer ! »

Cette nouvelle preuve d’adresse accrut considérablement l’admiration que Becky inspirait au noble lord : faire donner de l’argent, ce n’était rien ; mais en faire donner deux fois plus qu’on n’en a besoin et ne payer personne, c’était là le beau, le sublime de la chose. « Crawley lui-même, pensait milord, n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, il a fort bien joué son rôle dans cette intrigue. À l’expression de sa figure, à sa manière d’être, qui aurait pu croire qu’il était pour quelque chose dans tout ce trafic d’argent ? et cependant c’est lui qui a fait tirer à sa femme les marrons du feu pour en profiter ensuite. »

Pour nous, qui sommes dans le secret, nous avons pu voir que, sous ce rapport, milord se trompait singulièrement. Cette croyance, du reste, modifia singulièrement la manière d’être de milord à l’égard du colonel, il supprima désormais tous ces semblants d’égards qu’il avait eus jusque-là pour le mari de Becky. Jamais le protecteur de mistress Crawley n’aurait été s’imaginer que cette petite dame avait gardé l’argent pour elle ; et quant au colonel Crawley, il le jugeait d’après les autres maris qu’il avait rencontrés dans le cours de son existence, si mêlée d’aventures amoureuses. Milord avait acheté tant d’hommes dans sa vie, qu’on pouvait bien lui pardonner de croire que le colonel était aussi vénal que les autres.

À la première occasion où lord Steyne se trouva seul avec Becky, il s’empressa d’un ton de belle humeur de lui faire compliment de la manière adroite et fine dont elle savait se procurer l’argent dont elle avait besoin. Bien que Becky fût prise au dépourvu, son embarras ne fut pas long ; cette estimable créature n’avait recours au mensonge que lorsqu’elle n’avait pas d’autre voie pour se tirer d’affaire ; mais alors elle s’en acquittait avec le plus parfait aplomb. Au bout d’une seconde, elle avait trouvé une histoire très-plausible et des mieux appropriées à la circonstance, qu’elle se mit à débiter à lord Steyne : elle lui avoua que dans ses déclarations précédentes elle l’avait trompé, indignement trompé, mais à qui la faute ?

« Ah ! milord, continua-t-elle, vous ne saurez jamais toutes les tortures, toutes les souffrances qui ont assiégé mon sommeil dans le secret de mes nuits. Devant vous, je suis gaie et joyeuse ; mais qui vous dira tout ce qu’il me faut endurer lorsque vous n’êtes plus là pour me protéger ? Mon mari, par les menaces et les traitements les plus barbares, m’a forcée de vous demander cette somme, et, dans la prévision de vos questions à ce sujet, il m’a dicté d’avance ce que j’aurais à vous répondre ; il a pris cet argent que vous m’avez remis, me disant qu’il se chargeait de payer Briggs ; m’était-il permis de douter de sa parole ? Pardonnez à un homme aux abois le tort qu’il vous a fait, et prenez en pitié la plus malheureuse des femmes. »

En prononçant cette tirade pathétique, mistress Rawdon fondait en larmes. Jamais la vertu persécutée n’avait étalé une douleur aussi séduisante.

Le protecteur et la protégée, pendant une promenade en voiture qu’ils firent ensuite à Regent’s-Park, eurent ensemble une longue conversation dont il est inutile de rapporter ici les détails. Ce qu’il suffit de savoir, c’est qu’en rentrant chez elle, Becky courut à sa chère Briggs avec une figure rayonnante, et lui annonça qu’elle lui apportait de bonnes nouvelles. Lord Steyne était bien le plus noble et le plus généreux des hommes ; il ne cherchait que les occasions et les moyens de faire le bien. Maintenant que le petit Rawdon était placé au collége, elle avait désormais moins besoin d’un aide et d’une compagne. Son cœur saignait à la pensée de se séparer de sa chère Briggs, mais l’économie la plus stricte lui était imposée par les difficultés de sa position. Ce qui adoucissait ses regrets, c’était la pensée que sa chère Briggs allait, grâce à la générosité de lord Steyne, se trouver dans une position bien préférable à celle qu’elle pouvait lui offrir dans sa modeste demeure. Mistress Pilkington, l’intendante de Gauntley-Hall, était, par suite des années et des rhumatismes, dans un état de faiblesse qui ne lui permettait plus d’exercer la surveillance nécessaire dans un aussi vaste château. Il fallait donc songer à la remplacer ; c’était une position magnifique. La famille allait tout au plus une fois en deux ans à Gauntley. Pendant tout le reste du temps, l’intendante était reine et maîtresse dans ce magnifique domaine ; elle tenait table ouverte et recevait la visite du clergé des environs et des personnes recommandables de tout le comté ; en fait, elle était la dame châtelaine de Gauntley. Les deux intendantes qui avaient précédé mistress Pilkington avaient épousé les vicaires de Gauntley, et s’il n’en était pas advenu de même pour mistress Pilkington, c’est qu’elle était la tante du vicaire actuel. En attendant sa nomination définitive, elle n’avait qu’à aller voir mistress Pilkington et s’assurer par elle-même que c’était une position qui lui conviendrait.

Les mots nous manquent pour décrire avec quels transports de reconnaissance Briggs accueillit cette nouvelle. La seule condition qu’elle mit à son acceptation fut que le petit Rawdon viendrait la voir au château ; cette promesse ne coûtait pas beaucoup à Becky. Lorsque Rawdon rentra, elle courut lui annoncer cette bonne nouvelle ; Rawdon fut ravi, enchanté : il se sentait débarrassé d’un grand souci, celui du remboursement de Briggs. Toutefois, son esprit n’était pas encore parfaitement satisfait. Il raconta au petit Southdown ce que lord Steyne avait fait, et le petit Southdown le regarda d’un air qui éveilla dans son esprit de nouveaux soupçons.

Il fit part à lady Jane de cette nouvelle marque de bonté que venait de lui donner lord Steyne ; en apprenant cela, lady Jane prit une physionomie toute singulière, et il en fut de même de sir Pitt.

« Elle est trop vive, trop… gaie, dirent-ils à Rawdon ; vous avez tort de la laisser courir ainsi toute seule les fêtes et les réunions. Il faudrait l’accompagner partout où elle va, ou au moins mettre quelqu’un auprès d’elle, quand ce ne serait qu’une des sœurs de Crawley-la-Reine, et encore, pour une femme comme elle, il n’y aurait pas là de quoi la retenir beaucoup. »

Sans doute il était nécessaire que quelqu’un fût auprès de Becky. Mais l’honnête Briggs ne devait pas pour cela laisser échapper l’offre brillante qui lui était faite. Elle prépara donc ses paquets et se disposa à se mettre en route. Voilà comment les deux postes avancés du ménage de Rawdon tombèrent aux mains de l’ennemi.

Sir Pitt alla un jour chez sa belle-sœur pour démêler les motifs du départ de Briggs et s’éclairer également sur quelques autres points non moins délicats. Vainement elle tenta de lui faire comprendre combien était nécessaire pour son mari la protection de lord Steyne, combien il serait cruel de priver Briggs des avantages qu’on lui offrait ; les cajoleries, les sourires, les caresses de Becky ne purent avoir raison de sir Pitt, et il eut quelque chose de fort semblable à une querelle avec Becky, pour laquelle il professait naguère encore une si haute admiration.

Il lui parla de l’honneur de la famille, de la réputation immaculée des Crawley. Il lui reprocha avec indignation l’accueil trop facile qu’elle faisait à tous ces jeunes Français, à tous ces jeunes étourdis à la mode, enfin à lord Steyne lui-même, dont la voiture semblait avoir pris racine à sa porte et qui passait chaque jour des heures entières en tête-à-tête avec elle. On commençait à jaser dans le monde de l’assiduité de ces visites. Comme chef de la famille, il la suppliait d’être plus réservée dans sa conduite. Mille bruits fâcheux circulaient déjà sur son compte. Lord Steyne, malgré sa haute position et la supériorité de son talent, était un homme dont les attentions ne pouvaient que compromettre une femme. Il la priait, la conjurait, et, s’il le fallait, lui commandait, en sa qualité de beau-frère, d’apporter la plus grande retenue dans ses rapports avec le noble lord.

Becky promit tout ce que lui demanda sir Pitt ; mais lord Steyne continua à lui rendre d’aussi fréquentes visites que par le passé, et la colère de sir Pitt en redoubla. Je ne sais trop si lady Jane fut bien aise ou fâchée de cette brouille survenue entre son mari et sa belle-sœur. Lord Steyne continua ses visites, sir Pitt cessa les siennes, et sa femme fut aussi d’avis de couper court à tout rapport avec le noble lord et de refuser pour la soirée des charades l’invitation que lui avait adressée la marquise ; mais sir Pitt jugea qu’il convenait de s’y rendre, Son Altesse Royale devant s’y trouver.

Sir Pitt se retira du moins de très-bonne heure, et sa femme s’applaudit intérieurement de ce prompt départ. Becky avait à peine dit quelques mots à son beau-frère et n’avait pas même daigné reconnaître sa belle-sœur. Pitt Crawley déclara que c’était une petite impertinente, et flétrit avec une grande énergie d’expression l’inconvenance de ces jeux scéniques et de ces travestissements burlesques dans lesquels sa belle-sœur avait figuré. Les charades une fois terminées, il prit à part son frère Rawdon, et le tança vertement d’avoir été se compromettre dans de pareilles mascarades et d’avoir permis à sa femme de se produire dans ces honteuses bouffonneries.

Rawdon l’assura qu’il se tiendrait pour averti à l’avenir. Déjà, sous l’influence des avis de son frère et sa belle-sœur, il était presque devenu le modèle et l’exemple des vertus domestiques. Il avait abandonné le club et le billard et ne quittait plus la maison ; il accompagnait Becky dans toutes ses promenades en voitures et, coûte que coûte, il la suivait dans tous les salons. Toutes les fois que lord Steyne faisait sa visite à Curzon-Street, il était sûr d’y rencontrer le colonel. Quand Becky voulait sortir seule, ou qu’elle recevait des invitations sans qu’il y en eût pour son mari, celui-ci y mettait un veto absolu ; et dans ces occasions la voix du colonel prenait une expression qui commandait l’obéissance. La petite Becky paraissait charmée de ce redoublement de galanterie de la part de Rawdon, et, si parfois il était grondeur, elle ne lui rendait point la pareille. Dans le monde, comme dans le tête-à-tête, elle avait toujours pour lui un sourire sur les lèvres et veillait à tout ce qui pouvait contribuer à son plaisir ou à son divertissement. La lune de miel était passée depuis longtemps, et cependant c’était toujours de la part de Becky mêmes prévenances, même gaieté, même franchise et même confiance.

« Que je suis contente, lui disait-elle à la promenade, de vous avoir ici à mes côtés au lieu de cette vieille folle de Briggs ! Sortons toujours ainsi ensemble, mon cher Rawdon, que ce serait gentil et que nous serions heureux, si nous avions seulement un peu de fortune ! »

S’il s’endormait après dîner dans son fauteuil, il ne trouvait point en face de lui, à son réveil, une figure boudeuse, maussade et portant l’expression du reproche ; sa femme, au contraire, lui envoyait ses plus frais et ses plus caressants sourires, puis le couvrait de baisers et de tendresses. Alors il ne s’expliquait plus les soupçons qui avaient pu naître dans son cœur. Des soupçons ? oh, jamais ! ces doutes absurdes, ces craintes aveugles n’étaient que les fantômes d’une jalousie ridicule. Elle l’aimait avec ce même amour passionné qu’elle lui avait toujours témoigné, et, si elle marchait au milieu des triomphes du monde, il ne fallait en accuser que la nature, qui l’avait faite pour attirer les cœurs partout où elle se présentait. Y avait-il une femme capable de causer, de chanter ou de faire quoi que ce soit comme elle ? « Ah ! si seulement, se disait alors Rawdon, elle avait un peu de tendresse pour son fils ! » Mais la mère et le fils n’avaient point une inclination bien vive l’un pour l’autre.

Ce fut au milieu de ces incertitudes et de ces anxiétés que survint l’incident mentionné au dernier chapitre, et que l’infortuné colonel se trouva retenu prisonnier loin de chez lui.