Imprimerie ouvrière Randé et Durand (p. 15-23).

I.


— Ainsi tu ne crois à rien. Tu veux donc rester païen toute ta vie ?

— En supposant que je n’aie pas de croyance, je ne serais pas, pour cela, un païen, puisque ce dernier croit.

— Sa croyance n’étant que de l’idolâtrie, c’est comme s’il n’en avait pas.

— Je ne suis pas de ton avis. Ce n’est pas l’objet de la croyance, mais le fait de croire qui constitue la différence.

— Tu ne peux cependant pas comparer l’adorateur d’un chat ou d’un crocodile avec celui qui croit en un Dieu tout-puissant, créateur de l’univers.

— Certainement non ; mais la comparaison peut bien se faire entre le premier et celui qui adore un homme ou un pigeon.

— De quel homme et de quel pigeon veux-tu parler ?

— Comment, tu ne crois plus en Dieu le fils et en Dieu le Saint-Esprit !

— Ah ! je te vois venir ; c’est à la divinité de Jésus-Christ que tu en veux.

— Et que toi tu admets aussi aveuglément que les Hindous admettent la divinité de Vichnou.

— Pardon, le Vichnou des Hindous n’est qu’un mythe, tandis que Jésus-Christ a vécu. Il a ressuscité des morts, guéri des aveugles, des paralytiques, sauvé

— Oh ! pour ce qui est des guérisons miraculeuses, ce n’est pas à Jésus seul qu’on doit en conférer le monopole. De nos jours, beaucoup de gens passent pour en faire autant. Chaque village, chaque hameau a ses guérisseurs, ses sorciers. Tu diras peut-être que ce ne sont que des charlatans. Sans doute ; et je te répondrai que Jésus n’était pas plus Dieu qu’ils ne sont sorciers. C’est la bêtise humaine qui fait la renommée des uns, comme c’est la bêtise humaine qui a divinisé l’autre.

— Mais Jésus a été prédit d’avance par les prophètes ; il a eu une naissance miraculeuse ; il est né d’une vierge

— Comment l’entends-tu « né d’une vierge » ?

— Je veux dire qu’il est né par l’opération du Saint-Esprit et non avec le concours d’un homme.

— Voilà une fable qui dépasse en grossièreté toutes celles de l’Ancien Testament, et il faut être bien aveuglé par la foi ou souverainement pauvre en esprit pour accepter, sans protester, cette conception de cerveaux détraqués. Je ne veux pas même insister sur ce qu’il y a de contraire aux lois de la nature dans cette bourde apostolique ; du moment que tu me la donnes comme argument, j’aurais de la peine à te convaincre. Je te demanderai seulement pourquoi Dieu, pouvant se passer du concours de l’homme, ne s’est-il pas passé aussi du concours de la femme ? Il aurait évité ainsi la honte et les douleurs de l’enfantement à une pauvre fille vierge, et il ne l’aurait pas exposée aux persécutions et aux colères que devait nécessairement provoquer cette maternité insolite.

— Parce que si le fils de Dieu n’était pas né comme le commun des mortels, il n’aurait pas pu sauver le monde du péché originel. Un homme ayant péché, c’était à un homme de le racheter. Seulement, pour que ce sacrifice put être agréé, cet homme ne devait pas être lui-même sous le coup de ce péché. En le faisant naître par l’opération du Saint-Esprit, Dieu a mis Jésus dans les conditions voulues pour remplir sa mission.

— Puisque tu parles logique, il me semble qu’il aurait mieux valu que le Rédempteur eut une origine semblable à celle attribuée à Adam. Non seulement elle est plus noble et plus poétique que celle commune à toutes les bêtes ; mais encore, identique pour le pécheur et pour le Rédempteur, elle aurait été bien plus rationnelle pour que Jésus put remplir sa mission de rachat. Naissant, au contraire, comme le commun des mortels, Jésus ne se trouvait pas en état de sauver le monde, puisque, par sa mère, il était, comme tout homme, sous le coup de la malédiction de Dieu. Et puis, était-il donc si indispensable, pour racheter le monde, de faire souffrir quelqu’un ? Dieu a-t-il besoin d’holocaustes pour apaiser sa colère ? N’avait-il pas d’autres moyens, plus en harmonie avec sa bonté et sa miséricorde, pour arriver à son but ? En un mot, ne lui est-il possible d’être clément qu’après s’être montré méchant ?

— Tu blasphèmes en parlant ainsi. Dieu est bon, mais il est juste en même temps. S’il avait pardonné purement et simplement, c’eut été, sans doute, une grande bonté, mais aussi une grande injustice. Le crime appelle le châtiment, comme la bonne action la récompense. C’est dans le but de concilier la bonté avec la justice que Dieu a fait souffrir son fils pour l’humanité entière.

— On n’est pas plus injuste en pardonnant qu’on n’est bon en récompensant selon le mérite. Grâcier après condamnation est un acte de bonté et non d’injustice. D’ailleurs, la sanction de Dieu était inique ; car, pour une simple désobéissance, était-il juste de maudire toute la postérité d’Adam ?

— C’est que, quoique simple désobéissance, elle était d’une gravité extrême. En mangeant du fruit défendu, Adam a acquis la notion du bien et du mal que Dieu voulait lui laisser ignorer, et il a transmis ainsi les conséquences de son péché à ses descendants.

— D’abord, comme cette notion du bien et du mal constitue une des supériorités de l’homme sur la bête, en déclarant qu’Adam en était dépourvu, tu le classes parmi les animaux. Je puis donc bien comparer, sans que tu t’en formalises, le dieu homme des chrétiens — puisque, d’après toi-même, son ancêtre, Adam, n’était qu’une bête — au dieu crocodile des païens. Enfin, si Adam, avant de manger de la pomme, n’avait pas la notion du bien et du mal, comment a-t-il pu pécher ?

— C’est le serpent qui en fut cause.

— Le serpent ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Oh ! ne fais pas l’ignorant. Tu sais bien que ce n’est là qu’une figure. Le serpent désigne Satan, c’est-à-dire un ange révolté, déchu et rejeté par Dieu dans les ténèbres de l’enfer pour y subir la peine de sa rébellion.

— Dans aucun passage de l’ancien testament, il n’est fait mention de cette nouvelle fable.

— C’est l’Église qui donne cette explication à propos du serpent.

— Ah ! c’est une explication de l’Église !… Fort bien ! Mais si Satan, par des paroles artificieuses, séduisit la femme d’Adam, la décida à manger du fruit défendu et à en faire manger à son mari, celui-ci, n’ayant pas la notion du mal, n’était donc que l’instrument aveugle et inconscient de la légèreté de sa femme et de la fourberie du diable ; par conséquent, il était innocent et ne méritait pas de punition.

— Il a tout de même désobéi à la parole de Dieu.

— L’argument laisse un peu à désirer. Eh bien, admettons qu’avant de manger la pomme, Adam était sans notion du bien et du mal, et que, pour le maintenir dans cet état d’ignorance, Dieu lui avait défendu de toucher à ce fruit. Mais alors, si tel était véritablement le désir de Dieu, il aurait été plus raisonnable de ne pas placer l’homme dans un lieu où s’offrait l’occasion de désobéir.

— Dieu avait voulu éprouver Adam.

— Comment, il a voulu l’éprouver ! Il ne savait donc pas d’avance s’il serait obéi ?

— Dieu avait ses raisons pour agir ainsi.

— Ah !… Ceci, sans doute, est encore une explication de l’Église ! Elle est très ingénieuse, mais fort peu démonstrative. Mais, mon cher, tu fais de ton Dieu l’être le plus barbare de l’univers ! Comment, parce qu’un homme, cédant aux instances de sa femme, séduite elle-même par un misérable fourbe, se laisse prendre au piège qui lui est tendu, on le maudit, lui, ses enfants, ses petits-enfants et toute sa postérité, alors que nous, qui ne sommes pourtant pas des dieux, nous n’imputons jamais aux enfants les fautes de leurs parents !

— Mais aussi, Dieu, dans sa bonté infinie, a-t-il envoyé son Fils pour racheter ce péché.

— Sa bonté aurait été plus infinie encore s’il n’avait pas étendu la punition à toutes les générations futures, et surtout s’il n’avait maudit personne.

— Ma foi, tu m’entraînes là dans des discussions qui ne sont pas de mon ressort. Adresse-toi à un prêtre ; il t’expliquera, mieux que moi, la vérité de nos dogmes.

— C’est-à-dire qu’il me les expliquera comme il te les a expliquées, comme il les explique à tout le monde. Il me démontrera la vérité du péché primitif par la fable de la Genèse ; le dogme de l’Immaculée-Conception et de la Trinité par le mystère, et le devoir de se soumettre à tout ce qu’il dit par le pouvoir que Jésus a légué à ses serviteurs.

— Tu oublies que, pour ce qui est de la conception miraculeuse de Jésus, elle a été prédite par les prophètes.

— Par le prophète, au singulier, tu veux dire, puisque, d’après les commentateurs mêmes de la Bible, un seul en parle : Isaïe. Or, cette prétendue prophétie n’a aucun rapport ni avec Jésus, ni avec sa mère, surtout si l’on admet qu’elle était vierge au moment de sa première conception.