Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Bibliothèque indépendante d'édition (p. 46-50).


X

L’ORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ AFFRANCHIE
DU GOUVERNEMENT PAR LA VIOLENCE


Mais comment, sous quelle forme, peuvent vivre les hommes du monde chrétien s’ils ne vivent pas sous forme d’État, en obéissant au pouvoir gouvernemental ?

Ce sont ces mêmes qualités du peuple russe, grâce auxquelles j’estime que la révolution doit commencer et se faire non ailleurs, mais précisément en Russie, qui donnent la réponse à cette question.

L’absence de pouvoir, en Russie, n’empêcha jamais la constitution de communes agricoles. Au contraire, l’immixtion du pouvoir gouvernemental fit toujours obstacle à cette organisation intérieure, propre au peuple russe.

Le peuple russe, comme la plupart des peuples agricoles, s’est naturellement groupé, telles les abeilles dans les ruches, en certaines agglomérations sociales, satisfaisant entièrement aux besoins de la vie communale des hommes. Partout où les Russes s’installèrent sans l’immixtion du gouvernement, ils établirent entre eux une direction, non violente, mais basée sur l’entente réciproque, avec possession commune de la terre, et qui satisfaisait complètement aux besoins de la vie en commun.

De telles communes ont peuplé, sans aucune aide du gouvernement, toutes les frontières orientales de la Russie. Elles sont allées en Turquie, comme les Nekrassovtsé, et, gardant là leur caractère de commune chrétienne, ont vécu et vivent en paix sous le pouvoir du sultan. De pareilles communes, sans le savoir elles-mêmes, allèrent en Chine, en Asie Mineure, et vécurent là très longtemps, n’ayant besoin d’aucun gouvernement, sauf leur direction intérieure.

Ainsi vivent les agriculteurs russes, — la grande majorité de la population russe — sans avoir besoin du gouvernement, mais le supportant seulement. Pour le peuple russe, le gouvernement ne fut jamais un besoin, mais toujours un fardeau.

L’absence du gouvernement — de ce même gouvernement qui maintient par force, en faveur du propriétaire terrien, le droit de jouir de la terre — ne fera qu’aider à cette vie communale, rurale, que le peuple russe regarde comme la condition nécessaire de la bonne vie. Elle y aidera parce que, détruisant le pouvoir qui soutient la propriété foncière, elle affranchira la terre et donnera à tous les hommes des droits égaux sur elle.

C’est pourquoi les Russes n’ont pas besoin de renverser le gouvernement, et d’inventer de nouvelles formes de la vie communale destinées à remplacer les anciennes. Les formes communales, propres au peuple russe, existent déjà et ont toujours satisfait aux besoins de sa vie sociale.

Elles consistent dans cette direction commune, avec l’égalité de tous les membres du mir, dans cette formation d’artels pour les entreprises industrielles, et la propriété commune de la terre. La révolution qui se prépare dans le monde chrétien et qui commence maintenant chez le peuple russe se distingue des autres révolutions, précisément en ce que celles-ci détruisaient sans réédifier ou remplaçaient une forme de la violence par une autre, tandis que la révolution future ne doit rien détruire : il n’y a qu’à cesser de participer à la violence, à ne pas arracher la plante et la remplacer par quelque chose d’artificiel sans vie, mais à écarter ce qui gênait sa croissance. En conséquence, ce ne sont pas les hommes pressés, hardis, ambitieux, — qui, ne comprenant pas que la cause du mal contre lequel ils luttent est dans la violence, ne se représentent aucune forme de la vie sociale en dehors d’elle, attaquent aveuglément, sans réfléchir, la violence existante pour la remplacer par une nouvelle — qui aideront à la grande révolution qui va s’accomplir. Seuls les hommes qui, sans rien abattre, sans rien briser, arrangeront leur vie indépendamment du gouvernement, et qui, sans lutte, supporteront toute violence commise sur eux, mais ne participeront point au gouvernement, ne lui obéiront point, ceux-là seuls aideront à la révolution actuelle.

Le peuple russe, en immense majorité agricole, ne doit que continuer de vivre comme il vit maintenant, de la vie agricole communale, et ne point participer aux œuvres du gouvernement ni lui obéir.

Plus le peuple russe tiendra à cette forme de la vie qui lui est propre, moins le pouvoir gouvernemental, violateur, s’immiscera dans sa vie, et plus facilement il sera anéanti, car il trouvera toujours de moins en moins de prétextes pour s’immiscer et de moins en moins d’aide pour accomplir ses actes de violence.

Ainsi, à la question : Quelles seront les conséquences du refus d’obéissance au gouvernement ? on peut répondre avec assurance que ce sera l’anéantissement de cette violence qui force les hommes à entrer en guerre les uns contre les autres, et qui les prive du droit de jouir de la terre.

Et les hommes affranchis de la violence, ne se préparant plus à la guerre, ne se battant plus les uns contre les autres, et pouvant jouir de la terre, naturellement retourneront à ce travail agricole, propre à l’homme, au labeur le plus sain, le plus moral, avec lequel les efforts de l’homme sont dirigés vers la lutte contre la nature et non contre les hommes, à ce labeur sur lequel sont basées toutes les autres branches du travail et qui ne peut être abandonné que par les hommes soumis à la violence.

La cessation de l’obéissance au gouvernement doit amener les hommes à la vie agricole. Et la vie agricole les conduira à l’état communal le plus naturel, à cette vie de petites communes placées dans des conditions agricoles équivalentes. Il est très probable que ces communes ne vivront pas séparément et formeront entre elles, suivant les conditions économiques de race et de religion, de nouvelles unions libres, mais absolument différentes des anciennes communes gouvernementales basées sur la violence.

La négation de la violence ne prive pas les hommes de la possibilité de s’unir, mais les unions basées sur l’accord mutuel ne peuvent se former que quand seront détruites les unions basées sur la violence.

Pour construire une nouvelle maison solide à la place de celle qui tombe en ruines, il faut enlever de celle-ci jusqu’à la dernière pierre et bâtir tout à neuf.

De même avec ces unions qui pourront se former entre les hommes après la destruction de celles qui ont pour fondement la violence.