Librairie d’Action Canadienne-Française Ltée (p. 97-107).

IX

LES TEMPS RÉVOLUS


Le 1er  janvier de cette année 2406, Stinson devait donner l’ordre du départ.

Décembre avait été effroyable.

Les Alpes furent bouleversées par le cataclysme. Du col de Cadibone jusqu’à Vienne la furie du tremblement de terre s’était déchaînée. Digne, Nice, Briançon, avaient volé en éclats. Les hauts pics du Simplon, du mont Blanc, du mont Cenis, du Saint-Gothard, s’étaient effondrés.

Une population énorme avait été anéantie, malgré les avertissements des savants.

Et comme si l’écorce de la terre se fut amincie et fut devenue impuissante à la porter plus longtemps, la chaîne des monts Ourals, vers la fin de ce mois terrible, fut rasée à son tour, découvrant un insondable cratère par où montait vers les nues sombres et rougeâtres un rideau de cendres et de feu.

La mer de Kara, comme si elle fut d’huile prit feu.

Toute la Russie septentrionale fut saccagée par l’armée conquérante des éléments.

De Saint-Pétersbourg à Kasan la mort n’avait rien épargné sur tout le territoire qui s’étendait jusqu’à l’extrême nord.

L’Union des Peuples avait enregistré huit cent millions de pertes de vie.

La terreur la plus profonde envahissait les âmes des pauvres humains d’alors.

Ce n’était que trop réel. L’Europe, l’Asie, l’Afrique avaient été ravagés par ce que les survivants appelaient tout bas « la fin du monde ». Les océans étaient démontés. L’Atlantique submergeait lentement la côte est de l’Amérique. À l’ouest, le Pacifique s’était retiré au loin et semblait crouler dans des abîmes où grondait le chaos. La seule terre habitable qui restait c’était l’Amérique du Nord avec sa ville étrange de trois cent quatre-vingt-dix millions d’habitants.

Cette ville s’était accrue de près d’un milliard d’hommes, l’élite de la terre qui avait pu échapper au cataclysme universel.

La ville temporaire était une ville de titans. Il est difficile d’évoquer l’idée d’une agglomération aussi considérable. L’Union des Peuples, puissant tribunal où Stinson présidait avait la main haute sur toute initiative.

La France ayant à sa tête Alexandre Saintes avait pu sauver du désastre près de cinq millions d’individus. Il en avait été ainsi de presque tous les pays dans des proportions très variées.

Le dernier mois avait vu la planète agoniser.

En Europe, après la mise à jour d’innombrables volcans dans la chaîne de montagnes qui raye le Vieux-Monde du pays basque aux confins nord des Ourals, la terre n’avait cessé d’être secouée.

C’est alors que les aérobus procédèrent au sauvetage de cette partie du monde.

La Méditerranée qui s’était calmée, baissait rapidement mettant à jour des chapelets d’îles dénudées, couverts des débris d’une humanité mourante.

Rien ne subsistait de la Grèce.

La mer Égée avait englouti les Cyclades et les Sporades. Le Péloponnèse avec ses monts avait sauté sous l’effort du bombardement intérieur. Puis Athènes s’était effondrée. Bien loin, là-bas, à l’extrémité de la Laconie, en plein océan, l’île de Crête avait brûlé comme une fusée, volatilisant presque la mer de Candie.

De gigantesques bouches à feu s’étaient percées en Italie. Le Vésuve avait frémi longuement puis de son cône démesuré, jaillit une lave tumultueuse qui s’engouffrait dans la mer Tyrrhénienne en sifflant.

Rome n’était plus qu’un amas de pierres où se mêlaient des tronçons de colonnes, témoins d’une splendeur à jamais disparue.

La France avait sombré également.

Toute la pointe bretonne de Rennes à Brest était tombée dans l’abîme creusé par la mer déchaînée. En peu de jours Cherbourg capitulait devant les raz-de-marée, toute la côte de la Manche fut dévastée et bientôt de La Rochelle au Havre un affaissement se produisit menaçant Paris. Au sud les volcans des Pyrénées guettaient le territoire français. Pau, Tarbes, Carcassonne avaient agonisé sous la cendre et le feu et bientôt les secousses sismiques rendirent la vieille France inhabitable.

La mer du Nord n’était plus une mer c’était un maëlstrom qui semblait vouloir engloutir la Grande-Bretagne toute entière. Du cap Land’s End à l’extrême nord de l’Écosse, la mort avait fauché sans relâche. Le sol était labouré, Londres morte, plus une âme ne restait dans ce pays malheureux. Au large de la mer d’Irlande, une vague sans cesse renaissante balayait la verte Erin désertée.

Les Dunes du Néfoud en Arabie s’étaient embrasées comme un grand feu de bois sec et le brasier ardent brûlait sans devoir jamais s’éteindre ; l’incendie s’étendait avec son crépitement de montagnes que la planète mourante élevait ou précipitait dans des cratères sans limites, Bientôt un fleuve de lave se dirigea vers la mer noire déversant ses flots de mort sur Jérusalem, Jaffa, St-Jean d’Acre, Damas, Beïrout, Tripoli ; hachant tout le littoral de la Méditerranée ; se frayant un passage à travers la Mésopotamie, l’Arménie, détruisant les monts Pontiques, entraînant Trébizonde dans les flots bouillants d’une mer bondissante.

Partout la main de Dieu s’était appesantie sur la création. C’était la fin du monde.

En toute hâte le Haut-Comité de l’Union des Peuples s’était transporté sur les lieux de l’embarquement.

Stinson lui-même avait dû abandonner l’île au Diable, car les sismographes de Dove Castle rapprochaient l’épicentre d’un tremblement de terre qui avait ébranlé les Laurentides, le système de monts le plus ancien du monde.

Le bouleversement intérieur du globe entrait dans une nouvelle phase.

La terre se mourait. L’ulcère qui la rongeait avait pris des proportions universelles. La chair du globe se crevassait.

L’homme était traqué comme une bête fauve.

Durant les derniers jours de l’année, l’embarquement de trois cent quatre-vingt-dix millions d’hommes s’effectua. Les soixante-cinq mille aérobus regorgèrent de fuyards dociles et effrayés.

Vers le soir du 1er  janvier 2406, alors que le cataclysme semblait augmenter sa rage d’après les vigies qui veillaient au quatre coins du monde dans des avions stationnaires, Stinson ordonna la mise en mouvement des moteurs de la flotte aérienne. Des ordres brefs se succédèrent, que les haut-parleurs lançaient dans l’espace et que les récepteurs transmettaient dans le calme des cabines des navires de l’air.

Un frémissement secoua les grands corps qui dormaient dans la plaine, puis les monstrueux avions innombrables montèrent lentement vers les nues traîtresses.

Se rendraient-ils au but ?

Reviendraient-ils dans cent jours sauver les autres hommes qui les regardaient partir, ou trouveraient-ils le désastre dans quelques détours cachés au fond des immensités silencieuses ?

Ceux qui montaient vers les nues regardaient mourir la terre, ils la voyaient semblable à une armée au bivouac, avec ses milliers de feux allumés sur les collines et dans la plaine. Au-dessus d’eux s’étendaient les espaces insondables de l’immensité inter-stellaire.

Ceux qui restaient dans la ville de toile ne pouvaient détacher leurs yeux de ces grands oiseaux d’aluminium qui fuyaient la fin du monde. Ils ne distinguaient plus maintenant que le scintillement de leurs feux.

Quand la nuit se fut jetée sur la ville comme sur une proie, les hommes survivants sentirent leur cœur défaillir en dépit de la science qui chantait ses conquêtes dans les haut-parleurs des radios, malgré le cinéma qui redisait la gloire des ancêtres.

Trente-trois jours, soixante-six jours, cent jours s’écoulèrent et les postes d’écoute ne vibraient pas. Aucune nouvelle des avions qui devaient revenir.

Rien, le ciel était muet comme un tombeau ; seule la terre jadis si hospitalière augmentait sa fureur et semblait vouloir en finir avec le reste des hommes.

Stinson, qui était resté sous les tentes, perdait peu à peu l’espoir.

Quand avril parut, il fut annoncé que l’emplacement de la cité temporaire s’affaissait. Demain le cratère s’ouvrirait ensevelissant le reste de l’humanité.

Avec une hâte fébrile, on se mit à construire une autre flotte d’aérobus, puisque l’autre avait péri au-delà des brumes. Tous les bras furent mobilisés. Tous les hommes se mirent à l’œuvre.

On croyait que le premier contingent avait péri au-delà des montagnes de brume. Qu’importe s’il fallait mourir ! Il ne fallait pas que ce fut par le feu du globe.

Le mois s’écoulait, et chaque soir des météores couvraient la ville, incendiant les tentes, semant la mort. Les vigies étaient revenues proclamant que la terre entière n’était plus qu’un amas de cendres et de laves, que les mers bouillonnaient sans relâche.

Une nuit, au sud, à quelque cent milles de la ville étrange une montagne gigantesque avait jailli du sol, la terre avait tremblé longtemps ; puis sur la cime de ce mont neuf un phare brillant comme un œil de tigre s’était allumé.

Une terreur muette vint s’emparer du milliard d’hommes guettés par la férocité des éléments qui semblaient sans maître.

Où fuir ?

Il n’y avait plus un coin du monde qui n’eût été balayé par le chaos.

Un grondement pareil, à celui d’une bête formidable remplissait l’atmosphère, rendant indicible l’effroi de ceux qui attendaient la mort.

La fin approchait.

Un jour de mai, une sombre ligne zébra soudain l’horizon. Les hommes haletaient dans l’attente.

C’était la flotte aérienne qui revenait.

L’heure n’était plus de s’attarder à questionner sur l’existence nouvelle. En toute hâte les hordes furent entassées dans les bâtiments aériens et les grands oiseaux qui s’étaient à peine posés sur le sol tremblant reprirent leur vol vers Mars, emportant dans leurs flancs un milliard de rescapés.

Les usines de Niagara réglées automatiquement devaient fonctionner sans l’aide humaine pendant trois mois permettant ainsi aux derniers hommes d’atteindre la planète lointaine en toute sécurité. Mais cette portion de territoire résisterait-elle à la pression intra-terrestre ? En cas contraire le vide viendrait surprendre ces extraordinaires voyageurs en cours de route et ce serait alors la plus effroyable des morts !

La flotte monta pesamment au-dessus des montagnes naissantes, traversa une atmosphère où des brasiers de bolides fulguraient et bondit vers les nues qui s’éloignaient.

Maintenant c’était la solitude du néant. Rien que le vide que l’on sentait près de soi dans la distance. L’affreuse chose d’être un milliard et de se sentir si seul, sans appui !

Les hommes fuyaient vers Mars !


— FIN —

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