Ernest Flammarion (p. 313-327).

CHAPITRE V

OMÉGAR

Tu sais de quel linceul le temps couvre les hommes.
Tu sais que, tôt ou tard, dans l’ombre de l’oubli,
Siècles, peuples, héros, tout dort enseveli.
Lamartine, Harmonies.

Le froid s’accentuait. C’était comme un éternel hiver, malgré le Soleil. Toutes les espèces animales et végétales devenaient caduques, malgré leurs transformations, et cessaient de lutter pour la vie, comme si elles eussent compris leur condamnation. Les merveilleuses facultés d’adaptation de l’espèce humaine et une sorte d’énergie sauvage et infatigable avaient prolongé la vie physique et intellectuelle de notre race plus longtemps que les races animales supérieures, mais dans quelques foyers de civilisation privilégiés seulement ; car l’ensemble de l’humanité, condamné à une irrémédiable misère, était retombé lentement à la barbarie et ne devait plus se relever.

Il ne restait plus que deux groupes de quelques centaines d’êtres humains, occupant les dernières capitales de l’industrie. Sur tout le reste du globe, la race humaine avait à peu près disparu, desséchée, épuisée, dégénérée, graduellement, inexorablement, de siècle en siècle, par manque d’atmosphère assimilable comme par manque d’alimentation suffisante. Ses derniers rejetons semblaient être revenus à la barbarie, végétant comme des sauvages sur une terre d’Esquimaux, et tous mouraient lentement de faim et de froid. Les deux foyers antiques de civilisation n’avaient subsisté, tout en dépérissant graduellement aussi, qu’au prix de luttes incessantes du génie industriel contre l’implacabilité de la nature.

Les dernières régions habitées du globe se trouvaient en deux points voisins de l’équateur, en deux larges vallées occupant le fond des anciennes mers depuis longtemps desséchées, vallées peu profondes, car le nivellement général était presque absolu. On ne voyait plus ni pics, ni montagnes, ni ravins, ni gorges sauvages, ni vallons boisés, ni précipices ; tout était plaine ; fleuves et mers avaient insensiblement disparu.

Mais comme les agents météoriques, les pluies et les torrents avaient diminué d’intensité parallèlement avec les eaux, les derniers abîmes marins n’avaient pas été entièrement comblés, et des vallées peu profondes restaient, vestiges de l’ancienne structure du globe. Là se rencontraient encore quelques terrains humides et glacés, mais il n’y avait plus pour ainsi dire aucune circulation d’eau dans l’atmosphère, et les derniers fleuves coulaient en des cours souterrains, comme des veines invisibles.

L’absence de vapeur d’eau dans l’air donnait un ciel toujours pur, sans nuages, sans pluies et sans neiges. Moins éblouissant et moins chaud qu’aux anciens jours du monde, le Soleil brillait d’un éclat jaune topaze. Le ciel était plutôt vert marine que bleu. L’atmosphère avait considérablement diminué d’étendue. L’oxygène et l’azote s’étaient en partie fixés aux minéraux, à l’état d’oxydes et d’azotates, et l’acide carbonique avait légèrement augmenté à mesure que les végétaux, manquant d’eau, étaient devenus de plus en plus rares et en avaient absorbé de moins en moins. L’atmosphère était moins vaste et la couche d’air moins élevée. Mais la masse de la Terre s’était accrue de siècle en siècle par la chute incessante des étoiles filantes, des bolides et des uranolithes, de sorte que l’atmosphère, tout en s’étant appauvrie, avait gardé la même densité et à peu près la même pression.

Remarque assez inattendue, les neiges et les glaces avaient diminué à mesure que le globe se refroidissait, parce que la cause de ce refroidissement était l’absence de vapeur d’eau dans l’atmosphère, et que cette diminution de la vapeur d’eau avait été corrélative de celle de la surface des mers. À mesure que les eaux avaient pénétré l’intérieur du globe et que, d’abord la profondeur, par suite du nivellement, ensuite la surface, avaient diminué, la serre protectrice de la vie, formée par la couche invisible de vapeur d’eau, avait graduellement perdu de sa valeur, et le jour était venu où la chaleur reçue du Soleil, n’étant plus conservée par une garantie suffisante, se perdait dans l’espace à mesure qu’elle était reçue, comme si elle était tombée sur un miroir incapable de s’échauffer.

Tel était l’état du globe terrestre. Les derniers représentants de l’espèce humaine n’avaient survécu à toutes ces transformations physiques que grâce au génie de l’industrie qui, lui aussi, avait su tout transformer. Les derniers efforts avaient tendu à continuer d’extraire les substances alimentaires de l’air, des eaux souterraines et des plantes, et à remplacer la vapeur protectrice disparue par des toits et des constructions de verre.

Comme nous l’avons vu plus haut, il avait fallu à tout prix capter les rayons solaires et leur interdire toute déperdition dans l’espace. Il était facile d’en faire une grande provision, puisque le Soleil brillait tout le jour sans qu’aucun nuage vînt l’éclipser, et le jour était long : cinquante-cinq heures.

Les efforts des architectes n’avaient plus eu depuis longtemps d’autre objet que d’emprisonner les rayons solaires et de les empêcher de se disperser pendant les cinquante-cinq heures de nuit. Ils y étaient parvenus par une ingénieuse combinaison d’ouverture et de fermeture de plusieurs toits de verre superposés, avec écrans mobiles. Depuis longtemps aussi on n’avait plus aucun genre de combustible à brûler, car l’hydrogène même des eaux n’était plus que très difficilement à la portée de l’industrie.

La température moyenne du jour, à l’air libre, n’était pas extrêmement basse, car elle ne descendait guère au-dessous de 15 degrés de froid[1]. Malgré leurs transformations séculaires, les espèces végétales ne pouvaient plus vivre, même dans cette zone équatoriale.

Quant aux autres latitudes, depuis des milliers d’années déjà elles étaient devenues complètement inhabitables, malgré tous les efforts réalisés pour s’y maintenir. Aux latitudes où vivent aujourd’hui Paris, Nice, Rome, Naples, Alger, Tunis, l’atmosphère ayant cessé de servir de serre protectrice, l’obliquité des rayons solaires ne pouvait plus rien échauffer et la terre restait gelée à toutes les profondeurs accessibles, comme un véritable rocher de glace.

Entre les tropiques mêmes et à l’équateur, les deux derniers groupes humains, qui subsistaient encore au prix de mille difficultés devenant d’année en année de plus en plus insurmontables, ne survivaient à l’humanité disparue qu’en végétant pour ainsi dire sur les derniers restes. En ces deux vallées océaniques, situées, l’une vers les abîmes actuels de l’Océan Pacifique, l’autre vers le sud de l’île actuelle de Ceylan, s’étaient étendues, aux siècles précédents, deux immenses villes de verre, le fer et le verre étant depuis longtemps les matériaux essentiels employés pour toutes les constructions. C’étaient comme d’immenses jardins d’hiver, sans étages, avec leurs plafonds transparents suspendus à de grandes hauteurs. Il restait encore quelques salles de ces anciens palais. Les dernières plantes cultivées étaient là, en dehors de celles que l’on récoltait dans les galeries souterraines, qui conduisaient aux rivières intérieures.

Partout ailleurs, à la surface de l’ancien monde terrestre, il n’y avait que des ruines, et là aussi on ne retrouvait plus que les derniers vestiges des grandeurs évanouies.

Dans la première de ces antiques villes de cristal, les derniers survivants étaient deux vieillards et le petit-fils de l’un d’eux, Omégar. Le jeune homme errait désespéré dans les vastes solitudes, ayant vu successivement mourir de

Il restait encore quelques salles des anciens palais.
consomption sa mère et ses sœurs. Les deux vieillards étaient un ancien philosophe, qui avait consacré sa longue carrière à l’étude de l’histoire de l’humanité mourante, et un médecin, dont les années avaient été vainement appliquées à sauver de la consomption finale les derniers habitants de la Terre. Leurs corps semblaient émaciés par l’anémie plutôt que par l’âge. Ils étaient pâles comme des spectres, avec leurs longues barbes blanches, et leur énergie morale seule semblait les maintenir encore un instant contre la destinée finale.



Ils étaient condamnés…

Mais ils ne purent lutter longtemps contre cette destinée ; les derniers survivants de la race étaient condamnés comme leurs ancêtres, et un jour Omégar les trouva étendus sans vie l’un près de L’autre. Le premier avait laissé échapper de ses mains défaillantes la dernière histoire qui eût été

La Mort souveraine du monde.
écrite, un demi-siècle auparavant, des transformations ultimes de l’humanité. Le second s’était éteint en cherchant à entretenir dans son laboratoire les derniers tubes alimentaires, automatiquement entretenus par des machines mues par la force solaire.

Les derniers domestiques, simiens transformés depuis longtemps par l’éducation, avaient succombé depuis plusieurs années déjà. Il en était de même de la plupart des espèces animales apprivoisées pour le service de l’humanité. Les chiens, les chevaux, les rennes, les ours et certains grands oiseaux appliqués aux transports aériens survivaient encore, mais si singulièrement transformés qu’ils ne ressemblaient plus du tout à leurs ancêtres.

La condamnation irrévocable de la race humaine était évidente. Insensiblement, les sciences avaient disparu avec les savants, les arts avec les artistes, et les derniers êtres humains ne vivaient plus que sur le passé. Les cœurs ne connaissaient plus l’espérance, les esprits ne connaissaient plus l’ambition. La lumière était derrière ; l’avenir tombait dans l’éternelle nuit. Plus rien ! Les gloires d’autrefois étaient pour jamais évanouies. Si quelque voyageur égaré dans les solitudes profondes avait cru, dans les siècles précédents, retrouver la place de Paris, de Rome, ou des brillantes capitales qui leur avaient succédé, il n’y eût eu là qu’une illusion de son imagination, car depuis des millions d’années cette place même n’existait plus, ayant été balayée par les eaux de la mer. De vagues traditions étaient restées flottantes à travers les âges, grâce à la durée de l’imprimerie et aux copistes des grandes lignes de l’histoire ; mais ces traditions mêmes étaient incertaines et souvent mensongères, car, pour Paris entre autres, les annales des peuples n’avaient gardé quelques traces que d’un Paris maritime, et les milliers d’années de l’existence de Paris capitale de la France n’avaient laissé aucun souvenir. Les noms qui nous semblent ineffaçables de Jésus, de Moïse, de Confucius, de Platon, de Mahomet, d’Alexandre, de César, de Charlemagne, de Napoléon, — de la France, de l’Italie, de la Grèce, de l’Europe, de l’Amérique, n’avaient pas surnagé, étaient annulés. L’art avait conservé de beaux souvenirs, mais ces souvenirs étaient loin de remonter jusqu’aux époques de l’enfance de l’humanité et dataient au plus de quelques millions d’années. On aurait pu croire que la planète avait été habitée par plusieurs races consécutives séparées par des déluges ou même par des créations nouvelles.

Omégar s’était arrêté dans l’antique galerie de tableaux léguée par les siècles antérieurs et contemplait les images des grandes cités disparues. La seule qui se rapportât à l’Europe ancienne montrait une vue de grande capitale consistant en un promontoire avancé dans la mer, couronné par un temple astronomique, animé par des hélicoptères aériens volant aux environs des terrasses des hautes tours. D’immenses navires voguaient sur la mer. Ce Paris classique était celui du cent soixante-dixième siècle de l’ère chrétienne, correspondant au cent cinquante-septième de la première ère astronomique ; c’était le Paris qui avait immédiatement précédé l’envahissement définitif de l’océan : son nom même était transformé, car les mots changent, comme les êtres et les choses. À côté, d’autres tableaux représentaient les grandes cités moins antiques, qui avaient brillé sur l’Amérique, sur l’Australie, sur l’Asie, et, plus tard, sur les terres océaniques émergées. Et ainsi cette sorte de musée rétrospectif rappelait la succession des fastes historiques de l’humanité jusqu’à la fin.

La fin ! Son heure sonnait au cadran des destinées. Omégar savait que toute la vie de la Terre consistait désormais dans son passé, que nul avenir ne devait plus exister pour elle, et que le présent même allait s’évanouissant comme le songe d’un instant. L’héritier du genre humain sentit se condenser dans sa pensée le sentiment profond de l’immense vanité des choses. Attendrait-il qu’un miracle inimaginable le sauvât de l’évidente condamnation ? Allait-il ensevelir les vieillards et partager leur tombeau ? Chercherait-il à conserver quelques jours, quelques semaines, quelques années peut-être, une existence solitaire, inutile et désespérée ? Il erra tout le jour dans les vastes galeries silencieuses, et le soir s’abandonna au sommeil qui l’envahissait. Tout était noir autour de lui, comme la nuit du sépulcre.

Un doux rêve éveilla cependant sa pensée endolorie et vint entourer son âme d’une auréole

Un doux rêve éveilla cependant sa pensée endolorie.
d’angélique clarté. Le sommeil lui apporta l’illusion de la vie. Il n’était plus seul. Une image séduisante, qu’il avait déjà vue plus d’une fois, était venue se placer devant lui. Des yeux, caressants comme une lumière céleste et profonds comme l’infini, le regardaient, l’attiraient. C’était en un jardin rempli de fleurs parfumées. Des oiseaux chantaient dans les nids sous la feuillée. Et, au fond du paysage, les ruines immenses des villes mortes se faisaient encadrer par les plantes et les fleurs. Puis il aperçut un lac sillonné par des oiseaux, et deux cygnes en glissant lui apportaient un berceau, dans lequel un enfant nouveau-né lui tendait les bras.

Jamais un tel rayon de lumière n’avait illuminé son âme. L’émotion fut si vive qu’il se réveilla soudain, ouvrit les yeux, et ne retrouva devant lui que la sombre réalité. Alors une tristesse plus douloureuse encore que celle des jours passés envahit son être tout entier. Il ne put ressaisir un instant de calme. Il se leva, revint à sa couche, attendit le jour avec peine. Il se souvint de son rêve, mais n’y crut pas. Il sentait vaguement qu’un autre être humain existait encore ; mais sa race dégénérée avait perdu en partie les facultés psychiques, et peut-être, sans doute, la femme exerça-t-elle toujours sur l’homme une puissance attractive plus intense que celle de l’homme sur la femme. Lorsque le jour reparut, lorsque le dernier homme revit les ruines de son antique cité se profiler sur la lumière de l’aurore, lorsqu’il se retrouva seul avec les deux derniers morts, il sentit plus que jamais son irrévocable destinée, et, en un instant, se décida à terminer subitement une vie absolument misérable et désespérée.

Se dirigeant vers le laboratoire, il chercha un flacon dont la formule lui était bien connue, le déboucha et le porta à ses lèvres pour le vider tout entier.

Mais, au moment même où le poison allait toucher ses lèvres, il sentit une main qui lui saisissait le bras…

Il se retourna brusquement. Il n’y avait personne dans le laboratoire. Et, dans la galerie, il ne retrouva que les deux morts.


  1. Plus d’un lecteur considérera ce climat comme très supportable, attendu que dès notre époque on peut citer sur le globe des contrées dont la température moyenne est fort inférieure à celle-là, et qui sont néanmoins habitées. Exemple Verchnoiansk, dont la température moyenne annuelle est de −19°,3. Mais, en ces contrées, il y a un été dans lequel la glace dégèle, et, s’ils ont en janvier des froids de 60 degrés et même davantage, ils ont en juillet des chaleurs de 15 et 20 degrés au-dessus de zéro. Au point où nous sommes arrivés dans l’histoire du monde, au contraire, cette température moyenne de la zone équatoriale était constante, et plus jamais les glaces ne pouvaient fondre.