Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Bibliothèque indépendante d'édition (p. 30-34).


VII

LA DEUXIÈME CAUSE EXTÉRIEURE
DE LA RÉVOLUTION FUTURE


La deuxième des causes extérieures de la révolution future, c’est que le peuple travailleur est privé de son droit naturel, légitime, de jouir de la terre, et que cette privation a conduit les classes ouvrières des peuples du monde chrétien à une misère de jour en jour croissante, à une irritation toujours plus vive contre les classes qui jouissent du fruit de leur travail. Cette cause se sent avec une acuité particulière en Russie, parce que c’est seulement là que la majorité du peuple travailleur vit encore de la vie agricole, parce que, à cause de l’augmentation de la population et du manque de terre, les Russes sont maintenant placés dans la nécessité, ou d’abandonner cette vie agricole, à laquelle ils sont habitués et avec laquelle ils croient possible la réalisation de la communauté chrétienne, ou de cesser d’obéir au gouvernement qui garantit à quelques-uns la propriété de la terre enlevée au peuple.

On pense ordinairement que l’esclavage le plus cruel c’est l’esclavage personnel : quand un homme peut faire d’un autre tout ce qu’il veut : le torturer, le mutiler, le tuer, et que ce que nous n’appelons même pas l’esclavage, à savoir la privation de la possibilité de jouir de la terre, n’est qu’une certaine institution économique, pas absolument équitable. Mais cette opinion est tout à fait injuste.

Ce qu’a fait Joseph avec les Égyptiens, ce qu’ont fait tous les conquérants sur les peuples conquis, ce que font maintenant certains hommes sur d’autres en les privant de la possibilité de jouir de la terre, c’est l’asservissement le plus horrible et le plus cruel. L’esclave personnel, c’est l’esclave d’un seul ; l’homme privé de la jouissance de la terre est l’esclave de tous. Mais là n’est pas le mal principal de l’esclavage foncier. Le maître de l’esclave personnel, quelque cruel qu’il soit, par intérêt même, afin de ne pas perdre son esclave, ne l’oblige pas à travailler sans trêve, ne le torture pas, ne le prive pas de nourriture, tandis que l’esclave privé de la terre doit toujours travailler au-dessus de ses forces, souffrir, avoir faim, et il n’est jamais complètement garanti, c’est-à-dire hors du bon plaisir des hommes et, principalement, de celui des gens mauvais, cupides. Et ce n’est pas encore là qu’est le mal principal de l’esclavage foncier. Il est en ce que l’esclavage foncier ne peut pas vivre d’une vie morale. Ne gagnant pas sa vie par la terre, ne luttant pas contre la nature, il doit fatalement lutter contre les hommes ; par force ou par ruse il doit tâcher de leur arracher ce qu’ils ont acquis de la terre par le travail d’autrui.

L’esclavage foncier n’est pas comme le pensent ceux-mêmes qui le reconnaissent, une des formes restantes de l’esclavage personnel, c’est au contraire l’esclavage fondamental, lequel engendre tout autre esclavage et qui est incomparablement plus pénible que l’esclavage personnel.

L’esclavage personnel n’est qu’un des cas particuliers de l’abus de l’esclavage foncier ; de sorte que l’affranchissement des hommes de l’esclavage personnel sans leur affranchissement de l’esclavage foncier, ce n’est pas la délivrance, ce n’est pas la cessation d’un des abus de l’esclavage, mais, dans plusieurs cas, comme en Russie avec l’émancipation des serfs nantis d’un petit lot de terre, ce n’est qu’une tromperie qui cache momentanément aux esclaves leur vraie situation.

Le peuple russe le comprenait bien et, même au temps du servage, disait : « Nous sommes vôtres, mais la terre est nôtre », et, lors de l’émancipation, tout le peuple exigeait et attendait la donation de la terre. On a amadoué le peuple en lui donnant en même temps que l’affranchissement, un peu de terre ; pour un moment il resta calme. Mais avec l’augmentation de la population, la question se pose pour lui de nouveau et sous la forme la plus claire et la plus nette.

Tant que le peuple fut en servage il jouissait de la terre en quantité nécessaire pour son existence. Quand la population augmentait, c’étaient le gouvernement et les propriétaires terriens qui en avaient cure, et le peuple ne s’apercevait pas de l’iniquité fondamentale de l’accaparement des terres par les particuliers. Mais, dès que le servage fut aboli, les soucis du gouvernement et des propriétaires sur l’état économique et agricole, non pas même sur le bien-être, mais au moins sur la possibilité de l’existence des peuples, disparurent. La quantité de terre que les paysans pouvaient posséder était définie une fois pour toutes, sans moyen de l’augmenter, tandis que la population croissait. Et le peuple comprit de plus en plus clairement qu’il ne pouvait vivre ainsi. Et il attendit que le gouvernement abolît les lois le privant de terre. Il attendit dix, vingt, trente, quarante ans ; la terre était de plus en plus accaparée par les propriétaires privés, et devant le peuple se posait ce dilemme : avoir faim, ne pas se multiplier ou abandonner tout à fait la vie rurale et former des générations de serruriers, de menuisiers, d’ébénistes, etc. Un demi-siècle s’est écoulé, sa situation a empiré de plus en plus ; elle est arrivée enfin à tel point que cet ordre de choses qu’il croyait nécessaire pour la vie chrétienne commence à s’écrouler. Le gouvernement non seulement ne lui donne pas la terre mais la distribue à ses serviteurs et fait entendre au peuple qu’il n’a pas à espérer la liberté de la terre ; il lui organise, sur le modèle européen, la vie industrielle avec les inspecteurs de fabriques, vie que le peuple croit mauvaise et pécheresse.

La privation de son droit légitime sur la terre, c’est la cause principale de la situation malheureuse du peuple russe. C’est aussi la cause du malheur et du mécontentement de leur situation des ouvriers d’Europe et d’Amérique. La seule différence, c’est que l’arrachement de la terre, chez les peuples européens, par la reconnaissance de la légitimité de la propriété foncière privée, est déjà si ancien, tant de nouvelles conditions se sont greffées sur cette injustice que les hommes d’Europe et d’Amérique ne voient pas la vraie cause de leur situation et la cherchent partout dans l’absence des marchés, les tarifs douaniers, la distribution injuste des impôts, de capitalisme, dans tout, sauf dans la privation du peuple du droit sur la terre.

Pour les Russes, au contraire, l’iniquité fondamentale, qui n’est pas encore tout à fait consommée, leur est entièrement évidente. Les Russes, vivant sur la terre, voient clairement ce qu’on veut faire d’eux et ne peuvent l’admettre.

Les armements insensés et pernicieux, les guerres, la privation du peuple du droit général sur la terre, telles sont, à mon avis, les causes de la révolution qui se prépare dans le monde chrétien. Cette révolution commence précisément en Russie parce que nulle part autant que dans le peuple russe la conception chrétienne du monde ne s’est conservée avec tant de force et de pureté, et que nulle part ailleurs la majorité du peuple n’est adonnée à l’agriculture.