Ernest Flammarion (p. 81-138).

CHAPITRE IV

COMMENT LE MONDE FINIRA

L’heure de la fin viendra, il n’y a point de doute là dessus, et cependant la plupart des hommes n’y croient pas.
Mahomet, Le Coran, XL, 61.

La foule immobilisée aux portes de l’Institut s’était écartée pour livrer passage à la sortie des auditeurs, et chacun s’empressait pour connaître le résultat de la séance. Ce résultat, d’ailleurs, avait déjà transpiré, on ne sait comment, après le discours du Directeur de l’Observatoire de Paris, et le bruit circulait que la rencontre de la comète ne serait probablement pas aussi fatale qu’on l’avait annoncé. De plus, d’immenses affiches venaient d’être placardées dans tout Paris, annonçant
la réouverture de la Bourse de Chicago. C’était un encouragement imprévu à la reprise des affaires publiques et aux activités de la vie normale. Voici ce qui s’était passé.

Après avoir roulé comme une boule du haut en bas de l’hémicycle, le prince de la finance dont la brusque sortie a pu frapper le lecteur de ces pages s’était précipité en aérocab à ses bureaux du boulevard Saint-Cloud et avait téléphoné à son associé de Chicago, lui déclarant que de nouveaux calculs venaient d’être présentés à l’Institut de France, que l’événement cométaire n’aurait pas la gravité annoncée, que la reprise des affaires était imminente, qu’il fallait à tout prix réouvrir la Bourse centrale américaine et acheter tous les titres qui se présenteraient, quels qu’ils fussent. Lorsqu’il est quatre heures du soir à Paris, il est dix heures du matin à Chicago. Le financier était à déjeuner lorsqu’il reçut le phonogramme de son cousin. Il n’eut pas de peine à préparer la réouverture de la Bourse et à acheter pour plusieurs centaines de millions de titres. La réouverture de la Bourse de Chicago avait été immédiatement affichée dans Paris, où il eût été trop tard pour faire le même coup, mais où l’on pouvait préparer celui du lendemain par de nouvelles combinaisons financières. Le public avait cru bénévolement à un retour personnel et spontané des Américains aux affaires, et, associant ce retour à l’impression satisfaisante de l’assemblée académique, s’était laissé reprendre aux rayons de l’espérance.

Il ne fut pas moins empressé, cependant, à la séance de neuf heures qu’il ne l’avait été à celle de trois heures et, sans un service spécial de gardes de France, il eût été impossible aux auditeurs privilégiés de parvenir aux portes du palais. La nuit était venue ; la comète trônait, flamboyante, plus éclatante, plus étendue, plus menaçante que jamais, et si, peut-être, la moitié des êtres humains paraissait plus ou moins tranquillisée, l’autre moitié restait agitée et frémissante.

L’auditoire était sensiblement le même que le précédent, chacun ayant tenu à connaître immédiatement les résultats de cette discussion publique générale, faite par les savants les plus autorisés et les plus éminents, sur le sort réservé à notre planète par les accidents célestes ou par l’attente tranquille d’une mort naturelle. Toutefois on y remarqua l’absence du cardinal-archevêque de Paris, appelé subitement à Rome par le pape pour un concile œcuménique, et qui partait le soir même par le tube Paris-Rome-Palerme-Tunis.

« Messieurs, dit le Président, nous n’avons pas encore reçu la traduction de la dépêche martienne signalée par l’Observatoire du Gaorisankar, mais nous pouvons ouvrir immédiatement la séance pour entendre les importantes communications annoncées par M. le Président de la Société géologique et par M. le Secrétaire général de l’Académie météorologique. Je donne donc la parole au premier. »

L’orateur était déjà à la tribune. Il s’exprima dans les termes suivants, sténographiés avec fidélité par une jeune géologue de la nouvelle école.

« L’affluence si considérable qui se presse dans cette enceinte, l’émotion que je vois peinte sur tous les visages, l’impatience avec laquelle vous attendez les discussions qui doivent encore se produire ici, tout m’engagerait, messieurs, à m’abstenir d’exposer devant vous l’opinion à laquelle mes études m’ont conduit en ce qui concerne le problème actuellement agité sur la surface entière de notre globe, et à laisser la parole à des esprits plus imaginatifs que le mien, ou plus audacieux. Car, pour moi, la fin du monde n’est pas proche, et l’humanité, au lieu de la voir arriver cette semaine, l’attendra sans doute encore pendant… plusieurs millions d’années…, oui, messieurs, j’ai dit plusieurs millions, et non plusieurs milliers.

« Vous me voyez d’une tranquillité parfaite, en ce moment, et je n’ai point le mérite d’Archimède lorsque, traçant avec sérénité ses figures géométriques sur le sable, il fut égorgé par le soldat romain du siège de Syracuse. Archimède connaissait le danger et l’oubliait ; moi, je ne crois pas au danger.

« Vous ne serez donc pas surpris de m’entendre exposer avec le plus grand calme devant vous la théorie de la fin naturelle de notre monde par la nivellation très lente des continents et la submersion graduelle des terres sous l’envahissement des eaux… Mais peut-être ferais-je mieux de remettre cette dissertation à la semaine prochaine… car je ne doute pas un seul instant que nous puissions encore être tous — ou presque tous — ici pour nous entretenir des grandes époques de la nature. »

Ici l’orateur fit une pause d’un instant.

Le Président s’était levé : « Cher et éminent collègue, dit-il, nous sommes tous ici pour vous entendre. Fort heureusement, la panique de ces jours derniers est partiellement calmée, et l’on espère que la journée du 14 juillet prochain se passera comme les précédentes. Néanmoins, on s’intéresse plus que jamais à tout ce qui touche au grand problème, et nulle parole ne peut être mieux écoutée que celle de l’illustre auteur du classique Traité de géologie.

« Eh bien, messieurs, reprit le Président de la Société géologique de France, voici comment le monde mourra de mort naturelle, si rien ne vient déranger le cours actuel des choses, ce qui est probable, attendu que les accidents sont rares dans l’ordre du cosmos. La nature ne fait pas de sauts brusques ; les géologues ne croient plus aux révolutions subites, aux bouleversements du globe, car ils ont appris que tout marche graduellement par évolution lente. En géologie, les causes actuelles sont permanentes.

« S’il est dramatique de se figurer notre globe emporté dans une catastrophe universelle, il l’est moins, assurément, de voir la seule action des forces actuellement en œuvre menacer également notre planète d’une destruction certaine. Nos continents ne semblent-ils pas d’une stabilité indéfinie ? Comment, à moins d’une initiation particulière, songerait-on à mettre en doute la permanence indéfinie de cette terre, qui a porté tant de générations avant la nôtre, et sur laquelle les monuments de la plus haute antiquité laissent bien voir que, si nous ne les voyons aujourd’hui qu’à l’état de ruines, ce n’est pas que le sol ait refusé de les soutenir, mais c’est surtout parce qu’ils ont subi les injures du temps et surtout celles de l’homme ? Tempus edax, homo edacior ! Aussi loin que remontent nos traditions, elles nous représentent les fleuves coulant dans le même lit qu’aujourd’hui, les montagnes se dressant à la même hauteur ; et pour quelques embouchures qui s’obstruent, pour quelques éboulements qui surviennent çà et là, l’importance en est si faible, relativement à l’énorme masse des continents, qu’elle ne semble pas donner le pronostic d’une destruction finale.

« Ainsi peut raisonner celui qui n’arrête, sur le monde extérieur, qu’un regard superficiel et indifférent. Mais tout autre sera la conclusion d’un observateur habitué à scruter, d’un œil attentif, les modifications, même d’apparence insignifiante, qui s’accomplissent autour de lui. À chaque pas, pour peu qu’il sache voir, il prendra sur le fait les traces d’une lutte incessante, entamée par les puissances extérieures de la nature contre tout ce qui dépasse cet inflexible niveau de l’océan, au-dessous duquel règnent le silence et le repos. La pluie, la gelée, la neige, le vent, les sources, les rivières, les fleuves, tous les agents météoriques concourent à modifier perpétuellement la surface du globe. Les vallées sont creusées par les cours d’eau et comblées plus tard par les terres entraînées. Tout change sans cesse. Ici, c’est la mer qui bat {tiret2|furieu|sement}} ses rivages et les fait reculer de siècle en siècle. Ailleurs, ce sont des portions de

Ici, la mer bat furieusement ses rivages.
montagnes qui s’écroulent, engloutissant en quelques minutes plusieurs villages, et semant la désolation au milieu des plus riantes vallées : les avalanches

Les avalanches et les torrents désagrègent les montagnes.
et les torrents désagrègent les montagnes. Ou bien ce sont des cônes volcaniques, contre lesquels s’acharnent les pluies tropicales, y découpant des ravins profonds, dont les parois s’effondrent et montrent des ruines à la place de ces géants. Les Alpes et les Pyrénées ont déjà perdu plus de la moitié de leur hauteur.

« Plus silencieuse, mais non moins efficace, est l’action de ces grands fleuves, comme le Gange et le Mississipi, dont les eaux sont si fortement chargées de particules en suspension. Chaque grain de sable qui trouble la limpidité de ces eaux est un fragment arraché à la terre ferme. Lentement, mais sûrement, les flots conduisent au grand réservoir de la mer tout ce qu’a perdu la surface du sol, et les résidus qui s’étalent au jour dans les deltas ne sont rien à côté des dépôts que la mer reçoit pour les disperser dans ses abîmes. Comment le penseur, témoin d’une telle œuvre, et sachant qu’elle se poursuit pendant les siècles, pourrait-il échapper à l’idée qu’en réalité les fleuves, comme les vagues de l’océan, mènent en permanence le deuil de la terre ferme ?

« Cette conclusion, la géologie la confirme de tous points. Elle nous fait voir, sur l’étendue entière des continents, la surface du sol constamment attaquée soit par les variations de la température, soit par les alternatives de la sécheresse et de l’humidité, de la gelée et du dégel, soit encore par l’incessante action des vers ou des végétaux. De là un processus de désagrégation, qui finit par ameublir même les roches les plus compactes. Les débris roulent d’abord sur les pentes et dans le lit des torrents, où ils s’usent et se transforment peu à peu en graviers, sables et limons, puis dans les rivières, qui gardent encore, au moins pendant leurs crues, une puissance suffisante pour les conduire jusqu’aux embouchures.

« Il est aisé de prévoir quel doit être le résultat final d’une telle action. La pesanteur, toujours agissante, n’est satisfaite que quand les matériaux soumis à son empire ont conquis la situation la plus stable. Or une telle conquête n’est réalisée que le jour où ces matériaux ne peuvent plus descendre. Il faut donc que toute pente arrive à être supprimée jusqu’à l’océan, réservoir commun où vient aboutir toute puissance de transport, et que les parcelles enlevées aux continents soient disséminées sur le fond de la mer. En résumé, c’est l’aplanissement complet de la terre ferme ou, pour mieux dire, la destruction de tout relief continental.

« Nous voyons d’abord facilement qu’au voisinage des embouchures des plaines presque horizontales devront marquer le relief final de la terre ferme.

« Le résultat de l’érosion par les eaux courantes doit être de faire naître, sur les lignes de partage d’un pays, des arêtes aiguës, passant rapidement à des plaines presque absolument plates, entre lesquelles ne se maintiendrait, en dernière analyse, aucun relief supérieur à une cinquantaine de mètres.

« Mais nulle part les arêtes aiguës, que cette conception laisse subsister à la séparation des bassins, ne seraient en état de se maintenir longtemps, parce que la pesanteur, l’action du vent, celle des infiltrations et des variations de température suffiraient à en provoquer l’éboulement. Aussi est-il légitime de dire que le terme auquel doit fatalement aboutir l’érosion continentale est l’aplanissement complet de la terre ferme, ainsi ramenée à un niveau à peine différent de celui de l’embouchure des cours d’eau. »

Le coadjuteur de l’archevêque de Paris, qui occupait la place de l’Éminence à la tribune des hauts fonctionnaires, se leva et interrompit l’orateur :

« Par là, fit-il, seront vérifiées à la lettre les paroles de l’Écriture : « Toute vallée sera comblée ; toute montagne et toute colline sera abaissée. »

— La Bible a tout annoncé, reprit le géologue. L’eau comme le feu, et l’on y trouve tout ce que l’on y cherche. Ce que je puis assurer, c’est que, si rien ne modifie les conditions réciproques de la terre ferme et de l’océan, le relief continental est fatalement destiné à disparaître.

« Combien de temps faudra-t-il pour cela ?

« La terre ferme, si l’on étalait uniformément toutes les montagnes, se présenterait comme un plateau dominant partout la mer par des falaises d’environ 700 mètres de hauteur.

« Si nous admettons que la superficie totale des continents soit de 145 millions de kilomètres carrés, il en résultera que le volume de la masse continentale émergée peut être évalué à 145 000 000 × 0,7 ou 101 500 000, soit, en nombres ronds, cent millions de kilomètres cubes. Telle est la provision, assurément respectable, mais nullement indéfinie, contre laquelle va s’exercer l’action des puissances extérieures de destruction.

« Tous les fleuves ensemble peuvent être considérés comme amenant chaque année à la mer 23 000 kilomètres cubes d’eau (autrement dit 23 000 fois un milliard de mètres cubes). Un tel débit, pour le rapport établi de 38 parties sur 100 000, donnerait un volume de matières solides égal à 10 kilomètres cubes et 43 centièmes. Ce chiffre est à celui du volume total des continents comme 1 est à 9 730 000 : si la terre ferme était un plateau uniforme de 700 mètres d’altitude, elle perdrait, de ce seul chef, une tranche d’à peu près sept centièmes

La terre ne sera plus qu’une immense plaine sans reliefs.
de millimètre par an, soit un millimètre en quatorze ans ou sept millimètres par siècle.

« Voilà, messieurs, un chiffre positif, qui exprime la valeur actuelle de l’érosion continentale. En l’appliquant à l’ensemble des continents, on trouve que cette érosion, opérant toute seule, détruirait en moins de dix millions d’années la masse entière des terres émergées.

« Mais la pluie et les cours d’eau ne sont pas seuls à l’œuvre sur le globe, et il y a d’autres facteurs qui contribuent à la destruction progressive de la terre ferme. Le premier est l’érosion marine.

« Il est difficile de choisir un meilleur type d’érosion que celui des côtes britanniques ; car leur situation les expose à l’assaut des flots atlantiques, poussés par les vents dominants du sud-ouest, et dont la violence n’a été, sur le passage, amortie par aucun obstacle. Or le recul moyen de l’ensemble des côtes anglaises est certainement inférieur à trois mètres par siècle. Étendons ce taux à tous les rivages maritimes et voyons ce qui en résultera.

« On peut procéder à cette recherche de deux manières. La première consiste à évaluer la perte de volume que représente, pour la totalité des rivages, un recul de 3 centimètres par an. Il faut pour cela connaître leur développement, ainsi que leur hauteur moyenne. Ce développement, pour tout le globe, est d’environ 200 000 kilomètres. Quant à la hauteur des côtes au-dessus de la mer, c’est l’exagérer que de la fixer, en moyenne, à 100 mètres. Dès lors, un recul de 3 centimètres correspond à une perte annuelle de 3 mètres cubes par mètre courant, soit, pour 200 000 kilomètres de côtes, 600 millions de mètres cubes, ce qui fait seulement six dixièmes de kilomètre cube. En d’autres termes, l’érosion marine ne représenterait que la dix-septième partie du travail des eaux météoriques !

« On objectera peut-être à ce mode de procéder que, l’altitude allant en croissant des rivages à la partie centrale des continents, un même recul devrait, avec le temps, correspondre à une plus grande perte en volume. Cette objection serait-elle bien fondée ? Non ; car le travail des pluies et des cours d’eau, tendant de lui-même, comme nous l’avons dit, vers l’aplanissement complet des surfaces, continuerait à marcher de pair avec l’action des vagues.

« D’autre part, la surface de la terre ferme étant de 145 millions de kilomètres carrés, un cercle d’égale superficie devrait avoir 6 800 kilomètres de rayon. Mais la circonférence de ce cercle n’aurait que 40 000 kilomètres, c’est-à-dire que la mer aurait, sur le pourtour, cinq fois moins de prise qu’elle n’en a actuellement, grâce aux découpures qui portent à 200 000 kilomètres la longueur des côtes. On peut donc admettre que, sur notre terre, le travail de l’érosion marine marche cinq fois plus vite que sur un cercle équivalent. À coup sûr, cette évaluation représente un maximum ; car il est logique de supposer que, les péninsules étroites une fois rongées par la mer, le rapport du périmètre à la surface diminuerait de plus en plus, ce qui rendrait l’action des vagues moins efficace. En tout cas, puisque, à raison de 3 centimètres par an, un rayon de 6 800 kilomètres est condamné à disparaître en 226 600 000 ans, le cinquième de ce chiffre, soit environ 45 millions d’années, représenterait le minimum du temps nécessaire pour la destruction de la terre ferme par les vagues marines ; ce serait à peine supérieur, comme intensité, à la cinquième partie de l’action continentale.

« L’ensemble des actions mécaniques paraît donc faire perdre chaque année, à la terre ferme, un volume de 12 kilomètres cubes, ce qui, pour un total de 100 millions, amènerait la destruction complète en un peu plus de huit millions d’années.

« Seulement il s’en faut de beaucoup que nous ayons épuisé l’analyse des phénomènes destructeurs de la masse continentale. L’eau n’est pas seulement un agent mécanique ; c’est aussi un instrument de dissolution, instrument beaucoup plus actif qu’on ne le croit généralement, en raison de la proportion assez notable d’acide carbonique que contiennent toutes les eaux, soit qu’elles l’empruntent à l’atmosphère, soit qu’elles en trouvent la source dans la décomposition des matières organiques du sol. Ces eaux, qui circulent à travers tous les terrains, s’y chargent de substances qu’elles enlèvent, par une véritable attaque chimique, aux minéraux des roches traversées.

« L’eau des fleuves contient, par kilomètre cube, environ 182 tonnes de substances dissoutes. L’ensemble des fleuves apporte chaque année à la mer près de cinq kilomètres cubes de substances dissoutes. Ce ne serait donc plus douze, mais bien dix-sept kilomètres cubes, que perdrait chaque année la terre ferme, sous les diverses influences qui travaillent à sa destruction. Dès lors, le total de cent millions disparaîtrait, non plus en huit, mais en un peu moins de six millions d’années.

« Encore, messieurs, ce chiffre doit-il subir une

La mer aura envahi la surface entière du globe.
atténuation notable. En effet, il ne faut pas oublier que les sédiments introduits dans la mer prennent la place d’une certaine quantité d’eau et qu’ainsi, de ce chef, le niveau de l’Océan doit s’élever, allant à la rencontre de la plate-forme continentale qui s’abaisse, et dont la disparition finale se trouve accélérée d’autant.

« La mesure de ce mouvement est facile à préciser. En effet, pour une tranche donnée que perd le plateau supposé uniforme, il faut que la mer s’élève d’une quantité telle que le volume de la couche marine correspondante soit justement égal au volume de sédiments introduit, c’est-à-dire à celui de la tranche détruite. Le calcul montre que la perte en volume s’élève, en chiffres ronds, à vingt-quatre kilomètres cubes.

« — Donc nous pouvons conclure, puisque ce chiffre de 24 kilomètres cubes est contenu 4 166 666 fois dans celui de 100 millions, qui représente le volume continental, que la seule action des forces actuellement à l’œuvre, si elle se continuait sans autres mouvements du sol, suffirait pour entraîner, dans quatre millions d’années d’ici environ, la disparition totale de la terre ferme. La mer aura envahi la surface entière du globe.

« Mais cette disparition du relief continental, si elle peut préoccuper un géologue et un penseur, n’est pas un de ces événements dont nos générations aient à s’inquiéter ; ce ne sont ni nos enfants, ni nos arrière petits-enfants, qui pourront l’apprécier d’une manière sensible. Si donc, messieurs, vous voulez bien me permettre de terminer cette conférence par un mot, un peu… fantaisiste, j’ajouterai que le comble de la prévoyance serait assurément de construire dès aujourd’hui une nouvelle arche pour pouvoir échapper aux conséquences de ce futur déluge universel. »

Telle fut la thèse savamment soutenue par le Président de la Société géologique de France. Cette exposition lente et calme des actions séculaires des agents naturels, ouvrant un avenir de quatre millions d’années aux espérances de la vie terrestre, avait eu pour résultat de détendre les nerfs surexcités par les appréhensions cométaires. L’assistance était merveilleusement calmée. À peine l’orateur fut-il descendu de la tribune et eut-il reçu les éloges de ses collègues, que des conversations animées s’échangèrent entre les groupes. Un air d’apaisement moral venait de passer à travers tous les cerveaux. On causait de la fin du monde comme de la chute d’un gouvernement ou de l’arrivée des hirondelles, sans passion, avec une indifférence complètement désintéressée. Un événement, même fatal, reculé à quarante mille siècles, ne nous touche vraiment plus du tout.

Mais le Secrétaire général de l’Académie météorologique venait de monter à la tribune, et tout le monde lui prêta aussitôt la plus sympathique attention.

« Mesdames, messieurs,

« Je vais exposer devant vous une théorie diamétralement opposée à celle de mon cher et éminent collègue de l’Institut, et appuyée sur des faits d’observation non moins précis et une méthode de raisonnement non moins rigoureuse.

« Oui, messieurs, diamétralement opposée… »

L’orateur, doué d’une excellente vue, s’aperçut que toutes les figures s’assombrissaient.

« … Oh ! fit-il, opposée, non pour le temps que la nature réserve à la vie de l’humanité, mais pour la manière dont le monde finira ; car, moi aussi, je crois à un avenir de plusieurs millions d’années.

« Seulement, au lieu de voir la terre continentale destinée à disparaître sous l’envahissement graduel des eaux et finir par être entièrement submergée, je la vois au contraire destinée à mourir de sécheresse.

« J’aurais pu objecter aux études qui précèdent le fait que, en bien des points, ce n’est pas la mer qui gagne sur la terre, mais au contraire le sol qui empiète sur l’élément liquide, ici par les sables, les dunes, les cordons littoraux, là par les apports des fleuves, les deltas, les atterrissements. Mais je ne veux pas ouvrir entre l’action contraire comparée de la mer et de la terre une discussion qui pourrait nous entraîner trop loin ; je veux seulement appeler l’attention de l’auditoire sur un fait géologique fort intéressant, c’est que la quantité d’eau qui existe sur le globe diminue graduellement de siècle en siècle. Un jour il n’y aura plus de mers, plus de nuages, plus de pluies, plus de sources, plus d’eau, et la vie végétale comme la vie animale périra, non pas noyée, mais par manque d’eau.

« En effet, à la surface du globe, l’eau diminue, mers, fleuves, pluies et sources. Sans aller

La Seine aux temps préhistoriques.
chercher bien loin mes exemples, je vous rappellerai, messieurs, qu’autrefois, au commencement de la période quaternaire, la place où Paris s’étend actuellement avec ses neuf millions d’habitants, du mont Saint-Germain au confluent de la Marne, était presque entièrement occupée par les eaux, puisque la colline de Passy à Montmartre et au Père-Lachaise, le plateau de Montrouge au Panthéon et à Villejuif et le massif du Mont-Valérien étaient seuls émergés au-dessus de l’immense nappe liquide. Les altitudes de ces plateaux n’ont pas augmenté, il n’y a pas eu de soulèvements ; mais l’eau a diminué. Voici, du reste, ajouta l’orateur en projetant une carte sur le grand tableau du fond de l’amphithéâtre, voici quelle était la Seine dans la région de Paris aux temps préhistoriques.

« Une quantité d’eau, très faible, il est vrai, relativement à l’ensemble, mais non négligeable, pénètre à travers les profondeurs du sol, soit au-dessous du bassin des mers, par les crevasses, les fissures, les ouvertures dues aux dislocations et aux éruptions sous-marines, soit en pleine terre ferme, car toute l’eau des pluies ne rencontre pas en imbibant le sol une couche d’argile imperméable. En général, l’eau de pluie retourne à la mer par les sources, les ruisseaux, les rivières et les fleuves ; mais il faut pour cela qu’elle rencontre un lit de terre glaise et qu’elle y coule, suivant les pentes. Lorsqu’il n’y a pas de couche imperméable, elle continue de descendre par infiltration dans l’écorce poreuse du globe et vient saturer les roches profondes. C’est ce qu’on appelle l’eau de carrière.

« Cette eau-là est perdue pour la circulation. Elle se combine chimiquement et constitue des hydrates. Si la descente est assez profonde, l’eau atteint une température assez élevée pour être transformée en vapeur, et telle est l’origine la plus fréquente des volcans et des tremblements de terre. Les fumées volcaniques sont presque entièrement composées de vapeur d’eau. Mais, dans l’intérieur du sol comme à l’air libre même, une partie non négligeable des eaux en mouvement dans la circulation atmosphérique se transforme en hydrates et même en oxydes ; rien ne vaut l’humidité pour produire rapidement la rouille. Ainsi fixés, les éléments de l’eau, l’hydrogène et l’oxygène cessent d’être combinés à l’état liquide. Les eaux thermales, d’autre part, ne constituent-elles pas toute une circulation fluviale intérieure, et ne proviennent-elles pas de la surface ? Elles n’y retournent guère, pas plus qu’à la mer.

« Soit en se fixant, soit en se combinant, soit en pénétrant les couches profondes du globe, l’eau diminue donc à la surface de la Terre. Elle descendra de plus en plus à mesure que la chaleur terrestre se dissipera.

« Les puits de chaleur que l’on a creusés depuis cent ans dans le voisinage des principales villes du monde, et qui donnent gratuitement la chaleur nécessaire aux usages domestiques, s’épuiseront avec la diminution de la température intérieure. Le jour viendra où la Terre sera refroidie jusqu’à son centre, et ce jour coïncidera avec la disparition presque totale des eaux.

« Il semble, du reste, messieurs, que tel soit le sort des divers corps célestes de notre système

La Lune a vieilli plus vite que la Terre. Plaines arides, rochers déserts, cirques desséchés…
solaire. Notre voisine la Lune, dont le volume et la masse sont fort inférieurs au volume et à la masse de la Terre, s’est refroidie plus rapidement et a parcouru plus vite les phases de sa vie astrale : ses anciennes mers, sur lesquelles on reconnaît encore aujourd’hui les vestiges irrécusables de l’action des eaux, sont entièrement desséchées ;

La planète Mars n’offre plus à nos yeux que des méditerranées de peu d’étendue.
on n’y remarque jamais aucune sorte d’évaporation, aucun nuage, de même que le spectroscope n’y découvre aucune trace de vapeur d’eau. Plaines arides, rochers déserts, cirques desséchés. D’un autre côté, la planète Mars, également plus petite que la Terre, est sans contredit plus avancée aussi dans sa carrière, et l’on constate qu’elle ne possède plus un seul océan digne de ce titre, mais seulement des méditerranées de médiocre étendue, peu profondes, reliées entre elles par des canaux. Qu’il y ait moins d’eau sur Mars que sur la Terre, c’est un fait constaté par l’observation ; les nuages y sont également beaucoup plus rares et l’atmosphère y est plus sèche ; les phénomènes d’évaporation et de condensation s’y effectuent plus rapidement qu’ici ; les neiges polaires montrent, suivant les saisons, une variation beaucoup plus étendue que les neiges terrestres. D’autre part encore, la planète Vénus, plus jeune que la Terre, est entourée d’une immense atmosphère constamment chargée de nuages. Quant à l’immense Jupiter, il est encore au début de sa vie : nous n’y voyons pour ainsi dire que des vapeurs et des nuées. Ainsi, les quatre mondes que nous connaissons le mieux confirment chacun de son côté l’observation terrestre de la diminution séculaire des eaux.

« Je suis fort heureux de faire remarquer, à ce propos, que la thèse du nivellement général soutenue par mon savant confrère reçoit un grand appui de l’état actuel de la planète Mars. L’éminent géologue nous disait tout à l’heure que, par suite de l’œuvre séculaire des fleuves, des plaines presque horizontales devront marquer dans l’avenir le relief final de la terre ferme. C’est ce qui est déjà arrivé pour Mars. Les plages voisines de la mer sont si unies qu’elles sont fréquemment et facilement inondées, comme tout le monde le sait. D’une saison à l’autre, des centaines de milliers de kilomètres carrés sont tour à tour secs ou submergés par une faible épaisseur d’eau. C’est ce qu’on observe notamment sur les plages orientales de la mer du Sablier. Sur la Lune, pourtant, le nivellement n’a pas été fait. Le temps aura manqué, et il n’y aura plus eu ni eaux ni vents avant sa consommation. D’ailleurs, la pesanteur y est presque sans action.



Jupiter est encore au début de sa vie : nous n’y voyons que des vapeurs et des nuées.

« Il est donc certain que, tout en subissant de siècle en siècle un nivellement fatal, comme l’a si complètement exposé mon éminent confrère, la Terre subit en même temps une diminution graduelle dans la quantité d’eau qu’elle possède. Selon toute apparence, cette diminution marche parallèlement avec le nivellement. À mesure que le globe perdra sa chaleur interne et se refroidira, il subira sans doute le sort de la Lune et se crevassera. L’extinction absolue de la chaleur terrestre aura pour résultat d’opérer des retraits, de produire des vides dans l’intérieur, et l’eau des océans s’écoulera dans ces vides, sans être transformée en vapeur, et sera soit absorbée, soit combinée avec les roches métalliques, à l’état d’hydrate d’oxyde de fer. La quantité d’eau diminuera indéfiniment jusqu’à sa disparition peut-être totale. Les végétaux manqueront de leur élément essentiel, se transformeront, mais finiront par dépérir. Les espèces animales se transformeront également ; mais il y aura toujours des herbivores et des carnivores, et les premiers disparaîtront d’abord graduellement, entraînant la mort inévitable des autres, jusqu’à ce qu’enfin l’espèce humaine elle-même, malgré ses transformations, meure de faim et de soif, sur le flanc de la terre desséchée.

« Par conséquent, messieurs, nous pouvons conclure que la fin du monde n’arrivera point par un nouveau déluge, mais par la diminution de l’eau. Sans eau, la vie terrestre est impossible. L’eau constitue la partie essentielle de tous les corps vivants. Le corps humain lui-même en est formé, dans l’énorme proportion de 70 pour 100. Sans eau, il ne peut exister ni plantes ni animaux. Soit à l’état liquide, soit à l’état de vapeur, c’est elle qui régit toute la vie terrestre. Sa suppression équivaut à un arrêt de mort. Et cet arrêt, la nature nous l’infligera… dans une dizaine de millions d’années. J’ajoute que le nivellement ne sera pas terminé auparavant. M. le Président de la Société géologique de France a pris soin lui-même de faire remarquer que ses quatre millions d’années s’appliquent à l’hypothèse que les causes actuelles de destruction de la terre ferme agiraient toujours dans la même mesure qu’aujourd’hui, sans que rien vînt jamais troubler leur action, et, d’autre part, il enseigne lui-même que les manifestations de l’énergie intérieure ne peuvent pas cesser dès aujourd’hui. Des soulèvements s’observeront longtemps encore ici et là, et les accroissements continentaux par les deltas, les îles volcaniques et madréporiques, etc., se feront longtemps encore. La période indiquée ne représentait donc qu’un minimum. »

Ainsi parla le Secrétaire général de l’Académie météorologique. L’auditoire avait écouté ces deux plaidoyers avec l’attention la plus soutenue, et manifestait d’ailleurs par son attitude qu’il était pleinement rassuré sur le sort actuel de la Terre : il semblait même avoir complètement oublié la comète.

« La parole est à Mademoiselle la chéfesse du bureau des Calculs de l’Observatoire. »

À cette invitation, la jeune lauréate de l’Institut avec laquelle nous avons fait connaissance au début de ce livre se dirigea vers la tribune.

« Mes deux savants collègues, fit-elle, sans exorde superflu, ont raison tous les deux, puisque d’une part il est incontestable que les agents météoriques, aidés par la pesanteur, nivellent insensiblement le globe terrestre, dont l’écorce s’épaissit et se solidifie de plus en plus, et que d’autre part la quantité d’eau diminue de siècle en siècle à la surface de notre planète. Ce sont là deux points que la science peut considérer comme acquis. Mais, messieurs, il me semble pourtant que la fin du monde n’aura pour cause ni la submersion des continents ni le manque d’eau pour l’entretien de la vie des plantes et des animaux. »

Cette nouvelle déclaration, cette annonce d’une troisième hypothèse, parut frapper l’auditoire d’un étonnement voisin de la stupéfaction.

« Et je ne crois pas davantage, se hâta d’ajouter l’élégante oratrice, que ce soit la comète qui se charge de la catastrophe finale ; car je pense, avec mes deux éminents prédécesseurs à cette tribune, que les mondes ne meurent pas d’accident, mais de vieillesse.

« Oui, sans doute, messieurs, continua-t-elle, l’eau diminuera, et peut-être finira-t-elle même par disparaître entièrement ; mais ce n’est pas ce manque d’eau en lui-même qui amènera la fin des choses, ce sera sa conséquence climatologique. La diminution de la vapeur d’eau dans l’atmosphère amènera le refroidissement général, et mes études m’ont amené à la conclusion que c’est par le froid que l’humanité périra.

« Je n’apprendrai à personne ici que l’atmosphère terrestre respirable est composée de 79 pour 100 d’azote, de 20 pour 100 d’oxygène, et que le centième restant est formé par la vapeur d’eau pour un quart de centième environ, par l’acide carbonique pour 3 dix-millièmes, par de l’ozone ou oxygène électrisé, de l’ammoniaque, de l’hydrogène et quelques autres gaz en quantité infiniment petite. L’azote et l’oxygène forment donc 99 centièmes, et la vapeur d’eau le quart du centième restant.

« Mais, messieurs, au point de vue de la vie végétale, animale et humaine, ce quart de centième de vapeur d’eau est de la plus haute importance, et je ne crains pas d’affirmer que, en ce qui concerne la température et le climat, cette petite quantité de vapeur d’eau est plus essentielle que tout le reste de l’atmosphère ! Et d’ailleurs, messieurs, ne sont-ce pas souvent les plus petites choses qui mènent le monde ?

« Les ondes de chaleur qui arrivent du Soleil à la Terre, qui échauffent le sol et qui en émanent ensuite pour se répandre dans l’espace en traversant l’atmosphère, se heurtent au passage contre les atomes d’oxygène et d’azote, et contre les molécules de vapeur d’eau disséminées dans l’air. Ces molécules sont si clairsemées (puisqu’elles ne représentent pas en volume la centième partie de l’espace occupé par les autres) que l’on pourrait croire que, si de la chaleur est conservée, c’est plutôt par l’azote et l’oxygène que par la vapeur d’eau. En effet, si nous considérons les atomes en particulier, nous voyons que pour 200 d’oxygène et d’azote il y en a à peine 1 de vapeur aqueuse. Eh bien ! ce seul atome a quatre-vingts fois plus d’énergie, plus de valeur effective pour conserver la chaleur rayonnante, que les 200 d’oxygène et d’azote ! Par conséquent, une molécule de vapeur d’eau est seize mille fois plus efficace qu’une molécule d’air sec pour absorber la chaleur — comme pour la rayonner — car les deux pouvoirs sont réciproques et proportionnels. Diminuez dans une forte proportion ces molécules invisibles de la vapeur d’eau, et la Terre devient immédiatement inhabitable malgré l’oxygène : toutes les contrées, même l’équateur et les tropiques, perdent soudain la chaleur qui les fait vivre, et sont condamnées au climat des hautes montagnes où sévissent des frimas éternels ; au lieu des plantes luxuriantes, des fleurs et des fruits, des oiseaux et des nids, de la vie qui pullule sur le globe et dans les eaux, au lieu des ruisseaux gazouillants, des limpides rivières, des lacs et des mers, nous n’avons plus autour de nous que des glaces immobiles au sein d’un immense désert… Et quand je dis nous, mesdames, vous m’entendez, nous ne resterions pas longtemps là pour le voir, car notre sang lui-même se figerait dans nos artères et dans nos veines, et tous les cœurs humains auraient bientôt cessé de battre. Voilà

Autrefois, les plantes tropicales s’épanouissaient aux pôles.
quelles seraient les conséquences de la suppression de la vapeur aqueuse qui, répandue dans notre atmosphère, agit comme une serre protectrice et bienfaisante pour la vie terrestre tout entière.

« Les principes de la thermodynamique démontrent que la température de l’espace est de 273 degrés au-dessous de zéro. C’est là, messieurs, le froid plus que glacial au milieu duquel notre planète s’endormira, lorsqu’elle sera privée du voile aérien qui l’enveloppe si chaudement aujourd’hui de son duvet protecteur.

« C’est là le sort réservé à la Terre par la diminution graduelle de l’eau qui existe à sa surface. Cette mort par le froid est inévitable, si notre séjour dure assez longtemps pour l’attendre.

« Une telle fin est d’autant plus certaine que ce n’est pas seulement la vapeur d’eau qui diminue, mais encore les autres éléments de l’air, l’oxygène et l’azote, en un mot l’atmosphère tout entière. L’oxygène se fixe insensiblement par tous les oxydes qui se forment perpétuellement à la surface du globe ; l’azote se fixe par les plantes et les terres, et ne retourne pas intégralement à l’état gazeux ; l’atmosphère pénètre, par sa pression, les océans et les continents, et descend, elle aussi, dans les régions souterraines. Peu à peu, de siècle en siècle, l’atmosphère diminue. Autrefois, durant la période primaire, par exemple, elle était immense, les eaux couvraient presque entièrement le globe, les premiers soulèvements granitiques émergeaient seuls de l’océan universel et l’atmosphère était imprégnée d’une quantité de vapeur d’eau incomparablement supérieure à celle des temps modernes. C’est ce qui explique la haute température de ces époques disparues,

La misérable race humaine périra par le froid.
lorsque les plantes tropicales de nos jours, les fougères arborescentes, ainsi que les calamites, les équisétacées, les sigillaires, les lépidodendrons, croissaient en opulentes forêts aux pôles aussi bien qu’à l’équateur. Aujourd’hui, l’atmosphère et la vapeur d’eau ont considérablement diminué. Dans l’avenir, elles sont destinées à disparaître. Sur Jupiter, qui en est encore à son époque primaire, l’atmosphère est immense et pleine de vapeurs. Sur la Lune, il semble bien qu’il n’y ait presque plus d’atmosphère du tout ; aussi sa température est-elle constamment inférieure à la glace, même en plein soleil. Sur Mars, l’atmosphère est sensiblement plus raréfiée que la nôtre. Sur notre planète, dans l’avenir, la misérable race humaine périra par le froid.

« Quant au temps nécessaire pour amener le règne du froid causé par la diminution de l’atmosphère aqueuse qui enveloppe le globe, j’adopterais aussi les dix millions d’années calculées par l’orateur qui m’a précédé.

« Telles sont, mesdames, les étapes que la nature parait avoir tracées à la marche vitale des mondes, du moins dans le système planétaire auquel nous appartenons. Je conclus donc que la Terre aura le sort de la Lune et finira par le froid, lorsqu’elle sera dépouillée de la robe aérienne qui la garantit actuellement de la déperdition perpétuelle de la chaleur qu’elle reçoit du Soleil. »

Le Chancelier de l’Académie colombienne, arrivé le jour même de Bogota, en aéronef électrique, pour assister à ces discussions, demanda la parole.

On savait qu’il avait fondé à l’équateur même, et à trois mille mètres d’altitude, un observatoire dominant la planète entière, d’où l’on voyait à la fois les deux pôles du ciel, et l’on se souvenait que, en témoignage de sa sympathie pour la France, il avait donné à ce temple d’Uranie le nom d’un astronome français qui avait consacré sa vie entière à étudier les autres mondes, à les faire connaître aux consciences éclairées et à établir le rôle souverain de l’astronomie en toute doctrine philosophique ou religieuse. On connaissait depuis longtemps sa renommée universelle, et on l’écouta avec une attention toute spéciale.

« Messieurs, fit-il, à peine monté à la tribune, nous avons entendu, dans ces deux séances, admirablement résumées, les curieuses théories que la science moderne est en droit d’offrir à l’esprit humain sur les diverses manières dont notre monde terrestre pourra finir. L’embrasement de l’atmosphère ou l’asphyxie de nos poumons, causés par la rencontre de la comète qui approche avec rapidité ; ou bien, pour un avenir lointain, la submersion des continents due à leur descente générale au fond des mers ; le dessèchement de la Terre et de l’atmosphère par la diminution graduelle de l’eau ; et enfin le refroidissement de notre malheureuse planète vieillie à l’état de lune caduque et glacée. Voilà, si je ne me trompe, cinq sortes de fins possibles.

« M. le Directeur de l’Observatoire a dit qu’il ne croyait pas aux premières fins, et que, pour lui, la rencontre de la comète sera à peu près inoffensive. Je suis absolument du même avis, et je désire ajouter maintenant qu’après avoir attentivement écouté les très savantes dissertations de mes éminents collègues, je ne crois pas non plus aux trois autres.

« Mesdames, continua l’astronome colombien, vous savez comme nous que rien n’est éternel… Tout change au sein de l’immense nature. Les bourgeons du printemps s’épanouissent en fleurs, les fleurs se transforment en fruits, les générations se succèdent et la vie accomplit son œuvre. Le monde où nous sommes finira donc, de même qu’il a commencé. Mais, à mon avis du moins, ce n’est ni la comète, ni l’eau, ni l’absence d’eau qui amèneront son agonie. Le problème gît tout entier, me semble-t-il, dans le dernier mot de l’allocution si remarquable qui vient d’être prononcée par notre gracieuse collègue Mademoiselle la chéfesse du bureau des Calculs.

« Oui, le SOLEIL, tout est là.

« La vie terrestre est suspendue aux rayons du Soleil. Que dis-je ? elle n’est qu’une transformation de la chaleur solaire. C’est le Soleil qui entretient l’eau à l’état liquide et l’air à l’état gazeux ; sans lui tout serait solide et mort ; c’est lui qui vaporise l’eau des mers, des lacs, des fleuves, des terres humides, forme les nuages, donne naissance aux vents, dirige les pluies, régit la féconde circulation des eaux ; c’est grâce à la lumière et à la chaleur solaires que les plantes s’assimilent le charbon contenu dans l’acide carbonique de l’air : pour séparer l’oxygène du carbone et retenir celui-ci, la plante effectue un immense travail ; la fraîcheur des forêts a pour cause cette conversion de la chaleur solaire en travail végétal, jointe à l’ombre des arbres au puissant feuillage ; le bois qui nous chauffe dans l’âtre ne fait que rendre la chaleur solaire emmagasinée, et, lorsque nous brûlons du gaz ou de la houille, nous remettons aujourd’hui en liberté les rayons du soleil emprisonnés depuis des millions d’années dans les forêts de l’époque primaire. L’électricité elle-même n’est que la transformation du travail dont le Soleil est la source première. C’est donc le Soleil qui murmure dans la source, qui souffle dans le vent, qui gémit dans la tempête, qui fleurit dans la rose, qui gazouille dans le rossignol, qui étincelle dans l’éclair, qui tonne dans l’orage, qui chante ou qui gronde dans toutes les symphonies de la nature.

« Ainsi, la chaleur solaire se transforme en courants d’air ou d’eau, en puissance expansive des gaz et des vapeurs, en électricité, en bois, en fleurs, en fruits, en force musculaire ; aussi longtemps que cet astre brillant pourra nous fournir une chaleur suffisante, la durée du monde et de la vie est assurée.

« La chaleur du Soleil a très probablement pour cause la condensation de la nébuleuse qui a donné naissance à l’astre central de notre système ; cette transformation du mouvement a dû produire 28 millions de degrés centigrades : vous savez, messieurs, qu’un kilogramme de houille tombant sur le Soleil d’une distance infinie produirait par son choc six mille fois plus de chaleur que n’en donnerait sa combustion. Au taux de la radiation actuelle, la provision de chaleur solaire représente le rayonnement de l’astre pendant 22 millions d’années, et il est fort probable qu’il brûle depuis beaucoup plus longtemps, car rien ne prouve que les éléments de la nébuleuse aient été absolument froids ; au contraire, ils portaient déjà en eux-mêmes une véritable provision de chaleur. L’astre du jour ne parait avoir rien perdu de sa haute température ; il continue de se condenser, et cette condensation peut réparer les pertes de la radiation.

« Cependant tout a une fin. Si le Soleil, en continuant de se condenser, arrivait un jour à la densité de la Terre, cette condensation produirait une nouvelle quantité de chaleur suffisante pour maintenir encore pendant 17 millions d’années la même intensité de calorique qui entretient actuellement la vie terrestre, et ce terme peut être prolongé en admettant une diminution dans le taux de la radiation, une chute de météores tombant sur l’astre dévorant, et une condensation continuée au delà de la densité terrestre. Mais, aussi loin que nous reculions ce terme, il arrivera fatalement. Les soleils qui s’éteignent dans les cieux sont autant d’exemples anticipés du sort réservé à celui

Déjà, en certaines années, le Soleil se couvre de taches immenses.
qui nous éclaire. Déjà, d’ailleurs, en certaines années il se couvre de taches immenses.

« Mais qui pourrait dire si d’ici à dix-sept, vingt, trente millions d’années ou davantage les merveilleuses facultés d’adaptation que la physiologie et la paléontologie ont découvertes dans toutes les espèces animales et végétales ne conduiront pas l’espèce humaine, de stage en stage, de degré en degré, à un état de perfection physique et intellectuelle autant supérieur à notre état actuel que celui-ci l’est à l’iguanodon, au stégosaure ou au compsonote des époques géologiques disparues ? Qui sait si nos squelettes fossiles ne paraîtront pas à nos successeurs aussi monstrueux que ceux des dinosauriens ? Peut-être alors la stabilité de la température fera-t-elle douter qu’une race vraiment intelligente ait été contemporaine d’une époque soumise comme la nôtre aux sauts insensés du thermomètre et aux variations fantastiques de l’état du ciel qui caractérisent vos burlesques saisons. Et qui sait si plusieurs fois d’ici là quelque immense révolution du globe, quelque transformation générale, n’ensevelira pas le passé en de nouvelles couches géologiques pour reconstituer une nouvelle ère, de nouvelles périodes, quinquennaire, sexennaire, tout à fait différentes des précédentes ?

« Ce qui est certain, c’est que le Soleil finira par perdre sa chaleur ; sa masse se condense et se resserre, sa fluidité diminue. Il arrivera une époque où la circulation qui alimente la photosphère et qui régularise sa radiation en y faisant participer l’énorme masse presque entière sera gênée et commencera à se ralentir. Alors la radiation de lumière et de chaleur diminuera, la vie végétale et animale se resserrera de plus en plus vers l’équateur terrestre. Quand cette circulation aura cessé, la brillante photosphère sera remplacée par une croûte opaque et obscure qui supprimera toute radiation lumineuse. Le Soleil deviendra un boulet rouge sombre, puis un boulet noir, et la nuit sera éternelle. La Lune, qui ne brille que par la lumière solaire réfléchie, n’éclairera plus les nuits solitaires. Notre planète ne recevra plus que la lumière des étoiles. La chaleur solaire étant éteinte, l’atmosphère demeurera en un calme absolu, sans qu’aucun vent puisse souffler d’aucune direction. Si les mers existent encore, elles seront solidifiées par le froid ; aucune évaporation ne viendra former de nuages, aucune pluie ne tombera plus, aucune source ne coulera plus. Peut-être les derniers spasmes d’un flambeau à l’agonie, comme on le voit dans les étoiles prêtes à s’éteindre, peut-être un développement accidentel de chaleur, dû à quelque affaissement de la croûte solaire, réveilleront-ils un instant le vieux soleil des anciens jours, mais ce ne seraient encore là que les symptômes de la fin dernière.

« Et la Terre, boulet noir, cimetière glacé, continuera de tourner autour du Soleil noir, et de voguer dans la nuit infinie, emportée avec tout le système solaire dans l’abîme immense. C’est l’extinction du Soleil qui aura amené la mort de la Terre… dans une vingtaine de millions d’années, ou même plus tard… le double, peut-être. »

L’orateur s’arrêta, et se préparait à descendre de la tribune, quand le Directeur des Beaux-Arts demanda la parole :

« Messieurs, dit-il de sa place, si j’ai bien compris, la fin du monde arrivera probablement par le froid, et seulement dans plusieurs millions d’années. Si donc un peintre devait représenter la dernière scène, il devrait couvrir la Terre de glaciers et de squelettes…

— Pas précisément, répliqua le Chancelier colombien. Ce n’est pas le froid qui est la cause première des glaciers, c’est… la chaleur.

« Si le Soleil n’évaporait pas l’eau des mers, aucun nuage ne se produirait et, sans l’astre du jour, il n’y aurait non plus aucune sorte de vent. Pour fabriquer des glaciers, il faut d’abord un soleil qui vaporise l’eau et la transporte à l’état de nuage, et ensuite un condenseur. Vous savez que chaque kilogramme de vapeur produite représente une quantité de chaleur solaire suffisante pour élever 5 kilogrammes de fonte de fer à son point de fusion (1 110 degrés) ! En affaiblissant suffisamment l’action du Soleil, nous tarissons la source des glaciers.

« Ainsi, ce n’est ni de la neige, ni des glaciers qui enseveliront la Terre ; mais ce qui restera de la mer sera gelé, il n’y aura plus depuis longtemps ni fleuves ni rivières, et tout mouvement atmosphérique sera arrêté.

« À moins pourtant que le Soleil n’ait subi, avant de rendre le dernier soupir, l’un des spasmes dont nous parlions tout à l’heure, n’ait fondu les glaces endormies, n’ait produit de nouveau des nuages et des courants aériens, n’ait réveillé les sources, les ruisseaux et les rivières, et, après cette période de perfide réveil, ne soit subitement retombé dans la léthargie. Ce serait un jour sans lendemain. »

Une nouvelle voix, partie du centre de l’hémicycle, se fit entendre. C’était celle d’un électricien célèbre.

« Toutes ces causes de mort par le froid, fit-il, sont plausibles ; mais la fin du monde par le feu ? On n’en a parlé qu’à propos de la rencontre cométaire. Elle pourrait arriver autrement.

« Sans parler de l’effondrement possible des continents dans le feu central, amené par un tremblement de terre général ou quelque dislocation formidable des assises de la terre ferme, il me semble qu’une volonté suprême suffirait, sans aucun choc, pour arrêter le mouvement de notre planète dans son cours et transformer ce mouvement en chaleur.

— Une volonté ? interrompit une autre voix. Mais la science positive n’admet pas de miracle dans la nature.

— Ni moi non plus, répéta l’électricien. Quand je dis volonté, je veux dire force idéale et invisible. Je m’explique.

« Le globe terrestre vole dans l’espace avec une vitesse de 106 000 kilomètres à l’heure ou 29 460 mètres par seconde. Si quelque Soleil, brillant ou obscur, chaud ou froid, arrivait du fond de l’espace de manière à former avec notre Soleil une sorte de couple électro-dynamique et à placer notre planète sur cette ligne de force en agissant sur elle comme un frein ; si, en un mot, par une cause quelconque, la Terre était subitement arrêtée dans son cours, son mouvement de masse se transformerait en mouvement moléculaire, et notre planète se trouverait subitement élevée à un tel degré de chaleur qu’elle serait à peu près tout entière réduite en vapeur…

— Il me semble, ajouta de sa place le Directeur de l’Observatoire du Mont-Blanc, que la Terre pourrait encore mourir par le feu autrement. Nous avons observé naguère dans le ciel une étoile temporaire qui est passée en quelques semaines du seizième ordre d’éclat au quatrième. Ce lointain Soleil était devenu subitement cinquante mille fois plus lumineux et plus chaud ! oui, cinquante mille fois ! Si pareil sort arrivait à notre Soleil, rien de vivant ne resterait sur notre planète. Tout serait rapidement incendié, consumé, desséché ou vaporisé, planètes, animaux, race humaine avec ses œuvres.

« D’après l’analyse spectrale de la lumière émise pendant cette conflagration, il est probable que la cause de cette subite exaltation était due à l’arrivée de ce Soleil et de son système dans une sorte de nébuleuse. Notre Soleil vogue lui-même avec une

On mourrait de chaleur et de sécheresse.
grande vitesse vers la constellation d’Hercule et pourrait fort bien nous ménager quelque jour une rencontre de ce genre. On pourrait donc aussi mourir de chaleur et de sécheresse ! La Terre deviendrait en quelques jours un désert brûlant, aride et desséché, où l’on ne pourrait plus respirer que l’atmosphère d’une fournaise. »

« Messieurs, fit en se levant, le Directeur de l’Observatoire de Paris, voulez-vous me permettre de résumer en quelques mots ces intéressantes dissertations sur ce grand problème de la fin du monde ?

« D’après tout ce que nous venons d’entendre, notre planète n’aura vraiment que l’embarras du choix pour en finir avec la vie. Je ne crois pas plus que tantôt au péril apporté par la comète actuelle. Mais il faut avouer que, au point de vue astronomique seul, ce pauvre globe errant est exposé à plus d’un piège. L’enfant qui naît en ce monde et qui est destiné à devenir homme ou femme peut être comparé à un individu qui serait placé à l’entrée d’une rue assez étroite, dans le genre de ces rues pittoresques et arquebusières du seizième siècle, bordée de maisons dont chaque fenêtre serait occupée par un chasseur armé d’un de ces jolis fusils-revolvers du siècle dernier. Il s’agit pour cet individu de parcourir cette rue dans toute sa longueur et d’éviter la fusillade dirigée sur lui presque à bout portant. Toutes les maladies sont là qui nous menacent et nous guettent : la dentition, les convulsions, le croup, la méningite, la rougeole, la petite vérole, la fièvre typhoïde, la pneumonie, l’entérite, la fièvre cérébrale, l’anévrisme, la phtisie, le diabète, l’apoplexie, le choléra, l’influenza, etc, etc. ; je veux en oublier plus d’une que nos auditeurs et nos auditrices n’auront pas de peine à adjoindre à cette énumération de premier jet. Notre infortuné voyageur arrivera-t-il sain et sauf au bout de la rue ? S’il y arrive,… ce sera pour y mourir tout de même.

« Notre planète court ainsi dans sa rue solaire, avec une vitesse de plus de cent mille kilomètres à l’heure, et le Soleil l’emporte en même temps avec ses sœurs vers la constellation d’Hercule. En résumant ce qui vient d’être dit et en rappelant ce qui peut avoir été oublié : elle peut rencontrer une comète dix ou vingt fois plus grosse qu’elle, composée de gaz délétères qui empoisonneraient notre atmosphère respirable. Elle peut rencontrer un essaim d’uranolithes qui feraient sur elles l’effet d’une décharge de plomb sur une alouette. Elle peut rencontrer sur son chemin un boulet invisible beaucoup plus gros qu’elle, et dont le choc suffirait pour la réduire en vapeur. Elle peut rencontrer un Soleil qui la consumerait instantanément, comme

Ce sera la fin.
une fournaise dans laquelle on jette une pomme. Elle peut être prise dans un système de forces électriques qui exercerait l’action d’un frein sur ses onze mouvements et qui la fondrait ou la ferait flamber comme un fil de platine sous l’action d’un double courant. Elle peut perdre l’oxygène qui nous fait vivre. Elle peut éclater comme le couvercle d’un volcan. Elle peut s’effondrer en un immense tremblement de terre. Elle peut abîmer sa surface au-dessous des eaux et subir un nouveau déluge plus universel que le dernier. Elle peut, au contraire, perdre toute l’eau qui constitue l’élément essentiel de son organisation vitale. Elle peut être attirée par le passage d’un corps céleste qui la détacherait du Soleil et la jetterait dans les abîmes glacés de l’espace. Elle peut être emportée par le Soleil lui-même, devenu satellite d’un nouveau Soleil prépondérant et prise dans l’engrenage d’un système d’étoile double. Elle peut perdre, non seulement les derniers restes de sa chaleur interne, qui n’ont plus d’action à sa surface, mais encore l’enveloppe protectrice qui maintient sa température vitale. Elle peut un beau jour n’être plus éclairée, échauffée, fécondée par le Soleil obscurci ou refroidi. Elle peut, au contraire, être grillée par un décuplement subit de la chaleur solaire analogue à ce qui a été observé dans les étoiles temporaires. Elle peut… Mais, messieurs, n’épuisons pas toutes les causes d’accidents ou de maladies mortelles et laissons-en l’énumération facile aux soins de MM. les géologues, les paléontologues, les météorologistes, les physiciens, les chimistes, les biologistes, les médecins, les botanistes et même les vétérinaires, attendu qu’une épidémie bien établie, ou l’arrivée invisible d’une nouvelle armée de microbes convenablement morbifiques, pourrait suffire pour détruire l’humanité et les principales espèces animales et végétales, sans amener pour cela le moindre dommage astronomique à la planète proprement dite. Elle n’a donc vraiment que l’embarras du choix. Fontenelle disait : « Chacun se tourmente de mourir, mais, en définitive, tout le monde s’en tire. » Il en sera de même pour notre planète. Mais ce n’est pas la comète actuelle qui la tuera. Je partage l’opinion de notre jeune et savante chéfesse du bureau des Calculs : la diminution de la vapeur d’eau de l’atmosphère précédera l’extinction du Soleil et la vie terrestre s’éteindra par l’absence d’eau et par le froid. Ce sera la fin. »

Au moment même où l’orateur venait de prononcer ces dernières paroles, on entendit tomber subitement du plafond une voix étrange qui paraissait venir des profondeurs de l’espace… Mais peut-être est-il utile de donner ici quelques mots d’explication.

Les Observatoires établis sur les plus hautes montagnes du globe étaient, avons-nous dit, reliés téléphoniquement avec l’Observatoire de Paris, et les téléphones d’arrivée parlaient à distance, sans qu’on eût besoin de placer aucun appareil récepteur contre l’oreille. Le lecteur se souvient sans doute qu’à la fin de la séance précédente on avait apporté un phonogramme du mont Gaorisankar annonçant un message photophonique des habitants de Mars, que l’on allait immédiatement déchiffrer. Comme l’interprétation de ce document n’avait pas encore été reçue au moment de l’ouverture de la seconde séance, l’administration des Communications électriques avait mis l’Institut en rapport avec l’Observatoire, et un téléphonoscope avait été suspendu au dôme de l’amphithéâtre au moment même de l’ouverture des portes.

Tombant d’en haut, la voix disait :

« Les astronomes de la ville équatoriale de Mars préviennent les habitants de la Terre que la comète arrivera directement sur eux avec une vitesse égale à presque le double de la vitesse orbitale de Mars. Mouvement transformé en chaleur et chaleur en électricité. Orage magnétique intense. S’éloigner de l’Italie. »

La voix s’arrêta au milieu du silence et de l’effarement de tous les esprits, à l’exception de quelques sceptiques encore ; car l’un d’eux, directeur du journal la Joyeuse Critique, braquant un monocle sur son œil droit, s’était levé de la tribune des reporters et avait crié d’une voix retentissante :

« Je crains, vénérables savants, que l’Institut ne soit dupe d’une bonne farce. On ne me fera jamais croire que les habitants de Mars — en admettant même qu’ils existent et nous envoient vraiment des avis — connaissent l’Italie par son nom. Pour ma part, je doute qu’aucun d’eux ait lu les Commentaires de César ou l’Histoire des papes, d’autant plus que… »

Soudain, l’orateur, qui commençait à se lancer dans un intéressant dithyrambe, fut arrêté par l’extinction subite de l’électricité. La salle se trouva plongée dans l’obscurité, à l’exception d’un grand tableau lumineux au plafond. La voix ajouta quatre mots : « Voici la dépêche martienne », et aussitôt

On projeta la dépêche martienne sur l’écran.
on vit apparaître les signes suivants sur la plaque du téléphonoscope :


Comme on ne pouvait examiner cette dépêche au plafond qu’en tenant la tête élevée dans une position extrêmement fatigante, le Président fit entendre une sonnerie, un appariteur arriva et à l’aide d’un appareil, de projection et d’un miroir transporta ces hiéroglyphes sur l’écran tendu derrière le Bureau de l’assemblée. De cette façon, tous les yeux eurent devant eux la communication céleste et purent l’analyser à leur aise.

Analyse facile, d’ailleurs, car rien n’était, plus simple que sa lecture. La figure de la comète se dénonce d’elle-même. La flèche indique son mouvement vers un corps céleste qui, vu de Mars, offre des phases, mais a des rayons comme une étoile : c’est la Terre, et il est tout naturel que les habitants de Mars la représentent sous cet aspect ; car leurs yeux, s’étant formés dans un milieu moins lumineux que le nôtre, sont un peu plus sensibles et distinguent les phases de la Terre, d’autant mieux que leur atmosphère est raréfiée et transparente (les phases de Vénus sont pour nous juste à la limite de la visibilité). On voit ensuite le globe de Mars vu du côté de la mer du Sablier, la plus caractéristique de la géographie martienne, et le trait qui le traverse indique pour la vitesse de la comète une vitesse égale au double environ de la vitesse orbitale de Mars, un peu moins. Les flammes indiquent la transformation du mouvement en chaleur ; l’aurore boréale et les éclairs qui la suivent, la transformation en électricité et en force magnétique. Enfin, on reconnaît la botte de l’Italie, visible d’ailleurs de la distance de Mars, et l’aspect signale le point menacé, d’après leurs calculs, par l’un des éléments les plus dangereux du noyau de la comète, en même temps que quatre flèches irradiant vers les quatre points cardinaux paraissent donner le conseil de s’éloigner du point menacé.

Le message photophonique des Martiens était plus long et plus compliqué. Déjà les astronomes du Gaorisankar en avaient reçu plusieurs et avaient appris qu’ils étaient envoyés d’un centre intellectuel et scientifique très important de la zone équatoriale de Mars, non loin de la baie du Méridien. Ce dernier message était le plus grave et se résumait d’ailleurs dans l’interprétation précédente. Le reste ne fut pas transmis. Il était plus obscur et sa traduction n’était pas sûre.

Le Président agita la sonnette. Il devait, en effet, donner une péroraison à la séance, une conclusion à tout ce que l’on venait d’entendre.

« Messieurs, fit-il, la dernière dépêche du Gaorisankar vous frappe à juste titre. Il semble bien que les habitants de Mars soient plus avancés que nous dans les sciences, ce qui n’aurait rien de surprenant puisqu’ils sont beaucoup plus anciens que nous et que le progrès a déjà eu là des siècles innombrables pour se développer. D’ailleurs, leur organisation peut être plus parfaite que la nôtre ; ils peuvent avoir de meilleurs yeux, des instruments plus perçants, et des facultés intellectuelles transcendantes. Nous constatons d’autre part que leurs calculs s’accordent avec les nôtres quant à la rencontre ; mais ils sont plus précis puisqu’ils désignent le point du globe qui sera le plus violemment frappé. Le conseil de s’éloigner de l’Italie peut donc être suivi, et je vais immédiatement le téléphoner au pape qui, en ce moment même, y réunit tous les évêques de la chrétienté.

« Ainsi, la comète va rencontrer la Terre, et nul ne peut encore prévoir ce qui en adviendra. Mais, selon toute probabilité, la commotion sera partielle, et la fin du monde n’en sera pas la conséquence. L’oxyde de carbone, sans doute, ne pénétrera pas les couches respirables de notre atmosphère. Il y aura toutefois un énorme développement de chaleur.

« Quant à la fin réelle du monde, des diverses
hypothèses qui nous permettent dès aujourd’hui de la présager, la plus probable est celle qui vient d’être adoptée par M. le Directeur de l’Observatoire. D’une part, la vie de notre planète est suspendue aux rayons du Soleil et, tant que le Soleil brillera, l’humanité est à peu près assurée de vivre ; mais, d’autre part, la diminution de l’atmosphère et de la vapeur d’eau amènera peut-être auparavant le règne du froid. Dans le premier cas, nous aurions encore une trentaine de millions d’années à vivre ; dans le second, une dizaine seulement. Mais le résultat est le même. C’est par le froid que le monde finira.

« Attendons sans trop d’émoi l’événement du 14 juillet. Je conseillerais cependant à ceux qui peuvent le faire d’aller passer ces jours de fête à Chicago, ou même un peu plus loin, à San-Francisco, à Honolulu, à Liberty, ou à Nouméa. Les transatlantiques aériens électriques sont assez nombreux et assez bien aménagés pour exporter des millions de voyageurs d’ici à samedi.

« J’ajouterai enfin que l’on n’a pas eu tort de prendre certaines précautions contre le choc cométaire et de préparer les caves, sous-sols et tunnels. Nous subirons sans doute une terrible bourrasque qui pourra durer plusieurs heures, et peut-être n’aurons-nous à respirer qu’une atmosphère bien suffocante. Mais, messieurs, les victimes — et il n’y en aura que trop — seront surtout tuées par la Peur. Ayons donc du sang-froid, et sachons que la rencontre céleste, qui pourra d’ailleurs, ne l’oublions pas, être absolument inoffensive, ne durera que quelques heures et passera, en laissant l’humanité vivre comme précédemment au bon Soleil de la nature. »