Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Bibliothèque indépendante d'édition (p. 55-63).


XII

CONCLUSION


La vie de l’humanité répond de plus en plus à ce que demande la conscience : l’abandon des anciennes bases fausses de la vie, l’établissement de bases nouvelles avec ce qu’elles entraîneront. La vie de l’humanité, ainsi que la vie de l’individu, n’est que l’acheminement de l’état ancien à un nouveau. Cet acheminement de l’humanité s’accompagne fatalement de la conscience de ses fautes et de leur affranchissement. Mais il arrive, à un certain moment, dans la vie de l’individu comme dans celle de l’humanité, que tout à coup se découvre la faute accomplie dans le passé et se dessine l’activité qui la doit réparer. C’est le temps des révolutions. C’est celui qui se trouve maintenant devant les peuples chrétiens.

L’humanité vivait selon la loi de la violence. Elle ne connaissait pas d’autre loi. Le temps est venu, et les hommes avancés de l’humanité ont proclamé la nouvelle loi, commune à toute l’humanité, la loi de l’aide réciproque. Les hommes l’acceptèrent, mais non dans toute sa portée, et, tout en tâchant de l’appliquer, ils continuèrent à vivre selon la loi de la violence.

Parut le christianisme. Il confirma aux hommes cette vérité qu’il n’y a qu’une seule loi, commune à tous, qui leur donnera le plus grand des biens : la loi de l’aide réciproque ; et il montra pourquoi cette loi n’était pas réalisée dans la vie. Elle ne l’était pas parce que les hommes jugeaient nécessaire et bienfaisant l’emploi de la violence pour certains buts nobles et trouvaient légitime la vengeance. Le christianisme montra que la violence est toujours pernicieuse et que les hommes ne peuvent impunément l’exercer. Mais l’humanité chrétienne n’accepta point cette explication de la loi générale de l’aide réciproque, et bien que désirant vivre selon cette loi, elle continua de vivre selon la loi païenne de la violence. Cette contradiction augmenta de plus en plus l’immoralité de la vie, les avantages extérieurs, le luxe de la minorité ; elle accrut chez les peuples chrétiens l’esclavage et les maux de la majorité. En notre temps, la criminalité et le luxe de la vie de certains hommes du monde chrétien, les maux et l’esclavage des autres sont arrivés au plus haut degré, ce qu’on remarque particulièrement parmi les peuples qui ont abandonné depuis longtemps la vie naturelle, agricole et qui ont succombé à la tromperie de la soi-disant « auto-direction ».

À cause de la vie agricole, de l’absence de la tromperie de l’« auto-direction » et, principalement, du rapport chrétien envers la violence encore conservé chez lui, le peuple russe — après la guerre cruelle, inutile et malheureuse dans laquelle l’a entraîné son gouvernement, après la perte de l’espoir de se voir restituer la terre qu’on lui a ôtée — le peuple russe, avant tous les autres, a senti les causes principales des maux de l’humanité chrétienne de notre temps, c’est pourquoi la grande révolution qui se prépare dans l’humanité et qui seule peut la sauver de maux inutiles commence précisément chez ce peuple.

C’est en cela qu’est l’importance de la révolution actuelle. Cette révolution n’est pas encore commencée parmi les peuples d’Europe et d’Amérique, mais les causes qui l’ont provoquée en Russie existent pour tout le monde chrétien : la guerre japonaise qui a montré à tous la supériorité inévitable dans les choses militaires des peuples païens sur le peuple chrétien ; les armements qui sont arrivés à l’extrême et ne peuvent cesser ; la situation malheureuse et le mécontentement général du peuple ouvrier privé de la terre.

La majorité des Russes voit clairement que la cause de tous les maux dont ils souffrent est dans l’obéissance au pouvoir. Devant eux se pose ce problème : ou abdiquer leur qualité d’êtres raisonnables et libres, ou cesser d’obéir au gouvernement ; et les peuples d’Europe et d’Amérique, à cause de l’agitation de leur vie et de la duperie de « l’auto-direction » ne le voient pas encore ; ils le verront bientôt. La participation dans la violence gouvernementale — qu’ils appellent la liberté — les conduit à un esclavage de plus en plus grand et aux maux qui en découlent. Et les maux croissants les amèneront inévitablement à l’unique moyen de l’affranchissement : la cessation de l’obéissance au gouvernement. Pour que s’accomplisse cette grande transformation, il faut seulement que les hommes comprennent qu’ils sont libres, en ont le droit et doivent l’être.

Si l’on renonce pour un moment aux coutumes, aux habitudes, aux superstitions établies ; si l’on envisage les rapports de tous les hommes du monde chrétien, qu’ils appartiennent au gouvernement le plus despotique ou au plus démocratique, on est stupéfié de ce degré d’esclavage dans lequel ils vivent maintenant, en s’imaginant êtres libres.

Au-dessus de chaque individu, où qu’il soit né, il existe une réunion d’hommes, tout à fait inconnus de lui, qui établissent les lois de sa vie, ce qu’il doit ou ne doit pas faire ; et plus la constitution gouvernementale est perfectionnée, plus les mailles du filet de ces lois sont serrées. On définit à qui et comment il doit prêter serment, c’est-à-dire permettre d’exécuter toutes les lois qui seront faites et proclamées. On lui indique comment et quand il peut se marier (il ne lui est permis d’avoir qu’une femme, mais il peut profiter des maisons de tolérance). On explique comment il a la possibilité de divorcer, comment il entretiendra ses enfants, lesquels seront regardés comme légitimes, lesquels illégitimes ; de qui et comment il héritera ; à qui et comment il transmettra ses biens. On expose, pour chaque violation de la loi, comment et par qui il sera jugé et puni, comment lui-même doit paraître au tribunal, comme juré ou témoin. On lui fixe l’âge auquel il peut profiter du travail des aides, d’ouvriers, et même le nombre d’heures pendant lesquelles ces aides travailleront pour lui, la nourriture qu’il doit leur donner. On lui prescrit quand et comment il doit faire vacciner ses enfants, quelles mesures il faut prendre si une épidémie atteint lui, sa famille ou ses animaux, à quelles écoles il doit envoyer ses enfants. On définit les dimensions et la solidité de la maison qu’il est autorisé à construire ; l’entretien de ses animaux, chevaux, chiens ; comment il peut profiter de l’eau et où il peut marcher, en dehors des routes. On énumère les punitions qu’il encourrait pour l’inexécution de ces lois.

On ne peut dénombrer toutes les lois, tous les règlements auxquels il doit se soumettre et dont l’ignorance (bien qu’il soit impossible de les connaître) ne peut être invoquée pour sa défense, même dans le pays le plus libéral. En outre cet homme est placé en telle situation que, pour tout achat d’objets dont il a besoin : sel, bière, vin, étoffe, fer, pétrole, thé, sucre, etc., il doit donner la plus grande partie de son travail pour des besoins quelconques, qu’il ignore et pour le paiement d’intérêts de dettes contractées du temps de ses aïeux. Il doit également donner une partie de son travail, à chaque changement d’une place à l’autre, à chaque réception d’héritage, à n’importe quelle affaire entre lui et son prochain. En outre pour la portion de terre qu’il occupe, soit pour sa maison ou son champ, on exige de lui encore une grande partie de son travail.

Ainsi la plus grande partie de son travail, s’il en vit et non de celui des autres, au lieu de servir à améliorer sa situation et celle de sa famille est dépensée en ces impôts et monopoles. C’est peu. Dans la plupart des États, dès que cet homme atteindra un certain âge, on le forcera d’entrer pour quelques années dans la servitude militaire, la plus cruelle, et d’aller se battre. Dans d’autres États (en Angleterre, en Amérique), on loue les hommes pour cette même besogne.

Et les hommes placés dans cette situation non seulement ne voient pas leur esclavage mais ils en sont fiers ; ils sont fiers d’être les citoyens libres de grands pays, de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne, de même que les valets s’enorgueillissent de l’importance des maîtres qu’ils servent.

Un homme moralement sain, non affaibli, se trouvant dans cette situation horrible, humiliante, devrait, semble-t-il, se dire : « Mais pourquoi diable exécuterais-je tout cela ? Je veux vivre de la meilleure façon, je veux décider moi-même, ce qui m’est agréable et ce que je dois faire. Laissez-moi tranquille avec votre Russie, votre France, votre Angleterre, que ceux qui en ont besoin les gardent, moi je n’en ai que faire. Par force vous pouvez me prendre tout ce que vous voulez ; vous pouvez me tuer, mais je ne veux pas, volontairement, participer à mon asservissement ! » Il semblerait naturel d’agir de la sorte, mais personne ne le fait. Les uns, les citadins, n’agissent pas ainsi parce que leurs intérêts sont tellement liés à ceux des classes dominantes que leur asservissement leur paraît avantageux. M. Rockefeller ne peut pas désirer renoncer à l’obéissance aux lois du pays qui lui donnent la possibilité de gagner et de conserver des milliards en dépit des intérêts de la masse du peuple. De même le directeur des entreprises de M. Rockefeller, ses employés et les sous-ordres de ceux-ci ne peuvent le désirer. C’est ainsi au point de vue des citadins. Ce sont, relativement aux paysans, d’anciens valets de gentilshommes, dont les emplois sont avantageux ; leur asservissement leur est utile.

Mais cet égarement est particulièrement étrange chez les hommes qui suffisent eux-mêmes à leurs besoins, comme les populations agricoles de l’Allemagne, de l’Autriche, des Indes, de la Chine, de l’Australie, et surtout de la Russie. Ces hommes n’ont nul besoin, ne tirent aucun avantage de l’esclavage auquel ils se soumettent volontairement. En sentant leur esclavage, ils sont semblables aux oiseaux qui, malgré la cage ouverte, restent dans leur prison par habitude et parce qu’ils ne comprennent pas qu’ils sont libres. Dans cette situation, se trouve surtout le peuple russe. Pour se délivrer de ces maux toujours croissants, des guerres, de la famine dont ils souffrent et dont on ne voit pas la fin, les Russes — leur immense majorité : tous les paysans — ne doivent entreprendre rien de particulier, mais tout simplement sortir par la porte ouverte de la cage, c’est-à-dire cesser de penser d’une Russie quelconque, qui n’existe qu’en imagination, de sa grandeur, de son unité. Ils doivent, tirant leur nourriture de la terre, vivre d’une vie naturelle, bonne, raisonnable, établie par Dieu, et n’obéir qu’à leur conscience. Et les Russes commencent à le comprendre. Ils le comprennent et le feront ; et les peuples dont la plupart ont quitté la vie agricole doivent faire de même.

Pour eux, il sera difficile de cesser d’obéir au gouvernement, mais quelque difficile que ce soit, ils y seront amenés par les maux qui augmenteront de plus en plus. Tant que ces hommes continueront de lui obéir, existeront, les unions artificielles de la France, de l’Angleterre, de l’Amérique, et tant qu’elles existeront, le militarisme, les guerres, les impôts, les monopoles, les trusts existeront aussi, et malgré n’importe quelles modifications des formes gouvernementales (le programme socialiste y compris) l’esclavage du peuple travailleur augmentera de plus en plus.

Les hommes ne souffrent que d’un seul mal extérieur : leur désunion, le fait qu’il existe des maîtres et des esclaves. Aux Indes, cela s’appelle les chattryas et les parias ; dans le monde chrétien, cela ne porte pas de nom, mais la même chose existe. Il existe des hommes aisés, oisifs, qui vivent dans le luxe, ont de l’argent, dirigent les autres, et il y a la majorité besogneuse que menacent sans cesse la misère et la famine, qui travaille durement et obéit au pouvoir ou à la richesse. Ce mal, tous le sentent, et il est clair que, s’ils veulent améliorer leur sort, les hommes doivent faire disparaître ce mal en détruisant cette inégalité sociale. Les anciennes révolutions pensaient trancher le nœud par la violence, mais l’inanité de ce procédé est démontrée depuis longtemps. Aucun changement de l’ordre politico-économique ne peut détruire l’inégalité.

Seule la liberté peut remédier au mal, non cette liberté imaginaire de la participation imaginaire dans le gouvernement, mais la liberté simple, vraie : celle qui consiste en ce qu’un homme n’obéisse pas à un ou plusieurs autres.

Il est vrai que ce n’est pas à la portée de tous. On ne peut pas se dire : je n’obéirai plus aux hommes. Pour ne pas leur obéir, il est nécessaire d’obéir à la loi supérieure, divine, commune à tous. On ne peut pas être libre en violant la loi supérieure de l’aide réciproque, comme le font par toute leur vie, les hommes des classes riches citadines qui vivent du travail du peuple ouvrier et surtout du peuple agricole. On n’est libre que dans la mesure où l’on remplit la loi suprême. Et l’accomplissement de cette loi est très difficile sinon impossible avec l’organisation industrielle de la société, où le bien-être de l’homme est basé sur la lutte contre l’homme.

L’exécution de cette loi n’est possible et facile qu’avec la vie agricole où tous les efforts de l’individu sont dirigés vers la lutte contre la nature. C’est pourquoi l’affranchissement des hommes de l’obéissance au gouvernement, la négation des unions artificielles, des États, de la patrie, doit les amener à la vie naturelle, heureuse et plus morale de communes agricoles, qui ne se soumettent point aux lois basées sur la menace et la violence, mais obéissent à la loi supérieure, chrétienne, reconnue par tous : la loi de l’aide réciproque, basée sur l’amour de Dieu et du prochain et qui exclut toute violence.

Là est toute l’importance de la grande transformation future des peuples chrétiens.

Comment cette transformation se produira-t-elle ? Quels degrés franchira-t-elle ? Nous ne pouvons le savoir. Mais nous sentons qu’elle est inévitable parce qu’elle s’accomplit et qu’elle est déjà en partie réalisée dans la conscience de l’humanité.



FIN