Imprimerie ouvrière Randé et Durand (p. 59-75).

III.


— Je ne puis maintenant vérifier l’exactitude de toutes tes citations, ni contrôler la petite histoire que tu as composée. Seulement, il est très étonnant que les fables, les absurdités et les contradictions, sur lesquelles tu es si heureux d’appuyer, nous viennent de ces mêmes hommes qui nous ont laissé de si belles maximes de morale ; car, à moins d’être tout à fait partial, tu ne peux nier que les lois de Moïse et surtout la morale chrétienne ne soient ce qu’il y a de plus parfait.

— D’abord, qu’entends-tu par morale chrétienne ?

— La morale du Christ. Y vois-tu quelque différence ?

— Certainement. Déjà le lendemain de la mort de Jésus, sa morale a été modifiée. Jésus répétait après Moïse : « aime ton prochain comme toi-même, » sans se préoccuper…

— Permets, Jésus seul a prêché d’aimer même son ennemi. Moïse, s’il a commandé d’aimer son prochain, a ajouté : « tu haïras ton ennemi. » Il ne faut donc pas dire que Jésus a répété les paroles de Moïse. Je tenais à cette rectification, car je suis sûr que ton insinuation n’avait d’autre but que de placer Jésus au-dessous de Moïse.

— J’avais d’autant moins cette intention, qu’il n’y a aucune comparaison à faire entre ces deux hommes. Le premier était moraliste et donnait au monde le spectacle de la perfection humaine, le second fut chef et régénérateur d’un peuple ; l’un fut fondateur d’une religion, l’autre fondateur d’une nation. Jésus, en un mot, était un prédicateur, Moïse, un législateur. Mais, ceci constaté, je ne puis m’empêcher de remarquer que, avec une volonté ferme, tout le monde peut arriver à imiter Jésus, tandis qu’il n’est pas donné à tous d’avoir le génie de Moïse.

— Quand il s’agit de protester contre un récit de la Bible, tu invoques son côté fabuleux ou légendaire ; quand, au contraire, ce récit est nécessaire à ta cause, tu l’adoptes tel quel. C’est ainsi que la sortie des Juifs de l’Égypte n’est pour toi qu’une fable, mais tu acceptes son acteur principal, Moïse, tel que la Bible le présente, en dépouillant seulement son auréole du caractère divin. Tu diffères en cela de tes pareils qui sont, au moins, plus conséquents avec leur incrédulité, et qui, rejetant la fable, rejettent aussi son héros.

— Si je ne suis pas de ceux qui croient tout, je ne suis pas non plus de ceux qui nient tout. Quand je vois un tableau, je suis sûr qu’il a été peint par quelqu’un. Que ce soit par Raphaël au XVIe siècle, ou par un autre à une époque plus reculée, peu importe ; l’existence du tableau affirme l’existence du peintre. Que les commandements et les lois renfermés dans l’Ancien Testament aient été rédigés par le Moïse des Hébreux ou par le Manou des Hindous, c’est l’affaire du savant. Pour nous, ces lois attestent l’existence du législateur. Qu’il ait vécu deux mille ou quatre mille ans avant Jésus-Christ, que son nom soit Manou, Manès, Minos ou Moïse, cela ne détruit pas sa personnalité.

— N’empêche que c’est Jésus qui a perfectionné ces lois.

— Jésus n’a rien perfectionné du tout. D’après lui-même, il est venu seulement pour accomplir la loi[1]. L’auteur du premier évangile fait dire à Jésus que les anciens avaient ordonné de haïr son ennemi[2] ; mais dans aucun passage des livres de Moïse on ne trouve pareille maxime. En maint endroit, au contraire, il y est recommandé de bien traiter et d’aimer comme soi-même l’étranger[3], גר (gair) en hébreu, expression désignant aussi bien quelqu’un d’une autre nationalité[4] que celui qui n’a pas la même croyance[5]. Mais ce qui donne surtout un démenti à saint Matthieu, c’est que les anciens ont expressément recommandé de faire du bien à son ennemi. « Si celui que tu hais, est-il dit dans les Proverbes, a faim, donne lui à manger du pain, et s’il a soif, donne lui à boire de l’eau »[6]. Pour justifier les paroles prêtées à Jésus, l’évangéliste s’appuie sur quelques passages des Psaumes et du Deutéronome. Mais les plaintes d’un vieux roi[7] trahi par ses serviteurs et ses amis, et ses prières pour obtenir la victoire sur ses ennemis, n’ont rien de commun avec les lois de Moïse ni avec ses préceptes de morale. Quant à cette phrase du Deutéronome, à propos des Ammonites et des Moabites : « tu ne chercheras jamais, tant que tu vivras, ni leur paix, ni leur bien »[8], ce n’est pas Moïse le moraliste, ni Moïse le législateur, mais Moïse l’homme d’État, qui fait cette recommandation aux Hébreux comme nécessité politique.

— Et n’est-ce pas Moïse qui a dit : « dent pour dent, œil pour œil » ?

— Si fait ; seulement Jésus, ou plutôt celui qui, dans saint Matthieu, parle en son nom, a montré qu’il ne comprenait pas le sens de cette maxime et qu’il ne savait pas distinguer le législateur du moraliste. La prescription « dent pour dent, œil pour œil », ne s’adressait pas au peuple ; ce n’était pas un principe de morale, mais un article de loi recommandant aux juges de punir proportionnellement aux délits. Jésus, au contraire, ne s’adressait qu’à ses disciples ; il ne faisait pas de lois, mais enseignait la morale. Il lui était donc permis, et c’était même son devoir, de prêcher le pardon des injures, de défendre le divorcé, de pratiquer la charité… Eh ! mon Dieu ! quel est donc le prêtre, ou même le marabout, qui ait jamais osé prêcher le contraire ?

— Avec tout cela, tu ne m’as pas encore appris quelle différence tu vois entre la morale chrétienne et la morale du Christ.

— J’ai commencé par dire que Jésus répétait après Moïse : « Aime ton prochain comme toi-même », sans se préoccuper si ce prochain était un Juif ou un Gentil, un fidèle ou un infidèle, un ami ou un ennemi. Mais à peine le maître fut-il mort, que les apôtres, s’écartant de cette doctrine, défendirent d’avoir rien de commun avec ceux d’une communion différente[9], et saint Jean, accentuant cette défense, ajoute qu’il ne faut ni les recevoir, ni même les saluer[10]. Mais celui qui s’écarte surtout de la doctrine du Christ, c’est le vrai fondateur de l’Église : j’ai nommé saint Paul. Juif fanatique[11], pharisien orgueilleux[12], ce zélateur[13], les mains pleines encore du sang d’Étienne[14], apporte, parmi ceux que Jésus avait façonnés à l’amour, à l’indulgence et au pardon, toute la fougue, toute l’intolérance et toute l’âpreté du prêtre. « Va, frappe, détruis tout, fais mourir hommes, femmes, enfants qui tettent, n’épargne rien…[15] », crie le prêtre Samuel au roi Saül. « Anathème à ceux qui ne prêchent pas comme moi[16] ». « Anathème à ceux qui n’aiment point Jésus-Christ[17] », clame son émule saint Paul. Et le principe « Hors de l’Église point de salut » est posé ; les bûchers et l’inquisition d’avance glorifiés.

— Tout cela n’est que rhétorique et ne détruit en rien la beauté morale des livres sacrés. Or, je reviens à cette question : comment admettre que les hommes supérieurs, dont nous admirons les maximes, aient pu, en même temps, nous léguer ce que tu appelles les fables ?

— D’abord ils n’étaient pas tous, et les Apôtres en particulier, des hommes supérieurs. Tout au plus avaient-ils des sentiments élevés. On peut être, du reste, un grand moraliste, un grand législateur et avoir des croyances absurdes. Parce qu’on est supérieur sur un point, il ne s’en suit pas qu’on doive l’être en même temps sur tous les autres. Le cerveau est un organe complexe, et si la partie qui préside aux facultés psychiques parait être homogène au point de vue de ses éléments anatomiques, elle ne l’est pas au point de vue de ses fonctions. Celles-ci dépendent de la structure, de la constitution physique, chimique et biologique des cellules cérébrales. Certaines de ces cellules peuvent être plus développées ou plus parfaites que d’autres, et les perceptions de ces dernières ne pas avoir la même puissance que celles des premières. La puissance de perception dépend, en outre, de l’exercice et de la culture des cellules cérébrales. De même qu’une terre plus ou moins bien cultivée donne des produits plus ou moins bons, de même les cellules cérébrales donnent des conceptions plus ou moins élevées, plus ou moins scientifiques, selon la nature et le degré de culture de chacune d’elles. Ainsi on peut avoir des idées justes et un raisonnement faux ; une mémoire considérable et des conceptions médiocres. Par la même raison, on peut être, en même temps, savant et crédule, et, comme je l’ai dit, être un grand législateur et avoir des croyances absurdes. Nos ancêtres nous offrent surtout de ces exemples. Les sciences positives leur étant complètement étrangères, la plupart des phénomènes naturels échappaient à leurs investigations. Mais, comme il est dans la nature de l’homme de vouloir tout expliquer, ils recoururent à des hypothèses pour interpréter ces phénomènes. L’homme positif leur chercha des explications naturelles ; l’homme religieux, rapportant tout à une volonté arbitraire et absolue, n’y vit, au contraire, que le caprice d’une puissance surnaturelle, et selon ses sentiments, ses désirs ou ses besoins, les attribua tantôt à un châtiment, tantôt à une promesse ou un avertissement, mais toujours à une manifestation de la Puissance envers la Créature. Comme ces manifestations étaient souvent nuisibles (les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les déluges, etc., se produisaient alors bien plus fréquemment qu’aujourd’hui), il faisait de cette puissance un Dieu terrible et vengeur, et il cherchait à apaiser sa colère par des sacrifices d’abord, et, avec les progrès de la civilisation, par une amélioration constante de sa conduite. Sous l’influence de ces efforts continuels, déterminés encore par des nécessités sociales, les mœurs ne pouvaient que s’adoucir, et c’est ce qui nous explique pourquoi, à une époque où toutes les sciences étaient encore dans l’enfance, la science de la morale seule atteignit un si haut degré de perfection.

— Mais, d’après ton raisonnement, il semblerait que les premiers hommes étaient dépourvus de tout sens moral.

— La morale n’est que relative. Elle change avec le degré de civilisation. Elle est grossière chez les races inférieures ; elle était brutale chez les premiers hommes. Nos ancêtres, n’ayant à lutter que pour leur conservation, ne connurent d’abord que la force pour toute morale. Mais devenant de plus en plus nombreux, et forcés de s’unir pour lutter contre les difficultés de la vie, augmentées par suite de leurs besoins toujours croissants, ils furent obligés d’établir des conventions et des lois, et la force céda ainsi, peu à peu, le pas au droit et au devoir. Avec le temps, ce qui n’était, au début, qu’une convention, une nécessité sociale, devint, par suite de l’éducation et de l’habitude, un sentiment naturel, et l’homme sut, dès lors, distinguer le bien du mal.

— Mais alors, si l’homme continue toujours à se perfectionner, il adviendra que, de brute qu’il a été dans le passé, il s’élèvera au rang même de Dieu dans l’avenir !

— Il ne sera pas un Dieu, puisque sous ce nom on comprend un créateur de l’univers ; mais il pourra exister entre cet homme et nous autant de différence qu’il en existe actuellement entre nous et un Hottentot, par exemple. En effet, de même que les conventions sociales premières devinrent, peu à peu, des sentiments affectifs naturels à l’homme, de même les conventions actuelles, d’articles de loi qu’elles sont aujourd’hui, deviendront, avec le temps, des maximes de morale. « Aime ton prochain comme toi-même, » simple commandement sous Moïse, devenu principe de morale avec Jésus, deviendra non seulement un sentiment naturel, comme l’est devenue l’amitié, qui probablement n’existait pas primitivement, mais un principe insuffisant, et sera certainement remplacé par cette autre maxime, plus sublime et plus divine : « Aime ton prochain plus que toi-même. »

— Décidément, vous autres savants, vous n’êtes pas modestes ! Malgré toi, tu viens d’élever l’homme au-dessus de lui-même. Sa supériorité actuelle ne vous suffit plus ; déjà vous entrevoyez pour lui un avenir presque divin. Vous ne l’élevez pas encore au rang de Dieu parce que vous ne croyez pas en Dieu, mais vous l’en approchez de bien près, et, forcément, dans votre orgueil cérébral et vos idées de progrès continuel, vous finirez par franchir le dernier échelon et par mettre l’homme à la place de Dieu lui-même.

— Mon cher, tu confonds le savant avec le prêtre. En posant le principe de la perfectibilité infinie, le premier recule, à l’infini aussi, les limites de la perfection, ou plutôt il ne reconnaît à celle-ci aucune limite. Le savant refuse donc à l’homme la possibilité d’atteindre jamais la perfection, et, par conséquent, on ne peut pas l’accuser d’aspirer à la divinité.

Il n’en est pas de même du prêtre. Depuis longtemps déjà il s’est déclaré le nec plus ultra de la création. Encore à l’état de brute, il créa Dieu à son image. Et, non content de cette ressemblance, il chercha bientôt à le remplacer tout à fait. Après l’avoir relégué d’abord dans le ciel, il l’en a violemment arraché, l’a descendu sur terre, et, le clouant sur une croix, s’est déclaré son successeur et l’exécuteur de ses dernières volontés.

Le savant ne va pas si loin. Il avoue humblement que, dans une période géologique lointaine — la transformation et l’évolution continuant toujours — l’homme sera tellement supérieur à l’homme actuel, qu’il y aura lieu de se demander s’ils devront être compris tous les deux dans la même famille naturelle.

Parce que tu ne conçois pas d’êtres plus parfaits que l’homme, tu le considères comme la dernière émanation du progrès ! Mais les poissons aussi n’ont pas pressenti les reptiles, de même que ceux-ci n’ont pas deviné les mammifères. Auraient-ils eu raison, s’ils avaient pu penser, de croire que la création s’était arrêtée à eux ? Transformation, évolution, progrès, sont des lois inhérentes à tous les êtres. Arrête leur action et tu arrêtes la vie, tout retombe dans le néant.

— Et c’est, sans doute, pour être conséquent avec tes principes de transformation que tu accuses les prêtres d’avoir crucifié Jésus, alors que ce sont les Juifs qui en sont coupables.

— Il ne faut pas plus accuser les Juifs de la mort de Jésus, qu’il ne faut accuser les Français de celle d’Étienne Dolet, par exemple. Ceux qui ont tué ne sont que les bourreaux. La responsabilité des crimes retombe tout entière sur ceux qui ont préparé ces iniquités. C’est l’Église qui est l’auteur de la mort de Dolet, comme c’est la synagogue qui est la cause de la condamnation de Jésus. Mais cette dernière n’a voulu tuer qu’un homme, tandis que l’Église, en affirmant que cet homme était d’essence divine, a réellement cloué son Dieu sur la croix.

— Avec toutes ces digressions, nous sommes loin du sujet principal de notre discussion.

— Reprenons-la donc où nous l’avons laissée. Les hommes supérieurs, ai-je dit, peuvent être en même temps crédules et superstitieux. Il est à présumer aussi que les auteurs des lois et de la morale n’ont pas toujours été ceux des fables et des contes de la Bible. Aujourd’hui, avec le développement de nos connaissances, nous sommes obligés, pour la clarté de nos études, de partager la science en plusieurs groupes et de décrire chacun d’eux séparément et sous des titres différents. Mais dans les temps anciens, les données scientifiques se réduisaient à peu de chose, et ces divisions n’étaient pas nécessaires. Toutes les connaissances étaient réunies dans un seul livre et sous un même titre : « Bible » chez les Hébreux. Mais si un seul livre suffisait pour traiter de toutes les sciences, plusieurs auteurs durent participer à sa rédaction. Comme aujourd’hui, les lois ont dû être rédigées par des hommes de loi, la médecine par des médecins, l’histoire par des historiens, etc… Quoi donc d’étonnant si l’on trouve, à côté de maximes et de principes parfois sublimes d’un grand moraliste, des fables absurdes d’un médiocre historien ou d’un prêtre fanatique et ignorant ? Au surplus, l’histoire des peuples n’a-t-elle pas toujours eu une origine légendaire ? Comme celle de toutes les autres nations, l’histoire primitive des Juifs n’est que le résultat des légendes populaires, transformées, augmentées et finalement faussées par la tradition.

— Mais l’histoire de Jésus-Christ n’appartient pas à l’histoire primitive des Juifs. Elle n’est pas due non plus à la tradition, puisqu’elle a été décrite par les propres contemporains de Jésus.

— Je vois que tu ferais volontiers bon marché de l’Ancien Testament, pourvu que l’on ne touche point à Jésus. Eh bien ! quoique, à mon avis, il ne fut pas plus Christ que toi ou moi, il mérite, tout de même, une étude particulière.




  1. Matth. V, 17.
  2. Matth. V, 43.
  3. Ex. XII, 49 ; XXII, 21 ; XXIII, 9 ; Lévit. XIX, 33, 34 ; XXIV, 22 ; Deut. X, 19 ; XXIV, 14 ; XXIII, 7.
  4. Gen. XXIII, 4 ; XXXVII, 1 ; Ex. XII, 49 ; XXII, 21 ; XXIII, 9 ; Lév. XXIV, 22 ; Nomb. IX, 14 ; XV, 29 ; Deut. X, 19 ; XV, 15 ; XXIV, 14 ; I Rois VIII, 41, 43.
  5. Lév. XXII, 18 ; Deut. XXIII, 7.
  6. Prov. XXV, 21.
  7. Psaum. XLI, 10, 11.
  8. Deut. XXIII, 6.
  9. I Tim. VI, 3-5 ; II Tim. III, 5 ; II Thessal. III, 14.
  10. II Jean, 10.
  11. Act. XXIV, 14 ; XXVI, 10.
  12. Act. XXIII, 6 ; XXVI, 5 ; Phillip. III, 5 ; I Corinth. III, 9 ; VII, 7 ; XI, 1 ; XV, 10 ; II Corinth. XI, 5, 22, 23 ; XII, 1-5, 11 ; Galat. I, 14, 15 ; II, 11.
  13. Galates I, 13, 14.
  14. Act. VII, 58 ; VIII, 1-3 ; IX, 1-2.
  15. I Sam. XV, 3.
  16. I Corinth. XVI, 22.
  17. Galates I, 8, 9.