Imprimerie ouvrière Randé et Durand (p. 119-146).

VI.


— Dans tes précédentes argumentations, tu as cherché à prouver, avec quelque apparence de vérité, je l’avoue, que la foi et l’illusion ont eu une grande influence sur l’esprit des apôtres, et que les miracles de Jésus ne furent, en somme, qu’un effet de leur imagination et de leur ignorance.

Il est vrai que, sur des esprits simples et naïfs, mais à fortes passions, l’imagination a souvent une influence prépondérante et, constamment préoccupée d’un même objet, elle peut aller jusqu’à faire prendre pour réalités les rêves et les visions qu’elle provoque.

Pourtant, de ce que l’imagination confond l’illusion avec la réalité, il ne s’ensuit pas qu’on doive l’invoquer partout où elle peut se manifester. Que les apôtres aient pris pour un miracle la cure ordinaire d’une maladie, ou le souffle du vent pour le saint-esprit ; qu’ils aient pris une ombre pour une apparition, et un songe pour une vision, c’est admissible. Mais traiter d’illusions ce qu’ils ont vu en plein jour, à plusieurs reprises et dans des lieux différents ; considérer, en un mot, les apparitions de Jésus comme un effet de leur imagination, alors que leur esprit n’en était nullement préoccupé, puisqu’ils se refusèrent à croire à la résurrection de leur maître, jusqu’à ce que celui-ci les eût touchés de ses mains, qu’il eût mangé avec eux et qu’il leur eût parlé, c’est vouloir nier l’évidence et faire jouer à l’illusion un rôle trop considérable.

Et puis si l’illusion est une erreur des sens ou une fausse appréciation, elle a toujours un point de départ : il y a confusion, mais il y a quelque chose. Le rabbi a confondu un chat avec un démon, mais il y a eu un chat ; les disciples ont confondu leurs rêves avec des visions, mais il y a eu rêve. Mais ne pas voir ce qui aurait dû être visible, trouver le vide à la place où était un corps, entrer dans le caveau, toucher les linceuls qui enveloppaient ce corps, chercher partout et ne rien découvrir, est-ce aussi une illusion ?

— Je partage complètement ta manière de voir. Il est impossible de mettre sur le compte de l’imagination les constatations des apôtres. Le corps de Jésus a réellement disparu du tombeau, les disciples ont réellement vu leur maître, en chair et en os, après sa prétendue mort sur la croix…

— Après sa prétendue mort !… Que tu n’admettes pas la résurrection de Jésus, je le comprends, autrement tu serais un croyant comme moi, mais que tu contestes aussi sa mort, voilà ce que j’entends pour la première fois.

— Je ne conteste pas la mort de Jésus, je conteste sa mort sur la croix. Cela paraît t’étonner, et cependant les évangiles eux-mêmes nous font comprendre ce qu’il faut entendre par la mort de Jésus. Il n’est pas besoin de grands efforts d’imagination pour démêler la vérité. La tragédie du Golgotha fut trop brutale pour ne pas avoir été assez exactement décrite dans ses grandes lignes. On n’a qu’à laisser de côté tout le fatras des phénomènes surnaturels constatés par des hommes ignorants et naïfs dont les esprits, troublés par la douleur, cherchaient une consolation.

Pour reconstituer le drame qui s’est accompli et suivre les événements qui se sont succédé, on n’a qu’à se reporter aux faits et aux circonstances qui ont accompagné l’exécution de Jésus, et aux apparitions successives de celui-ci à ses disciples. Ce sont autant de témoignages qui viendront à l’appui de la thèse que je viens d’émettre.

Et d’abord, un fait hors de doute, c’est la disparition du corps de Jésus du tombeau. Impossible de faire jouer, ici, un rôle quelconque à l’imagination. Comme tu l’as dit, l’illusion est une fausse appréciation, une erreur des sens ; elle nous fait voir ce qui n’est pas, mais elle ne nous cache pas ce qui se voit. Certes, si de la disparition du corps de Jésus nous n’avions que le témoignage de Marie-Magdelaine, on pourrait douter de sa véracité. Elle n’est pas entrée dans le tombeau, elle n’a fait qu’y jeter un coup d’œil et elle pouvait voir trouble ; les larmes l’empêchant de bien distinguer[1]. Mais cette disparition a été constatée par deux disciples[2] et par le soldat de garde[3]. Comme tu le disais : ils ont pénétré dans le caveau, touché les linceuls, cherché partout[4]. Du reste, les adversaires mêmes de Jésus étaient convaincus de ce fait, puisqu’ils avaient répandu le bruit que le cadavre avait été dérobé, pendant la nuit, par les disciples[5]. Le corps de Jésus a donc été enlevé. Mais par qui, et pourquoi ?…

Aujourd’hui une pareille constatation donnerait lieu à une déclaration et à une enquête judiciaires. Mais, à l’époque, tout fait insolite trouvait son explication surnaturelle. L’idée d’un délit ou d’un évènement dramatique ne pouvait même pas venir à l’esprit des apôtres, qui voyaient partout le doigt de Dieu. Comme je l’ai dit déjà, la mort de Jésus les avait plongés tout d’abord dans un profond découragement. Pendant quelques moments, ils doutèrent presque de lui. La froide raison glaça un instant leurs sentiments. Mais leurs cœurs étaient plus grands que leurs esprits, et l’amour sortit vainqueur de cette lutte courte mais terrible. Déjà, avant d’avoir revu Jésus vivant, ils l’avaient presque ressuscité dans leurs cœurs… Quoi ! Le corps de leur maître a disparu !… Mais alors, miracle !… Jésus est monté au ciel[6] !… Élie n’y est-il pas monté vivant !… Jésus n’était-il pas aussi grand prophète que lui ?… Pourquoi Dieu aurait-il laissé pourrir son corps dans le sépulcre[7] ?… Certainement, les anges l’ont enlevé[8]

Les Pharisiens, plus instruits et moins crédules, ne s’arrêtent même pas à ces naïves consolations des esprits simples. Ils accusent catégoriquement les disciples d’avoir dérobé le corps[9]. Cette accusation serait-elle fondée ? Mais tout ce que nous savons des apôtres proteste contre elle. Ils étaient trop honnêtes et avaient des sentiments trop élevés, pour recourir à une supercherie aussi grossière. Ils furent, du reste, les premiers à douter de la disparition du corps de Jésus[10], et ne se rendirent à l’évidence qu’après avoir constaté le fait[11]. De même pour la résurrection, ils ne l’admirent qu’après avoir revu leur maître en chair et en os[12], et surtout après que Jésus leur eut expliqué certains passages des écritures concernant la résurrection du Christ[13].

À quelle cause devons-nous donc attribuer la disparition du corps ? Essayons de la trouver.

Comme nous l’avons vu, l’accusation portée par les Pharisiens était erronée, mais ne reposait-elle sur aucun indice les autorisant, en quelque sorte, à concevoir un pareil soupçon ; ou bien était-elle faite de mauvaise foi, comme le prétend Saint-Matthieu[14] ? On peut affirmer que cette accusation, si elle était erronée, n’était pourtant pas due à la mauvaise foi. Les Pharisiens devaient avoir certaines raisons pour accuser les disciples d’un pareil sacrilège, et ce qui le prouve, c’est qu’ils avaient soupçonné l’enlèvement du corps, bien avant qu’il n’ait été constaté[15]. Or, ce soupçon, comment leur serait-il venu, s’ils n’avaient pas eu connaissance de quelque complot ayant pour but de dérober le cadavre de leur ennemi ?…

La version de saint Matthieu, d’après laquelle les Pharisiens portèrent cette accusation parce qu’ils avaient entendu Jésus dire à ses disciples qu’il ressusciterait trois jours après sa mort[16], est inadmissible. Les évangélistes n’avouent-ils pas que les disciples ne voulurent pas croire à la disparition du corps de Jésus du tombeau[17], et que Jésus eut une peine infinie à les convaincre de sa résurrection[18] ? Si vraiment Jésus les avaient prévenus de cette résurrection prochaine, comme le prétendent les évangiles[19], ils n’auraient, certes, eu aucun doute sur la réalité de ces choses, et surtout la mort de leur maître ne les eut pas plongés dans un si profond découragement[20]. Les paroles prêtées à Jésus sont donc fausses, inventées par les évangélistes. Et par conséquent le soupçon des Pharisiens devait provenir d’une autre cause : de la connaissance de quelque complot. Mais ce dont ils ne se doutaient pas, c’est qu’il y avait complot, non pas pour dérober un cadavre, mais pour sauver un vivant ; ce qu’ils ignoraient, comme tout le monde, du reste, c’est que Jésus avait été descendu de la croix, non pas mort, mais endormi par quelque breuvage narcotique, mis dans le tombeau, rappelé à la vie par des amis dévoués, et réellement vu en pleine santé, quelques jours après, par ses disciples.

Je viens de dire que personne ne se doutait que Jésus ne fut pas mort sur la croix. Il est possible, cependant, que Pilate conçut quelque soupçon de la vérité. En effet, lorsqu’un des partisans de Jésus vint lui réclamer le corps de son maître, il ne voulut pas croire que celui-ci fut déjà mort, et il appela un centenier pour l’interroger à ce sujet[21]. C’est qu’il y avait de quoi s’étonner ; à peine quelques heures s’étaient-elles écoulées depuis l’exposition de Jésus sur la croix[22] qu’il expirait brusquement[23]. Or, ce n’est pas ainsi que les choses se passaient habituellement avec les crucifiés. La mort ne survenait qu’après plusieurs jours d’exposition, de privation de nourriture, et même était-on souvent obligé de briser les membres aux suppliciés pour hâter leur mort.

À quoi attribuer cette fin brusque de Jésus, qui étonna si fortement Pilate ? Si celui-ci avait continué à interroger le centenier, son étonnement aurait certainement fait place à une conviction, son soupçon à une certitude. Il aurait appris que Jésus était censé avoir rendu l’esprit tout de suite après avoir bu quelques gouttes de vinaigre[24]. Coïncidence vraiment bien étrange, et que les évangélistes ont omis — on ne pense pas à tout — d’expliquer par quelque citation des prophètes.

Mais, écoutons saint Jean, il va nous donner, peut-être, le mot de l’énigme, et peut-être aussi un nouveau sujet d’étonnement, qui, joint au précédent, pourra, tout en l’expliquant, nous éclairer sur cette mort extraordinaire.

C’est le vendredi que Jésus fut crucifié entre deux malfaiteurs. Le sabbat allait bientôt commencer, et il ne fallait pas que les corps fussent exposés sur la croix pendant ce jour solennel. On demande à Pilate de faire rompre les membres aux suppliciés pour qu’on puisse les enterrer avant la nuit. Les soldats rompent les jambes aux deux malfaiteurs, mais ils épargnent Jésus[25]. Pourquoi ?… Parce que, dit saint Jean, il était déjà mort[26], et pour que les paroles de l’Écriture soient accomplies : « aucun de ses os ne sera rompu[27]. » Il est évident que si l’on avait rompu les jambes de Jésus, saint Jean aurait trouvé d’autres paroles de l’Écriture où il est dit tout l’opposé.

Mais écoutons-le encore. L’un des soldats perce le flanc de Jésus[28]. « À peine, dit Jean, le flanc de Jésus fut-il percé, que le sang sortit aussitôt[29]. » Mais alors, si le sang est sorti par la blessure, Jésus n’était pas encore mort, le sang ne coule pas de la plaie d’un cadavre. Donc, Jésus était vivant, et c’est pour ne pas l’achever, comme les deux autres crucifiés, qu’on ne lui a pas rompu les membres. La blessure faite à son flanc était une simple piqûre qui ne pouvait pas le tuer, mais qui sauvait ainsi les apparences.

Ce qui vient à l’appui de ce que je viens de dire, et qui confirme l’hypothèse d’un complot, c’est ce fait vraiment singulier que, malgré tous les bruits, toutes les versions circulant autour du tombeau vide, alors que les apôtres, les femmes, les gardes, les pharisiens, tous, amis comme ennemis, étaient instruits de la disparition inexplicable du cadavre, on ne voit pas figurer parmi eux Joseph d’Arimathie, celui qui, au risque de se compromettre, avait réclamé à Pilate le corps de Jésus[30] pour l’enterrer dans son jardin, et qui aurait dû être le premier à s’inquiéter de cette disparition.

Que penser, en effet, d’un homme qui, mettant le corps de Jésus dans son propre tombeau[31] et s’en constituant par cela même le gardien responsable, ne s’émeut nullement et ne paraît même pas lorsque ce tombeau est trouvé vide ? En l’absence de ce témoin, n’est-on pas en droit d’admettre que, sachant à quoi s’en tenir sur la disparition du corps, il se dérobait, et, comme on dit vulgairement, faisait le mort ?

Mais chose plus étrange encore, pas un des frères de Jésus n’est présent à cette scène, et non seulement aucun de ses frères, mais aussi sa propre mère ! Marie n’est même pas avec les femmes qui vont au sépulcre porter les parfums ! Marie déserte le tombeau de son fils !

Cette absence de la mère de Jésus est d’autant plus a considérer que son amour maternel aurait dû la conduire la première au sépulcre de son enfant, lorsque la disparition du corps fut connue, pour protester contre ce sacrilège ou se réjouir du miracle.

N’est-ce pas une preuve que, comme Joseph d’Arimathie, la mère de Jésus connaissait la vraie cause de l’enlèvement du corps de son fils ?

Ainsi, et pour nous résumer : la méfiance manifestée par les Pharisiens devant Pilate, au sujet de l’enlèvement du corps de Jésus, bien avant qu’il n’ait été constaté ; le peu de temps écoulé entre son exposition sur la croix et sa prétendue mort ; cette mort brusque, immédiatement après avoir bu quelques gouttes de vinaigre, renfermant, sans doute, quelque substance narcotique ; la conduite différente des soldats vis-à-vis de Jésus et des deux autres suppliciés ; le sang sorti de la piqûre faite à son flanc ; la disparition du corps du tombeau ; le silence absolu du propriétaire de ce tombeau sur cette disparition (silence étrange et qui ne peut guère s’expliquer par un oubli des apôtres d’invoquer son témoignage dans ce fait capital de l’apothéose de Jésus, alors qu’ils sont si fiers de le compter, lui, riche et puissant[32], parmi les disciples du maître et de lui faire jouer un rôle important dans le dernier acte du terrible drame) ; enfin, et surtout, l’indifférence de la mère de Jésus au sujet de l’enlèvement du corps de son fils, tout atteste, jusqu’à l’évidence, que Jésus n’est pas mort sur la croix. Sa résurrection ne fut donc qu’un réveil, après quelques heures de sommeil déterminé par un breuvage hypnotique.

— Et qu’est-il devenu ?

— Je viens de démontrer, par les faits qui ont accompagné et par ceux qui ont suivi immédiatement l’exécution de Jésus, ce qu’il faut entendre par sa mort et sa résurrection. Il me reste à parler de ses apparitions à ses disciples : ce sera la réponse à ta question, en même temps que de nouvelles démonstrations des faits énoncés.

Et d’abord, si Jésus était un être divin, le Christ des Juifs, une fois mort et ressuscité, il avait rempli sa mission, tout ce qu’avaient prédit les prophètes était accompli ; il n’avait donc plus de raison de craindre ses ennemis ; pourquoi, alors, se cache-t-il ?… Tout puissant, il a le pouvoir de se rendre invisible ; pourquoi a-t-il recours à des déguisements ?… Pouvant se montrer à ses disciples à toute heure du jour et dans n’importe quel lieu, pourquoi ne les va-t-il voir que vers le soir, et pourquoi n’ont-ils de visions qu’autant qu’ils sont dans la même ville que lui ?… Pourquoi, enfin, à partir du moment où les apôtres quittent la Galilée, n’ont-ils plus de visions ?…

Mais procédons par ordre.

La première personne que rencontre Jésus est Marie-Magdelaine. Courbée devant le sépulcre[33], où, tout en larmes, elle cherche le corps de son maître, elle tourne le dos à Jésus, qui ne peut la reconnaître. « Femme, pourquoi pleures-tu, et qui cherches-tu[34] ? » demande-t-il. Elle se relève, mais prenant Jésus pour le jardinier[35] : « dis-moi, supplie-t-elle, où tu as mis le corps de mon maître et j’irai le prendre[36]. » Mais lui, tout-à-coup saisi d’émotion en la reconnaissant dans cette femme éplorée, ne peut retenir cette exclamation : « Marie[37] ! » qui le trahit. C’est la voix de celui qu’elle cherche ! « Mon maître[38] ! » s’écrie-t-elle. Et Jésus, troublé de s’être laissé découvrir : « ne me touche pas, dit-il, car je ne suis pas encore monté au ciel[39]. » Il est certain que, dans l’agitation de son esprit, Jésus ne savait plus ce qu’il disait, puisque, quelques jours plus tard, bien avant l’époque où les évangiles le font monter au ciel, se trouvant au milieu des apôtres épouvantés de sa présence, il leur dit : « touchez-moi et regardez-moi, car un esprit n’a chair ni os[40]. » Remarque que dans cette rencontre si émouvante, il n’y a rien de préparé, rien de volontaire, que Jésus ne se doutait seulement pas de la présence de Marie. S’il avait voulu se présenter à elle au tombeau, sachant sûrement qu’elle y viendrait, il se serait fait reconnaître immédiatement. Au lieu qu’il avait changé son costume habituel, autrement, comment admettre que Marie-Magdelaine l’eût confondu avec un autre ! Et d’ailleurs, il n’aurait eu, lui-même, aucune hésitation pour la reconnaître aussi. C’était donc là une rencontre toute fortuite ; et cela explique le trouble de Jésus. Car il la connaît bien, cette femme nerveuse, ne vivant que de sentiments !… Dans un moment, tous les disciples sauront qu’il est vivant !… Inutile de lui recommander le silence, elle parlera malgré elle !… Que faire ?… Prendre les devants ?… Mais s’il connaît Marie, les apôtres aussi la connaissent. Ils savent son exaltation depuis la mort du maître, son ardent espoir de le retrouver un jour, et ils pourront bien admettre que, dans l’impatience de l’attente, son esprit, allant au devant de ses désirs, lui fit voir celui dont son imagination était pleine… Certainement ils ne la croiront pas[41]… Donc, il n’ira pas les trouver, mais, sous un déguisement, il quittera la ville.

Cette fois, il prend bien ses précautions, car, rencontré en route par deux de ses disciples, il n’est point reconnu[42]. Il marche d’abord avec eux pendant quelques moments, puis, près d’un bourg, il feint d’aller plus loin et veut les laisser[43]. Sur leurs instances, il reste, et ils entrent ensemble dans le village[44]. Là, pendant qu’ils sont à table, les disciples le reconnaissent, mais Jésus, ne sachant que leur dire, les quitte brusquement et s’enfuit[45].

Voilà encore une rencontre inattendue ; rencontre si peu prévue par Jésus, qu’il voulait abandonner ses disciples avant que ceux-ci ne l’eussent reconnu, et qu’il se sauve aussitôt découvert. Est-ce là la conduite d’un ressuscité qui désire se faire reconnaître ? Et ces procédés vulgaires sont-ils ceux d’un Dieu, auquel il aurait dû être si facile de modifier ses traits ou de se rendre invisible ?

Mais continuons. Jusqu’à présent, Jésus se cache, se déguise et fuit les siens. Deux fois il a été rencontré, mais chaque fois fortuitement. Non seulement il n’a pas recherché ces rencontres, mais il a tout fait pour les éviter. Maintenant, il va changer d’attitude ; il ira, de lui-même, retrouver ses amis. Pourquoi ce changement ?… Il résulte de la situation faite à Jésus par sa seconde rencontre. Cette situation était, en effet, très embarrassante ; car, si les racontars de Marie-Magdelaine pouvaient être pris pour des divagations, le témoignage des deux disciples, au contraire, pouvait modifier les dispositions des apôtres et leur donner l’éveil. Que faire ?… Allez leur dire la vérité ?… Certes, s’il ne s’agissait que de lui, Jésus, il le ferait sans hésiter. Mais ne serait-ce pas trahir ceux qui ont exposé leur vie pour sauver la sienne ?…

Jésus n’était pas, du reste, sans connaître l’opinion des apôtres au sujet de la disparition de son corps du tombeau : des anges l’ont enlevé[46]. Mais après les révélations de Marie-Magdelaine et surtout des deux disciples, qu’en penseront-ils ?… Qu’il est ressuscité ?… Mais ils n’ont, dans les écritures, aucun exemple de ce genre, et, sans une voix autorisée pour leur en donner l’idée, ils seront trop timides pour la concevoir[47]… Mais si lui, Jésus, allait lui-même annoncer sa résurrection ?… N’est-il pas, en somme, un ressuscité !… N’a-t-il pas été condamné à mort !… Ne l’a-t-on pas crucifié et enseveli !… Et, puisqu’il vit, n’est-ce pas une résurrection !… N’est-ce pas Dieu qui a dirigé tous ces événements !… Pourquoi parler de ceux qui l’ont sauvé ?… N’étaient-ils pas, comme ses bourreaux, les instruments de la volonté divine ?

Ici, il est nécessaire d’ouvrir une parenthèse. Le Juif orthodoxe ne connaît pas les lois de la nature ; il attribue tout à la volonté exclusive de Dieu[48]. La terre tourne, les étoiles se lèvent et se couchent parce que Dieu le veut ainsi. Il vit, il pense, il agit par ordre de Dieu. Si Dieu le voulait, les pierres penseraient et agiraient de même[49]. C’est Dieu qui le fait naître, et c’est Dieu qui le fait mourir[50]. Il aime son père et sa mère parce que c’est un commandement de Dieu, mais il aime surtout l’Éternel, son vrai père. Du temps des prophètes, ceux-ci servaient d’intermédiaires entre Dieu et les hommes, et, pour qu’ils fussent écoutés, Dieu leur léguait le pouvoir de faire des miracles. Ils arrêtaient le soleil[51] ; montaient au ciel[52] ; faisaient jaillir l’eau des rochers[53] ; changeaient des bâtons en serpents[54] ; l’eau en vin[55] ; sortaient sains et saufs des fournaises[56]. C’étaient eux qui avaient pour mission de prédire les événements et les catastrophes de nos temps. Actuellement, ce n’est plus que par signes que Dieu se manifeste. L’arc-en-ciel est un avertissement, l’inondation un châtiment, etc., etc… Ainsi, tout événement, toute catastrophe est un acte arbitraire de Dieu. Les forces agissantes de la nature sont méconnues, les lois immuables détruites, le libre-arbitre annulé. C’est Dieu qui dirige tout, qui modifie les lois selon son caprice ; qui trace à chacun, ici-bas, la voie qu’il doit suivre, lui mesure le temps qu’il doit vivre et lui marque le genre de mort qui doit le réunir à ses pères.

Aussi, Jésus, crédule et superstitieux comme tous ses coreligionnaires — et peut-être même plus, car c’est le propre des rabbis d’être plus croyants que tout le monde, — nourri et convaincu de ces absurdités, finit-il par ne plus songer au dévouement de ceux qui l’ont sauvé. C’est Dieu qui a voulu sa souffrance, c’est lui seul qui l’a rappelé à la vie, qui l’a ressuscité.

Du reste, Jésus pouvait parfaitement ignorer lui-même la façon dont il avait été sauvé ; ses puissants protecteurs — Arimathie et Nicodème — n’ayant peut-être pas jugé nécessaire de l’instruire à ce sujet. Et il était trop juif, c’est-à-dire, trop crédule et trop superstitieux, pour concevoir son retour à la vie autrement que par une intervention divine. Sa foi en la résurrection pouvait donc être sincère.

Quoi qu’il en soit, la disparition de son corps du tombeau, sa rencontre avec Marie, puis avec les deux disciples, ayant déjà à demi-préparé les apôtres à l’idée d’une résurrection, il va se présenter à eux pour leur annoncer cet événement. Toutefois cette décision n’exclut pas chez lui la prudence, et c’est vers la nuit[57] qu’il va les trouver. Quoique portés aux croyances les plus extravagantes, et malgré leur foi en leur maître et leur vénération pour lui, les apôtres restent, à sa vue, épouvantés et hésitants[58]. Mais Jésus, reprenant ce ton de maître qui eut tant de pouvoir sur eux, leur reproche durement leur incrédulité[59], leur prouve qu’il n’est point un revenant[60] ; et voyant qu’ils doutent encore[61], il leur parle des Écritures[62], où il est dit que le Christ souffrira et qu’il ressuscitera le troisième jour[63]. Ce dernier argument a raison de toutes les hésitations ; les apôtres croient ! Alors grande joie, enthousiasme indescriptible[64]. Les disciples ne se quittent plus[65], sont constamment en prières[66], glorifient Dieu[67] et s’entretiennent de leur maître et de sa résurrection[68]. Ces manifestations bruyantes, en réveillant chez Jésus l’esprit de conservation, commencent à l’inquiéter. Il se décide à quitter définitivement Jérusalem, et, pour que ses disciples ne le suivent pas, il leur recommande de rester dans la ville[69]. Les disciples obéissent, et, pendant ce temps, Jésus s’en va en Galilée[70]. Eux, cependant, mis au courant par les femmes du lieu de sa retraite[71], l’y rejoignent[72]. Mais Jésus, afin de les tenir éloignés pour toujours, les renvoie en leur ordonnant d’aller prêcher partout ce qu’il leur avait enseigné[73]. Les apôtres partent, et, dès ce moment, les apparitions cessent ; ils n’ont plus de visions. Quant à Jésus, qu’il ait vécu plus ou moins de temps, il est certain que, obligé de se cacher, sa carrière était terminée. Celle des apôtres allait commencer.

Ainsi, les raisons qui ont déterminé Jésus à se présenter à ses disciples ; l’exécution de ce projet pendant la nuit ; l’épouvante des apôtres à sa vue, et la peine qu’il prend pour les convaincre ; la recommandation qu’il leur fait de rester à Jérusalem, alors que lui s’en va en Galilée ; leur renvoi définitif après qu’ils l’ont rejoint, et la cessation de toute apparition à partir de ce moment-là ; tous ces faits, joints à ceux qui ont accompagné ou suivi sa prétendue mort sur la croix, ainsi qu’aux déguisements et incidents qui ont marqué les deux premières rencontres, dispensent de plus amples commentaires sur le vrai caractère de la résurrection et des visions.




  1. Jean XX, 11.
  2. Luc XXIV, 12 ; Jean XX, 3-8.
  3. Matth. XXVIII, 11.
  4. Luc XXIV, 12 ; Jean XX, 2-7.
  5. Matth. XXVIII, 13.
  6. Marc XVI, 19 ; Luc XXIV, 51 ; Actes II, 24.
  7. Act. II, 27, 31 ; XIII, 35, 37.
  8. Matth. XXVIII, 2 ; Luc XXIV, 4 ; Jean XX, 12.
  9. Matth. XXVIII, 13.
  10. Luc XXIV, 10-11.
  11. Luc XXIV, 12 ; Jean XX, 3-8.
  12. Luc XXIV, 39 ; Jean XX, 20, 27.
  13. Luc XXIV, 46.
  14. Matth. XXVIII, 13.
  15. Matth. XXVII, 64.
  16. Matth. XXVII, 63.
  17. Marc XVI, 11 ; Luc XXIV, 10, 11.
  18. Luc XXIV, 39-41 ; Jean XX, 24-27.
  19. Matth. XVI, 21 ; XVII, 23 ; XX, 19 ; Marc VIII, 31 ; X, 34 ; Luc IX, 22 ; XVIII, 33 ; XXIV, 6, 7 ; Jean II, 19-21.
  20. Luc XXIV, 17-21.
  21. Marc XV, 44.
  22. Matt. XXVII, 45-50 ; Marc XV, 25, 34-37 ; Luc XXIII, 44-46.
  23. Matt. XXVII, 50 ; Marc XV, 37 ; Luc XXIII, 46 ; Jean XIX, 30.
  24. Matth. XXVII, 48-50 ; Marc XV, 36-37 ; Luc XXIII, 36 ; Jean XIX, 28-30.
  25. Jean XIX, 33.
  26. Id., id., id.
  27. Id., id., 36.
  28. Id., id., 34.
  29. Id., id., id.
  30. Matth. XXVIII, 57-58 ; Marc XV, 43 ; Luc XXIII, 50-52 ; Jean XIX, 38.
  31. Matth. XXVII, 60.
  32. Matth. XXVII, 57 ; Marc XVI, 43 ; Luc XXIII, 50.
  33. Jean XX, 11.
  34. Id., id., 15.
  35. Id., id., id.
  36. Jean XX, 15.
  37. Id., id., 16.
  38. Id., id., id.
  39. Id., id., 17.
  40. Luc XXIV, 39 ; Jean XX, 20, 27.
  41. Marc XVI, 11 ; Luc XXIV, 9-11.
  42. Luc XXIV, 13-16.
  43. Id., id., 28.
  44. Id., id., 29.
  45. Id., id., 30-31.
  46. Matth. XXVIII, 2 ; Luc XXIV, 4 ; Jean XX, 12.
  47. Jean XX, 9.
  48. Exode IV, 11 ; XXXI, 3-6 ; XXXV, 31, 35 ; XXXVI, 1, 2 ; Deut. XXXII, 39 ; I Sam. II, 6, 7, 8, 9 ; Prov. XVI, 9 ; XX, 24 ; XXI, 31.
  49. Matth. III, 9.
  50. Deut. XXXII, 39 ; I Sam. II, 6.
  51. Josué X, 12, 13.
  52. II Rois II, 11 ; Marc XVI, 19 ; Luc XXIV, 51 ; Act. I, 2 ; Héb. XI, 5.
  53. Ex. XVII, 6.
  54. Id. VII, 10.
  55. Jean II, 9.
  56. Dan. III, 20-27.
  57. Jean XX, 19.
  58. Luc XXIV, 36, 37.
  59. Marc XVI, 14 ; Luc XXIV, 38.
  60. Luc XXIV, 39 ; Jean XX, 20-27.
  61. Luc XXIV, 41.
  62. Id., id., 45.
  63. Luc XXIV, 46 ; Act. XVII, 3.
  64. Luc XXIV, 41, 52.
  65. Id., id., 53.
  66. Act. I, 14.
  67. Luc XXIV, 53.
  68. Act. II, 22, 23, 24, 25.
  69. Luc XXIV, 49 ; Act. I, 4.
  70. Matth. XXVIII, 10.
  71. Matth. XXVIII, 5-10 ; Marc XVI, 7.
  72. Matth. XXVIII, 16.
  73. Matth. XXVIII, 19 ; Marc XVI, 15.