La Fin de la terre/Texte entier

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Librairie d’Action Canadienne-Française Ltée (p. titre-tdm).


La Fin de la Terre














EMMANUEL DESROSIERS




LA FIN
DE LA
TERRE


ROMAN





LIBRAIRIE D’ACTION CANADIENNE-FRANÇAISE
LIMITÉE, MONTRÉAL, 1931

PRÉFACE

Note de Wikisource : La préface est protégée par droits d’auteur et ne pourra être publiée dans Wikisource.


Jean-Jacques LEFEBVRE.

AVANT-PROPOS

QUE SE PASSERAIT-IL ?



Que se passerait-il si un jour la foudroyante nouvelle se répandait que notre planète se désagrège ? Question bien embarrassante, semble-t-il.

Supposons pour un instant que tous les continents ressentent la menace d’une destruction certaine.

En Europe, la botte italienne submergée avec les îles de la Méditerranée : les Baléares, la Corse, la Sardaigne, la Sicile, la Crète, les Cyclades, l’île de Rhodes ; les côtes de l’Asie Mineure, de Marmara aux Dardanelles et des Dardanelles à Scutari envahies par le raz-de-marée ; les méandres de la Grèce lavés par la mer démontée ; Suez élargi par un affreux courant, puis à l’extrémité opposée, l’Angleterre secouée par les tremblements de terre ; l’Atlantique, en furie, détruisant les falaises bretonnes, engloutissant le Finistère, les îles de Groix, la presqu’île de Quiberon, Belle-Île, Noirmoutier, Ré, Oléron, substituant son immensité mystérieuse au granit de Guernesey et de Jersey ; le fond crayeux de la Manche délayé, trituré, bouleversé et un flot blanc comme du lait balayant Land’s End et rongeant la côte sud de l’Irlande ; les monstres marins réfugiés dans le golfe de Biscaye, Biarritz désert, sa plage labourée par une marée tempétueuse ; enfin le nord du continent européen travaillé par l’incessante rumeur d’une mer antarctique en mouvement, de banquises croulantes, de vomitoires se creusant au sein des ondes glacées.

L’Asie visitée par le cataclysme. Le Japon perdant ses îles dans les abîmes insondables de la mer ; les îles Kouriles, Sakhalin jusqu’au Béring, ensevelies ; la Corée, Formose et presque toutes les terres au-dessous du 20° degré saccagées par la formidable bourrasque venant des mers chaudes ameutées ; les Philippines reposant dans les grands fonds après une affreuse nuit de désastre ; plus rien de l’Océanie que des mouettes craintives cherchant sur les flots agités l’épave où se reposer ; vers le sud, le Pacifique où naissent les typhons, assombri par des ténèbres apocalyptiques, tout cela couvert par des chuchotements dans les nues livides.

Le continent noir, là-bas, frémissant, avec ses peuples affolés ; les Simouns soulevant le Sahara, charroyant des montagnes de sable jusqu’au lac Tchad ; la forêt équatoriale couchée par l’ouragan, sa faune prise de panique, obstruant le Niger, se réunissant en hordes, ensanglantant la brousse où les serpents se tordent comme des lianes.

La Chine impassible malgré l’affaissement du plateau du Thibet et du désert de Gobi, malgré le chapelet de volcans que les monts Jablonoï, Altaï et la chaîne de Thian-Chan ont laissé poindre aux confins de la Mandchourie, de la Mongolie et du Turkestan chinois.

L’Inde priant Siva à l’orée de la jungle où la panthère hurle d’effroi ; la chair pantelante du fakir exposée aux pointes afin d’apaiser les éléments déchaînés.

Ce tableau fait frémir, mais qu’est-il en regard de celui que présentera la fin du monde ?

Que deviendrait la pauvre humanité à la vue d’aussi terribles calamités ? Les hommes pris de panique, en perdraient, semble-t-il, toute conscience.

Les prédictions de l’an 1,000 avaient tellement effrayé les peuples d’Europe qu’ils envahirent les temples, les abbayes, les prieurés et attendirent en ces lieux de prières la fin du monde… qui ne vint pas. Sur la foi de fausses prédictions, l’humanité civilisée d’alors se crut perdue.

Qu’adviendrait-il aujourd’hui si des signes étaient vus dans les astres, si la terre était secouée par quelque effroyable cataclysme ? Le monde serait-il terrifié, malgré la science des astronomes et des géologues, malgré le superbe optimisme qu’il professe, malgré ses institutions magnifiques qui établissent les lois physiques, fondent les théories scientifiques et créent des croyances nouvelles ?

L’ordre de la Nature peut être changé par son Créateur renversant ainsi les lois immuables de la mécanique céleste et forçant les savants sceptiques à convenir qu’un Être préside les destinées éternelles des mondes.

Voyez-vous les cieux rougis par l’incendie de l’immensité interstellaire, les nébuleuses se reformant au sein de l’espace, la pluie des météores embrasant notre atmosphère, le soleil sanglant, morne, désolé ?

Quand l’homme vint sur la terre, la planète était déjà vieille de plusieurs millénaires ; il la trouva usée par les siècles de cataclysme qui avaient succédé à l’époque chaotique pendant laquelle elle avait pris corps.

Que s’était-il donc passé au cours des millions d’années antérieures à la venue de l’homme sur la terre ?

La puissance de Dieu s’était manifestée dans toute sa force. Il avait remué les mondes, forgé les univers, établi les incommensurables immensités. C’est alors qu’ayant créé la lumière une parcelle de sa puissance devint sensible : la lumière, ce monde que les savants modernes commencent à peine à explorer.

La terre, détachée d’une nébuleuse, tomba dans l’espace et fut retenue par l’attraction de notre soleil. Sa masse en fusion fut longtemps, peut-être pendant un nombre fabuleux de siècles, une fournaise effroyable de laquelle devait naître notre globe.

Vinrent après, dans l’effroi des premiers âges, les bêtes fantastiques dont les pattes énormes enfonçaient dans le sol mou de la planète. La paléontologie nous a montré les fossiles de ces animaux de la préhistoire dont l’existence nous semble être d’un domaine plus improbable encore que la légende. Ils vivaient pourtant au cœur de cette humidité chaude qui saturait l’atmosphère du globe ; les uns, au sein des ondes tourmentées, traçaient d’énormes sillons à travers les flots puissants qui, cependant, se séparaient pour laisser passer les monstres affolés ; d’autres, lourdement, traînaient des corps géants semblables à des tours, la masse de leurs chairs devait rendre effroyable leur vision. D’autres encore, chauves-souris ceux-là, s’élevaient de grands bois de fougères et montaient vers le soleil allongé des premiers temps de la terre.

Ne vous semble-t-il pas que tout cela soit du domaine du rêve tant l’aveuglante traînée de siècles qui nous sépare du premier jour de notre globe semble se perdre dans la lointaine nuit des temps ? Nous pourrions croire sans les affirmations de la science, que la terre a toujours existé. Elle a pourtant connu sa période de transformation intense, aux premiers âges.

Ce n’est pas sans effroi que l’on force l’imagination à reconstituer les scènes titanesques qui ébranlèrent les bases mêmes de notre Univers. Le frisson nous gagne de penser au déchirement de la nébuleuse qui donna naissance à la terre, l’enfantement d’un monde dans les nues embrasées et la chute à travers les espaces où pullulait la matière cosmique.

Pourtant, pourtant ce n’était que la fuite éperdue d’un grain de sable soustrait, pour un moment, aux immuables lois de la mécanique céleste.

Souvent, quand la nuit n’était troublée que par le bruissement des feuilles qu’agitait la brise, j’errais dans les clairières. Je contemplais le fourmillement d’astres aux confins du firmament, paillettes perdues, miettes d’immensité, scintillant dans l’incalculable distance. Un mal ténébreux me prenait, me torturait, sorte de nostalgie atroce où il me semblait que mon pays n’était point de la terre, mais de ce monde sidéral que j’entrevoyais dans le lointain du ciel.

J’ai compris, depuis, que nous étions des dieux tombés et qu’un jour nous serons des astres plus brillants encore que les étoiles, dans le firmament éternel où brille l’unique Soleil.

Le grain de sable a vieilli, le temps de sa jeunesse est passé, et comme toutes les planètes, la nôtre ne sera pas exempte de la mort et de l’époque glaciaire ; ceci se produira au cours des millénaires à venir. Donc rien à craindre pour le moment du froid sibérien qui envahirait le globe advenant cette époque.

D’abord cela ne viendra pas instantanément ; il faudra que les siècles s’ajoutent aux siècles ; que les millénaires vieillissent davantage notre globe pour qu’alors, décrépit comme un vieillard, plein de spasmes et de terreur, il s’ensevelisse dans la lointaine nuit des temps.

Dieu qui est éternel n’a pas créé le monde seulement pour un jour. Que peuvent être les millions d’années d’existence de la terre en regard de l’infini de l’éternité ? Le cataclysme mondial n’est pas pour aujourd’hui. La terre vieillit, c’est vrai, mais ses années sont peut-être formées de millions des nôtres ; elle ne serait octogénaire que lorsque Véga sera notre étoile du soir, dans 20 millions d’années !

Avez-vous réfléchi un peu à cette période lointaine où notre globe se désagrégera ?

Au moyen de leurs lunettes puissantes, les astronomes assistent aujourd’hui, à l’agonie de mondes perdus dans les espaces interstellaires, presque aux confins de notre univers.

Notre terre en viendra là. C’est une loi de physique immuable : la transformation de la matière dans l’espace et dans le temps.

Maintenant, vous êtes-vous demandé quelle sera la population du globe dans quelque cinq ou six siècles ?

Avez-vous songé un instant aux problèmes économiques que devra envisager l’humanité alors que les peuples, devenus innombrables, auront envahi toutes les terres habitables du globe ?

Quel sera donc le sort du genre humain, alors que les siècles l’auront vieilli et peut-être pas assagi ?

L’organisation des nations sera-t-elle si parfaite que des milliards d’individus pourront vivre avec sécurité sur des continents surpeuplés et être assurés des choses les plus nécessaires à la vie ?

Il est entendu que notre planète peut nourrir plusieurs milliards de bouches, mais encore y a-t-il une limite à cette faculté. Maints pays d’Europe sont déjà peuplés à capacité et sont obligés de laisser essaimer le trop-plein de leur population vers des colonies ou pays étrangers.

La Belgique pourrait à peine contenir 10 millions d’habitants ; l’Allemagne aurait suffisamment de 70 millions d’âmes ; l’Italie, l’Angleterre sont surpeuplées ; l’Espagne, à cause de son sol peu productif, ne s’accommoderait pas facilement d’un surplus de 10 millions.

Du côté de l’Asie, des populations colossales pullulent et chaque année des millions de petits êtres viennent grossir ces peuples si prolifiques du Levant.

La Chine, le Japon, l’Inde, la Corée, constitueront peut-être avant quelques décades le plus formidable problème qu’ait eu à envisager l’humanité depuis son origine. Il faudra loger et nourrir ces masses jaunes qui déferleront, affamées, vers l’Occident, apportant avec elles un ferment de haine contre toute civilisation blanche.

Tôt ou tard, il faudra que la Russie s’ouvre et laisse entrer 200 ou 300 millions d’étrangers qui viendront s’ajouter au surplus de sa propre population. On se tassera au pays moscovite ; la culture se fera plus dense vers le nord ; les forêts abattues intelligemment, le blé suffira à peine à sustenter les hordes grandissantes.

L’Afrique verra sa partie méridionale jusqu’à l’équateur, habitée par la plus cosmopolite agglomération d’hommes.

Les deux Amériques déborderont ; pas une île des sept mers qui n’aura son compte.

Alors, alors que fera-t-on ?

Dans cinq siècles, l’homme aura fait beaucoup de progrès dans le domaine scientifique. Il aura sans doute, par la catalyse de l’eau, réussi à appliquer cet élément au fonctionnement des moteurs.

Il est à prévoir qu’un demi-millénaire suffira à épuiser la quasi totalité de la houille que notre sol contient présentement. Plus de houille, par conséquent plus d’essence minérale. C’est alors que le moteur catalytique sera indispensable. Mais il n’y aura pas que l’épuisement des ressources naturelles à craindre, qui seront d’ailleurs remplacées par de multiples applications de la chimie. Il faudra nourrir la multitude affamée. Les océans fourniront-ils le brouet qui empêchera de périr le genre humain ? Peut-être ! Les mers sont remplies de diatomées, sortes d’organismes microscopiques, qui forment à la surface de l’eau une épaisseur de quelques pieds. Il faudrait filtrer l’eau de mer pour recueillir ces diatomées, très riches en vitamines, iode et principes salins.

Le grand problème de la vie à travers les siècles à venir trouvera-t-il sa solution ? Pourra-t-on assurer à l’humanité la certitude de son existence ? Les savants découvriront-ils des aliments synthétiques qui remplaceront ce que la terre surpeuplée ne pourra qu’insuffisamment produire ?

Sera-ce alors le temps choisi par Dieu pour la destruction de l’Univers ? Autant de questions terribles et apparemment insolubles. Si nous essayons de les résoudre nous tombons dans l’hypothèse ; mais les savants ne se basent-ils pas d’abord sur l’hypothèse pour en arriver aux grandes découvertes ?

Nous ne serons plus, et notre poussière sera disséminée par les vents terrestres aux quatre coins du monde quand le prochain millénaire touchera à sa fin. N’amassons donc que ce que nous pourrons emporter lorsque nous ferons le grand voyage vers l’Infini.

Dans les pages qui suivront le lecteur verra l’humanité, vieillie de cinq siècles, aux prises avec le problème le plus angoissant de tous les temps : la destruction de la terre. Les nations lui apparaîtront enfin unies, et luttant par la science contre les éléments de la nature désordonnée et affolée. Il suivra l’homme de ce siècle que l’angoisse torture, il le plaindra, puis il l’admirera. Alors viendra le dénouement suprême, le grand triomphe de la science, l’apothéose de l’esprit de l’homme !

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Au delà de la Cave de la Mort, la grande ville cosmopolite étalait ses énormes constructions blanches que le couchant tout à l’heure avait dessiné comme un immense fusain aux ombres accentuées.

I

DOVE CASTLE


Dove Castle s’élevait sur le monstrueux amoncellement de rochers que formait l’Île au Diable, en plein Rapides de Lachine, à quelques pas seulement de la populeuse ville de Montréal qui comptait bien 10,000,000 d’habitants disséminés sur les deux îles de Montréal et Jésus.

Le soir tombait. La masse sombre de Dove Castle se détachait nettement dans le grand ciel pourpré. On était en août, et c’est à peine si vers l’ouest qui s’enténébrait lentement l’on voyait encore quelques nuages furtifs s’éclipser. Mais si dans les nues la solitude la plus effroyable régnait, le flot rageur des énormes Rapides de Lachine faisait entendre incessamment sa large voix qui proclamait toujours la plainte grandissante de l’onde déchirée par les rochers qui avaient résisté aux millénaires passés.

Sur la côte sud, les petites maisons blanches à esplanades, toutes pareilles, s’estompaient dans le soir triste, car depuis cinquante années l’homme avait coupé le dernier arbre de la terre. Dans ce coin de pays, comme ailleurs, le paysage était disparu, il ne restait plus que des rives broussailleuses, en bordure de la voie aérienne du monorail qui encerclait la vaste baie de Laprairie. Au delà de la Cave de la Mort, la grande ville cosmopolite étalait ses énormes constructions blanches que le couchant tout à l’heure avait dessiné comme un immense fusain aux ombres accentuées. Rien sur cette ville ne décelait l’industrie car depuis des siècles les machines productrices d’énergie n’étaient plus alimentées au charbon. Cependant à l’extrême nord de la cité montaient de gigantesques flammes vertes vers le ciel et un grésillement se faisait entendre jusqu’à Dove Castle. Les habitants du château y étaient habitués et n’y prêtaient aucune attention. C’était le chargement journalier des bouteilles de Falsten, d’une capacité électrique incalculable, et qui avaient remplacé les anciennes et enfantines bouteilles de Leyde ; ces appareils de Falsten fournissaient l’éclairage à la cité.

Il pouvait être sept heures lorsque le vrombissement d’un moteur se fit entendre au-dessus de l’Île au Diable. Comme un bolide, un léger appareil aérien s’approchait, modérant son allure avant de se poser doucement sur la longue esplanade de Dove Castle.

Deux hommes en descendirent. L’un était grand et mince et pouvait avoir cinquante ans. C’était Herbert Stinson. L’autre, petit et très vif, était un Allemand, Hermann Stack.

Tous deux pénétrèrent dans Dove Castle tandis que l’avion, roulé vers une déclivité du terrain était descendu par une sorte d’élévateur hydraulique, dans les entrailles de l’île.

La nuit était venue et Montréal tout près avait allumé ses millions de globes qui brillaient comme des escarboucles dans le soir sans lune. De temps à autre d’énormes réflecteurs cherchaient dans le ciel les avions qui devaient arriver ; ils entrecroisaient leurs feux et donnaient bien l’idée de ce qu’était la vie intense de la grande ville toujours en éveil, car à toutes heures de la nuit et du jour les aérobus y apportaient une contribution énorme de voyageurs.

Cependant, aucun bruit de l’immense agglomération ne parvenait à couvrir la voix majestueuse des Rapides de Lachine au cœur desquels Dove Castle reposait.

À l’arrivée du maître le château avait allumé ses feux. Mesure de prudence utile à la tombée du jour à cause des milliers d’avions de particuliers qui sillonnaient les nues et ne manquaient jamais de venir admirer l’Île au Diable et son château tout en prenant l’air frais des crépuscules au-dessus du fleuve tourmenté. L’établissement, avec ses hauts mats et son enchevêtrement d’antennes constituant un danger, Stinson avait fait installer des lampes au néon un peu partout sur les toits de l’immense construction.

Le repas du soir attendait les deux hommes dans une salle attenant au laboratoire du docteur Stinson. Il était composé comme d’habitude d’aliments synthétiques qui furent absorbés sans charmes. Les hommes de ce siècle ne s’attardaient guère à table : ils avaient leurs laboratoires où des joies très pures les attendaient.

— Alors, docteur, vous partez demain pour New-York ? demanda soudain Hermann Stack.

Herbert Stinson était songeur et tarda à répondre. Son front s’était rembruni. On eût dit que l’homme avait été rappelé à quelque sombre réalité.

— Je pars, il est vrai, dit-il après un instant. L’heure est venue de parler au monde d’un événement qui se produira bientôt, événement terrible et inévitable, vous le savez bien, Stack !

— En effet, maître, reprit l’Allemand, l’heure est sonnée. Je ne sais par quel concours de faits les époques de notre globe se sont précipitées, mais il faut se rendre à l’évidence que notre terre destinée à mourir par le froid sera détruite par le feu.

— Ce serait insensé, dit Stinson, de ne pas essayer de sauver l’humanité condamnée. Je vais tenter de prouver aux hommes qu’ils peuvent vaincre les éléments, et je crois qu’avec la coopération splendide réalisée par l’Union des Peuples le salut deviendra possible.

Puis les deux hommes se turent.

Herbert Stinson était le plus profond génie de son temps, le cerveau le plus puissant que les siècles aient produit. Sa force de conception était presque illimitée, il avait imaginé un plan qui, selon lui, devait sauver la race humaine menacée par la fin du monde, car des perturbations s’étaient manifestées un peu partout sur la surface du globe.

La planète était tellement surpeuplée qu’une commission universelle avait été chargée de disséminer sur les parties habitables de la terre les habitants survivants des pays ravagés par les bouleversements intérieurs.

C’est ainsi que Stinson avait émigré des Bermudes, qu’un raz-de-marée sans nom avait quasi balayé de la carte du monde. Son immense fortune placée à la Banque d’Angleterre, en bons titres, lui avait permis de continuer ses travaux sur les moyens à prendre pour atteindre Mars, le monde prédestiné. Il s’était établi à Dove Castle avec l’espoir de sauver, par la science, l’humanité condamnée.

Il possédait à fond toutes les sciences physico-chimiques. Il avait continué à l’Institut Rockefeller, vieux de près de cinq siècles, les immortels travaux qu’avait commencés Alexis Carrel vers 1916 sur la survie des fibroblastes qui se nourrissent, s’accroissent et se multiplient dans une solution spéciale, et il était parvenu à combattre la sénilité en reconstituant la cellule dégénérée, en activant la fonction mourante des nucléoles, des mitochondries. C’est alors qu’il s’était imposé à l’attention de l’univers entier. Aujourd’hui, retiré dans une retraite qui n’était accessible qu’aux avions, Stinson s’attaquait à une œuvre gigantesque.

— Vous serez donc appelé à communiquer au congrès annuel des physiciens de l’Univers le projet osé dont vous m’avez parlé ? dit Hermann Stack.

Stinson, qui paraissait rêver secoua la tête et ne répondit pas.

L’Allemand n’insista aucunement et quitta l’appartement du savant. Il passa dans un cabinet de physique attenant et se mit à travailler en monologuant :

— Que sera-ce quand Stinson leur annoncera que nous devons tous quitter la terre ? Enfin, il n’y a pas à se tromper, le naufrage est imminent ; demain la terre, comme un bolide, franchira les espaces, incendiera les immensités, bouleversera les mondes. De la planète Mars, nous assisterons terrifiés à la chute du monstrueux météore qui nous porte depuis si longtemps…

Stack se tut.

Il ajusta un ultra-microscope et, pour passer le temps, se mit à explorer la matière. L’instrument à lentilles superposées et extrêmement puissantes lui permit d’assister au mouvement atomique de l’infiniment petit.

Ce n’était plus l’atome entrevu des anciens, mais la structure intime qui en était dévoilée. L’œil de verre scrutait les électrons, percevait même les nuages légèrement teintés que formaient l’oxygène et l’hydrogène perdus au cœur de l’atome ; il voyait les ions se mouvoir comme la vapeur cosmique des lointaines nébuleuses de notre système stellaire, l’agencement magnifique de ce monde de l’infiniment petit, mais cette exploration était banale pour le savant, car des problèmes plus complexes que l’examen du champ atomique s’étaient imposés à l’attention des hommes de science.

Hermann Stack délaissa son instrument et se plongea dans la lecture de documents précieux touchant des essais de communications avec la planète Mars que lui avait remis le professeur Erzberger, de Munich.

Vers minuit il fut averti qu’une tempête surviendrait dans les six heures. Il s’en fut, sans hâte, vers la chambre des machines d’où dépendait la sécurité du château.

Des instruments très précis annonçaient à l’avance la venue des tempêtes qui étaient toujours redoutables, vu le déboisement et l’influence des ondes électriques dirigées.

Pour parer à l’éventualité, les hommes, toujours ingénieux, avaient élaboré un système d’air comprimé qui tenait l’ouragan à distance des habitations.

L’Allemand après avoir fixé le mécanisme se rendit saluer Stinson avant de se retirer chez lui.

La nuit était très sombre. Seule, vers le nord-est, une grande lumière violette veillait. C’était le phare de l’aéroport Lindbergh où était attendu l’aérobus de Londres qui arrivait chaque nuit exactement à 1 heure 10.

Le bruit des pompes pneumatiques parvenait distinctement à Dove Castle car la grande ville se préparait à subir l’assaut de la tempête inévitable.

Hermann Stack s’était couché.

Après une heure de sommeil à peu près, un grondement le réveilla. Il prêta l’oreille un instant, s’habilla et descendit par l’ascenseur hydraulique jusqu’au sous-sol de l’île. Les instruments sismiques lui apprirent qu’à quelque quinze ou dix-huit milles en profondeur le sol entrait en perturbation.

La faille de Logan à son tour était hachée petit à petit par le cataclysme, il n’en fallait plus douter.

Demain, peut-être, toutes les collines montérégiennes cracheraient l’explosion sinistre d’un monde souterrain ameuté ; les entrailles de la terre vomies dans un spasme affreux ; la terrible destinée révolue d’un astre usé par les millénaires.

Hermann Stack appela Montréal. L’ingénieur en charge du système de défense contre les tempêtes lui apprit que l’aérobus de Londres n’avait atterri qu’au prix de grandes difficultés et que les machines pneumatiques fonctionnaient à leur pleine capacité. Rien n’avait été perçu indiquant des troubles intra-terrestres.

Hermann Stack rassuré remonta au laboratoire. Stinson y était.

Il avait entendu lui aussi le bruit inusité.

— Je crois, dit-il, que la destruction centrale de notre globe s’étend à la vieille formation laurentienne.

Stack reprit :

— La terre serait donc très près de sa fin ?

— Je le crois, j’en suis certain, répondit le docteur Stinson.

Il pouvait être alors trois heures du matin. Stack quitta le docteur et sortit sur l’esplanade du château.

La tempête était au comble de son courroux.

Dove Castle semblait un bloc de verre sur lequel venaient se briser la furie de l’ouragan et la colère du flot.

Stack projeta un faisceau intense de lumière sur le fleuve démonté. Des masses d’eau se soulevaient et volaient au-dessus des rocs de fonds asséchés par un vent d’une irrésistible violence. Rien n’eut pu résister à la force de l’ouragan. Un solide rideau d’air comprimé protégeait Dove Castle et opposait aux éléments déchaînés une résistance quasi-illimitée. La tempête cessa bientôt et d’elles-mêmes les pompes pneumatiques s’arrêtèrent.

Le matin arriva. Un gros clou d’or se montra vers le sud et vint inonder de lumière un paysage désertique où s’élevaient çà et là d’énormes cubes qui servaient d’habitations aux hommes du temps.

II

L’EFFROYABLE ALTERNATIVE


En l’an 2380.

L’aérobus qui fait le trajet Paris-New-York en 5 heures venait d’atterrir à Brooklyn où se trouvaient les immenses hangars de la « International Airways ».

En quelques minutes, les autobus-chaîne transportèrent au centre de New-York les 1,200 passagers que contenait l’immense navire aérien. Ce fait était certainement très banal mais ce qui l’était moins c’est qu’une trentaine de membres du Collège de Physique de Berlin étaient au nombre des voyageurs. Ils venaient assister au congrès annuel des physiciens de l’univers qui se tenait cette année-là dans la plus grande ville du monde : New-York qui comptait alors 16,000,000 d’habitants.

Le docteur Herbert Stinson, qui le premier avait communiqué avec la planète Mars, devait présider ce congrès qui réunissait au « Coolidge Hall » près de 700,000 délégués de toutes les parties du monde.

Le docteur Stinson s’était retiré à l’hôtel Germania où il occupait quelques appartements au Ve étage. Les autres délégués, en peu de temps, l’imitèrent et envahirent les quatre cent trente étages du Germania. Le service de l’hôtel était si parfait qu’un million de voyageurs pouvaient être servis en même temps.

Les journaux aériens donnèrent les détails préliminaires du congrès.

Depuis cinquante ans, les derniers arbres étaient disparus de la surface de la terre et les journaux ne s’imprimaient plus. Les savants avaient découvert un moyen fort simple de renseigner les nations. À toutes heures de la nuit ou du jour on projetait dans le firmament les nouvelles imprimées en caractères énormes ; le jour, un pan de ciel s’obscurcissait, devenait noir comme de l’encre et la dépêche y paraissait en blanc ; la nuit, l’écran naturel suffisait. D’ailleurs de puissantes machines éloignaient des villes les tempêtes qui auraient pu troubler la vision des nouvelles. Depuis près de cinquante ans également les ouragans avaient été relégués dans les hautes couches de l’atmosphère grâce à l’application d’un phénomène purement électro-magnétique.

Dans la nuit du 10 au 11 août, le Coolidge Hall débordait. Stinson devait y adresser la parole et communiquer au monde le plan de si grande portée qu’il avait conçu.

Vers 11 heures, dans la soirée, le président de l’Union des Peuples fit son apparition. Aucun vivat cependant ne l’accueillit, l’heure était solennelle, angoissante ; il n’y avait place pour les applaudissements.

Stinson commença :

— Que notre terre est petite si on la considère dans le temps ! Remontez le cours des âges et regardez l’homme explorant son logis. Si je consulte la carte du monde de l’époque de Strabon sous Tibère (14-37), je vois que la terre connue d’alors se limitait à la Grèce, au littoral de quelques mers, à la botte romaine et à quelques régions presque inconnues qui se perdaient au nord du monde. Au large, vers le sud, des îles que les Phéniciens de Tyr, de Sidon, de Ptolémaïs, fréquentaient ; Massilia là-bas, vers l’ouest, fondée 600 ans avant Jésus-Christ, envoyait, disait-on, des navires aux Cornouailles chercher de l’étain.

Certes on connaissait les Gaules, un peu de l’Asie continentale, le nord de l’Afrique. Kart-Hadatsch avait son heure de célébrité s’étant substituée à Tyr, Alexandrie étendait son influence : c’était déjà l’Empire romain avec son cortège de rhéteurs, de tribuns et de sénateurs.

Les siècles passent. Les doges de Venise et les seigneurs pisans avaient envahi toutes les mers connues ; leurs galères allaient chercher l’ambre, l’ivoire dans des régions jusque là inexplorées et leurs historiens racontent les faits fantastiques rapportés de leurs pérégrinations.

L’homme s’éloignait toujours de plus en plus de la section qu’il s’était cru assignée. 1492 et Christophe Colomb, au lieu de Cathay découvrit San Salvador et les Amériques. 1521 voit Magellan doubler le détroit du sud de la Patagonie et tomber dans l’océan Pacifique que Balboa venait de découvrir, en 1513. Il continue sa route, cingle vers l’ouest et après trois ans de navigation, il réussit le premier voyage autour du monde. Après lui, les Espagnols, les Portugais, les Gênois se disputent les mers et peu à peu l’Amérique du Sud est envahie par les Espagnols, nation très puissante et très aventurière.

La terre était presque connue.

Le XIXe siècle voit Livingston remonter le Zambèse et le Chiré, son affluent, reconnaître le Nyassa et rechercher les sources du Nil ; Stanley explorer l’Afrique central et retrouver Livingstone perdu au cœur du continent noir. Le Transvaal se révèle ; le nord de la Russie met à jour ses dos de mammouths ; on fait des découvertes archéologiques au pays des Incas, aux Indes, en Italie même où l’on continue les recherches commencées à Pompéï en 1748 et à Herculanum, mise à jour en 1719 ; Champollion déchiffre l’écriture hiéroglyphique et révèle au monde toute une autre civilisation disparue, ce que n’avaient pu faire les monuments d’Égypte : Chéops, Chéfren, Gisèh, Mykérinos, Memphis, Thèbes, Louqsor. Lord Carnavon met à jour, dans la vallée des Rois, dans les sables du désert, la tombe de Tut-Ank-Amon (de la dynastie des Tut). Là aussi, le monde est émerveillé et l’habitat de l’humanité se rapetisse davantage. Plus tard, Scott, Perry, Byrd sondent les glaces polaires. Le pôle nord est survolé, Lindbergh franchit l’Atlantique par la voie des airs ; les Américains fouillent le grand désert de Mongolie ; les fonds marins sont violés par le prince de Monaco. L’homme prend possession de son logis et il en explore les moindres recoins.

Dans le domaine de la chimie, à l’aurore du XXe siècle, par le traitement de l’uranium, Pierre Curie et son épouse font la plus étonnante découverte de tous les temps, le radium. Ce minerai radio-actif dont le bombardement moléculaire possède une vitesse de 300,000 kilomètres à la seconde révolutionne certains côtés de la science médicale : traitement des cancers, sarcomes, kystes, fibromes ; permet à Rutherford, dans le domaine de la chimie expérimentale, de dissocier les atomes d’un molécule d’azote ce qui n’avait jamais pu être réalisé avec les moyens de fortune dont disposaient les meilleurs laboratoires, et confirme une théorie (l’infini de la science) : Rutherford trouve de l’oxygène au cœur même d’un molécule d’azote.

Le logis et sa contexture intime s’explore de plus en plus ; l’homme fouille tous les recoins de son habitat. Il connaîtra tous les pays de la terre ; il connaît même les myriades de mondes qui pullulent au-delà des espaces interstellaires. Képler, Herschell, Le-Verrier et d’autres avaient scruté les immensités sidérales. L’homme parvient à transmettre la parole par sans fil d’un continent à l’autre.

Et ce n’est pas tout, regardez ce qu’ont fait nos savants, les hommes de notre temps qui ont presque tout trouvé, jusqu’au moyen de quitter la terre !

Leurs connaissances ajoutées à celles que les siècles passés nous ont léguées permettront aux hommes d’aujourd’hui de braver même une fin prématurée ; d’organiser la retraite de l’armée humaine devant l’escadron mobilisé de toutes les furies d’un globe belliqueux. Depuis des siècles, nous avions mâté notre planète ; nous l’avions encerclée d’un réseau de fer sur lequel couraient des bolides où les voyageurs s’entassaient, mais telle une haridelle hargneuse, elle secoua son harnais de métal, nous rappelant que nous n’étions que des parasites. Il nous a fallu voyager par les airs, nous confier à des météores d’aluminium, fuir les mers houleuses et traîtresses, jusqu’au jour où le grand cri des peuples fut entendu des quatre coins du monde. L’esprit de l’homme triomphera, je n’en doute pas car s’il peut fuir le globe il survivra. »

Un grand silence se fit dans l’immense salle éblouissante de lumière. Immédiatement la déclaration sensationnelle suivante fut publiée aux quatre coins de New-York.

Voici le texte de ce document :

« Le Congrès sera appelé à étudier l’opportunité pour toutes les nations de la terre d’abandonner notre globe qui se désagrège rapidement et de se réfugier sur la planète Mars. »

Cette déclaration se répandit avec la vitesse des ondes de Hertz. Au cœur de l’Asie des émeutes sans nom se produisirent. Il semblait aux peuples de ces contrées, malgré le haut degré de leur culture et surtout à cause d’un reste de fanatisme religieux, que l’arrêt de mort avait été prononcé contre eux, définitif et sans espoir de sursis. Mais ce ne fut qu’un léger feu de paille ; le plus étrange fatalisme continua de caractériser la vie du monde asiatique.

Depuis environ soixante ans la navigation avait cessé sur presque toutes les mers du monde. Les océans en furie roulaient des vagues qui frôlaient presque les aérobus évoluant à mille pieds dans les airs. Tous les services océaniques avaient été discontinués, les paquebots mis au rancart et remplacés par des aéroplanes gigantesques mus à l’électricité. Les vaisseaux de l’air pouvaient contenir jusqu’à six mille passagers de cabines. La durée des voyages était d’ordinaire fort courte puisque le trajet Paris-New-York se faisait en cinq heures.

Les océanographes mobilisés par l’Union des peuples, fondée en 2362, avaient découvert que tous les fonds marins étaient en mouvement et que la formidable pression intra-terrestre due à l’attraction solaire, en était la cause. D’ailleurs le cataclysme mondial était commencé puisqu’en 2367 toute la chaîne des Cordillères des Andes, depuis le Vénézuéla jusqu’à l’extrémité sud du Chili avait été engloutie dans un épouvantable glissement vers le Pacifique. Une partie de l’Amérique du Sud effacée, 43,000,000 de personnes broyées par la chute de l’ossature monstrueuse des Andes ou noyées par l’océan qui mugissait aux portes des villes croulantes avaient éveillé l’attention des peuples du globe. L’Union des nations latines du sud avait été forcé d’établir une zone de cent milles de largeur des bords tourmentés du Pacifique à la terre habitable. Le sol était perpétuellement en mouvement et le continent s’affaissait sans cesse dans les abîmes marins. C’était comme un chancre hideux qui eut rongé le globe.

On prévoyait que le continent sud-américain serait englouti tout entier avant la fin du siècle. Treize années avaient suffi à détacher les deux Amériques, inonder complètement l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay ainsi que la région sud-est du Brésil et ensevelir à de grandes profondeurs une partie du Pérou, de l’Équateur et de la Colombie. Toute la partie ouest du Vénézuéla, l’isthme de Panama et la partie sud du Nicaragua reposaient à plus de mille pieds sous les flots tumultueux d’une vaste mer en furie.

Près de 120,000,000 d’habitants de ces pays dévastés par la mer qui les submergeait peu à peu avaient émigré vers l’Afrique où une Commission mondiale possédait le contrôle de toutes les activités. Le continent noir, très civilisé, pouvait avoir une population de 400,000,000 d’individus répartis presque également sur son immense territoire très productif grâce aux procédés chimiques dont on se servait pour féconder le sol. La principale ville d’Afrique était Victoria sur le grand lac de ce nom. Elle renfermait plus de 5,000,000 d’âmes.

Une partie du nord de l’Europe s’était dépeuplée au cours du dernier siècle à cause du manque d’eau et de la chaleur torride qui avait desséché les océans septentrionaux. Le pôle arctique s’était réchauffé et tout le nord du Canada et une partie de la Russie débordaient de peuples policés et instruits.

C’est avec ces connaissances du cataclysme que le Congrès s’ouvrit au Coolidge Hall.

Le Dr Stinson annonça, le premier jour, que des nouvelles expériences faites de concert avec Hermann Stack l’avaient convaincu que la vie était certainement possible sur Mars et que pour lui il n’y avait pas d’autre alternative que celle de quitter la terre advenant la découverte du moyen de se rendre à Mars. C’était là le hic.

Le deuxième jour du congrès, le professeur Erzberger, de Munich, fit part à l’assemblée d’une découverte qui devait rendre l’aviation possible au delà de l’atmosphère terrestre. Il s’agissait tout simplement d’un mécanisme qui pouvait maintenir une colonne d’air de dimensions énormes au-delà des hautes régions de notre globe et au besoin la prolonger jusqu’à Mars.

À la fin de la réunion on en vint à la conclusion que fuir la terre était praticable. On possédait des aéroplanes parfaits à moteurs électriques qu’activaient les ondes hertziennes. On construirait une usine hydro-électrique qui fournirait les ondes nécessaires au fonctionnement des moteurs au-delà de l’atmosphère terrestre ; puis la construction des vaisseaux aériens devait être poussée avec la plus grande vigueur par toutes les nations de l’univers. Le déménagement devait s’effectuer après soixante-quinze ans de préparatifs.

L’humanité était émerveillée et terrifiée tout à la fois. Était-ce donc concevable que la terre put sombrer ? Il fallut bien se rendre à l’évidence parce que de toutes les parties du globe les nouvelles les plus stupéfiantes affluaient au Haut Comité de l’Union des Peuples.

Le Dr Herbert Stinson, le plus grand savant de son temps, qui depuis des années scrutait les causes de la destruction du globe, communiqua au Congrès que la terre pouvait encore tenir quelque cent ans. Au bout de ce temps elle se désagrégerait tout à fait et serait aspirée par le soleil. Il fallait agir avec diligence et profiter du dernier siècle d’existence pour procéder au transport de l’humanité à la planète Mars. Le docteur avait pu communiquer avec les martiens à l’aide de la radiovision ; maintenant il s’agissait d’entreprendre ce lointain voyage.

L’Union des peuples organisa immédiatement, sûre qu’elle était du succès de l’entreprise, le dénombrement de tout ce qui existait sur terre.

Des sociétés de savants s’occupèrent à condenser au moyen de la photographie ce que les bibliothèques contenaient de volumes scientifiques et littéraires. De multiples congrès furent tenus en France, en Allemagne, en Russie, au Canada, afin de décider si les anormaux des asiles, les malades des hôpitaux, les prisonniers des bagnes, les lépreux, devaient être laissés sur la planète ou entreprendre eux aussi le grand voyage à travers les immensités. Il fut décidé qu’aucun être vivant, à l’exception des animaux, ne serait abandonné au cataclysme qui se préparait.

Les innombrables peuples de la planète devaient donc tenter d’évacuer leur habitat qui s’effritait sous le poids des siècles.

III

UN DISSIDENT


Lorsque l’exode de l’humanité fut décidé, que la panique se fut emparée de tous les peuples et que la fuite possible du globe fut chose résolue, un homme pourtant se rencontra et parmi les plus grands qui refusa avec quelques centaines de disciples d’obtempérer à l’injonction universelle de se préparer à quitter un gîte qui menaçait ruine de toutes parts. C’était le grand savant Herbrôm Shnerr.

Âgé d’environ soixante ans, d’une stature au-dessus de la moyenne, portant moustache à la gauloise, des éclairs dans le regard, un menton qui trahissait une faculté de décision peu commune, le docteur Shnerr était très imposant d’aspect. Esprit universel, polyglotte possédant seize langues, vivantes ou mortes, il s’était parfaitement assimilé la vieille culture gréco-latine qui autrefois avait donné ses canons et sa discipline à une forte portion du monde instruit. Au surplus il était en relations suivies avec toutes les sociétés savantes du globe, tenait la chaire de sciences physico-chimiques de l’Université de Reykjavik et à l’égal du grand Stinson, il était réputé posséder à fond les données de la physique la plus élaborée.

Depuis nombre d’années des tassements intra-terrestres s’étant produits dans les régions antarctiques avaient obturé les vomitoires de l’Oërafa, de l’Hékla et de l’Oskadja. Dans les flancs éteints de ce dernier volcan s’était créée comme une retraite naturelle absolument sûre et où s’était réfugié le savant islandais non sans avoir pris garde d’y transporter les innombrables appareils et instruments de recherches de son immense laboratoire.

C’est de là qu’il avait soutenu par la voie ordinaire des journaux aériens que l’affreux cataclysme qu’on venait d’enregistrer ne pouvait présager la fin du globe, qu’il n’était qu’un spasme, terrible si l’on veut, mais dont l’effet passerait comme tant d’autres. Pour toute réponse, Herbert Stinson lui fit savoir qu’il était libre de finir son existence avec celle de la terre, et il demanda même à Herbrôm Shnerr une entrevue qui, il va de soi, ne lui fut pas refusée.

Dans son refuge, le Dr Herbrôm Shnerr avait été suivi par une pléiade de savants, ce qui, dans le temps, avait fort étonné le président de l’Union des Peuples. Mais il s’en était vite consolé en supputant ce que pouvaient être une quinzaine de cents hommes en regard de millions de savants qu’avaient produits les innombrables écoles du monde ?

À l’Oskadja on comptait des partisans de la croyance à la survie de l’homme, théorie préconisée par le Dr Shnerr qui avait prouvé que si la terre était vieille de deux milliards d’années l’homme ne l’était que de trois cent mille. D’après lui il était dans la logique divine que l’homme devait et pouvait continuer d’habiter le globe.

Le docteur Shnerr avait donc décidé d’attacher sa fortune, quand même et en dépit de tout, à celle du globe chancelant. Il avait pu exposer dans les divers journaux aériens sa théorie de la survie de la terre. Avec bon sens, l’Union des Peuples, peut-être un peu dure pour les survivants attardés de siècles qui avaient été ratiocinateurs par excellence, ne s’y était pas opposée. Car, sous la menace constante de la plus grande calamité, la moindre expression d’opinion qui put laisser entrevoir ne fût-ce qu’une planche de salut devait être tolérée. Mais le gros de l’humanité s’étant confié comme aveuglément aux têtes dirigeantes du haut comité de l’Union des Peuples ne fit aucun cas de la théorie du docteur Shnerr. Par ailleurs, il devenait patent que le globe terrestre s’apprêtait à sombrer de toutes parts.

Le 3 juin 2372 un long frémissement, enregistré par tous les sismographes secoua la terre comme si elle eût frissonné à l’approche de sa fin. En Chine, un nouvel affaissement s’était produit depuis la frontière birmane jusqu’à l’île Formose qui était disparue. Canton engloutie, Hong-Kong, Haïnan, Tai-Wan, Macao, Hue, l’Indo-Chine, le Siam, l’Annam, le Cambodge et la partie nord de la presqu’île de Malacca aussi détruits par le cataclysme.

Seul, un avion en partance de Saïgon, avait échappé au séisme où des millions de personnes avaient trouvé la mort. Les récits les plus fantastiques furent transmis par la radio aux nations frémissantes.

Au dire des occupants de l’avion rescapé de Saïgon, la partie sud de la Chine avait été happée par les mâchoires titanesques de la terre.

D’autre part, fait absolument stupéfiant, et qu’évoqua Herbrôm Shnerr au soutien de sa prétention, c’est que l’observatoire de Manille, aux Philippines, muni de sismographes supra-sensibles, n’enregistra aucunement la perturbation des fonds marins.

Il faut dire que l’observatoire de Manille vieux de 500 ans, puisque fondé vers 1860 par des Jésuites espagnols, était des mieux outillés, peut-être le mieux outillé du monde. L’échelle Rossi-Forel servait à déterminer l’intensité des secousses et ce vieux système n’avait pas été remplacé par les Jésuites, gens très instruits mais aussi très conservateurs ; d’ailleurs il avait toujours donné satisfaction.

Nous trouvons dans un très vieux bouquin, intitulé « Bulletin météorologique des Philippines » la liste des séismes locaux survenus dans l’archipel, au commencement du XXe siècle, puis la liste des séismes (locaux ou étrangers) enregistrés soit à Manille soit à l’Observatoire sismologique de Butuan (au nord de l’Île de Mindanao, qui est la plus méridionale des grandes îles de l’Archipel).

Depuis 1903 jusqu’en 1921 (soit en dix-neuf ans), on a relevé sur tout le territoire de l’archipel des Philippines au total 2,863 tremblements de terre sensibles à l’homme ou aux constructions : en moyenne 151 séismes par an !

Les valeurs extrêmes sont : 103 séismes en 1905 ; 214 en 1911.

Sur ce total de 2,868, on note 44 séismes violents et destructeurs (correspondants aux numéros VII, VIII, IX et X de l’échelle Rossi-Forel, où l’intensité des secousses est mesurée notamment d’après leurs effets sur les personnes, les mobiliers, les constructions, la production des crevasses et failles et les éboulements de montagnes).

À cette époque reculée de l’histoire de la terre, la pression intra-terrestre commençait de forcer l’écorce qui nous porte. Cinq siècles devaient s’écouler avant le grand bouleversement de la partie sud-est de l’Asie. Mais comment expliquer que cette partie du globe si mouvementée il y a cinq siècles fut épargnée lors de l’effondrement du sud de la Chine ?

Laissons le Dr Shnerr expliquer sa théorie :

Un incessant labour des fonds marins au cours des siècles avait, selon lui, massé dans cette partie du globe des couches très épaisses de sous-sol et établi là une énorme passerelle qui se solidifierait peu à peu, preuve évidente que le cataclysme apparent était aussi constructeur que destructeur.

D’ailleurs, disait Shnerr, l’histoire nous apprend que le globe a toujours été torturé par le feu intérieur qu’il contient et par les mers qui le couvrent. En 1634 un flot énorme balaya l’île de Norstrand, causant la mort de 6,000 habitants, détruisant 1,300 maisons et engloutissant 50,000 têtes de bétail. Les vagues de la mer sont quelquefois énormes : Spallenzani, au XVIIIe siècle, affirme avoir vu au pied du Stromboli des vagues de près de trois cents pieds de hauteur.

L’énergie dépensée par la mer est incalculable : fin du XIXe siècle, au Japon, une lame de fond balaie la côte sur une distance de neuf cents milles et extermine 30,000 personnes.

Il se trouvait donc encore des dissidents à une théorie quasi universellement admise. Mais à cela, quoi d’étonnant ?

Depuis qu’il y avait des hommes et qui pensaient, depuis que le vaste monde se reflétait sur les imaginations humaines, combien de systèmes contradictoires ne s’étaient pas soutenus ! combien d’antithèses aux thèses, combien de répliques à tant d’assertions ! Combien de Parménides en regard de tant de Thalès, combien de Démocrites se moquant de tant d’Héraclites, combien d’Aristotes démolissant tant de Platons ! C’est à peine si un nom même considéré du seul plan humain avait réussi à s’imposer, en dehors de tout classement — Jésus réputé avoir donné au monde le plus beau code doctrinal et moral qu’il ait connu !… À côté même de la géométrie classique d’Euclide, base des innombrables monuments qui à travers les âges ont fait l’admiration des hommes, n’avait-on pas soutenu qu’une autre, toute différente, se pouvait concevoir ?

Jusqu’à leur toute dernière fin, les hommes ne seraient donc pas parvenus à l’unanimité totale sur un sujet donné, peut-être était-ce utile à la beauté du monde… Puis, une opposition perpétuelle surgissant à toutes les hypothèses avait été le principe des puissantes et fécondes initiatives.

Après tant de luttes séculaires, la centralisation de l’autorité politique et administrative avait été réalisée. Quant à l’unité de pensée, non pas !

Mais la retraite hautaine, le retranchement dédaigneux dans la solitude de Herbrôm Shnerr seraient-ils présomptueux ? C’est ce que l’avenir nous apprendra.

IV

LA PANIQUE DES MILLÉNAIRES


Ce matin-là, la grisaille se promenait dans les nues, elle hantait les interminables sentiers que l’on sent exister au-dessus de nos têtes et qui mènent à des mondes fabuleusement éloignés ; des avenues se dessinaient à travers le champ aérien, elles se bordaient très vite de peupliers imaginaires dont les cimes caressaient les brumes lointaines.

Et puis tout cela changeait, devenait chaos, se heurtait ; il semblait que d’innombrables mouettes avaient laissé là leurs plumes d’argent et étaient allées se blottir dans quelque caverne obscure, au cœur de la tempête ; le tourbillon se formait et les orbes de la tourmente allaient, aux confins du firmament, jeter l’émoi dans les cités fugitives et vaporeuses, formées de nuages tranquilles. Maintenant des cathédrales croulaient. La rafale avait miné les transepts indécis, crevé les vagues rosaces et fait osciller les tours géantes qui se dessinaient sombres et changeantes dans la grisaille.

Stinson semblait rêver.

Quitter la terre !

Quelle gigantesque tâche entreprenait là Herbert Stinson à qui l’Union des Peuples avait confié le soin de mettre en lieu sûr les milliards d’habitants du globe !

Il fallait se hâter, organiser les usines de fabrication d’aéroplanes, préparer tout un monde à un grand voyage à travers les immensités et le diriger vers l’inconnu !

À Dove Castle, au milieu des eaux bouillonnantes des rapides de Lachine, Stinson conduisait l’humanité obéissante comme un agneau.

Le grand savant songeait :

À la fin de l’an 2400 nous rendons-nous compte que sept mille trois cent soixante-trois années se sont écoulées depuis ce qu’il est convenu d’appeler le commencement de l’ère du monde ? Cette procession de soixante-quatorze siècles ne fait-elle pas ressortir davantage la courte durée des années de notre vie terrestre ?

Notre terre a fourmillé de peuples puisque l’on fixe la première année du calendrier à 4963 avant Jésus-Christ.

Elle a été étonnée, dès le commencement de cette ère, des crimes du genre humain, car l’homme, après le péché d’Adam, avait été condamné à errer par les siècles jusqu’au jour marqué de toute éternité, où le Fils de l’Homme viendra juger les innombrables nations de la terre. Il s’est acheminé il y a sept mille trois cent soixante-trois ans et il marchera jusqu’à l’époque où les vertus des cieux seront ébranlées. Il s’arrêtera alors, vaincu par les millénaires qui rongent sa planète et qui le vieillissent lui-même dans sa chair et dans son sang. Nos savants médecins de l’Institut de biologie de Montréal ne disent-ils pas que la lèpre moderne est un des symptômes de l’usure de l’humanité ?

Le voyez-vous s’arrêter aux confins des lointaines années qui marqueront la fin des temps ?

Que sera-t-il ce dernier homme, survivant de l’humanité mourante ?

Aura-t-il asservi toutes les forces de la terre, projeté dans les espaces des mécanismes inconnus ou élevé sous les cieux surpris une autre tour de Babel plus arrogante et plus audacieuse ?

Sera-t-il frappé de stupeur à la vue des chars de feu se promenant sur les nues, au bruit des trompettes sonnant aux quatre coins du monde le glas de l’humanité ?

Bravera-t-il dans ses constructions monstrueuses l’appel des derniers sauveteurs ou se confiera-t-il alors, lui, le rescapé du naufrage qui commença l’an 4,963 avant Jésus-Christ, à la dernière planche de salut qui restera ?

Notre existence de quelques années n’est rien si nous la comparons à l’envol des vieux âges disparus.

L’ère romaine débute sept cent cinquante-trois ans avant Jésus-Christ et dès lors l’histoire des peuples fut écrite sur des feuillets plus sanglants. Une trainée rouge devait désormais marquer le passage de l’humanité. Près de huit siècles plus tard, le Nazaréen qui apportait la paix à l’homme ne devait pas le guérir de cette plaie hideuse des guerres, car à cause de Lui les Empires établis tombèrent sous la force de la doctrine nouvelle.

L’ère de l’Hégire commencée en l’an 622 possède une histoire mystérieuse, pleine de charme, mais non exempte de sang. Jérusalem était fièrement assise sur les collines que le soleil dorait, mais ses énormes murs gris constituaient un défi à Saladin car ils dissimulaient un Godefroy de Bouillon, un Jacques Maillé, usurpateurs d’un pays qui était sien, croyait-il. Du haut des minarets, à l’heure du muezzin, la guerre sainte fut prêchée et les sables chauds du désert montèrent vers les astres comme pour les avertir que la plaie de l’homme continuerait de saigner.

L’année s’en va, grain de sable, qui s’ajoute aux rives de l’océan des âges, et demain l’aube de l’an neuf se lèvera.

Que nous sommes petits dans le temps, qu’il est mesquin de compter par années quand on envisage l’incommensurable éternité !

À quoi bon surveiller la fuite de nos jours si nos cœurs ne s’affinent pas en vieillissant, à quoi bon !

Savons-nous qu’un temps viendra où nous serons retirés du cours des siècles par le collectionneur éternel comme des monnaies usées, vieillies, sans valeur ?

Stinson s’était levé. Il regardait maintenant vers l’ouest les nuages gris qui couvraient le ciel. Le froid était intense car décembre était venu plein de glace et d’ouragans, véritables simouns de neige qui avaient ensevelis le Canada. Quelques jours auparavant, exactement le 25 décembre 2400, la Corée avait été balayée par un raz-de-marée ; l’eau envahissait déjà le grand plateau du Tibet qui s’affaissait ; la mer Aggasiz se reformait au centre du Canada et au nord des États-Unis ; les Rocheuses se creusaient de vomitoires par où l’incendie du globe s’allumait ; le soleil paraissait sanglant à travers des nues de cendres et de feu.

Doutait-il de son œuvre, le grand Stinson ? Non rien ne pouvait l’ébranler, mais il se rendait de plus en plus compte qu’il n’y avait pas un instant à perdre.

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Les foules étaient accourues haletantes et terrifiées vers le square Maurras où était installé le mécanisme de projection aérienne de la Société française de radiovision.

Paris avait été bouleversée par la terrifiante nouvelle de la disparition de la Corée. De tous les coins de la capitale de l’illustre nation, les foules étaient accourues haletantes et terrifiées vers le square Maurras où était installé le mécanisme de projection aérienne de la Société française de radiovision qui avait des ramifications dans tous les pays du monde et qui photographiait à l’instant même la destruction de la presqu’île de Malacca ; photographies prises à bord des aérobus stationnaires qui procédaient au sauvetage de cette partie du genre humain, dont les phases les plus terribles étaient reproduites instantanément sur l’écran de 100 mètres du square Maurras.

Le silence s’était fait, on n’entendait que le bruit des étincelles électriques à l’extrémité des pylônes, à mesure que les messages photographiques arrivaient ; quelquefois les hauts parleurs aériens faisaient entendre, nettement, une voix qui portait à des milliers de milles ; aussi bien par un procédé de captation très répandu sur tout le globe on pouvait ouïr à différents intervalles le bruit du lointain cataclysme.

Pendant que les foules s’ameutaient dans les rues de Paris, le cabinet des ministres, convoqué d’urgence, siégeait au Palais Minime, tout au bout de l’ancien pont Alexandre III, remplacé depuis deux siècles par le monumental arc de triomphe jeté sur la Seine pour commémorer la victoire navale des Français sur la ligue des peuples de l’Ouest africain, victoire remportée en l’an 2367 et qui avait permis à la France de continuer la pacification de l’Afrique réfractaire aux idées françaises.

Dès le matin du vingt-six décembre, de l’immense empire colonial français étaient arrivés les commissaires de l’Union des peuples, à laquelle était affilié et dépendait le gouvernement de la France et de ses colonies.

Le président, Alexandre Saintes, originaire de Tamatave, mais arrivé par la force des choses au plus haut poste de sa nation, communiqua à son cabinet, qui la connaissait déjà, la renversante déclaration que le savant Herbert Stinson avait faite au Congrès mondial de l’Union des Peuples, tenu à New-York. La France était en danger puisque déjà son littoral atlantique se lézardait ; mais le danger était plus grand encore parce qu’il fallait s’arrêter à la sinistre alternative de quitter le sol français.

C’est alors que Marcel de Montigny, le conservateur du Louvre, qui avait voix en Chambre de par son emploi, prononça l’oraison funèbre des trésors inestimables de ce grand musée :

« Paris, dit-il, il te faudra quitter ton Louvre, abandonner les Delacroix, les Detaille, les Greuse que les vieux siècles ont produits ; c’est en vain que tu chercheras au cours de ton lointain voyage vers des rives fabuleusement éloignées les clairs-obscurs d’un Corot où ton œil pourra se reposer ! Tu oublieras tes cathédrales que le vandalisme des myriades d’années passées a à peine effleurées. Que trouveras-tu sur cette terre éloignée, terre qui ne t’es pas destinée ? Tous les trésors de ton Louvre disparaîtront avec l’affreux cataclysme et tu ne verras sur Mars que ce paysage désertique décrit par Herman Stack. Tu arriveras sur la nouvelle planète nu comme un vers, Oh ! Paris ! Rien, tu n’apporteras rien, des trésors de ton Louvre ! »

Alexandres Saintes l’interrompit :

— Marcel de Montigny, ce n’est pas le Louvre seul qu’il faut pleurer mais la France entière. N’aie crainte cependant, illustre conservateur, nos savants possèdent toute la science et de concert avec nos artistes, ils reconstitueront sur Mars une France nouvelle.

Il nous faut partir malgré notre détermination ancienne de rester car le sol national est secoué de longs frémissements. Le grand corps de la terre se meurt et demain… demain ce sera le naufrage. Ah ! Montigny tu n’as pas pensé à ce que pouvait être le naufrage du globe ! Le globe ce n’est pas la « Méduse », ami. Il y avait le radeau, la mer, la terre, mais quand la terre sombrera il n’y aura que l’immensité… ou Mars lointaine.

Voudrais-tu rester à bord du navire en feu que les flancs de la mer attirent. Rappelle-toi le Radeau de la Méduse, le célèbre chef-d’œuvre de Géricault que tu conserves.

La « Méduse » qui avait à son bord cent quarante-neuf personnes fit naufrage à cent milles en mer sur la côte occidentale d’Afrique. Ces cent quarante-neuf malheureux se réfugièrent en hâte sur un radeau qui, pendant douze jours vogua à l’aventure sur une mer hostile. Au bout de ce temps, l’Argus, un brick, recueillit quinze survivants. Des scènes de cannibalisme s’étaient déroulées à bord du radeau où régnaient l’épouvante et la folie. Géricault a peint une scène d’angoisse et il la place au moment où les survivants aperçoivent l’« Argus ». La mer semble ne jamais pouvoir redevenir calme ; l’horizon est jaunâtre tandis que des nuages d’encre envahissent tranquillement le firmament ; le vent gonfle la frêle voile du radeau. Sur les planches que l’océan disloque la scène est lugubre ; toutes les formes du désespoir y sont représentées. L’un des naufragés est fou, il est drapé d’un chiffon pourpre et ressemble à quelque dieu antique ; un autre est mort et son corps est en décomposition ; celui-ci laisse trainer son torse à la mer, cet autre est sombre comme la nuit ; il y en a qui sont frémissants, d’autres pleins de vie encore font des signaux, agitent des loques écarlates pour attirer l’attention du brick.

« C’est une peinture effroyable d’un naufrage et de ses conséquences, mais que serait le naufrage de la terre en comparaison de celui-là ? Il faut donc se résigner à abandonner la coque pourrie qui nous porte. »

À cette séance du cabinet il fut décidé que la France devait se hâter. La grande nation mit en branle toutes ses ressources et se prépara à quitter son sol que des millénaires avaient humanisé.

V

LA SURPRENANTE DÉCOUVERTE
DU DOCTEUR GUSTAV OHMS


Le Dr Gustav Ohms, de Suède, perclus de tous ses membres à la suite d’expériences décisives pratiquées sur lui touchant l’accumulation de l’énergie musculaire dans le corps humain, fit savoir à Herbert Stinson, qu’il avait mis à jour un formidable secret, secret si étonnant que le vieux philosophe de Stockholm fut effrayé de la si vaste étendue du génie humain et de la conception si osée de son propre cerveau.

Parti le matin de Dove Castle, dans la soirée du même jour le Dr Stinson salua Gustav Ohms dans les laboratoires de la Faculté de l’énergitique à l’Université de Stockholm. Le parcours avait été très mouvementé et la vie du président de l’Union des Peuples mise en danger. Un trouble des plus imprévisibles s’étant produit au navire de l’air qui le transportait en Suède.

Au cours de l’avant-midi les moteurs de l’aérobus cessèrent soudain de fonctionner comme si les ondes hertziennes avaient manqué aux puissants générateurs de l’immense appareil.

Un ordre bref et les préposés aux machines de fabrication d’hélium ouvrirent les soupapes des réservoirs où ce gaz était emmagasiné. En quelques secondes, les énormes ballons latéraux, pliés et renfermés dans leurs boîtes se gonflèrent, assurant ainsi la stabilité de l’avion.

Il était temps, car dans un immense vol plané descendant, le navire aérien avait frôlé l’écume de l’océan démonté. Maintenant, on entendait la clameur incessante de la mer, son bourdonnement étrange. Le commandant ordonna de lester le bâtiment et les réservoirs à eau de l’arrière et de l’avant furent vidés. L’avion bondit à mille mètres, s’éloignant ainsi de la mer qui continuait de se tordre au-dessous dans l’immense cuvette où la tourmente succédait à la tourmente.

Un message fut envoyé à l’aide d’accumulateurs d’urgence qui ne servaient qu’en cas d’épuisement complet des accumulateurs généraux, lesquels vu l’énorme quantité d’électricité dépensée par les moteurs, se déchargeaient presque instantanément advenant une rupture de courant, qui ne pouvait être causée que par les différentes usines distributrices des ondes de Hertz dirigées. Le mécanisme ordinaire pour la fabrication de la glace, les ventilateurs, la fabrication de l’hélium, etc., était mue par des moteurs à air comprimé situés dans la chambre des machines propulsives de l’avion. Le K-1000 était pourvu de 12 moteurs Creusot activant autant d’hélices à quatre ailes. La chambre des machines était située au centre de l’avion, au premier plancher. Un seul homme dirigeait le mécanisme compliqué des moteurs, cependant qu’une trentaine de mécaniciens et électriciens étaient à sa disposition en tout temps. Un grand tableau de contrôle présentait les différents cadrans indicateurs : il y en avait pour l’altitude, la vitesse de l’avion et celle du vent, la pression atmosphérique, le volume de l’hélium quand les aérostats étaient en fonction, pour l’intensité des ondes, les troubles de moteurs et jusque pour indiquer la quantité d’eau des réservoirs à ballast. La cabine de l’opérateur de téléphonie sans-fil était juchée tout au haut de l’aérobus, au-dessus c’était l’antenne circulaire de la radio et les énormes tubes isolés, gros comme les cheminées des anciens navires, qui recueillaient les ondes électriques. De vibrants qu’ils étaient auparavant, ils étaient devenus silencieux et sombres. La nuit ces tubes que l’intensité des ondes rendait violets, donnaient à l’aérobus l’apparence de quelque bolide dévorant les espaces.

Vers midi, les ondes revinrent et il fut annoncé à Stinson que l’usine qui fournissait les ondes dirigées au K-1000 venait d’être engloutie par une rupture du fond marin où elle opérait au large des îles Shetland. C’est que l’usine du golfe de Biscaye l’avait ravitaillé pour le reste du voyage.

Le chirurgien français Ambroise de Ré, professeur de vivisection humaine au Collège des Condamnés, de Paris, et Hermann Stack, titulaire de la chaire de synthétisme du célèbre Institut de la catalyse, de Berlin, où les plus illustres chimistes du monde expérimentaient, avaient précédé le président de l’Union des peuples auprès du grand savant suédois.

La mentalité du temps voulait qu’une découverte devenait immédiatement propriété universelle, ce qui explique la venue immédiate en Suède d’Ambroise de Ré et d’Hermann Stack.

Que pouvait être le secret du Dr Gustav Ohms ? Herbert Stinson se l’était demandé au cours de son voyage à travers les nues livides où les cataclysmes les plus redoutables semblaient se préparer. Il avait bien vu au-dessous de l’immense navire aérien qui le portait, la vague monstrueuse s’élever à mille pieds dans les airs, secouée par l’incessant labour de l’affreux bouleversement universel. Les embruns de cette mer démontée fouettaient presque la fantastique carapace d’aluminium du monstre de l’air qui fuyait vers la Suède comme un oiseau d’apocalypse. Stinson savait que le Dr Ohms était un des plus grands savants de son siècle et qu’il était un peu la cause de la surpopulation du globe. Il avait pu prolonger la vie humaine de cinquante ans au moyen de l’énergie électrique, le rayon K, répandu sur la terre à l’égal des ondes de Hertz que connaissaient les Anciens. Ce rayon ralentissait la dégénérescence de la cellule animale et conservait la jeunesse aux tissus humains.

Dans ces siècles éloignés, les savants des nations d’alors s’étaient attaqués à ce grand problème de la prolongation de la vie humaine. Le Dr Voronoff qui vivait vers 1915, à une époque de tâtonnements et de haine était parvenu à greffer, la belle affaire ! des glandes de singe aux hommes et à les leurrer d’un vain espoir de jeunesse nouvelle.

Gustav Ohms, Herbert Stinson, Ambroise de Ré et Hermann Stack prirent place autour de la table de vieux chêne, relique de l’époque déjà lointaine où d’épaisses forêts subsistaient encore en Afrique et dans le Nouveau-Monde. Le Dr Ohms ajusta l’instrument distributeur des sons qui devaient révéler son secret à toutes les sociétés savantes de l’Univers. Au même moment, l’usine électrique située au large de l’île Gotland, au sud-est, en pleine mer Baltique, fut avertie par radio de fournir les ondes nécessaires à la diffusion de la nouvelle de la découverte du savant suédois.

Il faut dire ici que l’énergie électrique était dirigée par sans-fil de la station marine de la Baltique à toutes les villes de la Suède. Cette station était l’une des merveilles du génie de l’homme. Les ingénieurs, au moyen de pompes pneumatiques, avaient refoulé les eaux de la mer sur une très grande étendue et installé au fond de ce trou dans l’océan de puissantes dynamos.

Si les hommes qui vivaient sur la terre il y a quatre ou cinq siècles avaient pu entrevoir l’étrange installation dans ce fond sous-marin ils n’en auraient certes pu concevoir la destination. Mais les hommes modernes étaient des cerveaux puissants et de la conception à l’exécution il n’y avait jamais de délai. L’idée de tirer de l’énergie des flots de la mer n’était pas neuve, mais le principe appliqué était différent. Un Français, un ouvrier celui-là, Paul Chénard, imagina de faire servir la résistance effroyable des eaux de la mer opposée à la muraille d’air de la machine pneumatique. Ces machines étaient toutes munies de moteurs mus par les ondes de Hertz, moteurs très économiques, il va sans dire. Les dynamos de la Baltique fournissaient des milliards de volts à l’industrie et à la vie économique de la Suède. De semblables usines avaient été installées dans les mers où la perturbation universelle n’avait pas trop bouleversé les grands fonds.

Le Dr Gustav Ohms fut le premier à rompre le silence relatif qui régnait dans la salle, car à tout instant le cliquetis des différents instruments électriques coupait court à toute velléité de paroles :

— Messieurs, la fin approche, ce n’est plus qu’une question de temps. La terre est usée comme une vieille femme dont les membres s’arcboutent et que la paralysie étreint déjà. Tous les pays du globe sont rongés par d’affreux ulcères ; la nécrose s’est emparée du sol ; l’ossature du globe se disloque comme rongée de tuberculose. Il est impossible de traiter la planète. Le médecin des Mondes, l’Esculape des immensités est sans doute au chevet de quelque astre moribond aux confins de l’univers ; il n’a pas le temps de s’occuper de notre terre où grouille la vermine humaine.

Stinson reprit :

— Il ne faut pas accuser Dieu, le maître de tout. Sans être fataliste je crois en la prédestination. Il a sans doute frappé la terre de la lèpre hideuse qui rongera les mondes au cours des millénaires, mais n’a-t-il pas permis à l’homme de prolonger son existence, de guérir presque toutes ses maladies ? C’est un signe que l’humanité ne doit pas finir avec la croûte qui la porte.

— J’ai un moyen, annonça Ohms, de faire parvenir l’humanité à destination en peu d’heures…

Les savants présents se regardèrent surpris.

Ohms continua :

— La matière humaine telle qu’elle nous apparaît est trop volumineuse pour être transportée à Mars en peu de temps, et la terre tient encore par je ne sais quel miracle, demain il sera peut-être trop tard.

J’ai trouvé le moyen de réduire les corps à leur forme atomique. L’esprit étant immatériel accompagnerait son corps atomique jusqu’à Mars où, par ma formule, les atomes d’hydrogène et d’oxygène existant sur cette planète reconstitueraient chaque corps !

Stinson se leva et sortit.

Le docteur Gustav Ohms était devenu fou.

VI

VISIONS D’APOCALYPSE


Après l’humiliation de la conférence de Stockholm, Stinson revint à Dove Castle. Le grand homme se rendit compte plus profondément que l’humanité était grandement menacée. La menace d’ordre moral était la folie, plus terrible encore que la menace d’ordre physique. Ohms était devenu fou à la pensée du temps révolu qui marquait la fin de la terre et du bouleversement de la planète où les peuples grouillaient comme de la vermine, mais quelle vermine intelligente cependant ! Stinson avait tenu secrète la folie de Gustav Ohms. Il avait envoyé le savant suédois à l’hôpital cérébral de Berlin où déjà des légions de savants étaient sous traitement.

Il faut convenir pourtant que de cet hôpital de fous étaient sorties plusieurs des plus grandes découvertes scientifiques des siècles passés, confirmation nouvelle de la théorie aulienne que la folie côtoie le génie de près bien souvent. Stinson ne se doutait pas alors que des événements, d’ordre physique ceux-là, rendraient démente toute une partie du monde et diminueraient l’humanité de près d’un milliard d’habitants.

En effet, la réserve mondiale de Bagdad, immensément étendue, dernière jungle du globe où était conservée la faune la plus féroce du règne animal et où également était gardé les énormes pachydermes résultant des essais de croisement du professeur Sindh Abramah de l’École de Biologie de Bombay, fut bouleversé par le tremblement de terre qui avait secoué tout le sud de la Chine. Décrire l’affreuse panique qui s’empara des animaux de la jungle est impossible.

Le 23 juillet 2405, les gardiens d’une des casemates disséminées sur l’immense réserve firent savoir au commissaire de l’Union des Peuples, de Calcutta, que des hordes de tigres se massaient sur les confins de la jungle et menaçaient de se répandre dans les terres habitées. Un tel phénomène n’ayant jamais été constaté auparavant, des aéroplanes furent dépêchés sur les lieux et établirent un rideau opaque de fumée qui arrêta la horde grandissante des félins. D’autres avions furent envoyés en reconnaissance vers l’extrême nord et rapportèrent que la réserve s’affaissait et qu’une troupe innombrable d’animaux féroces se dirigeaient vers le sud et qu’en peu d’heures les carnassiers envahiraient les villes. Les mastodontes du professeur Sindh frayaient le chemin à la meute de millions de bêtes prises de panique.

Quand Stinson, président de l’Union des peuples, eut appris la terrifiante nouvelle il se dirigea immédiatement vers l’Inde.

En effet, le sol, des monts Himalayas à Bènarès, sur le Gange, s’effondrait. Les bêtes, au nombre de millions, arrêtées par les montagnes fuyaient vers le grand fleuve parsemant la plaine qui fléchissait de charognes innombrables. Les hameaux et casemates étaient disparus sous la vague féroce et bientôt les bêtes comme devenues folles obstruèrent le cours du fleuve sacré. Le choléra apparut malgré les médecins hindous et la Commission spéciale de l’Union des peuples dépêchée en ce pays. Des milliers de tonnes de chairs pourrissaient sous un soleil ardent pendant qu’une mer intérieure se formait dans le Penjab, de Lahore jusqu’à l’Indus et d’Haiderabad à Agra.

Le K-1000, l’aérobus mis à la disposition de Stinson survola l’Inde pendant plusieurs mois, surveillant la progression du cataclysme qui devait détruire ce pays des Himalayas au cap de Comorin, ensevelir les Laquedives et les Maldives, Colombo, respectant cependant tout le nord de Ceylan.

L’agonie de l’Empire indien avait été effroyable.

Le sol était disparu progressivement, les bêtes féroces d’un côté et la mer mugissante de l’autre avaient traqué les Hindous, C’est à peine si quelques milliers d’individus avaient pu être hissés à bord des aérobus de sauvetage. Le carnage le plus indescriptible régnait toujours lorsque quelque avion osait lancer une échelle de corde : un individu pouvait monter à bord, dix mille le voulaient. Alors les brownings entraient en scène, des mitrailleuses dissimulées crachaient leurs aiguilles d’acier et les individus tombaient par rangs serrés, hurlant la mort, se tordant dans des spasmes nerveux ; puis les tigres, les lions, les panthères bondissaient, fouillaient les chairs tièdes, remuaient les entrailles des cadavres, augmentant ainsi l’horreur de l’orgie sanglante. La nuit, les réflecteurs des aérobus interrogeaient le sol. De loin en loin, on apercevait des groupes d’hommes hagards qui fuyaient sans but, éperdus, pris de folie.

Le Dr Sindh, de l’Institut de biologie de Bombay fut heureusement hissé à bord du K-1000. C’est lui qui raconta la fin de son malheureux pays. Stinson l’écouta avec grand intérêt. La fin de Bombay, sur la mer d’Oman, avait surtout présenté des scènes d’indescriptible horreur. En peu d’heures les autorités de cette ville de 6,500,000 habitants avaient fait dresser du côté de la plaine des murailles d’acier dont les plaques furent soudées au chalumeau ; dans des casemates disséminées sur un secteur de 200 milles, des instruments contrôlés par la radiovision devaient déclencher des explosions formidables ; ordre avait été donné à tous les habitants de la région de se rabattre en toute hâte sur Bombay et d’abandonner les terres que les bêtes devaient envahir plus tard.

Le 12 septembre de cette même année 2405 les vigies aériennes annoncèrent, peu après les avions envoyés en reconnaissance, que les mastodontes du professeur Sindh s’approchaient de la zone minée. Le commissaire extraordinaire de l’Union des Peuples délégué aux Indes et réfugié à Bombay surveillait aux côtés du Dr Sindh l’avance de la faune indienne prise de panique.

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Dans la nuit du 14 au 15 les lunettes-projectives qui, par milliers, étaient braquées vers l’horizon, entrevirent une longue ligne noire qui semblait s’étendre dans la plaine.

Dans la nuit du 14 au 15 les lunettes-projectives qui par milliers étaient braquées vers l’horizon, entrevirent une longue ligne noire qui semblait s’étendre dans la plaine. Depuis des heures et des heures les charges de mines sautaient à différents points du territoire sans avoir pu enrayer l’avance des bêtes féroces. Ordre fut donné immédiatement d’électriser à 300,000 volts la muraille protectrice de la ville. Les avions rentrèrent un à un et se rangèrent sur l’esplanade Gandhi, presque tous les pilotes devenus déments tant l’épouvante les avait saisis au cours de leurs reconnaissances au-dessus des plaines où des millionsd’animaux de la jungle couraient affolés. Plus tard, les canons électriques entrèrent en scène rien ne fit ; il y avait toujours des bêtes pour remplacer celles qui étaient hachées par la mitraille invisible des merveilleux instruments de mort. Au devant de la vague animale qui déferlait on voyait les mammouths géants du Dr Sindh. Leurs chairs labourées par les obus percutants ou éclatées par le rayon électrique des canons de défense mettaient à jour des tibias solides comme des colonnes de temples antiques. Ces masses sanguinolentes avançaient pesamment sans tomber. Puis venaient les lions nerveux, le pelage tacheté des léopards, des jaguars, des panthères, le corps souple des pumas, des tigres, des hyènes qui ricanaient, des chacals hypocrites : tout cela respirait la plus affreuse férocité et la plus étrange détermination de passer. La horde innombrable se heurta à la barrière d’acier électrisée. La mort fit son œuvre pendant quelque temps, carbonisant les corps, réduisant en poussière les pachydermes annihilés au contact de l’acier mortel. Mais la vague était trop formidable et les travaux de défense tombèrent sous l’effort des bêtes. C’en était fait de Bombay et de l’Inde toute entière. Les immeubles s’effondrèrent comme des châteaux de cartes, les pavés étaient éventrés par les mastodontes aveuglés, et la vague déferla pendant des jours, des jours, vers la mer. Un long frémissement secoua le sol, un raz-de-marée titanesque survint et la terre fut engloutie dans les entrailles de la mer.

L’Inde n’était plus.

Demain, pensait Stinson, ce sera le globe entier qui sombrera. Il revint à Dove Castle avec l’idée bien arrêtée de hâter les préparatifs du départ vers Mars, la planche de salut.

VII

LE DERNIER CONGRÈS
DE L’UNION DES PEUPLES


L’esprit plein de l’affreuse vision de la fin de l’Inde, Stinson réunit le Sénat mondial en octobre 2405. Malgré les possibilités scientifiques, c’est dans la plus grande crainte que fut ouverte cette réunion universelle. Montréal s’était préparée à recevoir les quelque mille membres délégués des différentes nations du globe. C’est en français que devaient se tenir les délibérations, car la vieille race canadienne-française avait résisté à l’envahissement des idiomes étrangers et conservait encore la langue pure des anciens trouvères du XXe siècle. Stinson, comme d’ailleurs tous les savants délégués parlaient le français que l’on avait voulu, à une certaine époque, mettre au rang des langues mortes mais qui était toujours restée vivante et combien inspiratrice.

Le onze octobre, la salle des débats débordait d’une foule presque ameutée.

Stinson gravit la tribune : Messieurs, dit-il, malgré les derniers événements, il n’y a pas lieu de s’alarmer. Voici le problème qui se pose :

La terre peut tenir encore quelque vingt-cinq ans. Nous sommes onze milliards d’habitants à l’occuper. Mars nous attend, nous y irons. Je dois vous instruire des conditions d’habitabilité de cette planète qui demain devra loger l’humanité. Vous êtes libres d’y venir ou de rester sur la terre à l’exemple des partisans du Dr Shnerr. Là-bas l’année compte 668 jours de 24 heures, 39 minutes, 35 secondes ; l’atmosphère y est moins dense, par conséquent les corps sont plus légers. C’est là où nous devrons nous rendre dans les vingt-cinq ans qui vont suivre. Je suis bref, très bref, le professeur Erzberger qui est de retour de Mars va vous entretenir immédiatement. »

Stinson se retira angoissé. Il avait parlé de vingt-cinq ans de survie tandis que la terre ne tenait plus que par miracle. Onze milliards d’individus à mettre en lieu sûr, tous les peuples de la terre à sauver du désastre. Un siècle n’y suffirait pas, pensa Stinson.

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Erzberger, mince, monocle de quartz à l’œil, gravit à son tour les degrés de la tribune.

Ce soir-là toutes les commissions devaient faire rapport du travail respectif accompli.

Erzberger, mince, monocle de quartz à l’œil, gravit à son tour les degrés de la tribune.

Le silence se fit.

Froid, aride, le savant commença :

— La commission Hermann Stack dont je fait partie est revenue de Mars. Nous sommes restée vingt jours dans l’unique cité martienne située sur l’île de Médée, populeuse de quelque trois cent millions d’habitants. On nous a fort bien reçus et assigné tout un hémisphère pour l’installation de l’humanité. On y peut convenablement vivre ; le climat y est salubre ; la faune et la flore abondent. À bord des aérobus de la Niagara Airways, chargée de la construction des avions de sauvetage par l’Union des peuples nous pouvons faire le voyage en trente-trois jours sans danger. Présentement soixante-cinq mille navires aériens sont prêts et demain trois cent quatre-vingt-dix millions d’hommes peuvent quitter la terre. »

Stinson sursauta. Son regard s’adoucit sensiblement. Le savant semblait s’être réveillé d’un long rêve douloureux. Sans doute il savait tout cela mais c’était pour lui un réconfort que de l’entendre dire par un autre.

L’assemblée continua silencieuse. Seule la grosse voix de Mathias Erzberger résonnait, débitant des chiffres aux savants délégués. La soirée se passa sans incident. Les nouvelles universelles n’avaient rien d’extraordinaires ; la terre semblait avoir maîtrisé sa colère pour un instant. Se préparait-elle à sauter ? Personne n’eut su le dire. On percevait comme une sorte de halètement sourd qui remplissait le monde ; demain peut-être entendrait-on le mugissement des volcans, le râle des bouches titanesques des montagnes, le roulement terrible d’un monde qui s’effondre.

À Dove Castle, Stinson invita Erzberger, Stack, et les membres du conseil exécutif de l’Union des peuples. Le matin brillait déjà à travers les nuages cendrés lorsque le K-1000 les déposa sur le sol de l’île.

Tous ces hommes, fatigués, se reposèrent quelque temps dans le dortoir commun de Dove Castle, puis vers midi, se rencontrèrent sur l’esplanade de l’île au Diable. Le rapide n’avait pas adouci sa voix ; on eut dit qu’il devait mugir encore pendant des siècles, sans arrêt. Le ciel était devenu d’une pureté surprenante. Rien maintenant ne trahissait la panique des éléments. Stinson en fut surpris et observa :

— Ne trouvez-vous pas étrange, Stack, ce jour ensoleillé, quand hier encore le firmament se couvrait de nuages chargés de cendres ?

— Et, à l’approche de la mort, Stinson, ne se produit-il pas toujours un calme, et ce jour bleu, plein de soleil, nous est un avertissement. La terre agonise, demain elle sera morte.

— En effet, vous avez raison, reprit le président de l’Union des peuples.

Les hommes de ce siècle, plus spécialement ceux qui avaient assumé les grandes responsabilités, ne déviaient guère en leur conversation du sujet ordinaire qui les préoccupait.

Le délégué de New-York Frank Jarvis, s’approchant de Stinson, lui adressa la parole :

— Le moral des seize millions d’habitants de New-York est présentement bon, dit-il au président, cependant il faudrait aviser au plus tôt. Il y a tout lieu de craindre qu’un jour la panique n’entraine ces gens à s’entretuer inconsciemment.

En effet là-bas, sur cette portion de côte atlantique, on voyait la mer se tordre au large. On sentait que l’effroi s’emparait de l’élément liquide. Des montagnes de brumes s’élevaient dans les trouées claires du ciel. Quelqu’un au-delà des abîmes semblait nerveusement secouer les mondes, les ameuter. Cependant, malgré la panique des nations, personne n’avait encore lancé le cri suprême de « Fin du monde ».

Personne n’y avait songé, personne n’y voulait songer. L’énorme cité débordait de plaisirs. C’était la Babylone moderne. Les hommes, légers depuis toujours, plus attentifs à leur plaisir qu’à la réalité du lendemain, attendaient passivement l’ordre d’embarquement pour la fuite vers Mars, ou ne s’en souciaient.

Stinson rassura Jarvis :

— Nous partirons bientôt, dit-il. Nous sommes au 13 octobre 2405. Niagara se prépare fébrilement. La fabrique d’aliments synthétiques de Stuttgart fonctionne nuit et jour avec un personnel de quatre millions d’hommes.

Erzberger qui s’était rapproché compléta :

— Sur Mars, il nous faudra organiser de toutes pièces une vie nouvelle. Le temps nous manque pour y aller préparer les voies. Cependant, de la ville de Médée, sept millions de Martiens sont partis pour l’hémisphère qui leur est opposé. Ils y travailleront à l’érection de vingt villes que nous pourrons occuper dès notre arrivée.

Le soir il y eut un grand bal auquel furent conviés des invités de toutes les parties du monde.

Ce geste avait été voulu par Stinson lui-même pour rassurer les pauvres humains qui, de leur nature même, s’attachant aux brimborions, se laissant éblouir par tous les faux-brillants parviennent aussi comme à éluder les affres toujours menaçantes de leur fin…


VIII

LA VILLE ÉTRANGE


Le matin s’était montré radieux. On eut dit que pendant la nuit les volcans s’étaient concertés pour cesser les hostilités. En effet, on ne percevait plus qu’un bruit lointain semblable au roulement du tonnerre ou au bombardement de quelque ville éloignée. Les murailles de toile flottaient sous l’effort de la brise matinale ; à perte de vue on distinguait les tentes sous lesquelles trois cent quatre-vingt-dix millions de personnes attendaient l’embarquement à bord des aérobus à destination de Mars. Quarante milles plus au sud s’étendait l’aérodrome d’où s’effectuaient les départs. De Niagara à ce champ d’aviation la troupe gardait les conduites électriques qui transportaient l’énergie nécessaire au fonctionnement des moteurs d’avions. Ces conduites contenaient des câbles supportant la tension d’un milliard de volts. Là, où ils aboutissaient la plus inimaginable installation s’érigeait : c’était l’usine de transformation. Les techniciens traitaient le fluide, augmentaient sa teneur en électrons, l’emmagasinaient dans de gigantesques bouteilles de Falsten, attendaient l’ordre d’alimenter les moteurs des soixante-cinq milles aérobus qui demain devaient s’élever pour entreprendre le voyage vers la lointaine planète perdue là-bas dans l’immensité.

Des pylônes de mille pieds dressaient leur altière structure vers le firmament. Du sommet de ces mâts les ondes de Hertz devaient, pendant trente-trois jours, diriger la flotte aérienne vers Mars la prédestinée.

Mais là il n’y avait pas seulement les appareils électriques qui dirigeaient les ondes de Hertz, il y avait aussi la machinerie énorme qui devait prolonger la colonne d’air de la terre à Mars. Il fallait voir, aux environs de ce qui était autrefois Chicago, rasée par une explosion terrible vers 1980, l’installation des usines génératrices de l’air sub-atmosphérique. De Niagara arrivait, par voie des airs, le fluide nécessaire au fonctionnement de puissantes dynamos. Personne n’était admis aux alentours et quiconque s’y serait hasardé aurait été volatilisé par les effluves mortelles se dégageant des cuves dans lesquelles l’azote de l’air, sous traitement, était transformé. Nul bruit, malgré les milliers de bielles et de roues d’engrenage. L’ancienne méthode des coussinets à billes avait fait place à un procédé beaucoup plus pratique. Les arbres de couche n’étaient plus enserrés dans des prisons de plomb ou de cuivre, ils roulaient à un millième de pouce d’une paroi de carbone pure ; le tout était lubrifié au moyen d’huile synthétique sous la pression de deux ou trois atmosphères. D’ailleurs chaque machine fonctionnait dans un vide relatif.

Le froid avait sévi dès les premiers jours de l’automne. L’immense territoire aplani où l’on avait dressé une ville colossale de tentes était protégé par l’air chaud contrôlé, qui était distribué par de puissants appareils dressés au confin nord de cette cité temporaire. L’eau était amenée dans des conduites à fleur de terre et distribuée dans des vasques désinfectées et purifiées au chlore désodorisé.

Quatre mois avaient suffi à l’érection de cette ville temporaire où tout était réglé comme le balancier d’une horloge. Stinson la visita et en fut satisfait. Là, devaient vivre pendant quelque temps, et par alternance de trois cent quatre-vingt-dix millions à la fois, onze milliards d’individus. L’humanité entière devait passer sous les tentes innombrables avant d’entreprendre le voyage fantastique vers Mars.

Dans toutes les parties du monde les peuples se préparaient. Les États-Unis vidés de leur population, le Canada allait suivre. Puis viendraient les nations les plus menacées. L’Asie d’où, pendant des mois les flottes aériennes devaient amener à Niagara des millions et des millions d’individus de race jaune. Aucun être humain ne devait être abandonné en aucune partie de la terre. L’Afrique et l’Europe fourniraient ensuite leurs légions. De l’Amérique du Sud, il n’était pas question puisque la presque totalité de sa population avait émigré jadis vers l’Afrique.

En dépit du perfectionnement scientifique qu’avait atteint l’humanité d’alors, il y avait encore des malades et pour eux on avait dressé, toujours sous la toile, un immense hôpital. Il n’y avait certes plus d’épidémie mais des maladies inconnues il y a cinq siècles étaient apparues, faisant le désespoir des savants. La lèpre, absolument différente de l’ancienne, avait fait son apparition vers l’an 2300. Ce n’était plus l’ulcère hideux que les vieilles nations avaient choyé à travers les siècles disparus, c’était la maladie affreuse de la cellule, la perturbation au cœur même de cette unité de la matière animale. C’était non plus l’angoisse mais bien la terreur qui s’emparait des patients. Rien, du côté physique, ne trahissait la maladie, les corps restaient beaux et jeunes grâce à la culture physique obligatoire sur toute la surface de la terre. La forme de la matière ne variait pas mais les malades, atteints de cette lèpre nouvelle, venaient solliciter l’euthanasie dans les hôpitaux. Point de remède à ce mal qui n’était pas contagieux cependant. Ceux que n’avaient pu secourir les divers spécifiques d’alors étaient maintenus endormis jusqu’au terme de la mort.

Le Rayon K avait certes prolongé la durée de l’existence des hommes d’une cinquantaine d’années, mais rien n’avait encore été trouvé qui put enrayer la mort. Les humains ne connaissaient plus la douleur physique mais par contre subsistait toujours l’incertitude morale, le plus grand des maux des hommes, plus grand même que la mort. On avait trouvé le moyen de traiter la folie : en peu de temps la perturbation cérébrale se stabilisait ; les médecins avaient recours à l’opération cervicale qui ne faillissait jamais. Le plus difficile c’était la localisation du mal au cœur même des méandres du cerveau. À la suite d’expériences prolongées et diverses sur les réflexes on parvenait à trouver l’endroit où il y avait congestion, fissure, ramollissement ou simple agitation. La syphilis avait également fui devant la science des hommes, plus de réaction de Wasserman, plus de salversan, plus rien de l’ancien discrédit jeté sur l’humanité des âges lointains. Toutes les maladies microbiennes avaient été balayées de la surface du globe. C’est à peine si l’on avait gardé le souvenir d’un Pasteur, le père de l’ancienne théorie des infiniments petits. Les microbes n’étaient certes pas disparus mais ils étaient devenus inoffensifs grâce aux bactériophages d’Hérelle. On désinfectait le corps des individus comme on désinfectait au XXe siècle les entrepôts des villes.

Les États-Unis d’Amérique et le Canada avec leurs populations de près de sept cent millions d’habitants devaient fournir les premiers contingents à se rendre sur Mars. Il fallait pour ainsi dire déblayer le territoire où onze milliards d’individus devaient stationner avant de prendre place à bord des aérobus de l’Union des peuples.

En peu de temps la ville de New-York fut évacuée presque complètement ainsi que tout le littoral atlantique habité. Cette foule reposait sous les tentes, conduite par une discipline douce et éducative.

Cent cinquante jours suffiraient à l’évacuation de l’Amérique. Les avions avaient en plus de la population, à transporter des tonnes et des tonnes d’aliments synthétiques, de la machinerie indispensable, des bibliothèques concentrées au moyen de la photographie microscopique, et tant d’autres éléments indispensables à l’existence individuelle et collective.

Soixante-cinq mille aérobus pouvant contenir chacun 6,000 passagers de cabines reposaient dans la plaine. Ces avions étaient formidables. Chaque navire de l’air ressemblait vaguement aux anciens paquebots. Dix ponts se superposaient les uns aux autres d’une longueur de quinze cents pieds sur une largeur de trois cents. Des ascenseurs assuraient les communications dans l’énorme bâtiment. Ce navire aérien n’avait pas de train d’atterrissage. Des hélices autogires le soulevaient verticalement sans secousse. Le capitaine était le maître à bord. En plein vol on pouvait relier ensemble deux, trois, quatre et jusqu’à huit et dix de ces avions afin de permettre ainsi à une agglomération plus considérable d’hommes de se sentir les coudes et de franchir avec moins d’angoisse l’espace presque insondable les séparant de la planète qui les attendait.

IX

LES TEMPS RÉVOLUS


Le 1er janvier de cette année 2406, Stinson devait donner l’ordre du départ.

Décembre avait été effroyable.

Les Alpes furent bouleversées par le cataclysme. Du col de Cadibone jusqu’à Vienne la furie du tremblement de terre s’était déchaînée. Digne, Nice, Briançon, avaient volé en éclats. Les hauts pics du Simplon, du mont Blanc, du mont Cenis, du Saint-Gothard, s’étaient effondrés.

Une population énorme avait été anéantie, malgré les avertissements des savants.

Et comme si l’écorce de la terre se fut amincie et fut devenue impuissante à la porter plus longtemps, la chaîne des monts Ourals, vers la fin de ce mois terrible, fut rasée à son tour, découvrant un insondable cratère par où montait vers les nues sombres et rougeâtres un rideau de cendres et de feu.

La mer de Kara, comme si elle fut d’huile prit feu.

Toute la Russie septentrionale fut saccagée par l’armée conquérante des éléments.

De Saint-Pétersbourg à Kasan la mort n’avait rien épargné sur tout le territoire qui s’étendait jusqu’à l’extrême nord.

L’Union des Peuples avait enregistré huit cent millions de pertes de vie.

La terreur la plus profonde envahissait les âmes des pauvres humains d’alors.

Ce n’était que trop réel. L’Europe, l’Asie, l’Afrique avaient été ravagés par ce que les survivants appelaient tout bas « la fin du monde ». Les océans étaient démontés. L’Atlantique submergeait lentement la côte est de l’Amérique. À l’ouest, le Pacifique s’était retiré au loin et semblait crouler dans des abîmes où grondait le chaos. La seule terre habitable qui restait c’était l’Amérique du Nord avec sa ville étrange de trois cent quatre-vingt-dix millions d’habitants.

Cette ville s’était accrue de près d’un milliard d’hommes, l’élite de la terre qui avait pu échapper au cataclysme universel.

La ville temporaire était une ville de titans. Il est difficile d’évoquer l’idée d’une agglomération aussi considérable. L’Union des Peuples, puissant tribunal où Stinson présidait avait la main haute sur toute initiative.

La France ayant à sa tête Alexandre Saintes avait pu sauver du désastre près de cinq millions d’individus. Il en avait été ainsi de presque tous les pays dans des proportions très variées.

Le dernier mois avait vu la planète agoniser.

En Europe, après la mise à jour d’innombrables volcans dans la chaîne de montagnes qui raye le Vieux-Monde du pays basque aux confins nord des Ourals, la terre n’avait cessé d’être secouée.

C’est alors que les aérobus procédèrent au sauvetage de cette partie du monde.

La Méditerranée qui s’était calmée, baissait rapidement mettant à jour des chapelets d’îles dénudées, couverts des débris d’une humanité mourante.

Rien ne subsistait de la Grèce.

La mer Égée avait englouti les Cyclades et les Sporades. Le Péloponnèse avec ses monts avait sauté sous l’effort du bombardement intérieur. Puis Athènes s’était effondrée. Bien loin, là-bas, à l’extrémité de la Laconie, en plein océan, l’île de Crête avait brûlé comme une fusée, volatilisant presque la mer de Candie.

De gigantesques bouches à feu s’étaient percées en Italie. Le Vésuve avait frémi longuement puis de son cône démesuré, jaillit une lave tumultueuse qui s’engouffrait dans la mer Tyrrhénienne en sifflant.

Rome n’était plus qu’un amas de pierres où se mêlaient des tronçons de colonnes, témoins d’une splendeur à jamais disparue.

La France avait sombré également.

Toute la pointe bretonne de Rennes à Brest était tombée dans l’abîme creusé par la mer déchaînée. En peu de jours Cherbourg capitulait devant les raz-de-marée, toute la côte de la Manche fut dévastée et bientôt de La Rochelle au Havre un affaissement se produisit menaçant Paris. Au sud les volcans des Pyrénées guettaient le territoire français. Pau, Tarbes, Carcassonne avaient agonisé sous la cendre et le feu et bientôt les secousses sismiques rendirent la vieille France inhabitable.

La mer du Nord n’était plus une mer c’était un maëlstrom qui semblait vouloir engloutir la Grande-Bretagne toute entière. Du cap Land’s End à l’extrême nord de l’Écosse, la mort avait fauché sans relâche. Le sol était labouré, Londres morte, plus une âme ne restait dans ce pays malheureux. Au large de la mer d’Irlande, une vague sans cesse renaissante balayait la verte Erin désertée.

Les Dunes du Néfoud en Arabie s’étaient embrasées comme un grand feu de bois sec et le brasier ardent brûlait sans devoir jamais s’éteindre ; l’incendie s’étendait avec son crépitement de montagnes que la planète mourante élevait ou précipitait dans des cratères sans limites, Bientôt un fleuve de lave se dirigea vers la mer noire déversant ses flots de mort sur Jérusalem, Jaffa, St-Jean d’Acre, Damas, Beïrout, Tripoli ; hachant tout le littoral de la Méditerranée ; se frayant un passage à travers la Mésopotamie, l’Arménie, détruisant les monts Pontiques, entraînant Trébizonde dans les flots bouillants d’une mer bondissante.

Partout la main de Dieu s’était appesantie sur la création. C’était la fin du monde.

En toute hâte le Haut-Comité de l’Union des Peuples s’était transporté sur les lieux de l’embarquement.

Stinson lui-même avait dû abandonner l’île au Diable, car les sismographes de Dove Castle rapprochaient l’épicentre d’un tremblement de terre qui avait ébranlé les Laurentides, le système de monts le plus ancien du monde.

Le bouleversement intérieur du globe entrait dans une nouvelle phase.

La terre se mourait. L’ulcère qui la rongeait avait pris des proportions universelles. La chair du globe se crevassait.

L’homme était traqué comme une bête fauve.

Durant les derniers jours de l’année, l’embarquement de trois cent quatre-vingt-dix millions d’hommes s’effectua. Les soixante-cinq mille aérobus regorgèrent de fuyards dociles et effrayés.

Vers le soir du 1er janvier 2406, alors que le cataclysme semblait augmenter sa rage d’après les vigies qui veillaient au quatre coins du monde dans des avions stationnaires, Stinson ordonna la mise en mouvement des moteurs de la flotte aérienne. Des ordres brefs se succédèrent, que les haut-parleurs lançaient dans l’espace et que les récepteurs transmettaient dans le calme des cabines des navires de l’air.

Un frémissement secoua les grands corps qui dormaient dans la plaine, puis les monstrueux avions innombrables montèrent lentement vers les nues traîtresses.

Se rendraient-ils au but ?

Reviendraient-ils dans cent jours sauver les autres hommes qui les regardaient partir, ou trouveraient-ils le désastre dans quelques détours cachés au fond des immensités silencieuses ?

Ceux qui montaient vers les nues regardaient mourir la terre, ils la voyaient semblable à une armée au bivouac, avec ses milliers de feux allumés sur les collines et dans la plaine. Au-dessus d’eux s’étendaient les espaces insondables de l’immensité inter-stellaire.

Ceux qui restaient dans la ville de toile ne pouvaient détacher leurs yeux de ces grands oiseaux d’aluminium qui fuyaient la fin du monde. Ils ne distinguaient plus maintenant que le scintillement de leurs feux.

Quand la nuit se fut jetée sur la ville comme sur une proie, les hommes survivants sentirent leur cœur défaillir en dépit de la science qui chantait ses conquêtes dans les haut-parleurs des radios, malgré le cinéma qui redisait la gloire des ancêtres.

Trente-trois jours, soixante-six jours, cent jours s’écoulèrent et les postes d’écoute ne vibraient pas. Aucune nouvelle des avions qui devaient revenir.

Rien, le ciel était muet comme un tombeau ; seule la terre jadis si hospitalière augmentait sa fureur et semblait vouloir en finir avec le reste des hommes.

Stinson, qui était resté sous les tentes, perdait peu à peu l’espoir.

Quand avril parut, il fut annoncé que l’emplacement de la cité temporaire s’affaissait. Demain le cratère s’ouvrirait ensevelissant le reste de l’humanité.

Avec une hâte fébrile, on se mit à construire une autre flotte d’aérobus, puisque l’autre avait péri au-delà des brumes. Tous les bras furent mobilisés. Tous les hommes se mirent à l’œuvre.

On croyait que le premier contingent avait péri au-delà des montagnes de brume. Qu’importe s’il fallait mourir ! Il ne fallait pas que ce fut par le feu du globe.

Le mois s’écoulait, et chaque soir des météores couvraient la ville, incendiant les tentes, semant la mort. Les vigies étaient revenues proclamant que la terre entière n’était plus qu’un amas de cendres et de laves, que les mers bouillonnaient sans relâche.

Une nuit, au sud, à quelque cent milles de la ville étrange une montagne gigantesque avait jailli du sol, la terre avait tremblé longtemps ; puis sur la cime de ce mont neuf un phare brillant comme un œil de tigre s’était allumé.

Une terreur muette vint s’emparer du milliard d’hommes guettés par la férocité des éléments qui semblaient sans maître.

Où fuir ?

Il n’y avait plus un coin du monde qui n’eût été balayé par le chaos.

Un grondement pareil, à celui d’une bête formidable remplissait l’atmosphère, rendant indicible l’effroi de ceux qui attendaient la mort.

La fin approchait.

Un jour de mai, une sombre ligne zébra soudain l’horizon. Les hommes haletaient dans l’attente.

C’était la flotte aérienne qui revenait.

L’heure n’était plus de s’attarder à questionner sur l’existence nouvelle. En toute hâte les hordes furent entassées dans les bâtiments aériens et les grands oiseaux qui s’étaient à peine posés sur le sol tremblant reprirent leur vol vers Mars, emportant dans leurs flancs un milliard de rescapés.

Les usines de Niagara réglées automatiquement devaient fonctionner sans l’aide humaine pendant trois mois permettant ainsi aux derniers hommes d’atteindre la planète lointaine en toute sécurité. Mais cette portion de territoire résisterait-elle à la pression intra-terrestre ? En cas contraire le vide viendrait surprendre ces extraordinaires voyageurs en cours de route et ce serait alors la plus effroyable des morts !

La flotte monta pesamment au-dessus des montagnes naissantes, traversa une atmosphère où des brasiers de bolides fulguraient et bondit vers les nues qui s’éloignaient.

Maintenant c’était la solitude du néant. Rien que le vide que l’on sentait près de soi dans la distance. L’affreuse chose d’être un milliard et de se sentir si seul, sans appui !

Les hommes fuyaient vers Mars !


— FIN —

Droits réservés Canada 1931, M. Em. Desrosiers

Table des matières

AVANT-PROPOS :

Illustration de M. Jean-Paul Lemieux

Achevé d’imprimer le 25 avril 1931 pour la

LIBRAIRIE D’ACTION CANADIENNE-FRANÇAISE,

LTÉE, MONTREAL
par
L’ÉCLAIREUR, INC.
Montréal.