La Fin du second Empire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 316-353).
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LA FIN DU SECOND EMPIRE

II.[1]
LA DERNIÈRE ARMÉE


I

Quels que fussent les mérites comparés de la marche sur Metz et de la retraite sur Paris, l’essentiel était, après avoir fait son choix, de pousser au succès par l’énergie concordante de tous, et surtout de ne pas perdre de temps, car, on l’a dit, « le malheur n’en accorde jamais ». Le plus mauvais des partis, le seul qui n’offrît aucune chance, c’était d’hésiter entre eux, aller de l’un à l’autre, et, ne sachant ce qu’on voulait faire, permettre à l’ennemi de faire ce qu’il voudrait.

Ce danger du moins ne semblait pas à craindre. De tous les conflits que la diversité des opinions crée entre les hommes, les désaccords sur les plans de campagne sont d’ordinaire les plus vite apaisés. Dans l’armée, toute controverse s’achève en un ordre, et la puissance d’une hiérarchie indiscutée met au service de la mesure prise l’effort même de ceux qui l’ont combattue. Subordonné à Montauban et nommé par lui, Trochu n’avait pas qualité pour faire échec aux volontés du ministre, et après avoir vainement tenté de le convaincre, il se rendit le 16 août à Châlons pour lui obéir et prendre le commandement du 12e corps. Mais là son rôle, ses devoirs et ses droits allaient être subitement changés.

L’empereur, après nos défaites, avait pensé, comme le général, à ramener l’année sur Châlons et à couvrir Paris. A la suite d’objections venues des Tuileries, il s’était résigné à suspendre ce projet mais sans y renoncer, et l’avait repris sans l’exécuter. La maladie affaissait son corps et le fatalisme son âme ; l’une et l’autre le réduisaient à ce lamentable état où, l’intelligence gardant toute sa vigueur, la volonté a perdu toute son énergie. Il était comme le médecin consultant de ses malheurs, et s’ordonnait des remèdes qu’il n’avait pas la force de prendre. Cette inertie s’était prolongée jusqu’au 13 août : il comprit alors qu’il lui restait un seul moyen d’accomplir ses desseins, c’était d’en confier à un autre l’exécution, et enfin il abandonna le titre d’un pouvoir qu’il n’exerçait pas. En remettant l’armée de Metz à Bazaine, il la lui confia avec l’ordre formel de la ramener sans retard à Châlons. Le 14, le maréchal, pressé par lui, avait donné ordre à ses troupes campées à l’est de Metz, de passer la Moselle pour commencer la retraite. Mais le temps perdu par nous avait été employé par l’ennemi, et au moment où la plus grande partie de l’armée était déjà sur la rive gauche du fleuve, l’arrière-garde, attaquée sur la rive droite, avait dû combattre et toute l’armée suspendre sa retraite. Dans cette rencontre de Borny, les Allemands furent repoussés ; ils ne renouvelèrent pas l’attaque le lendemain. La journée du 15 fut employée par nous à rétablir l’ordre de marche que le combat du 11 avait troublé. Et le 16, au matin, au moment où l’armée se préparait à suivre la route de Verdun, son arrivée dans cette ville paraissant certaine, l’empereur avait précédé les troupes, de Verdun le chemin de fer l’avait amené à Châlons, il arrivait au camp dans la soirée.

Le prince Napoléon l’accompagnait, vivant contraste. Autant l’empereur, en face du sort adverse, demeurait dans le silence et dans l’incertitude, qui est le silence de la volonté, autant le prince, vigoureux d’esprit et de corps, opposait de mouvement, de paroles et d’idées à la mauvaise fortune. Les énergies qui étaient le don de sa race et l’embarras de son rang s’étaient, au cours de sa vie, le plus souvent dépensées, faute de mieux, en scandales ou en boutades ; on avait ainsi qualifié son opposition à la guerre de 1870, et, les premiers jours de la campagne, il avait joué l’ingrat personnage de prince sans crédit et de général sans emploi. Nos revers avaient rétabli son influence, il en avait usé pour donner quelques sages conseils. Sa parenté et son caractère lui rendaient plus facile qu’à tout autre de dire à l’empereur la vérité quand la vérité était pénible, et l’empereur savait gré à l’homme qui ne craignait pas de lui déplaire pour le servir. Le prince était donc en ce moment écouté plus que personne, et mieux que personne il réussissait à arracher, par l’affectueuse brusquerie de ses allures, quelques résolutions à la torpeur habituelle du souverain. Nul n’avait insisté davantage pour que l’empereur renonçât à commander l’armée de Metz. Il voulait que Napoléon III cessât de faire le général et redevînt chef d’Etat. La pensée de mettre fin au pouvoir de l’impératrice, qu’il n’aimait guère et qui le lui rendait, ajoutait le charme d’une petite représaille aux grandes raisons d’intérêt public. Mais comment opérer ce changement ? Il y songeait quand il apprit que le jour même arrivaient au camp Trochu pour former son corps d’armée, et Mac-Mahon pour refaire le sien. Il considéra que la destinée les amenait à l’heure dite pour résoudre à la fois toutes les difficultés.

Le lendemain matin 17, Mac-Mahon et Trochu furent avertis que l’empereur les attendait à son quartier général. Ils s’y rendirent, Trochu accompagné des généraux Schmitz, son chef d’état-major, et Berthaud, commandant des mobiles parisiens. Le prince Napoléon, qui avait provoqué cette conférence, y prit la parole avec sa netteté accoutumée. L’empereur, exposa-t-il, a abandonné le gouvernement pour conduire la guerre. Il est temps qu’il cesse de commander les armées. Il doit achever ici ce qu’il a commencé à Metz. Il a remis au maréchal Bazaine l’armée du Rhin ; il lui reste à donner un chef à l’armée de Châlons. Le maréchal Mac-Mahon semble désigné pour ce choix. Mais, si l’empereur ne commande plus, il n’a, hors des armées, de place que sur son trône, et l’on ne peut gouverner la France que de Paris. Sans doute à Paris sont les adversaires les plus nombreux et les plus exaltés de l’empire, et le retour de l’empereur n’est pas sans péril. Il importe donc que l’empereur ne rentre dans sa capitale qu’avec une force capable de le défendre. Cette force, un homme plus que personne la possède aujourd’hui ; le général Trochu a à la fois la confiance des troupes et la faveur de l’opinion. Que l’empereur, sûr de sa loyauté, le nomme gouverneur de Paris et le suive. Et le prince laissait entendre que, si les Parisiens apprenaient à la fois l’arrivée du souverain vaincu et celle du général populaire, ils se résigneraient à la mauvaise nouvelle en faveur de la bonne. D’ailleurs l’empereur serait lui-même suivi des armées qui avaient maintenant pour objectif la défense de la capitale, et qui la défendraient au besoin contre les ennemis du dedans.

Tout le monde avait écouté en silence. L’empereur seul, au moment où lui était peinte l’étrangeté d’une situation qui ne lui laissait ni l’autorité militaire ni l’autorité politique, avait murmuré doucement : « C’est vrai, j’ai l’air d’avoir abdiqué. » L’exposé achevé, il demanda leur avis aux deux hommes dont le prince proposait le concours. Mac-Mahon ne formula aucune objection ni aux mouvemens indiqués des armées, ni au choix de sa personne. Prêt à commander l’armée de Châlons, il voulut seulement être subordonné au maréchal Bazaine. Puisque les deux armées allaient se joindre, une volonté unique devait les diriger, et Mac-Mahon, modeste et juste appréciateur de son mérite, se sentait fait pour les secondes places où, tout en commandant, l’on obéit encore.

Trochu voyait venir à lui, inopinée, providentielle, l’occasion de servir l’idée qu’il avait conçue, conseillée, qu’il croyait le salut. Nos forces se repliaient sous la capitale, et c’est à lui, disgracié quelques jours avant, que le souverain offrait la mission de défendre la ville, et la gloire de mettre un terme à la fortune de la Prusse ! Sans doute cette gloire avait son ombre : il faudrait peut-être défendre aussi l’empereur contre Paris ! Mais cet empereur, éclairé par ses fautes, avait commencé à les réparer en décidant la retraite de nos troupes, et son retour au gouvernement était l’abandon des plans funestes que Montauban avait conçus et que la régence avait faits siens. Trochu répondit donc que ses désaccords avec l’empereur n’avaient jamais eu un caractère d’hostilité personnelle, que le retour de nos troupes sous Paris mettrait fin au dernier et au plus grand de ces dissentimens, que par suite il acceptait de défendre Paris, et dans Paris l’autorité de l’empereur. Il se montra désireux de ramener avec lui les 18 000 mobiles qui de Paris avaient été envoyés à Châlons. De l’avis de leur chef, le général Berthaud, ils ne pouvaient être employés en rase campagne, et le ministre venait d’envoyer l’ordre de les expédier comme garnisons dans diverses places du Nord. Au lieu de disperser ces 18 000 hommes dans des forteresses secondaires et où ils demeureraient peut-être inutiles, mieux valait les rendre à la ville qui verrait la bataille décisive, et qu’ils avaient le plus d’intérêt à défendre. Sans doute l’espoir d’accroître par ce don de joyeux avènement son crédit sur les Parisiens et de faire mieux accepter l’impérial embarras qu’il traînait à sa suite poussa aussi le général à solliciter cette mesure, comme l’espoir de se ménager un retour plus facile aux Tuileries poussa l’empereur à la consentir.

Il restait seulement à donner les ordres qui allaient consommer la renonciation de Napoléon III à l’autorité militaire et marquer sa reprise du gouvernement. C’était le plus difficile : il cessait de désirer dès qu’il fallait vouloir. Il appela au secours de son inertie ses scrupules de souverain constitutionnel. Il n’avait pas le droit de résoudre seul ces questions, il allait en écrire au conseil des ministres. Il fallut que le prince Napoléon fit mine de s’irriter, et poursuivît de retraite en retraite cette résolution qui se dérobait. N’était-il plus empereur ? Il s’agissait de prendre la conduite des événemens au lieu de leur remorque, et il n’y avait que trop de temps perdu. Il fallait que le souverain fût le lendemain à Paris, pour cela que le général Trochu l’y précédât sur l’heure ; porteur des décrets, le nouveau gouverneur les ferait contresigner par les ministres. Après quoi il emmena le général Schmitz, lui dicta les décrets, les présenta tout rédigés à l’empereur, qui mit au bas son nom. Le général Trochu les reçut et partit avec le mandat d’en assurer l’exécution.

A minuit il arrivait à Paris. Il se rendit chez le ministre de l’intérieur et demanda, pour les pièces dont il était porteur, le contreseing et une publication immédiate. M. Chevreau estima que le contreseing de résolutions militaires appartenait au ministre de la guerre, qu’elles étaient d’ailleurs d’importance à être communiquées d’abord à la régente ; il résolut donc de les lui soumettre sans délai et, accompagné du général, partit pour les Tuileries à une heure du matin.

L’impératrice était déjà avertie, et déjà s’était prononcée sur le projet qu’il croyait lui apprendre. Instruite par une communication de l’empereur, elle avait aussitôt confié la nouvelle à Montauban, et dans la soirée, tandis que le ministre, par une dépêche où il se disait d’accord avec la souveraine, suppliait l’empereur de renoncer à ce retour, l’impératrice avait parlé elle-même. Elle devina qui venait d’inspirer à Napoléon III cet accès d’énergie, et son hostilité contre le conseil s’exaltant de son antipathie contre le conseiller, elle avait écrit : « N’oubliez pas combien son départ de l’armée en Crimée a pesé sur toute la carrière du prince Napoléon. » Cruelle et habile riposte, qui égarait une question de politique dans une question d’honneur et d’un seul coup frappait au point sensible deux hommes, puisqu’elle sommait le courage de l’un et niait celui de l’autre.

Aussi croyait-elle le péril conjuré quand il lui apparut, déjà immédiat et victorieux, en la personne de Trochu. Elle ne dissimula, dès les premières paroles, ni son irritation ni sa résistance : « Les ennemis de l’empereur, dit-elle, ont seuls pu lui conseiller le retour à Paris. Il n’y rentrerait pas vivant. » Lorsque le général lui soumit sa proclamation, rédigée en route et commençant ainsi : « L’empereur que je précède »… elle exigea la suppression de ces mots. Satisfaite sur ce point essentiel, elle ne s’opposait pas à ce que les autres mesures fussent présentées au visa de Montauban, Celui-ci menaça d’abord de donner, au lieu de sa signature, sa démission. Non seulement Trochu obtenait un poste que le cabinet n’avait pas voulu lui confier, mais il ramenait les gardes mobiles de Paris, au mépris des ordres donnés par le ministre, son chef militaire ; il revenait enfin pour servir des plans de campagne que le gouvernement avait repoussés. Mais, le premier feu jeté, Montauban comprit que se mettre, par un refus, en conflit ouvert avec l’empereur, c’était se fermer l’avenir, qu’en gardant le pouvoir il gardait mille moyens de traverser les mesures contraires à ses vues, et il signa.

Trochu avait essuyé avec calme ces manifestations de mauvaise humeur. Il les acceptait comme les petites épreuves dont il faut payer toujours l’honneur des grands devoirs, et il espérait par une courte patience user cette opposition. Le caprice passionné d’une femme ne saurait prévaloir sur une nécessité évidente ; peu importait que l’empereur ne précédât pas l’armée à Paris, pourvu qu’il y revînt avec elle ; le prince Napoléon, grâce auquel la résolution avait été prise, en presserait l’accomplissement. En effet, tant que le prince resta près de l’empereur, celui-ci persévéra dans la même volonté, et il l’exprimait encore le 19. Ce jour-là, il est vrai, son cousin le quittait, se rendant à Florence[2]. L’Italie donnerait-elle le secours qu’elle avait fait espérer avant la guerre ? L’instant était venu de le savoir, et par son alliance avec la maison de Savoie comme par ses sympathies connues pour la nation italienne, le prince Napoléon semblait le plus capable d’obtenir une réponse favorable. Mais son départ ne laissait pas affaissée et à l’abandon la volonté qu’il étayait. Lui absent, restait un conseiller plus dominateur et plus infaillible encore, l’ennemi, dont la marche, trop conforme aux prévisions de Trochu, avait continué durant nos journées inactives, et dont les succès, commandant à nos propres desseins, ne nous laissaient plus le choix entre plusieurs voies de salut.


II

Au début de la guerre l’ennemi avait trois armées concentrées sur notre frontière du Nord, de la Belgique à Lauterbourg. La première, sa droite, forte de 60 000 hommes sous Steinmetz, avait pénétré en Lorraine par la bataille de Forbach. La troisième, sa gauche, forte de 120 000 hommes, sous le prince royal, avait envahi l’Alsace par les batailles de Wissembourg et de Frœschwiller. La seconde armée, son centre, sous Frédéric-Charles, forte de 170 000 hommes, suivait en arrière le mouvement des deux ailes pour les relier et, en cas de besoin, les secourir[3]. La marche de la première armée avait refoulé nos corps sur Metz : après Frœschwiller la troisième armée perdit le contact de nos troupes, tant leur retraite fut rapide, et crut qu’elles aussi se retiraient sous Metz. Pour nous y suivre, ne pas se gêner dans leur marche en empruntant les mêmes routes, et arriver ensemble autour de la ville, les forces allemandes se dirigèrent sur la Moselle par une vaste conversion qui, amenant la première armée à hauteur de Metz, la seconde à hauteur de Pont-à-Mousson, la troisième à hauteur de Frouard, leur permettait à la fois de nous attaquer de front et de nous tourner par le sud. Dans ce mouvement la première armée, qui était le pivot, avait peu de chemin à parcourir pour atteindre Metz ; mais, comme il ne fallait pas qu’elle se heurtât seule contre nos forces, elle dut régler son mouvement sur celui de la seconde, et surtout de la troisième, qui avait à parcourir la plus grande distance et à traverser la région difficile des Vosges.

Le 14 août, la conversion était achevée, mais la seconde armée encore à une journée de la Moselle, et la troisième à une journée de Nancy, quand la première armée, qui arrivait à l’est de Metz en face de nos troupes, les vit lever leur camp et commencer le passage de la Moselle. Si elles l’achevaient, tout le mouvement des troupes allemandes devenait inutile. Il fallait retarder notre retraite, et la première armée seule était à portée de le faire ; mais, trop faible avec ses 60 000 hommes contre l’ensemble de nos forces qui montaient à 170 000, elle risquait d’être détruite. Voilà pourquoi Steinmetz le 14 août avait laissé franchir la Moselle à la plus grande partie de nos corps, avant d’attaquer les derniers, encore sur la rive droite. Parce que ceux-ci avaient tenu tête et gardé leurs positions, la bataille de Borny fut appelée un succès ; elle n’était qu’une faute. Si les Français s’étaient éclairés sur les mouvemens de l’ennemi comme il se renseignait sur les nôtres, Bazaine aurait su que la première armée s’offrait seule à ses coups, mais que les deux autres étaient proches. Et au lieu d’accepter du hasard une rencontre, il aurait décidé ce qui valait mieux, du combat ou de la retraite. Tenait-il surtout à gagner Paris sans être inquiété, il fallait ne pas accepter la lutte, et continuer la retraite que la Moselle et les canons de la place suffisaient à couvrir. Croyait-il le combat inévitable ou avantageux, il fallait le livrer non pas avec une partie de ses corps, mais avec tous et mettre à profit, pour écraser l’adversaire, la supériorité du nombre, que pour la première fois nous avions. Par son combat défensif, Bazaine fit peu de mal à l’ennemi, il s’en fit beaucoup à lui-même, puisque Steinmetz, en nous attaquant en queue, nous a fait perdre un jour à combattre, un jour à reprendre notre ordre de marche, c’est-à-dire a enlevé à l’armée française toute son avance. Le 14 au soir la seconde armée allemande atteint la Moselle en amont de Metz, le 15 elle la franchit. Et le 16 au matin, après le départ de l’empereur qui se croit suivi, quand nos corps s’engagent sur la route de Verdun, l’ennemi n’est plus seulement derrière eux, mais devant eux ; il barre la route de Verdun. Le choc entre nos troupes qui veulent passer et la deuxième armée qui veut les rejeter sur Metz est la bataille de Rezonville. Elle est un succès encore si la victoire consiste à garder le terrain sur lequel on a combattu ; mais ici vaincre c’est s’éloigner. Un succès qui nous attache au sol est stérile ; or la route de Verdun nous reste fermée.

Il y a bien, plus au nord, la route de Briey que l’ennemi n’occupe pas encore, et notre armée, en prenant dès le 17 cette voie, aurait chance de s’échapper. Elle sent que l’heure est décisive. Réconfortée par les preuves de vigueur qu’elle vient de fournir, elle attend l’ordre de marcher en avant ; elle reçoit l’ordre de céder même le terrain qu’elle a gagné, et de prendre à l’ouest de Metz des positions « défensives ». Le motif est que, partie la veille de Metz, elle a besoin de se ravitailler en vivres et en munitions. Bazaine établit son armée le dos à la ville, la ligne de bataille tracée du sud au nord, par le 2e corps qui appuie sa gauche à la Moselle, prolongée par le 3e et le 4e, et terminée par le 6e à Saint-Privat : derrière le centre de cette ligne, la garde se masse en réserve. Cette journée du 17, au lieu d’assurer notre retraite, donne à la première armée allemande le temps de passer à son tour la Moselle, et de remplacer sur ses positions la seconde armée qui remonte vers le nord, le long de notre armée immobile. Le 18, les Allemands attaquent à la fois toute notre ligne ; la bataille de Saint-Privat commence. Mais tandis que le 14, à Borny, nos 170 000 soldats en avaient devant eux 60000, que le 16 ils luttaient à Rezonville à nombre à peu près égal avec l’ennemi, le 18, il leur faut soutenir le choc de 230 000 Allemands. Le point décisif est au nord de la bataille, à Saint-Privat, où la gauche ennemie et la droite française se disputent la possession des dernières routes qui restent libres encore entre Metz et la France. Les dispositions des Allemands sont prises en conséquence : des huit corps qu’ils mettent en mouvement, trois ont pour mission de contenir notre gauche, cinq sont destinés à enfoncer notre droite, et de ces cinq, trois concentrent leur effort sur l’extrémité de cette droite, Saint-Privat. De notre côté, à l’aile la plus menacée, Bazaine a mis le corps le plus faible en hommes et en artillerie, le 6e, et durant toute la journée, tandis que Canrobert lutte avec 26 000 hommes et 66 canons contre 200 pièces et 80 000 hommes, la garde impériale, malgré ses appels, ne vient pas à son secours. Par un prodige de ténacité, le 6e corps tient jusqu’au soir ; mais alors, écrasé de feux et tourné, il cède le terrain : sa retraite découvre le flanc du 4e corps, et détermine un recul de toute notre droite. Reculer c’est abandonner la route de Briey, c’est livrer la dernière qui nous restât, celle de Thionville. L’armée française est cernée.

Alors et là seulement s’arrête cette grande évolution, combinée dès la frontière, commencée face au sud, continuée face à l’est, terminée face à l’ouest, où les Allemands ont fini par avoir entre eux et leur ligne de retraite l’ennemi et un grand fleuve, où ils ont osé, pour nous étreindre, étendre autour de nous leur armée comme un long serpent qu’un seul coup heureux eût suffi à couper ; le succès avait couronné un mouvement stratégique remarquable entre tous par les distances parcourues, les masses employées, l’audace du dessein, l’ordre de l’exécution, la vigueur des chocs, l’équilibre des vertus militaires qui avaient concouru à ce résultat.

Dès le lendemain l’état-major ennemi préparait de nouveaux succès. La troisième armée était, durant les dernières batailles, demeurée en réserve entre Nancy et Toul. A peine fut-il certain qu’on n’avait plus besoin d’elle autour de Metz, qu’elle reçut, le 19, l’ordre de poursuivre sa route vers Paris. Pour bloquer sous Metz nos troupes, dont l’élan offensif était brisé, il ne parut même pas nécessaire d’y maintenir les deux armées qui les avaient vaincues. La garde, deux corps, et deux divisions d’infanterie, au total 80 000 hommes, furent enlevés à la seconde, et, sous les ordres du prince de Saxe, devinrent une quatrième armée. Elle aussi devait par Verdun marcher sur Paris, et se reliant à celle du prince royal chercher et détruire au passage les corps français qui ne s’étaient pas jetés dans Metz et que les Allemands soupçonnaient de se reformer à Châlons. Les deux armées s’ébranlèrent aussitôt. Leur ordre de marche suffisait à indiquer qu’elles ne tenaient pas l’ennemi pour redoutable. Elles s’avançaient sur un front de 75 kilomètres, assez espacées pour vivre facilement sur le pays et utiliser à la fois beaucoup de routes. Mais elles marchaient couvertes par une cavalerie nombreuse et lancée assez au loin pour qu’elles eussent le temps de serrer leurs intervalles, si des forces françaises étaient signalées. Enfin M. de Moltke avait prescrit que la troisième armée gardât une avance d’une marche sur la quatrième, « de telle sorte que, si l’adversaire vient à faire tète, on puisse toujours l’attaquer de front et sur sa droite, et le refouler au nord de Paris. »


III

Si la régence, l’empereur, ni Mac-Mahon, ne connaissaient pas toute l’étendue de ces victoires et de ces menaces, ils en avaient assez appris pour deviner et craindre une partie de la vérité. Du 17 au 20 août, l’armée de Châlons avait attendu Bazaine, prête à se porter à sa rencontre si dans sa retraite, qu’on croyait commencée, il avait besoin de secours. Toutes les dépêches de Bazaine annonçaient ses combats, pas une sa marche ; la dernière qu’on eût reçue, datée du 18, informait « d’une attaque dirigée par le roi de Prusse en personne, avec des forces considérables, sur tout le front de notre ligne. » Puis le télégraphe avait été coupé, et ce silence était une mauvaise nouvelle. Enfin, le 20, des coureurs ennemis étaient signalés à 40 kilomètres de Châlons et, derrière eux, deux masses allemandes qui, de la Moselle, s’avançaient sur la Marne.

Cette marche victorieuse chassait devant elle notre dessein de concentrer nos forces. Sage et facile au lendemain de nos premiers revers, il s’évanouissait dans ces revers nouveaux. Au lieu de nous réunir pour combattre, nous avions été contraints de combattre pour nous réunir. L’armée de Metz avait été arrêtée dans son effort pour gagner Châlons. L’armée de Châlons était moins capable encore de gagner Metz. Inférieure en effectifs et en valeur militaire à l’armée du Rhin, elle était menacée par des forces égales à celles qui avaient eu raison de cette armée. Le pressant intérêt des 120 000 Français rassemblés en Champagne était de ne pas attendre dans des plaines sans abri le choc de 240 000 Allemands. La seule mission qui s’offrît désormais à notre dernière armée était la résistance sous les murs de Paris menacé.

Tel était le sentiment de Mac-Mahon prêt à marcher. Ducrot le remplaçait à la tête du 1er corps. Lebrun commandait, au lieu de Trochu, le 12e. Par une transaction entre ses préférences et celles du ministre, le maréchal consentit, le 21, à se porter d’abord sur Reims : son front serait couvert par le canal de l’Aisne à la Marne. Mais de là il était résolu à gagner la capitale, s’il n’apprenait pas avant vingt-quatre heures l’arrivée de Bazaine.

La marche sur Reims fut un affreux désordre. Il commença à Châlons où l’intendance, incapable de transporter les approvisionnemens accumulés sur ce point, laissa prendre aux soldats ce qu’ils voulurent et brûla le reste avec le camp, pour ne pas les abandonner à nos ennemis ; il se prolongea durant l’étape de 40 kilomètres, trop longue pour des troupes mal entraînées et qui semèrent la route de traînards ; il devint plus grand encore à Reims, où les soldats débandés pillèrent des trains de vivres. Ce spectacle était fait pour affermir le maréchal dans la pensée que, si Paris avait besoin de ses troupes, elles n’avaient pas moins besoin d’appuyer à de puissans ouvrages leurs masses encore sans cohésion.

Mais la stratégie des politiques n’est pas celle des généraux. A la nouvelle que Bazaine restait sous Metz et que les Allemands s’avançaient sur la capitale, une pensée unit les conseillers de la régence et domina tout : moins que jamais l’empereur pouvait rentrer à Paris. Y revenir poussé par l’ennemi, achever ses revers par une fuite, en abandonnant notre meilleure armée et « l’héroïque » Bazaine, c’était provoquer les justices sommaires de l’émeute : et elle serait irrésistible contre ce Napoléon dont les aigles auraient volé de défaite en défaite jusqu’aux tours de Notre-Dame. Pour l’empereur la route de Paris passait par Metz. Il ne s’agissait plus seulement de joindre Bazaine, mais de le délivrer : raison de plus pour marcher vers lui. Le ministre de la guerre fonda aussitôt un plan sur l’hypothèse que le prince royal et le prince de Saxe étaient trop loin l’un de l’autre pour se porter secours. Tandis que le premier suivait la route de Vitry et le second celle de Verdun, si l’armée française se dirigeait sur la Lorraine par des voies plus au nord, il lui serait facile de dérober sa marche au prince royal, de tomber sur le flanc droit du prince de Saxe, et d’écraser ses 80 000 hommes avec 120 000, avant que le prince royal eût le temps d’accourir. Ce premier succès nous ouvrirait la route de Metz. L’armée d’investissement, serrée entre Mac-Mahon et Bazaine, et réduite à 160 000 hommes contre près de 300 000, devait être aussi battue. Et nos armées, ayant fait leur jonction par cette seconde victoire, n’auraient plus qu’à achever par une troisième le prince royal, pris entre elles et Paris et coupé de sa retraite.

Ce projet fut déclaré aussitôt un trait de génie par les politiques décidés à mesurer la valeur des conceptions militaires à la distance qu’elles mettaient entre l’empereur et les Tuileries. Le plan eût senti son grand capitaine si la première qualité d’un capitaine n’était pas de proportionner ses desseins aux troupes qui les doivent accomplir. Les résultats de cette manœuvre pouvaient être immenses, ses risques étaient plus vastes encore. Non pas, comme on l’a trop répété, parce qu’elle était une marche de flanc : nos troupes, de Reims à Verdun, et les troupes ennemies, de Metz à Paris, suivaient en sens inverse deux voies parallèles où le flanc droit des Français devait frôler le flanc gauche des Allemands ; à cet égard la condition des deux adversaires était égale. Mais en avançant sur Verdun les Français ne menaçaient pas la ligne de retraite des Allemands ; en avançant sur Paris les Allemands coupaient la ligne de retraite des Français. Et le danger pour ces derniers était d’autant plus redoutable que leur route se prolongeait entre l’ennemi et la frontière nord, se rapprochait de cette frontière en s’avançant vers la Lorraine, que par suite l’ennemi, s’il nous tournait, pouvait nous acculer à la Belgique et nous fermer toute voie de salut. Pour hasarder une entreprise grosse de tels hasards, il aurait fallu une armée solide et un chef confiant dans le succès. L’armée de Châlons n’était pas cette armée, Mac-Mahon n’était pas ce chef. En pesant sur lui pour lui imposer un plan conçu hors de lui et loin de l’armée, le ministre de la guerre manquait aux règles les plus certaines du métier, car le juge souverain de ce qui est possible à des soldats est leur général, et il faut ou le croire ou le changer.

Loin que cette indépendance fût respectée, quand on connut les dispositions de Mac-Mahon, la politique vint le solliciter jusque dans son camp. L’homme qu’on avait appelé autrefois le vice-empereur et qui maintenant était plus encore, Rouher, se rendit le 25 août à Châlons. Les troupes et le maréchal étaient déjà en marche pour Reims, Rouher les suivit, et le soir rejoignit à Cou réelles l’empereur et le maréchal.

Dans cette conférence, l’empereur, plus encore qu’à Châlons, fut un auditeur muet et passif. Depuis qu’il avait remis à Mac-Mahon le commandement de l’armée, il s’abstenait de toute ingérence dans les affaires militaires. Il ne voulait pas amoindrir, fût-ce par un avis, la liberté du maréchal, et s’en tenait d’autant plus à ce scrupule que son inertie y trouvait son compte. C’est donc le maréchal que l’homme d’État avait à gagner. Il exposa que l’abandon de Bazaine enlevait à l’empire ses dernières chances, que le retour de Napoléon III à Paris serait le signal de la révolution, que dans cette situation désespérée l’entreprise même hasardeuse sur Metz devenait la plus sûre, et que la véritable témérité serait de tout perdre pour n’avoir voulu rien risquer.

À ces instances politiques, Mac-Mahon opposa ses raisons militaires. Il dit que, responsable envers la France de nos dernières forces, il n’avait pas le droit de les compromettre dans une aventure où les mauvaises chances l’emportaient trop sur les bonnes. Il conclut en annonçant qu’il prendrait, le surlendemain 23, la route de Paris. Le ton avec lequel ces derniers mots furent dits marquait une résolution définitive et ne permit pas à Rouher d’insister.

Il se rendit de bonne grâce. Avec cette souplesse de talent qui lui permettait d’entrer comme chez lui dans les idées des autres, il parut acquis au retour à Paris et seulement soucieux d’en atténuer les périls. Pour cela il priait que, du moins, l’empereur ne rentrât pas à Paris avant l’armée. Il ne cacha pas que le général Troc lui, nommé gouverneur sans l’aveu des ministres, n’inspirait pas à tous une égale confiance. Il importait que cette cause de conflit disparût ; d’ailleurs, l’intérêt de la défense exigeait qu’un seul homme commandât dans la place et autour d’elle. On pourvoirait à cet intérêt en confiant, avec le titre de généralissime, toute l’autorité militaire au maréchal Mac-Mahon. L’Empereur ne lit pas d’objections, non plus que le maréchal. Rouher rédigea aussitôt les décrets et proclamations nécessaires. Impuissant à décider le mouvement vers Metz, il regagna Paris après avoir mis la dernière main au retour qu’il était venu combattre. Il rentrait de Courcelles comme Trochu de Châlons, chargé d’annoncer l’armée, le souverain, et porteur des ordres qui préparaient ces événemens. Mais il n’avait pas perdu toute sa cause, puisque, cette fois, Trochu du moins se trouvait écarté.

Le lendemain 22, Rouher fit connaître au conseil de régence les résultats de son voyage. Mais la régence s’était familiarisée avec l’insoumission. Elle répondit aux ordres de l’empereur par la dépêche suivante : « Le sentiment unanime du conseil, en l’absence de nouvelles du maréchal Bazaine, est plus énergique que jamais. Ni décret, ni lettre, ni proclamation ne doit être publié. Un aide de camp du ministre de la guerre part pour Reims avec toutes les instructions nécessaires. Ne pas secourir Bazaine aurait à Paris les plus graves conséquences. En présence de ces désastres il faudrait craindre que la capitale ne se défendît pas. »

Cette insistance était superflue, et la régence, au moment où elle combattait encore, venait déjà de triompher. Dans son entretien avec Rouher, le maréchal n’a pas faibli, mais il a épuisé sa force de résistance. Etranger aux partis, il ne peut mesurer les périls dont on le menace. Mais l’homme qui les prédit est le serviteur le plus renommé de l’empire, et vient, avec l’autorité d’un passé heureux et fort, apporter au présent désemparé un suprême avertissement. Lui, soldat, en dirigeant ses troupes où l’intérêt militaire les appelle, va peut-être achever la ruine d’un régime auquel l’attachent une longue fidélité, des victoires communes, les récompenses obtenues, l’horreur instinctive de la démagogie. Le trait est enfoncé, il le traîne avec lui. Il voudrait désormais concilier ce qu’il sait être l’intérêt militaire et ce qu’on lui affirme être l’intérêt politique. Il a cessé d’être l’homme d’un seul devoir.

C’est alors que, le 22 au matin, parvient à Reims une dépêche écrite par Bazaine le 19, au lendemain de la bataille de Saint-Privat. Bien qu’il n’avouât pas sa défaite, il indiquait les positions de l’armée rejetée sous le canon des forts, il disait la « fatigue » de ses troupes après des « combats incessans » et annonçait que l’ennemi allait « tâter la place de Metz ». Il achevait par ces mots : « Je compte toujours prendre la direction du nord et me rabattre ensuite sur Montmédy, sur la route de Sainte-Menehould et de Châlons, si elle n’est pas fortement occupée. Dans ce cas, je continuerai sur Sedan et sur Mézières pour gagner Châlons. »

Laissé à l’équilibre ordinaire de son bon sens, Mac-Mahon aurait lu dans cette dépêche que Bazaine n’était ni libre de ses mouvemens, ni sûr de ses projets, et que sa sortie, toujours annoncée, ajournée toujours, devenait moins probable que jamais. Mais Mac-Mahon cherchait sans se l’avouer un motif de marcher vers Bazaine. Il se persuada que cette dépêche lui apportait ce motif, que Bazaine l’appelait à un rendez-vous certain, était déjà en route, que le devoir commandait de se porter à sa rencontre, et que pour le joindre il fallait marcher vers Montmédy. Aussitôt, en homme impatient d’échapper aux incertitudes par un fait accompli, il donna ses ordres de mouvemens et les annonça au ministère. La dépêche que la régence lui envoyait pour le pousser vers Bazaine et la dépêche où il annonçait sa marche vers la Lorraine se croisèrent sur les fils. Pour la seconde fois la régence avait empêché le retour du souverain et de l’armée à Paris.

IV

Personne n’était aussi atteint par ces résolutions que le général Trochu. Tout Français avait le droit de les déplorer comme un malheur public : pour le général elles étaient en outre une injure personnelle. Elles lui préparaient une part de dupe et de complice dans les désastres qu’il avait prédits et cru prévenir.

A Châlons il s’était engagé à défendre l’empire, Paris et la France. Mais, certain que le seul moyen de sauver l’empire était de vaincre l’Allemagne, et que la seule chance de la vaincre était à Paris, il avait vu dans sa triple tâche une mission unique. Quel réveil d’un noble rêve ! Dès la première heure, il avait été accueilli par la régence en importun. L’empereur, dont la présence devait mettre chacun à sa place, n’était pas venu malgré les conventions faites. L’armée enfin s’éloignait pour se perdre en Lorraine. Il ne restait au gouverneur de Paris que le devoir odieux de défendre contre la colère publique un gouvernement acharné à sa propre perte par la folie de ses fautes, et le devoir honteux de présider à la capitulation de la capitale sans défense.

Pour échapper à l’amertume de ce présent et au deuil de cet avenir, Trochu avait une ressource : se démettre. Il le pouvait sans défection, puisque l’empereur, en manquant à ses promesses, enlevait au général le moyen de tenir les siennes. Un homme soucieux de son ambition ou de son repos eût renoncé à une fonction devenue un piège. Mais disparaître n’était sauver que soi. Trochu pensa qu’il avait mieux à tenter, qu’il était en droit de ne pas consentir à cette sorte de vol fait aux engagemens pris, à sa gloire, surtout au salut du pays ; que les résolutions contraires et les incertitudes où n’avait cessé de flotter Mac-Mahon laissaient encore des chances à un retour de sagesse avant la catastrophe ; que son devoir à lui était d’aider à ce nouveau changement, que le poste où il était placé était une influence, et qu’il n’avait pas droit de la livrer. Il résolut donc de garder sa charge, et d’employer l’autorité qu’elle lui donnait à combattre les desseins militaires de la régence.

Or, pour soutenir non seulement sa cause, mais lui-même, agent révocable, malgré le mauvais vouloir du gouvernement, il avait une seule force, celle qui l’avait élevé, l’opinion. Par une marche inverse à celle de la régence, qui mettait ses plans de campagne au service de sa politique, le général fut donc conduit à appeler la politique au secours de ses projets militaires.

La proclamation par laquelle il s’était annoncé, le 18, aux Parisiens, avait été reçue avec une ardente sympathie. Dès le surlendemain, quand il vit que, malgré l’investissement de Metz et la marche des Allemands sur la capitale, la régence persistait à éloigner de Paris notre dernière armée, il résolut de définir avec éclat, pour l’enseignement de la population et du gouvernement, les devoirs qu’il avait acceptés et le rôle qu’il ne consentirait pas à remplir. Sous prétexte d’expliquer un mot de sa proclamation que le Temps avait discuté, il envoya à ce journal un exposé de principes. Paris et le gouvernement pouvaient compter sur lui, tant qu’il s’agissait de défendre contre l’envahisseur la nation et l’empire compromis ensemble par la défaite. Mais il n’entendait pas devenir au profit de la dynastie, si par sa faute elle achevait sa ruine et la nôtre, le geôlier ou le bourreau de la capitale. « L’idée de maintenir l’ordre par la force de la baïonnette et du sabre, dans Paris livré aux plus légitimes angoisses, me remplit, osait-il écrire, d’horreur et de dégoût. » Ni le public ni le gouvernement n’étaient préparés à ce langage ; ils l’écoutèrent d’une oreille bien différente. Les hommes de liberté et de révolution accueillirent avec transports cette merveille d’un soldat qui n’aimait pas la force. Los ministres comprirent que ces paroles étaient un encouragement, volontaire ou non, au désordre.

On le lui marqua dans le Conseil, on le somma de montrer ses armes contre l’émeute, à laquelle il avait promis de laisser le sabre et la baïonnette au fourreau. Blessé du ton et de l’insistance, il se contenta de répondre qu’il connaissait son devoir et le saurait remplir. Puis, prenant l’offensive à son tour, il déclara que si l’on redoutait l’émeute il fallait ne pas la préparer par des fautes, que l’empire était à la merci d’un désastre militaire, qu’envoyer l’armée de Châlons à Metz était l’envoyer à sa perte, et qu’au lendemain de sa défaite nulle force au monde ne contiendrait la révolution. Comme il arrive d’ordinaire, les explications amenèrent les malentendus. On lui demandait du dévouement, il ne montrait que de la clairvoyance : on s’irrita d’avoir, au lieu du défenseur qu’on cherchait, un conseiller dont on n’avait que faire. De là le désir de s’en débarrasser s’il était possible, et la tentative faite à Courcelles par M. Rouher. Quand, le 23, Trochu apprit que l’armée ne revenait pas, il sentit toute l’amertume de l’abandon : il l’avait éprouvée déjà quand le corps de Douay, qu’il aurait voulu retenir, avait traversé Paris sans s’y arrêter. Derrière les remparts non encore armés, il avait pour toute garnison les 18 000 mobiles ramenés par lui et qu’il commençait à peine à discipliner. Il eut peur que cette misérable réserve elle-même lui fût prise et jetée de nouveau dans le gouffre où il voyait tomber toutes nos forces. Pour garder du moins cette garnison, il publia le 23 un ordre du jour aux gardes mobiles, où il leur disait : « Votre droit est de rester à Paris. » Tel est le redoutable enchaînement des conflits, et voilà comment la passion pour une cause bonne inspire des actes qui ne le sont pas. Moins que personne un chef militaire devait reconnaître à des soldats le droit de choisir où il leur plaisait de combattre. Le gouvernement, qui eut raison de blâmer cette atteinte portée à la discipline, se trompa à son tour sur les motifs qui avaient décidé le général. Où il y avait eu une erreur de jugement, il crut à un vice de caractère, et, parce que Trochu, en rendant désormais impossible le départ des mobiles, avait acquis parmi eux une enthousiaste popularité, on soupçonna que son seul but avait été de l’obtenir.

Une autre circonstance accrut le même soupçon. La loi du 10 août sur la garde nationale portait que les bataillons anciens conserveraient leurs cadres et que dans les nouveaux seulement les grades seraient conférés par l’élection. Mais dès qu’à Paris ces scrutins commencèrent, les officiers qui tenaient leur grade du gouvernement offrirent leur démission. Le gouvernement la refusa, les officiers supérieurs convinrent de s’en remettre à l’arbitrage de Trochu. Le gouvernement fut fort irrité d’apprendre que, d’accord avec le général, la démission de ces officiers devenait définitive. Trochu fut accusé d’avoir désorganisé les 60 000 hommes de l’ancienne formation qui, avec leurs officiers nommés par l’empereur, étaient dans Paris une force conservatrice, et d’avoir livré tous les grades à la confusion révolutionnaire du suffrage. Il n’avait pu croire que, par son conseil, il fortifierait la garde nationale, quel avait été son but, sinon d’affaiblir le gouvernement ? Les réponses ne manquaient pas au général : il ne s’était pas prononcé sur le meilleur mode de conférer les grades, il n’avait pas adhéré au système de l’élection : seul le gouvernement, par la loi du 10 août, avait adhéré à ce détestable principe. La prétention de limiter le mal aux nouveaux bataillons était puérile : si l’élection était un mal, pourquoi l’avoir consentie ? si elle était un droit, comment priver de ce droit les deux tiers de la garde nationale ? En n’osant pas maintenir à l’autorité militaire la nomination des nouveaux officiers, on avait moralement destitué les anciens officiers que l’autorité militaire avait choisis. Le général n’avait eu qu’à reconnaître l’évidence de ces faits ; il avait dû convenir que les anciens officiers, n’ayant plus l’autorité, avaient raison d’abandonner le grade. Si pour les remplacer il fallait recourir au vote, la faute n’était-elle pas tout entière à ceux qui avaient consacré par la loi ce détestable moyen ? Mais tous les argumens étaient étouffés et comme démentis par les acclamations de la garde nationale. Imbue de préjugés alors communs sur la vertu du suffrage et contre l’esprit militaire, elle acclamait précisément le général d’avoir préféré aux vieux procédés de hiérarchie militaire le vote émancipateur, d’avoir par là rétabli la dignité du soldat, assuré l’aptitude des chefs, et prévu la constitution nécessaire de l’armée à venir : elle lui savait un gré enthousiaste de tous les sentimens qu’il n’avait pas. Et la régence jugeait les intentions de Trochu sur le témoignage de ces admirateurs, satisfaite qu’il protestât, afin de l’accuser par surcroît d’hypocrisie.

Le gouvernement croyait suivre à la trace la marche d’une ambition menaçante. Dès son premier manifeste, cet adversaire avait préparé sa popularité par la flatterie, sa lettre au Temps était un encouragement aux troubles de la rue ; par son ordre du jour aux mobiles il s’était assuré une troupe dévouée à lui seul ; il avait enfin gagné à sa personne la garde nationale. Chacun de ses actes désarmait et isolait la régence. Et force était de le subir à cause de cette popularité même : Paris n’eût pas permis qu’on touchât à son idole, et toute tentative de la régence pour le révoquer ferait éclater sur l’heure la révolution qu’il préparait. Si on ne pouvait le mettre hors de son poste, on pouvait du moins l’y enfermer. Non seulement il cessa d’être associé aux projets, à l’action générale, mais on empiéta sur ses attributions spéciales, et le ministre de la guerre commença à donner dans Paris des ordres militaires, comme s’il n’y eût pas eu de gouverneur.

L’offense de ces procédés et de ces soupçons tombait sur l’homme le plus fier de sa valeur morale, et le plus jaloux d’être respecté. Il eût cru s’abaisser en se justifiant. L’injure faite à son caractère devint à son tour son grief amer contre la régence et ses conseillers. On le tenait à l’écart, il s’y mit lui-même plus encore. Il laissa vide dans les conseils du gouvernement la place qui lui avait été réservée, se contenta de revendiquer avec hauteur contre les usurpations des droits militaires de sa charge. Presque toutes ses journées se passaient aux remparts, dans les forts, sur les positions qu’il voulait ajouter à l’ensemble de nos défenses ; là, maître de sa volonté, il l’employait à hâter l’armement des ouvrages, la seule œuvre qui fût en son pouvoir, en attendant des soldats. Le soir, il rentrait au Louvre, où l’ancien ministère d’État était devenu son quartier général. Les hommes politiques, les curieux de nouvelles, les rêveurs de projets, ceux qui dans les malheurs publics cherchent une direction ou veulent la donner, ceux que la renommée attire, l’attendaient en foule. Loin de se soustraire à eux, il les accueillait sans difficulté, sans choix et sans lassitude. A tous il répétait ses angoisses, expliquait la folie de la marche sur Metz. Ainsi il avait fait deux parts de sa vie, consacrant l’une à préparer la défense et l’autre à prédire la défaite.

Comme il ne s’inquiétait ni de ceux à qui il parlait, ni de leur discrétion, il parut à plusieurs qu’il en manquait lui-même, et ceux dont il combattait les plans eurent prétexte pour condamner l’intempérance de parole qui n’était jamais lasse de verser à Paris le découragement. Trochu ne se lassait pas parce que, par sa parole, il suivait sa grande pensée, son idée maîtresse : former une opinion publique et contraindre par elle le gouvernement à ramener l’armée vers la capitale. Plus ses auditeurs étaient nombreux et capables de redire ses entretiens, plus il servait sa cause. Doué d’ailleurs comme peu d’hommes pour répandre à la fois la clarté et la passion, l’orateur ne pouvait être insensible à cette conquête quotidienne des esprits, ses succès l’attachaient à sa mission : nous sommes toujours fidèles aux devoirs qui se trouvent d’accord avec nos goûts. Et cet accès ouvert, cette condescendance empressée, cette propagande infatigable ne furent pas vaines. Écartée jusque-là des combinaisons militaires comme de mystères trop élevés pour son entendement, habituée au silence dédaigneux de ceux qui portent l’épée, la foule fut étonnée et ravie qu’un général célèbre conversât avec elle, se montrât soucieux de la convaincre, et tînt pour ainsi dire avec elle son conseil de guerre. Plus encore que l’éloquence de Trochu, alors dans sa nouveauté et par suite dans toute sa puissance, la flatterie inconsciente du général pour la prétention des Français à juger des choses militaires, acheva la conquête de Paris. Et chaque jour les hommes de toute condition qui sortaient du Louvre, persuadés par lui, portaient dans toute la ville les échos de sa pensée et de ses colères et de ses angoisses : Paris, d’abord passionné pour la délivrance de Bazaine, devint contraire à l’expédition sur Metz.

Mais ce mouvement d’opinion irritait la régence et ne la soumettait pas. L’effort de Trochu détruisait seulement la confiance du pays dans les opérations qui se poursuivaient. Des trois hommes que le pays avait salués comme ses libérateurs, l’un, cerné, attendait lui-même un secours, les deux autres dépensaient toute leur énergie à se faire obstacle. Au commencement de la campagne le désordre avait été l’absence de volonté : maintenant aux volontés absentes avaient succédé les volontés contradictoires et une autre forme d’anarchie militaire.

V

Cette querelle publique, les retards apportés par elle aux mouvemens de notre dernière armée, l’agitation qu’elle entretenait dans Paris, l’angoisse qu’elle avait étendue sur toute la France ne pouvaient laisser insensibles les élus du pays.

La Chambre avait en effet conscience de ce désordre et désir d’y porter remède. Le désaccord entre les autorités militaires l’autorisait à se faire elle-même un avis, et à tenter le rôle d’arbitre. Son dévouement même, resté sincère pour l’empire, la poussait à agir, car elle se rendait compte que, pour sauver la dynastie, il fallait vaincre, et que, pour ne pas compromettre les dernières chances de nos armes, il fallait rendre à la direction de la guerre l’unité. Quand ces députés se demandaient où serait le meilleur emploi de cette armée que Montauban poussait obstinément à Metz et que Trochu rappelait désespérément à Paris, leur enquête s’éclairait de graves indices. Ils savaient que le sentiment à peu près unanime des généraux était pour le retour sous les murs de la capitale, que l’empereur avait employé à décider ce retour les derniers restes de son énergie, que Mac-Mahon ; laissé à lui-même, n’avait pas une autre pensée. Si bien que Trochu, isolé dans le gouvernement, était l’interprète de l’opinion militaire, et que Montauban, s’il avait l’appui de la régence, représentait une opinion isolée dans l’armée, et qui tirait toute sa force d’un pouvoir tout politique. Quand ils consultaient l’homme d’État auquel ils se fiaient davantage, M. Thiers se prononçait comme les chefs de l’armée, comme l’empereur, pour le retour à Paris. Quand ils s’interrogeaient eux-mêmes, leur bon sens répondait que la marche vers Paris, étant la plus prudente, était la seule sage. Ils se sentaient donc acquis aux idées militaires du général Trochu. Cette préférence s’affirma plus à mesure que le péril de la marche vers la Lorraine devint plus grand et plus proche. Et puisque une volonté politique tenait en échec le salut de l’armée, il leur apparaissait que le remède serait de donner au général Trochu, par un changement politique, la prépondérance dans le gouvernement.

Si aux bonnes intentions ils eussent joint l’indépendance, voir le salut et l’assurer aurait été l’œuvre du même instant. Il était dans leur droit de renverser le ministère et de guider le choix de la régence vers l’homme qu’ils préféraient. Mais ici apparut la vanité de la prérogative parlementaire entre les mains de ces députés : user de leurs droits était au-dessus de leurs forces. Entrés pour la plupart dans la Chambre sous le gouvernement absolu, instruits durant de longues années à croire que la politique intérieure et extérieure appartenait au domaine privé de l’empereur, l’esprit de soumission continuait à dominer en eux. Ils n’avaient jamais renversé que le ministère Ollivier, et, quand ils se croyaient sûrs de ne pas déplaire par ce vote à la régente, ils avaient accueilli le cabinet Montauban dès qu’il fut consacré par la faveur de la souveraine, et tant que cette faveur le protégerait, ils n’étaient pas hommes à se révolter, en le renversant, contre la volonté impériale, leur suprême loi. L’exercice de leur pouvoir parlementaire leur paraissait une usurpation sur la prérogative de la couronne. Moins encore eussent-ils osé imposer de cette sorte un plan militaire, c’est-à-dire intervenir en maîtres dans la question la plus étrangère à la compétence des parlemens. Moins encore eussent-ils imposé à l’impératrice le choix d’un homme qu’elle avait écarté déjà, c’est-à-dire préparé à elle une humiliation si elle acceptait, à eux-mêmes une lutte contre leur souveraine si elle résistait.

La crise publique, légale et efficace, qui pouvait porter Trochu où ils le désiraient, effrayant leurs scrupules, ils se heurtèrent à une difficulté autrement redoutable : changer la conduite du gouvernement sans changer les personnes. Tel était bien le vœu de la Chambre, et il trouva son interprète principal dans le président même du Corps législatif, M. Schneider. Des succès industriels assez importuns pour paraître une victoire du travail national l’avaient porté à sa haute l’onction. La nature de son esprit et de ses travaux ne l’avait pas instruit à s’immobiliser dans le culte de théories inflexibles, mais le disposait à plier, avec le dédain des hommes pratiques pour les principes absolus, ses idées à la puissance des faits. Il avait une intelligence commerciale de la politique, et considérait l’opinion comme une clientèle que les gouvernemens doivent satisfaire assez adroitement pour ne pas y perdre et assez vite pour ne pas la perdre. Nul n’était mieux en état d’observer à la fois la Chambre, puisque sa charge lui fournissait chaque jour l’occasion de tâter le pouls aux partis, et le gouvernement, puisque cette charge l’avait fait convier aux séances du conseil. Il vit d’une part que la Chambre, si opposée fût-elle au plan militaire du gouvernement, ne changerait pas le cabinet. Il vit d’autre part que dans le cabinet on n’était pas unanimement acquis à ce plan militaire. M. Jérôme David surtout se montrait peu confiant dans la marche vers la Lorraine ; sa qualité d’ancien officier et son dévouement à l’empire donnaient une double importance à son opinion, et ainsi dans le ministère même étaient en réserve une chance et un chef pour un changement de conduite. Pourquoi l’opinion de la Chambre, ne menaçant pas le cabinet dans sa durée, ne fournirait-elle pas à la minorité des ministres le point d’appui pour une évolution du gouvernement ? Le cabinet, pas plus que la Chambre, ne pratiquait les mœurs parlementaires ; les membres du conseil privé, qui n’étaient pas ministres, pesaient sans cesse de leur présence et de leurs volontés sur les délibérations du Conseil. Le Parlement n’avait-il pas plus d’intérêt et plus de droit à obtenir quelque place dans cette assemblée de gouvernement ? Puisque séance était accordée au président du Corps législatif, elle pouvait être concédée à d’autres députés. Et le jour où quelques-uns, choisis par la Chambre, seraient associés, dans cette collaboration intime, à la conduite des affaires, ils pourraient, sur l’affaire capitale, la marche de l’armée, changer la minorité du Conseil en majorité.

La confidence de ces pensées fut faite par M. Schneider à des députés qu’il prit pour échos, et l’idée qu’il fallait associer le Parlement aux délibérations du pouvoir conservé et fortifié par ce concours conquit toute la majorité. L’opposition ne sut pas un moindre gré à M. Schneider de son attitude ; il employa son crédit nouveau sur elle à obtenir qu’elle ne troublât pas, par d’inutiles attaques contre le ministère, le mouvement d’opinion créé dans la Chambre. La gauche, qui avait mis son espoir dans une action parlementaire, saisit l’occasion de créer un accord avec la majorité, durant cette période ne poussa pas à fond la guerre au gouvernement, et se consacra à chercher aussi le moyen le meilleur de soumettre le ministère à l’influence de la Chambre. Le désir et la difficulté de trouver donnèrent naissance aux combinaisons les plus multiples, les plus inattendues ; elles ne cessèrent d’être jusqu’au dernier jour de l’empire le souci des groupes, la rumeur des couloirs et la chimère des esprits. Car l’œuvre était contradictoire de chercher des mesures à la fois assez efficaces pour imposer au gouvernement l’abandon de son dessein principal et assez modestes pour ne pas soulever son hostilité. L’énoncé de cette double condition aurait dû éclairer sur la vanité des projets. Et toutes les fois que ces projets apparurent à la tribune, il ne resta rien d’eux, sinon le témoignage du néant où tombent les assemblées quand la crainte de déplaire au pouvoir l’emporte en elles sur le désir de sauver leur pays.

Le 22 août, jour où se décidait la marche sur Metz, fut un de ces jours. Le gouvernement venait de nommer un conseil de défense, composé de généraux et chargé de hâter à Paris la mise en état de l’enceinte et des ouvrages. La motion fut faite à la Chambre que le Parlement se fît représenter dans ce conseil par neuf membres. Elle était signée par M. de Kératry, homme d’opposition, mais d’une opposition plus bruyante que haineuse, connu pour avoir voté la guerre, et que ce lien rapprochait de la majorité, ancien officier et, à ce titre, uni par des rapports personnels à M. Jérôme David. Le projet fut soutenu comme un moyen de manifester l’union de l’armée et du pays en face de l’étranger. Cette proposition d’apparence sentimentale était en réalité un coup de parti. On savait combien il est difficile à un gouvernement de se refuser aux mesures même inutiles, même embarrassantes, que le patriotisme semble inspirer ; on espérait que, par crainte de blesser la dignité de la Chambre et par confiance dans ses sentimens politiques, la régence ne mettrait pas obstacle à cette élection, ne se doutant pas même de ce qu’elle cédait. Or le conseil de défense avait à sa tête le gouverneur de Paris ; composé par Montauban, il n’offrait pas de prises à Trochu, qui le présidait, mais ne l’inspirait pas. Si la Chambre par son vote introduisait dans ce conseil neuf membres acquis aux idées militaires du général, elle en changeait l’esprit ; Trochu pourrait en obtenir un vœu formel qui rappelât Mac-Mahon à Paris ; la régence n’oserait s’obstiner contre la volonté, devenue solidaire, de l’armée et du Parlement. Tout réussit d’abord comme les députés l’espéraient. Le ministère se tut, le projet fut pris en considération, tous les commissaires nommés pour le transformer en projet de loi se trouvèrent favorables et élurent pour rapporteur M. Thiers. Mais ces indices avaient donné l’éveil au gouvernement. Il déclara s’opposer à la mesure. Cela suffit. A la seule menace d’un conflit, la Chambre abandonna son dessein déjà à moitié réalisé. Elle voulait lier doucement le pouvoir par surprise et durant son sommeil sans lui faire violence. Tout ce que le gouvernement concéda fut d’introduire dans le conseil de défense cinq députés ou sénateurs, mais choisis par lui seul, et parmi eux il promettait de nommer M. Thiers. Cinq membres nouveaux, même partisans de Trochu, ne suffisaient pas échanger la majorité du conseil, et en fait, sauf M. Thiers, tous ceux qui furent nommés étaient acquis aux projets de Montauban. Cet effort parlementaire aboutit à un seul résultat : M. Thiers, mis en état de connaître mieux les nouvelles de la guerre, pouvait renseigner vite et plus sûrement la Chambre sur les périls de cette aventure qu’elle déplorait et qu’elle laissait s’engager.

Mac-Mahon se mit en marche le 23 au matin. Entre Montmédy et Reims il y a quatre petites étapes. Le 23, le prince de Saxe était à hauteur de Clermont-en-Argonne, le prince royal à hauteur de Saint-Dizier en Champagne, séparés l’un de l’autre par deux étapes, et le premier placé à deux, le second à quatre étapes de Montmédy. Que les Allemands apprissent le mouvement des troupes françaises à l’heure même où il commençait, le prince de Saxe pouvait précéder les Français à Montmédy, le Prince royal y arriver en même temps qu’eux : en ce cas nous n’avions rien à espérer. Mais que l’ennemi ignorât deux jours la marche des Français, le prince de Saxe seul les pouvait joindre, et ils avaient deux jours pour le battre avant qu’il pût être joint lui-même par le prince royal. La première condition du succès était donc que le maréchal dérobât sa marche. Une dépêche concertée entre lui et le ministre de la guerre annonçait la retraite sous Paris : on la fît intercepter par les Allemands. Le stratagème réussit, et le 25 au soir les deux armées ennemies occupaient un front toujours aussi vaste et toujours tourné vers Paris.

La seconde condition de succès était que notre marche fût rapide. Afin que l’armée ne fût pas retardée par l’obligation de pourvoir à sa subsistance, Mac-Mahon avait ordonné que les troupes porteraient avec elles quatre jours de vivres. Mais dès le soir de la première étape, il apprit que deux corps sur quatre n’avaient pas reçu les distributions prescrites et n’avaient pas à manger. Pour les ravitailler il fallait se porter sur un centre d’approvisionnemens : le plus voisin était Rethel, et pour gagner Rethel il fallut s’écarter de la route droite. Ce détour et le ravitaillement occupèrent toute la journée du 24, en partie celle du 25. Et le soir du 25, quand nous aurions dû toucher la Meuse, l’ennemi, par les rapports de ses reconnaissances et par des renseignemens venus de Belgique, apprenait notre marche et devinait notre but.

Sur ces indices, il résolut aussitôt ce qu’il avait à faire. Le prince de Saxe allait, avec la quatrième armée, regagner la Meuse, s’établir sur la rive droite, border le fleuve, en défendre le passage aux Français, et traîner en longueur, tandis que le prince royal avec la troisième armée, tournant au nord, s’avancerait à marches forcées pour tomber sur notre flanc et sur nos derrières. Quelques heures suffirent à régler l’ensemble et le détail de cette immense manœuvre, et le soir même les ordres d’exécution étaient envoyés pour qu’elle commençât dès le lendemain matin. Tandis qu’un élan ordonné et sûr pousse ces troupes dans leur direction nouvelle, notre armée se traîne vers l’Argonne. Comme sa marche l’expose à être attaquée même en queue, elle est obligée de garder au milieu de ses colonnes les bagages, qui d’ordinaire suivent les troupes ; ils encombrent les routes, ralentissent l’allure. La pluie, qui tombe depuis le départ de Reims, détrempe le sol et les énergies : le 26, certains corps ne font pas plus de 12 kilomètres. Le même jour, le prince de Saxe atteint la Meuse, et les vedettes du prince royal paraissent aux portes de Reims. Déjà se dessine le double mouvement de cette tenaille, qui s’ouvre pour enserrer, de loin d’abord, les forces françaises, et peu à peu se fermera sur elles.

Ces nouvelles annonçaient à la Chambre que désormais les heures étaient comptées où l’on pourrait encore rappeler l’armée. L’urgence tragique des événemens porta le 27 à la tribune, pour la seconde fois, le vœu de la majorité. Son interprète était l’homme le plus propre à calmer les alarmes du gouvernement le plus jaloux. M. Latour-Dumoulin s’était fait une originalité en osant dire haut, le premier, ce que tout le monde à peu près avait pensé tout bas avant lui ; une réputation d’indépendance en réclamant les mesures que le pouvoir était déjà prêt à consentir ; enfin une autorité en paraissant inspirer les réformes qu’il avait seulement flairées. Il jouait dans le monde politique le rôle d’un opposant officieux, et on le savait incapable de rien vouloir qu’avec l’empire, par l’empire, et dans l’intérêt de l’empire. Il fit la motion que le Corps législatif nommât un comité de cinq membres pour assister le gouvernement. Assez peu nombreux pour ne rien imposer aux ministres, mais toujours maître d’en appeler de leurs résolutions à la Chambre qui l’aurait élu, ce comité imposerait par la menace du conflit sa volonté et les idées de Trochu. Ridicule espoir de conduire le gouvernement par la crainte d’une crise que la Chambre était décidée à ne pas ouvrir ! Inexcusable naïveté de croire que, dégagé de cette crainte, le gouvernement accepterait la présence de cinq députés dans les conseils ! Incohérent projet où le ministre de la guerre trouvait le droit de donner à la Chambre une leçon de politique ! Il lui fut facile de montrer que la proposition ne laissait plus son rôle à l’exécutif, et changeait, par une usurpation, le rôle du législatif ; il défendit la Constitution, la séparation des pouvoirs, et, raison suprême, posa la question de cabinet. Dès qu’il fallut combattre le pouvoir, même pour les intérêts les plus chers, la Chambre les déserta. À ce moment où sur sa tête pendait déjà le désastre, après avoir essayé de tendre un fil d’araignée sur la route de l’avalanche, elle cul conscience d’avoir fait selon ses forces et cessa d’agir.

Le même jour, l’armée, abandonnée à sa perte par les représentans du pays, sembla résolue à se sauver tout de même, et, à peine victorieux à la Chambre, le ministère vit se dresser devant ses desseins la résistance de Mac-Mahon.

Le maréchal, le 27, était au Chesne, et son armée autour de lui dans l’Argonne. Ses reconnaissances avaient rencontré sur la droite celles de l’ennemi ; mais, en même temps qu’il prenait ainsi le contact attendu avec le prince de Saxe, l’apparition des Allemands à Châlons et aux portes de Reims lui était signalée. Elle annonçait que le prince royal, averti de notre marche, se portait sur les derrières de l’armée. Puisque sa gauche déjà était entre nous et Paris, sa droite ne devait pas être loin du prince de Saxe. Le maréchal doutait qu’il eût le temps de combattre l’une des deux armées sans avoir affaire à l’autre. S’il continuait à s’avancer vers la Meuse, et n’en pouvait forcer le passage, il aurait donné au prince royal le temps d’achever sa manœuvre enveloppante et serait pris entre les deux armées. L’imminence de ces périls, qui parlait seule ici, ramena le maréchal au parti dont il s’était écarté sous la pression des politiques ; il comprit que le retour à Paris était nécessaire. Si la route directe par Reims lui était fermée, celle de Mézières restait ouverte, et de là il pouvait regagner la capitale, on appuyant à l’ouest et par des régions où l’invasion n’était pas encore parvenue. L’intérêt lui parut si certain et si pressant qu’il ordonna, le 27, à tous les corps d’armée, la retraite sur Mézières, et qu’il annonça en ces termes sa résolution à la régence : « Le Chesne, 27 août 1870, 8 h. 30 soir. — Les première et deuxième armées, plus de 200 000 hommes, bloquent Metz, principalement sur la rive gauche ; une force évaluée 50 000 hommes serait établie sur la rive droite de la Meuse pour gêner ma marche sur Metz. Des renseignemens annoncent que l’armée du prince royal de Prusse se dirige aujourd’hui sur les Ardennes avec H0 000 hommes ; elle serait déjà à Ardeuil. Je suis au Chesne avec un peu plus de 100000. Depuis le 19, je n’ai aucune nouvelle de Bazaine. Si je me porte à sa rencontre, je serai attaqué de front par une partie des première et deuxième armées, qui, à la faveur des bois, peuvent dérober une force supérieure à la mienne, en même temps attaqué par l’armée du prince royal de Prusse me coupant toute ligne de retraite. Je me rapproche demain de Mézières, d’où je continuerai ma retraite, selon les événemens, vers l’ouest. »

Montauban répondit par cette dépêche : « Paris, 27, 4 h. soir. — Si vous abandonnez Bazaine, la révolution est dans Paris et vous serez attaqué vous-même par toutes les forces ennemies ; contre le dehors, Paris se gardera. Les fortifications sont terminées. Il me parait urgent que vous puissiez parvenir rapidement jusqu’à Bazaine. Ce n’est pas le prince royal de Prusse qui est à Châlons, mais un des princes frères du roi de Prusse, avec une avant-garde et des forces considérables de cavalerie Je vous ai télégraphié ce matin deux renseignemens qui indiquent que le prince royal de Prusse, sentant le danger auquel votre marche tournante expose et son armée et l’armée qui bloque Metz, aurait changé de direction et marcherait vers le nord. Vous avez au moins trente-six heures d’avance sur lui, peut-être quarante-huit heures. Vous n’avez devant vous qu’une partie des forces qui bloquent Metz, et qui, vous voyant vous retirer de Châlons à Reims, s’étaient étendues vers l’Argonne ; votre mouvement sur Reims les avait trompées, comme le prince royal de Prusse. Ici, tout le monde a senti la nécessité de dégager Bazaine, et l’anxiété avec laquelle on vous suit est extrême. »

Et deux heures après, une seconde dépêche suivait, ainsi conçue : « Au nom du conseil des ministres et du conseil privé, je vous demande de porter secours à Bazaine, en profitant de trente heures d’avance que vous avez sur le prince royal de Prusse. Je fais porter le corps de Vinoy à Reims. »

Rien ne pèsera plus lourd sur la mémoire de Montauban que ces deux feuilles de papier. L’orgueil du parti pris y montre son dédain tranquille de la vérité, et cette intelligence trop sûre d’elle-même s’y révèle esclave du projet qui la domine comme une passion. Car une idée aussi peut conquérir le cœur, et dès lors celui qui croit penser encore n’est plus qu’un homme épris. Le ministre défend sa combinaison militaire avec l’énergie sans scrupule, les subtiles audaces et tout l’aveuglement de l’amour. Un homme de guerre ne pouvait méconnaître la gravité de la situation indiquée par le maréchal. Au lieu de se rendre au témoignage du soldat qui est au milieu des troupes et touche l’ennemi, le ministre, loin de l’ennemi et de l’armée, prétend seul connaître les mouvemens de l’ennemi et diriger les nôtres. Le maréchal se trompe en un seul point : les forces adverses sont plus nombreuses qu’il ne croit. Montauban les réduit ou les supprime. Il semble qu’il ne se sente pas tenu de fournir au maréchal des nouvelles vraies, mais favorables ; et l’on devine à l’aide de quel sophisme. Le maréchal s’est prêté, il ne s’est jamais donné à l’entreprise qu’il poursuit ; il continue à chercher, par une prévention inconsciente, des raisons d’y renoncer ; son pessimisme lui exagère les difficultés. Lui exagérer les chances heureuses rétablira l’équilibre et lui permettra de voir les faits tels qu’ils sont.

Le malheur veut que cet esprit de légèreté et de ruse essaie ses prestiges sur une intelligence simple et sur une conscience droite. Le maréchal ne peut croire qu’on le contredise sans preuves, le roman du ministre lui rend suspectes ses propres informations. Surtout cette supplication solennelle et adressée au nom des autorités les plus hautes trouble sa conscience par un artifice semblable à la tentative de Courcelles. Pour décider une question militaire, le maréchal sent que nulle autorité n’est supérieure à la sienne ; mais quand l’intérêt de la France lui est attesté par la prière impérieuse de ceux qui la gouvernent à cette heure, et des grands serviteurs qui les ont précédés depuis l’origine de l’empire, le maréchal est sans compétence pour contredire. De la situation d’arbitre qui décide, il passe au rang d’inférieur qu’ils éclairent par l’autorité de leur accord et de leur renommée. Contre eux, il n’ose plus rester seul avec lui-même. Il reprend sa marche vers la Meuse.

Maintenant entre ceux qui se disputaient le sort de cette armée la lutte est achevée. En vain la Chambre continuera-t-elle quelques jours encore à chercher dans de petites combinaisons le remède au grand désastre qui s’approche ; en vain le 27, le 28, le 29 août, dans le conseil de défense, Thiers et Trochu tenteront un dernier, obstiné et magnanime effort en faveur de cette armée qui chaque heure approche de sa perte ; ces luttes ne sauvent plus que l’honneur de ceux qui les soutiennent. Le gouvernement a vaincu, il a sans une défaillance de volonté ni de cœur conduit l’armée à sa perte ; toutes les fois que, dans cette marche à l’abîme, l’armée s’arrêtait, il l’a poussée ; elle penche déjà sur le bord, et son poids suffit désormais à sa chute.


VI

L’armée française était à une étape de la Meuse, quand, le matin du 28 août, Mac-Mahon se dirigea sur Stenay, pour y franchir le fleuve. Mais, à la suite des ordres qui, la veille, avaient prescrit la retraite sur Mézières, une partie des bagages et de l’artillerie s’éloignent vers cette ville, ou y sont déjà parvenus. Il faut les ramener à nos corps ; les routes sont encombrées par ces mouvemens, que la pluie ralentit encore. Le soir, le maréchal apprend qu’à Stenay l’ennemi est en forces et le pont coupé. L’armée est sans équipage de pont : force est de chercher, le 29, un passage sur la Meuse, en descendant la rive gauche, jusqu’aux villages de Romilly et de Mouzon. En trois jours, l’armée a reculé vers l’ouest, marché vers l’est, et tourné au nord. Ces changemens de direction, qui rendent visibles au dernier soldat les incertitudes du chef, achèvent d’ébranler les troupes. Les ordres se transmettent et s’égarent avec la même imprévoyance agitée qu’ils se donnent. Dans la journée du 29, le 1er et le 12e corps, qui la veille formaient la gauche et qui, par le changement de front, sont en tête, gagnent les points de passage indiqués ; le 7e les suit ; mais le 5° n’a pas été informé que la direction était changée et continue à s’avancera l’est vers Stenay. Enfin averti, de Failly s’arrête le soir à Beaumont, en l’air, loin des autres corps, touchant l’ennemi, et tranquille.

Les trente-six heures de grâce que Montauban avait promises à Mac-Mahon sont passées : nous n’avons ni devancé les armées ennemies sur la route de Metz, ni battu, ni découvert, ni cherché le prince de Saxe tandis qu’il était seul. La cavalerie allemande nous a masqué tous les mouvemens de l’ennemi et l’a instruit sur tous les nôtres. En voyant notre armée tournoyer sur elle-même comme un animal blessé et près de s’abattre, le prince de Saxe a compris qu’il n’avait plus besoin de se couvrir par la Meuse contre notre choc ; il a repassé sur la rive gauche, s’est massé au sud de l’Argonne, de Stenay à Busancy, et tend la main au prince royal. Celui-ci, grâce à des marches forcées de 40 kilomètres, arrive à hauteur de la 4e armée, en prolonge les lignes jusqu’à Vouziers, et, par sa cavalerie portée tout entière à sa gauche, étend son front jusqu’à Rethel. Cette masse s’ébranle d’un seul mouvement le 30 août, pour suivre et pousser les Français dans cette direction du nord où ils s’engagent d’eux-mêmes. Tandis que nos deux corps les plus éloignés de l’ennemi passent en sécurité la Meuse, les Allemands atteignent Failly, qu’ils surprennent, et couvrent de leur feu nos bivouacs, où les pièces sont dételées, les chevaux à l’abreuvoir, les soldats occupés à se nourrir, à nettoyer leurs armes, et les généraux absens.

Tout excusait la panique : nombre d’hommes furent emportés par elle : mais en grand nombre aussi d’autres fendaient ce flot de la fuite, s’armaient à la hâte, se groupaient au hasard pour combattre, et jamais peut-être l’énergie morale de nos soldats ne fournit une telle preuve qu’à cette heure, dans cette armée décapitée dont les membres épars vivaient et résistaient encore. Mais s’il y eut partout des combats, c’est-à-dire effort de groupes spontanément formés, il n’y eut pas de bataille, c’est-à-dire une direction donnée à ces efforts par une volonté unique, et Failly lui-même, ramené à ses troupes par le bruit du canon, n’eut pour réparer les fautes du général qu’une vaillance de soldat.

Des prouesses ne suffisaient pas pour résistera l’attaque réglée et à la supériorité numérique des masses allemandes. Le 5e corps dut se dérober par une retraite qui à la Fin devint une fuite. Il arriva, poursuivi, sur le 7e, qui, essayant de le soutenir et attaqué lui-même, fut entraîné dans la déroute. La nuit et la résistance de quelques régi mens empêchèrent seuls que ces deux corps ne fussent jetés dans la Meuse, où ils étaient acculés. Ils purent, avant le lever du soleil, la traverser à Romilly et à Mouzon.

Le 31 au matin, l’armée française était tout entière sur la rive droite, l’armée allemande bordait la rive gauche. Mac-Mahon se trouvait, après huit jours de marche, aussi éloigné de Bazaine que le jour où il était parti de Reims. Néanmoins il s’était rapproché du résultat : la route de Metz lui était maintenant ouverte. Que, déboîtant du fleuve, il remontât rapidement la Meuse dans la direction de Metz, il se plaçait sur le flanc droit de l’ennemi, hors d’atteinte de la IIIe armée, avec le seul risque d’être gêné par la ive, qui de Stenay à Verdun gardait les passages du fleuve. Contre celle-ci, il avait non seulement la supériorité du nombre, mais celle de la position : soit que, par un corps de troupes appuyé à Verdun, il disputât au prince de Saxe le passage de la Meuse, et derrière ce rideau marchât droit à Metz avec le gros de ses forces ; soit qu’avec toutes ses forces, après avoir laissé le prince franchir la Meuse, il l’obligeât à recevoir la bataille le dos au fleuve. Une armée eu état de marcher et de combattre eût eu chance d’arriver sans obstacle ou par une victoire jusqu’aux lignes d’investissement autour de Metz. Les Allemands craignirent un instant cette manœuvre.

Mais la panique de Beaumont rendait toute hardiesse impossible au maréchal. Loin qu’il fût prêt à gagner l’ennemi de vitesse, il lui fallait s’arrêter pour remettre quelque ordre dans ses troupes, leur donner du repos et renouveler leurs approvisionnemens. Il subit l’attraction que les places fortes exercent sur les armées affaiblies. Persévérait-il dans le dessein de secourir Bazaine, le ralliement rationnel de l’armée était à Montmédy ; songeait-il à se ménager une retraite vers Paris, c’est à Mézières qu’il fallait se rendre. Le maréchal choisit Sedan, parce que cette ville était la plus proche, et qu’il la croyait la mieux munie. Mac-Mahon venait se placer ainsi face au centre des masses ennemies, dans la position qui leur donnait le plus de facilités pour employer contre lui toutes leurs forces et l’envelopper.

La région où nos troupes cherchaient un refuge est située entre la Meuse et la frontière belge, qui là courent à peu près parallèles, à douze kilomètres l’une de l’autre. Depuis la berge droite du fleuve, le sol monte d’un mouvement général, et par gradins largement étages, vers le nord : il forme la pente méridionale des Ardennes. De vastes forêts le couronnent, dont la lisière s’élève et s’étend à sept kilomètres de la Meuse. Les cours d’eau qui descendent le long de ce versant le coupent de ravins et par des lits encaissés se jettent dans le fleuve. Sur la rive gauche, la vallée s’étend à plat, avec une largeur moyenne d’un kilomètre : au-delà commence le massif de l’Argonne, dont les mamelons la bordent et la dominent.

Sedan, bâti au niveau et sur la rive droite de la Meuse, ne commande par ses fortifications que le cours du fleuve, et est commandé de toutes parts, à petite portée, par le relief du terrain. Ni sa situation ni son étendue ne permettaient à la petite place de protéger ni même de contenir une armée. Elle n’était pour le maréchal qu’un magasin à vider : elle contenait 1 million de rations. Il voulait distribuer à l’armée quatre jours de vivres. Il chercha autour de la ville un emplacement qui assurât à la fois sa défense s’il était attaqué durant sa halte, et la liberté de sa marche quand il tenterait de la reprendre.

A l’est et à quatre kilomètres de Sedan, près de Bazeilles, la rivière de Givonne, qui descend droit des Ardennes et coule du nord au sud, rejoint la Meuse. A trois kilomètres à l’ouest de Sedan, une autre rivière, celle de Floing, coupe aussi de son embouchure la rive droite du fleuve. Tracée du nord-est au sud-ouest, la vallée de cet affluent remonte vers celle de la Givonne : à Illy, village sis à cinq kilomètres au nord de Sedan et source du Floing, les deux rivières ne sont distantes que d’un kilomètre. Trois vallées délimitent ainsi un triangle fermé de toutes parts, sauf à son sommet nord : là, un plateau qui s’élève et se rétrécit entre les deux rivières donne accès ouvert aux terrains qui joignent la forêt des Ardennes. Mac-Mahon jugea la place bonne. Au sud, la Meuse opposerait son large obstacle au gros des forces allemandes si elles en tentaient le passage. A l’est, derrière le ravin encaissé de la Givonne, il pouvait arrêter les troupes qui auraient suivi sa retraite par la rive droite de la Meuse. A l’ouest, le vallon de Floing, bien que marécageux, eût offert un plus faible abri ; mais lui-même se trouvait couvert par une boucle de la Meuse qui, montant au nord jusqu’en face d’Illy, pour redescendre au sud jusqu’en face de Sedan, enserre la presqu’île d’Iges, protège tout ce front d’un double fossé, et reprend seulement à Donchery sa direction normale. Pour parvenir jusqu’à lui de ce côté, il fallait que l’adversaire passât à Donchery le seul pont construit entre Sedan et Mézières, et qu’il remontât au-dessus de la boucle pour tourner à la fois par Illy tous les obstacles. Le sommet de la boucle touchait presque à la forêt des Ardennes, que le maréchal savait mal percée et impénétrable à des corps nombreux. Par suite, l’attaque serait étranglée dans un étroit couloir, et dominée par les hauteurs de la défense. Pour contenir là l’ennemi sans qu’il pût se déployer, il suffirait de garnir de troupes et de canons l’angle nord du triangle et surtout le mamelon surmonté d’une croix qu’on nomme le Calvaire d’Illy.

La sortie ne semblait pas moins facile. Deux routes qui franchissaient la Givonne, l’une à Bazeilles, l’autre à mi-côte, conduisaient à l’est dans la direction de Montmédy. A l’ouest la grande route qui relie Sedan à Mézières longeait la rive gauche de la Meuse et par suite était dans la zone ennemie, et le chemin de fer, bien que placé sur la rive droite, la borde de si près qu’il se trouvait sous le l’eu des Allemands : mais une autre route, nouvellement tracée, passait au nord de la presqu’île d’Iges, de là suivait les hauteurs et permettait à l’armée de se dérober le long des bois jusqu’à Mézières. Pour le succès de ces marches comme pour le succès de la défense, il importait surtout que l’armée du prince royal fût maintenue sur la rive gauche de la Meuse. Mac-Mahon avait cru pourvoir à cet intérêt capital en ordonnant la destruction des ponts de Donchery et de Bazeilles.

A mesure que nos troupes débandées arrivaient, le maréchal leur assignait leurs positions. Lebrun, avec le 12e corps, fut placé au confluent de la Meuse et de la Givonne : le cours de la Givonne fut gardé par Ducrot et le 1er corps. Il arc-boutait sa gauche à la droite de Douay qui, avec le 7e corps et quelques brigades intactes du 5e, faisait face à l’ouest et couronnait la vallée de Floing. Le reste du 5e corps avait été laissé en réserve sous les murs de la place moins pour la défendre que pour se reconstituer : de Wimpfen, arrivé le jour même, en avait pris le commandement à la place de Failly. Le 31 au soir, toute l’armée était rassemblée.

En même temps s’offrait un renfort. Le gouvernement avait ordonné à Vinoy de diriger son corps d’armée sur Mézières et de se mettre à la disposition du maréchal. Vinoy, avec une tête de colonne de 4 000 hommes, était arrivé le 30 au soir à Mézières, et une de ses divisions y débarquait le 31 au matin. Il savait l’ennemi sur la rive gauche de la Meuse et par suite la grande route de Sedan coupée, il ignorait l’existence de la route tracée par les hauteurs de la rive droite, et ne croyait pouvoir communiquer avec le maréchal que par la voie ferrée. Le 31 au matin, il envoya par un train spécial un aide de camp et un bataillon de zouaves. A la hauteur de Donchery, une volée de mitraille salue le convoi sans l’atteindre, les zouaves ripostent par les portières sans qu’il s’arrête, et l’on arrive ainsi dans la place, où l’aide de camp demande au maréchal ses instructions. Si Mac-Mahon eût appelé à lui Vinoy, les 10 000 hommes et les 70 canons débarqués le matin à Mézières pouvaient, par la même route, arriver en une étape et le soir même à Sedan, et dans la situation où se trouvait l’armée, nul secours n’était négligeable. Mais pour ordonner à ses lieutenans ce qu’ils doivent faire, un chef doit savoir ce qu’il veut faire lui-même, et le maréchal ignorait encore s’il prendrait la route de Montmédy ou de Mézières. Il attendait que les mouvemens des ennemis lui donnassent une idée. Si l’on se rabattait sur Mézières, on y trouverait tout établi Vinoy non seulement avec la division déjà débarquée, mais avec les deux autres qu’il attendait encore ; et si l’on tentait une marche sur Montmédy, le temps ne manquerait pas pour amener ces 30 000 hommes de troupes fraîches. Car le maréchal croyait que l’ennemi lui laisserait au moins deux jours de répit. Il envoya donc à Vinoy pour seule instruction d’attendre. Et le dernier ordre donné par lui le 31, — et qu’un officier ennemi ramassera le lendemain sur le champ de bataille de Sedan[4], — prescrivait pour le 1er septembre « repos général de toute l’armée ».


VII

Mais à cette heure les élémens de ruine assemblés par nos fautes et par l’habileté de nos adversaires se combinent comme d’eux-mêmes pour tout précipiter, et les avantages que Mac-Mahon avait le droit de croire les plus assurés lui sont ravis par des circonstances fortuites, comme si le hasard même avait passé à l’ennemi.

Le soir du 31 août 200 000 rations à peine ont été distribuées, il en devait rester 800 000 dans la place, elles n’y sont plus. Le chef de gare les a sans ordre expédiées à Mézières. Le 2 septembre les troupes n’auront plus de vivres : il faut donc que dès le lendemain le maréchal reprenne sa marche pour échapper non à l’ennemi, mais à la faim. En même temps, il apprend que la Meuse, derrière laquelle il se croyait à l’abri de Bazeilles à Mézières, ne le couvre plus. Une compagnie du génie qui devait détruire le pont de Donchery a pris le même train qui emportait à Mézières les 800 000 rations de Sedan. La compagnie est descendue de wagon à Donchery, mais le train est reparti sans qu’on déchargeât la poudre ni les outils destinés à la destruction du pont. Le maréchal, averti à 10 heures du soir, a aussitôt envoyé un détachement avec les engins nécessaires, mais nos soldats ont trouvé le pont déjà occupé par les Allemands et n’ont pu le faire sauter. A Bazeilles les poudres ne sont arrivées de même qu’après l’ennemi : celui-ci a commencé à passer.

L’ennemi en effet sent la victoire mûre et veut la cueillir. Le 31 au soir, toutes ses troupes savent quels mouvemens elles doivent exécuter cette nuit même, pour commencer dès le lendemain matin la bataille décisive. L’armée du prince de Saxe qui, suivant la piste des troupes françaises, a passé la Meuse à Romilly et à Mouzon, est chargée de nous barrer le passage à l’est, du fleuve à la frontière. La droite de la troisième armée donnera la main au prince de Saxe, et bordera la rive gauche de la Meuse de Bazeilles à Donchery pour contenir les Français s’ils essaient de s’échapper par le sud. Enfin la gauche de la troisième armée, par le pont de Donchery et deux autres qu’elle a jetés sur le fleuve, doit le franchir et, nous fermant toute issue à l’ouest, s’opposera la retraite des Français sur Mézières. Le 1er septembre, dès le point du jour, l’action s’engage à l’est, à Bazeilles et sur le ravin de la Givonne. L’ennemi, persuadé que nous préparons notre retraite sur l’ouest, veut la retarder par la vigueur de son attaque et donner à la gauche allemande le temps de nous prévenir sur la route de Mézières.

La bataille était déjà commencée que Mac-Mahon incertain se demandait encore où il devait conduire son armée. La blessure qui dès six heures et demie le mit hors de combat, lui épargna l’embarras de choisir et fut clémente pour sa renommée. Mais au moment où il était si urgent de prendre parti, elle ouvrit la vacance du commandement. Mac-Mahon crut y pourvoir et nomma pour le remplacer le lieutenant qu’il jugeait le plus capable de sauver l’armée, le général Ducrot. L’officier porteur de l’ordre qui donnait au général le commandement tombe blessé à son tour. Ducrot ne prend qu’à huit heures possession de son commandement.

Ducrot avait toujours pensé que le seul parti à prendre était de ramener l’armée sur Paris. Depuis le matin il lutte contre le prince de Saxe et voit grossir le nombre des ennemis qui nous barrent la route de l’est. Il sait la difficulté croissante de s’ouvrir de ce côté le passage ; il ignore que le pont de Donchery est intact et que les Allemands en sont maîtres. Dès que l’autorité lui appartient, il ordonne la retraite sur Mézières, et pour cela il prescrit au 12e et au l" corps d’abandonner la position où ils se maintiennent à l’est de Sedan.

Mais Montauban a tout prévu. Wimpfen, à Paris d’où il arrive, a vu le ministre de la guerre et s’est laissé convaincre que le grand dessein à poursuivre est la délivrance de Bazaine, il a promis de se consacrer à cette œuvre, et le ministre, rendant en confiance ce qu’il recevait en approbation, a remis à Wimpfen une lettre de service qui confère à ce général, à défaut de Mac-Mahon, le commandement. Wimpfen n’a pas fait connaître tout d’abord cette lettre de service, il hésite à réclamer la direction d’une armée où il est si nouveau. Mais quand il voit commencer la retraite sur l’ouest, il considère comme un devoir de l’empêcher. Lui, à l’inverse de Ducrot, ne connaît pas les forces qui nous sont opposées à l’est, et il a appris à Sedan que l’ennemi passe la Meuse à l’ouest de la place : il en conclut que la route de Mézières est coupée. Il revendique donc et obtient à neuf heures le commandement en chef et dispose tout pour une énergique offensive à l’est. Il s’y décide trop tard. Durant l’heure qu’il a perdue à délibérer avec lui-même, il a laissé commencer la retraite, évacuer les positions dont il a besoin, qu’il lui faut reprendre. L’ennemi, auquel le général Ducrot les abandonnait volontairement, s’y est établi et les garde. En ramenant son effort à l’est, Wimpfen ne rompt pas l’obstacle sur lequel il se jette, mais il donne aux deux corps de l’adversaire qui ont passé la Meuse à Donchery, le loisir de tourner la boucle du fleuve, de passer entre elle et la forêt, et de s’étendre en avant. Dès onze heures la retraite nous est fermée à l’ouest, comme à l’est, il n’y a plus d’issue ouverte que la Belgique. Et déjà la gauche de la troisième armée et la droite du prince de Saxe qui, en face l’une de l’autre, bordent ce passage, se rapprochent. La garde royale traversant la Givonne dans la partie de la vallée où notre défense ne s’étendait pas, se glisse le long de la forêt entre la frontière et nos troupes, fait jonction avec la troisième armée au nord d’Illy. Une artillerie aventurée avec audace et à peine escortée par quelques troupes de soutien ferme le cercle de fer et de feu sur notre armée, entourée dès midi.

Bientôt notre 1er  corps, qui dispute aux Saxons les rives de la Givonne, canonné de front, de flanc et par derrière sur les hauteurs d’Illy, ne peut plus tenir. Alors, pour culbuter à l’ouest l’ennemi dans la vallée de Floing, la cavalerie française accomplit cette charge, trois fois renouvelée, qui arrachait au roi Guillaume un cri d’admiration. Mais le sacrifice de ces « braves gens » qui allaient d’un tel élan à la mort, fut une gloire et non un secours. Chaque fois ils traversèrent les premières lignes des ennemis, mais pour se briser contre les feux de salve et d’artillerie, et le dernier retour de leur charge devenue une déroute emporta vers Sedan le 1er  corps qu’ils avaient voulu dégager. Le 7e corps à son tour essaie de garder cette position décisive d’Illy ; entraîné par son chef, lui aussi monte et tombe au calvaire. Tandis que les régimens tentent d’atteindre les batteries plus proches qui les foudroient du nord, celles de gauche plus lointaines, celles de droite, inaccessibles derrière la Givonne, les trouent, les déchirent, les dispersent, et où tout à l’heure les divisions avaient leurs lignes et leurs intervalles, une foule de fuyards roule sur Sedan. Les hauteurs d’Illy sont définitivement perdues. L’ennemi nous y succède et s’y renforce. Le 12e corps, que la canonnade prend à son tour à revers, ne peut plus tenir davantage sur la basse Givonne, et de même se replie sur Sedan.

À mesure que ces débris de nos corps se rapprochent de la ville, ils se mêlent, formant une multitude de plus en plus compacte qui, arrêtée par sa propre masse, s’étouffe aux portes de la ville qu’elle remplit déjà, où tous veulent trouver refuge. Car les Allemands, après nous avoir poussés et réunis sur les abords découverts de la place, ont confié à leurs canons le soin d’achever l’œuvre. Sur la rive gauche comme sur la rive droite, partout où la place, proche ou lointaine, est propice, des pièces sont installées : 600 concentrent leur feu sur Sedan. C’est désormais pour nos troupes la mort sans le combat, et pour les vainqueurs le massacre sans le péril.

Il est trois heures. Pour arracher l’armée, cible vivante, à cette place mortelle, Wimpfen rêve encore de s’ouvrir un passage. Il essaie de la rassembler, il trouve 2 000 hommes, et dans un dernier effort se précipite sur les Allemands. Cette fois encore c’est vers l’est, vers Bazaine, qu’avec de pareils moyens il tente sa trouée : il aura jusqu’à l’impossible tenu sa parole au ministre. L’élan est si furieux qu’il traverse d’abord les premières lignes allemandes, et culbute leurs premiers renforts. L’ennemi recule ; mais c’est pour livrer au canon, sur le terrain où elle reste seule, l’attaque française, et les feux qui se concentrent sur elle l’écrasent à la place où elle a triomphé. Ce qui n’est pas tué se débande, et il ne reste pas autour de Wimpfen 200 hommes disposés à poursuivre quand, à cinq heures, le général en chef apprend que le drapeau parlementaire flotte sur la ville et reçoit ordre de se rendre près de l’empereur.


VIII

L’empereur depuis le matin, d’un œil calme et sans une plainte, avait vu s’évanouir ses dernières chances, se fermer autour de lui toutes les issues. Il s’était contenté de donner l’exemple du courage, seule autorité qu’il n’eût pas abdiquée. Bien que le mal dont il souffrait changeât pour lui tout mouvement en douleur, il était resté plusieurs heures à cheval, et longtemps immobile sur des places dangereuses de la bataille. Soit que, las de lui-même, il aspirât à se délivrer de ses humiliations et de ses remords, soit que, songeant à sa race, il espérât éteindre dans son sang la colère publique et assurer la pitié de la France à la jeunesse de son fils, il parut chercher la fin d’un soldat. Mais les coups ne frappèrent qu’autour de lui. La fortune lui refusait tout, même la mort.

Ou plutôt elle lui donna, sans la mort, l’agonie. C’en fut une que cette attente dans la sous-préfecture de Sedan, où il rentra vers midi, où pendant quatre heures parvenait sans cesse un nouvel écho de nos revers, où il but goutte à goutte sa défaite, où enfin Ducrot, puis Douay, puis Lebrun, lui vinrent dire que tout était perdu. Dès qu’il eut recueilli ces témoignages, la pensée de ce sang qui coulait toujours et désormais sans cause l’émut, et dans son cœur où mourait l’espoir, la pitié parla, et l’horreur, trop tardive, hélas ! de la guerre. Il demanda à ses généraux de mettre fin à la lutte. Mais si tous sont prêts à cesser le feu, nul n’en veut donner l’ordre ; chacun d’eux, sollicité de cette mission, se dérobe. Durant ces refus, les batteries allemandes continuent de leurs coups réguliers et suis à faire leur besogne dans cette masse qui a jeté ses armes. Et chacun de ces coups réveille la conscience de l’empereur que son ambition écroulée ne défend plus contre l’humanité. La durée du massacre lui devient intolérable. Parvenu à des sommets d’infortune qui sont plus hauts que l’orgueil, il prend pour lui la honte dont personne ne veut et ressaisit son autorité pour arborer le drapeau parlementaire.

Quand Wimpfen, tout chaud de la lutte, pénétra auprès de l’empereur, ne voyant que lui d’abord et pour se justifier de la défaite, il accusa, se plaignant de n’avoir pas été obéi. Ducrot, sur ce mot, s’élança vers Wimpfen : « De qui voulez-vous parler ? » et comme celui-ci, surpris, ne répondait pas : « On ne vous a que trop obéi », continua Ducrot ; et, soutenu par l’attitude des autres généraux, il reprocha violemment à Wimpfen la direction donnée à la bataille. En prescrivant à Wimpfen de se rendre au quartier général de l’ennemi, l’empereur alluma une seconde et non moins vive querelle. Wimpfen déclara que, le feu ayant cessé sans son ordre, son autorité avait été méconnue, qu’il n’en voulait pas garder le titre, et il donna sa démission. « Vous avez revendiqué le pouvoir quand vous espériez la victoire, reprit durement Ducrot, vous le voulez remettre pour échapper aux suites d’un désastre causé par voire faute, il est trop tard. » Cette fois tous les autres chefs de corps se joignirent à lui. Chacun redoutait que les fonctions abandonnées retombassent sur lui, et mettait à s’en défendre plus de passion encore qu’on n’en emploie d’ordinaire à l’obtenir. Et la dernière lutte de Sedan se livra, devant le souverain, entre ses généraux.

Enfin Wimpfen se résigna à traiter avec l’ennemi. Le lendemain, la convention fut signée. Elle livrait tout au vainqueur, la ville, le matériel, les armes et les hommes.

Ainsi finit le pouvoir de Napoléon III. Quand le roi de Prusse demanda si l’épée que lui remettait l’empereur était celle de la France, l’empereur répondit avoir rendu seulement l’épée du souverain. Lui-même se séparait de la nation. Traiter au nom de la France eût été un acte d’autorité et de foi : il avait perdu l’une et l’autre, et ne se sentait plus de droits. Il comprenait que, pour un Napoléon, être vaincu est devenir illégitime. Il signa son abdication en refusant de disputer à l’ennemi le sort de la France, car il dépouillait le privilège suprême du sceptre, la tutelle du peuple dans les grandes épreuves. Il n’était plus, il avait hâte de n’être plus qu’un prisonnier. Enchaîné d’ailleurs depuis l’origine de la guerre à des intérêts, à, des passions, à des périls contraires qu’il aurait dû dominer et qui l’avaient asservi, il changeait seulement de captivité, et touchant le fond d’un malheur désormais sans remède, son âme lassée se reposait enfin de craindre et de vouloir.

C’était assez, pour son châtiment, de se souvenir. Et la justice du sort sembla obséder à dessein son regard du mal qu’il avait fait ou laissé faire. La résidence qui lui fut assignée était le château de Bellevue. Il était situé en face de la presqu’île d’Iges où l’armée captive avait été conduite, et quelle nomma le Camp de la Misère. Les deux infortunes se touchaient, et ce reste d’empereur avait sous son regard les restes de ses soldats. 83 000 hommes désarmés, sans abris, dans la boue, sous la pluie, ayant froid de fièvre, de faim et de honte, attendaient quelques bataillons de recrues allemandes qui, inhabiles encore à la guerre, suffiraient à conduire en Prusse la dernière armée de la France. Et s’il élevait ses yeux au-dessus de cette douleur, il voyait les hauteurs du champ de bataille, le calvaire d’illy, autre demeure d’autres Français, qu’il n’était pas besoin de garder, qui n’avaient plus à souffrir, les seuls de cette armée qui ne quitteraient pas la patrie. Ils dormaient autour de cette croix qui vainement avait étendu sur les haines de deux races ses bras de pitié.


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Le prince Napoléon a rapporté les paroles que lui adressa l’empereur au moment du départ :
    « Tu ne me quittes que pour quelques jours : si ta mission ne réussit pas, tu me rejoindras. Les projets de Mac-Mahon sont bien arrêtés : l’armée se retire sous Paris par les places du Nord. C’est sous Paris que nous livrerons probablement une bataille décisive, et d’ici là tu seras de retour. » La Vérité à mes calomniateurs, p. 72.
  3. Les effectifs de ces trois armées devaient dépasser 100 000 hommes pour la première, 240 000 pour la seconde, et 160 000 pour la troisième. Mais au moment où le grand état-major ordonna la marche en avant, la concentration de tous les corps d’armée n’était pas encore achevée, et une partie de la IIIe armée restait détachée pour la garde du Rhin, de Bâle à Strasbourg. Dans leur marche elles laissèrent des corps d’observation ou de siège autour des places qu’elles dépassaient. Enfin elles diminuèrent par les combats. Ces vides furent comblés à l’aide des troupes nouvelles que leur envoyait régulièrement l’Allemagne, et de la frontière à Metz, à Sedan et à Paris, ces armées allèrent grossissant en nombre.
  4. La Guerre franco-allemande, par le grand État-major prussien : Sedan, p. 1087.