La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/04-02

Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 56-59).

Le Knout et les Russes

Plus terrible peut-être que le « spitzruten », le knout est devenu synonyme, pour des peuples libres, de la domination absolue dont il fut si souvent l’instrument barbare.

Toutefois, son mode d’application et ses effets sont moins connus qu’on ne pourrait le croire. Il est donc intéressant de citer deux auteurs qui, sans nulle idée romanesque, en historiens soucieux de vérité, ont parlé du knout, ayant été tous deux témoins de scènes où fut infligé ce supplice.

Le premier est de Lagny, l’auteur d’un ouvrage célèbre : Le Knout et les Russes. Le second, Benjamin Howard, M. A., N. D., F. R. C. S. E. dont le livre tout récent : Prisoners of Russia, a créé dans tous les pays où il a pénétré, une sensation des plus profondes. C’est le récit d’une longue enquête personnelle faite par l’auteur, un médecin, sur la vie des prisonniers et des galériens dans l’île de Sakhaline et en Sibérie. On trouvera, faisant suite au passage extrait de de Lagny, le récit détaillé, exact jusqu’à la minutie d’une flagellation par le knout à laquelle assista Benjamin Howard.

Figurez-vous un homme robuste, plein de vie et de santé. Cet homme est condamné à cinquante, à cent coups de knout. Il est amené à moitié nu à l’endroit désigné pour ce genre d’exécution ; un simple caleçon de toile lui couvre l’extrémité inférieure du corps. Il a les mains attachées plat sur plat, les cordes lui brisent les poignets ; n’importe ! il est couché à plat ventre sur un chevalet incliné diagonalement, et aux extrémités duquel sont fixés des anneaux de fer. Par un bout, les mains y sont fixées et par l’autre les pieds. Puis le patient est tendu de manière qu’il ne puisse faire aucun mouvement, ainsi qu’on tend une peau d’anguille pour la faire sécher. Cette tension fait craquer les os et les disjoint, n’importe ! tout à l’heure les os vont autrement craquer et se disloquer.

À vingt-cinq pas de là est un autre homme : c’est l’exécuteur des hautes œuvres. Il est vêtu d’un pantalon de velours noir entonné dans ses bottes, et d’une chemise de coton de couleur boutonnée sur le côté.

Il a les manches retroussées de manière que rien ne gêne ni n’embarrasse ses mouvements. Il tient à deux mains l’instrument du supplice, un knout. Ce knout est une lanière de cuir épais, taillée triangulairement et longue de trois à quatre mètres, large d’un pouce, s’amincissant par une extrémité et terminée carrément par l’autre ; le petit bout est fixé à un petit manche de bois d’environ deux pieds.

Le signal est donné : on ne prend jamais la peine de lire la sentence. L’exécuteur fait quelques pas, le corps courbé, traînant cette longue lanière à deux mains entre les jambes. Arrivé à trois ou quatre pas du patient, il relève vigoureusement le knout vers le sommet de la tête en le rabattant aussitôt avec rapidité vers ses genoux. La lanière voltige dans l’air, siffle, s’abat et enlace le corps du patient comme d’un cercle de fer. Malgré son état de tension, le patient bondit comme sous les étreintes puissantes du galvanisme. L’exécuteur retourne sur ses pas et recommence la même manœuvre autant de fois qu’il y a de coups à appliquer au condamné. Quand la lanière enveloppe le corps par ses sangles, la chair et les muscles sont littéralement tranchés en rondelles comme avec un rasoir ; mais si elle tombe sur le plat de deux angles, alors les os craquent ; la chair n’est pas hachée, mais elle est broyée, écrasée, le sang jaillit de toutes parts ; le patient devient vert et bleu comme un cadavre pourri. Il est porté à l’hôpital, où tous les soins lui sont donnés, et on l’envoie ensuite en Sibérie, où il disparaît pour jamais dans les entrailles de la terre.