La Fin de l’Empire
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 22 (p. 241-274).
LA FIN DE L’EMPIRE[1]


XXIII

Les dames de l’Impératrice, puis les chambellans, quittèrent les Tuileries dès qu’ils supposèrent leur maîtresse en sûreté. Au haut de l’escalier des appartemens privés, le cent-gardes de faction était immobile. « Il n’y a plus personne, lui dit Mme de la Poëze, retirez-vous. » Le cent-gardes frappe le sol de sa carabine, la pose au coin de la fenêtre et s’éloigne. Au bas de l’escalier un beau suisse, la hallebarde au poing, n’avait pas non plus quitté son poste. « Mon ami, lui dit Lezay-Marnesia, laissez votre hallebarde, tout est fini. » Le suisse obéit et s’en va. Tout ce monde, désespéré et morne, sort par la porte de la rue de Rivoli et se perd dans la foule sans être inquiété.

Le général Mellinet, descendu dans la cour des Tuileries, avait pris ses dispositions pour retenir les envahisseurs pendant que l’Impératrice s’éloignait. Ses grenadiers de la Garde, massés devant la grande porte du palais, tenaient en respect les trois ou quatre cents personnes qui avaient pénétré dans le jardin. Un conflit aurait éclaté, si deux hommes d’esprit mêlés aux assaillans, Victorien Sardou et Armand Gouzien, ne s’étaient employés à le trancher pacifiquement. Ils obtinrent d’abord, par une petite harangue habile, pastiche réussi des hâbleries révolution naires, que les émeutiers attendraient le résultat de leurs négociations ; puis, s’avançant hardiment, ils demandèrent à parler à Mellinet. « Que voulez-vous de moi ? dit le général du ton d’un homme fort en colère, j’ai fait un serment et je le tiendrai, moi ! — Général, répond Gouzien, il n’est pas question de manquer à votre serment : vous devez protéger les Tuileries. — Oui, monsieur, et je le ferai. — Mais, si vous le faites sans mort d’homme, vous n’en serez pas fâché ? — Non, certes. — Eh bien ! permettez-moi de vous en indiquer le moyen. Mais avant tout, l’Impératrice est-elle encore au château ? — Non, elle vient de partir. — Alors, général, amenez le drapeau. Puis remplacez la garde impériale par des gardes nationaux et des mobiles et soyez sûr que le palais sera respecté. » Le général goûte le conseil, ordonne d’abaisser le drapeau et de faire avancer les mobiles établis au Carrousel.

Cependant la foule, voyant de loin la conversation et supposant qu’elle n’a plus à redouter de fusillade, s’enhardit et accourt au pas de course. Il s’agit de l’arrêter jusqu’à l’arrivée des mobiles. Mellinet monte sur une chaise et la harangue à son tour. Une immense acclamation l’interrompt : c’est la garde impériale qui se retire, ce sont les mobiles qui apparaissent. Le général descend de sa chaise, fait ouvrir la grille du jardin réservé. La foule s’élance vers le palais qu’on semble lui livrer, mais elle se trouve entre une double haie de gardes mobiles, qui ne laisse libre qu’un large couloir entre deux rangs de fusils. Emportés par leur élan et forcés d’aller droit devant eux jusqu’à la sortie, nos braillards se retrouvent sur l’autre face du palais, dans la cour du Carrousel, et se dépêchent de gagner la rue de Rivoli. Sur-le-champ des écriteaux étaient apposés sur lesquels on lisait : « Mort aux voleurs ! vive la République ! respect aux propriétés de l’Etat ! » La foule continua à se donner la satisfaction de traverser le palais sous le pavillon de l’Horloge. « Cette foule était bigarrée ; il y avait en elle plus de curiosité que de passion. »

Les Tuileries, pas plus que le Palais législatif, n’avaient été pris par l’émeute ; elles furent livrées. Si ceux qui étaient préposés à leur garde avaient employé les forces dont ils disposaient, elles n’eussent pas été envahies. Le départ de l’Impératrice brisa la volonté vaillante de Mellinet, comme l’abstention de Palikao désarma le courage de Caussade ; on ne doit incriminer aucun de ces généraux. Les Tuileries cependant furent préservées de la souillure émeutièrc. Le préfet de police vint dans la soirée y apposer les scellés. Il trouva sur le bureau de l’Empereur la photographie de Guillaume et de Bismarck avec dédicaces.


XXIV

L’odyssée des députés de la gauche vers l’Hôtel de Ville s’était achevée sans encombre parmi les omnibus, qui continuaient à circuler et les voyageurs qui saluaient joyeusement Jules Favre et son cortège. A l’Hôtel de Ville, ils avaient été presque portés dans la grande salle. Monté sur une des banquettes disposées au fond, Jules Favre prononce quelques paroles auxquelles répond le cri : « Vive la République ! » Des furieux voulurent lacérer les portraits de l’Empereur et de l’Impératrice ; Gambetta les fit retourner contre la muraille. Dans des coins, Delescluze, Millière et leurs acolytes péroraient et confectionnaient des listes de chefs d’Etat. Impossible de délibérer dans un aussi effroyable tumulte. Les députés se retirèrent dans une salle contiguë à l’ancien cabinet du préfet de la Seine. Deux ou trois fidèles montèrent la faction à la porte. Delescluze obtint d’eux la permission d’entrer. Mais presque aussitôt il sort, levant les bras au ciel : « Il n’y a rien à faire avec ces gens-là ! » En effet, pour en finir avec les compétitions, les députés avaient adopté une idée de Ledru-Rollin et décidé de placer au gouvernement les députés de Paris et ceux qui, nommés par Paris, avaient opté pour les départemens.

L’idée, fort peu libérale, fort peu démocratique, était pratique. Le gouvernement se trouva, en conséquence, composé de Jules Favre, Gambetta, Picard, Jules Simon, Crémieux, Emmanuel Arago, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Peffetan, Rochefort. Thiers seul manquait à la liste. « Ce n’est pas la faute de ses collègues, disait Nefftzer dans le Temps, mais l’illustre homme d’Etat a préféré s’effacer, tout en garantissant son meilleur concours. » Ordre était donné d’élargir Rochefort, mais l’ordre avait été devancé. Le nouveau membre du gouvernement, délivré par ses amis, arrive porté en triomphe, acclamé maire de Paris. Le gouvernement provisoire avait nommé à ce posté Etienne Arago. Rochefort se récuse ; Floquet, son camarade de collège, l’adjure de se joindre à ses collègues ; Ferry l’embrasse, l’entraîne dans le cabinet où siège le gouvernement et Rochefort accepte d’y rester. La police fut donnée à Kératry, les postes à Rampont, les télégraphes à Steenackers. Picard fut chargé de rédiger une proclamation.

Lorsque le nouveau gouvernement sortit de son réduit et annonça qu’il était constitué, un autre gouvernement, formé par Delescluze, se dressait déjà en face de lui. Mais Jules Favre jouissait d’une telle popularité qu’il lui suffit de paraître pour que les démagogues descendissent des escabeaux où ils s’étaient hissés et rentrassent dans l’ombre. Félix Pyat voulut essayer de protester ; il fut foudroyé par un discours de Gambetta.

Le gouvernement était institué, mais il n’existerait en réalité que lorsque Trochu y aurait adhéré. Le voudrait-il ? On délégua vers lui, du consentement unanime, Rochefort et Glais-Bizoin. Trochu était devenu l’arbitre de la situation. Où il allait se porter irait l’assentiment public, où il ne serait pas ne viendraient ni l’armée ni le peuple, pas même Paris et encore moins la France. Revêtu, depuis sa rentrée au Louvre, de l’habit bourgeois, il se demandait s’il allait garder définitivement cet habit et rentrer dans la retraite, ou s’il allait reprendre l’habit militaire avec une nouvelle investiture. Il ne croyait pas qu’il dût briser son épée, alors que les Prussiens arrivaient à marches forcées. Cependant, l’ambassadeur de l’Hôtel de Ville, Glais-Bizoin, lui ayant exposé sa mission et dit les noms de ceux qui allaient détenir le pouvoir, Trochu ému resta un moment pensif. Il demanda quelques minutes, entra dans la pièce où se tenait sa femme et lui dit : « Que faut-il que je fasse ? L’heure qui devait venir est venue. Tu as toujours été associée aux actes de ma vie et tu as toujours mêlé le sentiment du devoir et de l’honneur à ta tendresse, à ton dévouement. Que faut-il que je fasse ? — Fais ton devoir, répond Mme Trochu, va à l’Hôtel de Ville. » Et il partit en bourgeois, en voiture. — « Adieu, dit-il à son chef d’état-major, je ne sais pas si nous nous reverrons ; je vais faire le Lamartine là-bas ! » (5 heures.)

Ce fut avec une immense joie que les membres du gouvernement nouveau le virent entrer dans la petite pièce où ils s’étaient réfugiés contre les assauts de la multitude. Ils lui proposèrent de devenir ministre de la Guerre : « Si vous y consentez, demain, à votre nom se rallieront les officiers et les soldats, et l’ordre pourra être maintenu dans Paris. » Trochu, n’entendant plus parler du Corps législatif, le supposa dispersé, disparu comme l’Impératrice, et demanda seulement aux chefs improvisés de l’État s’ils étaient décidés à sauvegarder la propriété, la famille, la religion. On lui répondit affirmativement. Il exigea alors, avant d’accepter définitivement, d’aller rendre compte de la situation à Palikao, le seul de ses supérieurs auxquels il pût s’adresser.

Il trouva Palikao absorbé dans la douleur profonde que lui causait la nouvelle de la mort de son fils. Reçu avec une cordialité attendrie, Trochu n’en eut ni manifestation de surprise, ni blâme, au contraire plutôt un assentiment. « La révolution, dit Palikao, est un fait accompli ; si vous ne prenez pas la direction des affaires militaires, tout sera perdu ; si vous la prenez, tout sera peut-être encore perdu, mais les troupes seront à vous. » Et ils se séparèrent avec une telle confiance que Palikao lui recommanda les siens et ses propres intérêts, en l’assurant de ses sentimens d’ancienne affection et de haute considération.

Trochu s’en retourna à l’Hôtel de Ville allégé et décidé. Il n’y trouva plus que Jules Favre. Les autres s’étaient rués à la possession des ministères de leur prédilection : Crémieux vers la Chancellerie, Gambetta vers l’Intérieur. Trochu raconta son entrevue avec Palikao. Il ajouta qu’il avait réfléchi et croyait ne pouvoir entrer au gouvernement que si on lui en donnait la présidence à la place de Jules Favre. Il savait que sa demande était délicate et insolite ; seul l’intérêt commun la lui suggérait : il fallait placer à la tête du gouvernement un drapeau militaire connu par les officiers et les soldats et non pas un drapeau politique contesté ; l’armée se rallierait à lui, elle ne se rangerait pas autour de Jules Favre. Sa demande fut accueillie aussitôt sans discussion, et il devint le président du gouvernement de la Défense nationale.


XXV

Trochu avait-il le droit d’aller à l’Hôtel de Ville ? En 1830, en pleine insurrection, Charles X appelle Casimir Perier et le charge de former un ministère pour retirer les Ordonnances., La révolution accomplie, la Commission municipale réunie à l’Hôtel de Ville offre le portefeuille de l’Intérieur à Casimir Perier. A cette offre imprévue il se trouble et balbutie une acceptation, mais, une heure après, il implore de la générosité du secrétaire de la Commission un erratum au Moniteur[2] : ministre de Charles X la veille, il ne pouvait devenir le lendemain ministre d’une Révolution qui avait renversé Charles X. Cet exemple séduit. Toutefois Casimir Perier n’était pas un soldat astreint à un devoir spécial et la guerre n’était pas déchaînée lorsqu’il refusa son concours. Si Trochu était allé à l’Hôtel de Ville simplement en chef militaire, ainsi qu’il était au Louvre, son acte pourrait donc sembler légitime et patriotique. Mais il a demandé à présider le gouvernement comme chef politique. Officier favorisé par l’Empereur, gouverneur de Paris en son nom, il a réclamé la direction du gouvernement qui dépossédait l’Empereur. Un tel acte cause un véritable malaise moral.

Je n’ai aucune sympathie pour la nature pharisaïque de Trochu. Il m’a blessé par un refus de concours à l’heure où son concours eût été le plus efficace ; il a cru se soustraire aux attaques dont il était bombardé en rejetant ses fautes sur le ministère libéral ; il l’a accusé d’avoir provoqué la Prusse, de n’avoir pas été prêt ; il a été jusqu’à s’approprier la sottise transcendante qui met dans le plébiscite la caisse de la guerre. Néanmoins je ne saurais ratifier l’accusation qui le rend responsable de la chute de l’Empire. Il a eu de grands torts. Il a été malveillant, amer, dur, il n’a pas eu la magnanimité de se placer au-dessus de ses ressentimens ; alors qu’il ne devait songer qu’à agir, il s’est abandonné à une loquacité impitoyable ; il a désespéré bruyamment et prévu les catastrophes avec une complaisance qui semblait les souhaiter ; il s’est donné l’apparence d’un ambitieux qui se prépare plus que d’un féal qui "se dévoue. Son refus d’accepter le ministère de la Guerre le 8 août, puis ses relations avec les membres de la Gauche l’incriminent gravement. S’il eût accepté le ministère de la Guerre, lorsque je le lui offris, il aurait été opposé à la marche vers Bazaine, il nous eût aidés à faire revenir l’Empereur et l’armée à Paris, nous eût préservés de la catastrophe de Sedan et aidés à organiser la défense nationale sur des bases solides. Ses colloques avec la Gauche sont inexcusables. On n’y conspirait pas au sens strict du mot, on s’entretenait surtout des événemens, mais on se rapprochait en vue de la catastrophe prochaine avec la pensée d’agir d’accord. Chef militaire nommé par l’Empereur, il manquait aux plus élémentaires convenances morales en recevant des députés qui venaient de vilipender l’Empereur et le gouvernement. C’était les absoudre, les encourager, devenir leur complice.

Mais Trochu ne s’est associé à aucun des actes qui ont culbuté l’établissement impérial. Il n’a pas conseillé la marche de Mac Mahon vers l’abime ; il n’a eu aucune part aux mesures décousues adoptées le 4 septembre, et ce n’est pas lui qui a désigné les généraux qui ont laissé envahir le Palais-Bourbon et les Tuileries. Requis d’aller au Corps législatif, il a obtempéré aussitôt à la réquisition. Il n’est pas venu aux Tuileries parce qu’il était occupé ailleurs, et, quand il eût pu y venir, l’Impératrice n’y était plus.

Pour qu’une résistance pût être efficace, il eût fallu que les possibilités du 4 septembre fussent les mêmes que celles du 9 août, et on en était loin. Le 9 août, le gouvernement était encore maître de la situation. Le ministère, prêt à défendre la dynastie, au maintien de laquelle le salut du pays était attaché, couvrait ceux qui s’exposaient pour elle. Avec du sang-froid et de la résolution, l’Empire, l’armée, la France pouvaient être sauvés. Le 9 août, rien n’avait été concédé à la révolution, et on l’aurait reçue à la pointe de l’épée ; le 4 septembre, on n’avait plus rien à lui refuser. L’affaissement du Corps législatif, les aberrations des ministres, leur désarroi devant la catastrophe à laquelle leurs conseils avaient tant contribué ne laissaient plus aucune possibilité de salut.

Un gouvernement n’est renversé qu’autant qu’il s’y prête. S’il ne se laisse pas troubler par les murmures, s’il y répond en serrant le frein, chacun rentre dans l’ordre. Richelieu le savait : « Les Français ne sont pas indisciplinables ; pour leur faire garder une règle, il ne faut que le vouloir fortement ; le mal est que jusqu’ici les chefs n’ont pas été capables de la fermeté requise en telle occasion[3]. » Le gouvernement de la Régence confirme cette observation. Il n’est tombé que parce qu’il y a consenti. Aucun n’a été frappé à la première infortune d’une telle prostration intellectuelle et morale et n’a plus vite et plus humblement renoncé à se défendre. Il n’a pas été renversé. Depuis le 9 août, il gisait à terre ; il a suffi de le pousser, le 4 septembre, pour qu’il disparût.


XXVI

La démagogie était provisoirement rentrée dans l’ombre. Le Corps législatif, au contraire, n’avait pas pris son parti de disparaître et il essaya de rassembler ses débris. Aucun de ses membres n’avait été maltraité. Seul son président, assailli par d’anciens grévistes du Creusot, n’était revenu chez lui que les vêtemens en lambeaux, le grand cordon arraché, aux cris de : « Voilà l’assassin de nos frères ! »

La majorité, qui s’était tenue dans la situation équivoque de ne pas défendre l’Empire et de ne pas le remplacer, voulait maintenant que l’invasion de la Chambre la défiât de tout scrupule. Elle se réunit avec quelques membres de l’Opposition, le vice-président Leroux remplaçant Schneider, dans la salle à manger de la présidence. Garnier-Pagès débita un réquisitoire violent contre l’Empire et conclut en invitant à se rallier au gouvernement en train de se fonder à l’Hôtel de Ville. De nombreux députés se lèvent et protestent : « Jamais ! » D’autres crient : « C’est 1848 recommencé ! — Vous n’êtes pas le pays ! C’est une honte ! C’est un guet-apens ! » Buffet, debout, domine cette agitation. « Ce que j’ai servi surtout, dit-il, ce que j’ai toujours défendu, c’est la liberté, c’est le droit de discussion ; ils sont méconnus, violés, et, dussé-je engager ma vie, je ne consentirai jamais, non, jamais, pour l’honneur de mon pays, à reconnaître le gouvernement qui s’élève sur les ruines de la liberté et du droit. »

Des bravos enthousiastes éclatent ; on se lève, on serre les mains de l’orateur, on se consulte, on s’excite aux résolutions énergiques. L’émotion redouble à l’arrivée de Tachard et d’Estancelin ; ils annoncent que le peuple a envahi les Tuileries abandonnées par l’Impératrice, que l’agitation est extrême dans Paris, que, le Corps législatif délibérant, un nouvel envahissement est à craindre. Dréolle propose d’envoyer un certain nombre de députés à l’Hôtel de Ville, vers les collègues qui s’y sont rendus ; Garnier-Pagès s’offre à conduire les envoyés désignés. Thiers conseille de voter d’abord sur le rapport de Martel, de faire ici ce qu’on n’a pas pu faire dans le lieu ordinaire des séances afin qu’il y ait délibération acquise ; ensuite on reviendrait à la proposition de Dréolle. On procède ainsi.

Le rapport Martel est lu, Abbatucci, Gavini, Pinard le combattent : « C’est la déchéance sous une forme indirecte ; ils n’ont ni le désir ni le droit de la voter. » Dréolle intervient : — Qui est plus impérialiste que lui ? On peut donc le suivre lorsqu’il conseille de voter la proposition. Malheureusement ce n’est plus une question de conscience qui est posée, c’est une question de fait : « Y a-t-il en réalité vacance du pouvoir ? Tous ceux que j’aimais ne sont plus, l’, Empereur est prisonnier à Sedan, le prince impérial s’est réfugié à l’étranger, l’Impératrice a dû quitter les Tuileries. Je le dis donc à tous mes amis, à tous ceux qui, comme moi, eussent repoussé une proposition de déchéance, il y a un fait qui nous domine, qui paralyse toutes nos convictions et tous nos dévouemens, c’est la vacance du pouvoir. Je les conjure donc de voter vite, et moi, je le déclare bien haut, comme impérialiste, et sous la réserve de l’avenir que nous pouvons sauver par une prompte décision, je vote pour la proposition de Thiers. » C’était la déchéance acceptée sans ambages. Le fait qu’invoquait Dréolle pour décider son vote était précisément ce qui devait l’en détourner : le devoir des impérialistes était de tenir, contre la vacance illégalement produite du trône, le langage de protestation indignée que Buffet venait de laisser tomber de ses lèvres éloquentes contre l’envahissement de l’assemblée.

J’imagine le sourire sardonique avec lequel Thiers dit : « Les paroles de M. Dréolle sont fort sages et sa conduite décide le vote. » Elle ne le décida ni pour Chevandier de Valdrôme, ni pour Louvet, ni pour ceux de mes amis présens, qui, avec Cosses et Pinard, se levèrent, au nombre d’une dizaine, contre la sagesse de l’ami de Rouher. Ce zélé tint à lire lui-même, d’une voix forte, la proposition meurtrière. Avec Grévy, Garnier-Pagès, Barthélémy Saint-Hilaire, il figura parmi les délégués choisis pour être envoyés à l’Hôtel de Ville. : Grévy commença par refuser : il ne pouvait convenir à sa circonspection prévoyante de mêler le nom de Dréolle au sien dans une démarche publique. Il déclara donc que l’hostilité connue du personnage aux idées libérales était de nature à compromettre le succès de sa mission. « L’attitude de M. Dréolle, s’écrièrent Estancelin, Cochery, Martel, a été très digne et très louable. — Assurément, dit Grévy, et je l’en félicite. » Mais il persista à ne pas vouloir de lui pour compagnon. Dréolle, déconcerté, déclara d’un ton piqué qu’il remerciait Grévy d’avoir accentué sa nuance anti-révolutionnaire et, du coup, redevint impérialiste.

Grévy avait trop présumé des scrupules parlementaires de ses amis. Ce ne fut pas sans étonnement qu’il, entendit ces partisans à outrance des permanences, ceux qui devaient leur fortune à leur guerre au pouvoir personnel, lui déclarer qu’ils étaient résolus à ne tenir aucun compte de l’assemblée. Ils ne lui laissèrent pas ignorer que sa démarche ne pouvait donner aucun résultat : elle ressemblait à toutes les mesures que l’on prend lorsqu’on a manqué l’occasion et qu’on est éclairé par le fait accompli. Ils rappelèrent qu’ils avaient, pendant un mois, supplié la Chambre de prendre le pouvoir pour éviter une révolution ; elle s’en avisait quand la révolution était faite, et faite contre elle aussi bien que contre l’Empire ; c’était trop tard. D’ailleurs, plusieurs collègues étaient absens ; ou viendrait à huit heures apporter une réponse.


XXVII

La prise de possession des services publics ne rencontra aucune opposition. En arrivant à la place Beauvau, Gambetta trouva un employé supérieur fort empressé à l’introduire au cabinet du ministre. Il s’installa au bureau et prit possession, par une dépêche qu’il signa comme ministre de l’Intérieur. Il télégraphia aux préfets : « La déchéance a été prononcée au Corps législatif. La République a été proclamée à l’Hôtel de Ville. Un gouvernement de Défense nationale, composé de onze membres, tous députés de Paris, a été constitué et ratifié par l’acclamation populaire. Les noms sont : MM. ARAGO (Emmanuel). — CREMIEUX. — FAVRE (Jules). — FERRY. — GAMBETTA. — GARNIER-PAGES. — GLATS-BIZOIN. — PEFFETAN. — PICARD. — ROCHEFORT. — SIMON (Jules). — Le général Trochu est à la fois maintenu dans ses pouvoirs de gouverneur de Paris et nommé ministre de la Guerre en remplacement du général Palikao. Veuillez faire afficher immédiatement et au besoin proclamer par crieur public la présente déclaration. Pour le gouvernement de Défense nationale, — Le ministre de l’Intérieur — LEON GAMBETTA. : — Paris, ce 4 septembre 1870, six heures du soir.

Léon Chevreau le trouva achevant cet acte d’autorité, lorsque, n’ayant pu rejoindre l’Impératrice, il vint demander la permission de retirer les objets qui lui appartenaient. L’autorisation fut courtoisement accordée. Puis le dialogue suivant s’engagea. — Gambetta : « Que fait-on aux Tuileries ? — Chevreau : L’Impératrice a quitté le palais accompagnée de Metternich et de Nigra et j’ignore où elle s’est réfugiée. — Vous vous occupiez de l’organisation de la garde mobile. Où en êtes-vous ? — Vous verrez, sur les états restés dans mon cabinet, que nous avons équipé provisoirement et armé plus de cent mille hommes en quinze jours. J’ai donné mardi dernier au ministre de la Guerre les renseignemens nécessaires pour faire diriger ces troupes sur Paris par les voies rapides. Elles arriveront dans le courant de la semaine. Nous avons des marchés passés à Orléans pour l’achat de dix mille couvertures disponibles. Mais le désastre de Sedan rend ces préparatifs inutiles. L’armée de Mac Mahon n’a pu dégager Bazaine ; c’était notre seule chance de salut ; il n’y a plus qu’à ouvrir des négociations pour la paix. » Et Chevreau se leva pour prendre congé. — « Pourquoi partez-vous ? lui dit Gambetta. Restez ici ; vous serez utile. — Moi, que je reste ici ! y pensez-vous ? Moi à qui l’Empereur, l’Impératrice ont donné leur confiance, vous voulez que je les abandonne ! Et pourquoi ? Pour le déshonneur ! — Vous avez raison, dit Gambetta : partez, mais avant, laissez-moi vous serrer la main. » Ce qu’il fit.

Kératry mit quelque précaution à aborder la préfecture de police. Trois mille hommes résolus y étaient barricadés, en situation d’opposer une solide résistance. Pietri n’étant pas revenu des Tuileries, ils ne s’y crurent pas tenus et, après des pourparlers d’une minute, cédèrent la place. Kératry trouva dans le cabinet de Pietri tous les chefs de service. Il les consigna jusqu’au soir dans un salon, donna l’ordre au colonel de la garde municipale, Valentin, de reconduire ses troupes dans leurs quartiers et invita les sergens de ville à regagner nuitamment leurs domiciles par groupes réduits afin de ne pas provoquer d’excitation populaire.


XXVIII

Il ne restait qu’à liquider le Corps législatif et le Sénat : besogne facile.

Glais-Bizoin fut dépêché au Palais-Bourbon comme fourrier : il fit évacuer les tribunes et apposa les scellés sur la salle des séances (7 h. 30). Jules Favre et Jules Simon le suivirent, apportant la réponse à l’ambassade de Grévy (8 h. 30). Les députés restés dans la salle à manger de la présidence étaient peu nombreux, moins nombreux que l’après-midi. Thiers se chargea d’exécuter l’opération tranchante de la fin. Il s’empara de la présidence, ce qui était une première façon d’indiquer qu’il considérait la Chambre comme n’existant plus, et se plaça à l’extrémité de la longue table recouverte d’un tapis vert ; Jules Favre et Jules Simon s’assirent à l’extrémité en face et la scène commença. Jules Favre engagea la conversation :

« Nous venons vous remercier de la démarche que vos délégués ont faite auprès de nous. Nous en avons été vivement touchés. Nous avons compris qu’elle était inspirée par un sentiment patriotique. Si dans l’assemblée nous différens sur la politique, nous sommes certainement tous d’accord lorsqu’il s’agit de la défense du sol et de la liberté menacée. En ce, moment, il y a des faits accomplis : un gouvernement issu de circonstances que nous n’avons pas pu prévenir, gouvernement dont nous sommes devenus les serviteurs. Nous y avons été entraînés par un mouvement supérieur qui a, je l’avoue, répondu au sentiment intime de moi-même. Je n’ai pas aujourd’hui à m’expliquer sur les fautes de l’Empire. Notre devoir est de défendre Paris et la France. Lorsqu’il s’agit d’un but aussi cher à atteindre, il n’est certes pas indifférent de se rencontrer dans les mêmes sentimens avec le Corps législatif. Du reste, nous ne pouvons rien changer à ce qui vient d’être fait. Si vous voulez bien y donner votre ratification, nous vous en serons reconnaissans. Si, au contraire, vous la refusez, nous respecterons les décisions de votre conscience, mais nous garderons la liberté entière de la nôtre. Voilà ce que je suis chargé de vous dire par le gouvernement provisoire de la République, dont la présidence a été offerte au général Trochu, qui l’a acceptée. Vous connaissez sans doute les autres noms. Notre illustre collègue, qui vous préside, n’en fait pas partie, parce qu’il n’a pas cru pouvoir accepter cette offre. Quant à nous, hommes d’ordre et de liberté, nous avons cru, en acceptant, accomplir une mission patriotique. »

— « Mon cher ancien collègue, répondit Thiers (ce qui était encore une façon de constater le décès du Corps législatif), le passé ne peut être équitablement apprécié par chacun de nous à l’heure qu’il est. C’est l’histoire seule qui pourra le faire. Quant au présent, je ne peux vous en parler que pour moi. Mes collègues ici présens ne m’ont pas donné la mission de vous dire s’ils accordent ou s’ils refusent leur ratification aux événemens de la journée. Vous vous êtes chargés d’une immense responsabilité. Notre devoir à tous est de faire des vœux ardens pour que vos efforts réussissent dans la défense de Paris, des vœux ardens pour que nous n’ayons pas longtemps sous les yeux le spectacle navrant de la présence de l’ennemi. Ces vœux, nous les faisons tous par amour pour notre pays, parce que votre succès serait celui de notre patrie. »

Un membre demanda quels étaient les noms des membres du nouveau gouvernement. Jules Simon et Jules Favre les donnèrent. Au nom de Rochefort, on se récria. « Ce ne sera pas le moins sage, riposta Jules Favre ; en tout cas, nous avons préféré l’avoir dedans que dehors. — Que ferez-vous du Corps législatif ? demanda une autre voix, — Nous n’en avons pas délibéré, » répondit Jules Favre. Il remercia le président « de ce qu’il a bien, dit-il, voulu nous dire en exprimant des vœux devant vous pour le succès de notre entreprise. Ces paroles patriotiques nous relient à vos départemens dont le concours nous est nécessaire pour l’œuvre de la défense nationale. » Jules Simon ajouta quelques paroles, après quoi ils se retirèrent.

Grévy et Alfred Le Roux rendirent compte en quelques mots de leurs démarches infructueuses ; Thiers brusqua le dénouement : « Messieurs, nous n’avons plus que quelques instans à passer ensemble. Mon motif, pour ne pas adresser de questions à MM. Jules Favre et Simon, a été que, si je le faisais, c’était reconnaître le gouvernement qui vient de naître des circonstances. Avant de le reconnaître, il faudrait résoudre des questions de fait et de principes qu’il ne nous convient pas de traiter actuellement. Le combattre aujourd’hui serait une œuvre antipatriotique. Ces hommes doivent avoir le concours de tous les citoyens contre l’ennemi. Nous faisons des vœux pour eux, et nous ne pouvons actuellement les entraver par une lutte intestine. Dieu veuille les assister ! Ne nous jugeons pas les uns les autres. Le présent est rempli de trop amères douleurs. — Roulleaux-Dugage : Quel rôle devons-nous jouer dans nos départemens ? — Dans nos départemens, nous devons vivre en bons citoyens, dévoués à la patrie. Aussi longtemps qu’on ne nous demandera rien de contraire à notre conscience et aux vrais principes sociaux, notre conduite sera facile. Nous ne nous dissolvons pas ; mais, en présence de la grandeur de nos malheurs, nous rentrons dignement chez nous, car il ne nous convient ni de reconnaître, ni de combattre ceux qui vont lutter ici contre l’ennemi. »

Quelques députés s’élevèrent contre cette complaisante résignation. Buffet proposa de rédiger une protestation. — « De grâce, s’écria Thiers, de grâce, n’entrons pas dans cette voie. Nous sommes devant l’ennemi, et, pour cela, nous faisons tous un sacrifice aux dangers que court la France : ils sont immenses. Il faut nous taire, faire des vœux et laisser à l’histoire le soin de juger. — Pinard (du Nord) : Nous ne pouvons pas garder le silence devant la violence faite à la Chambre ; il faut la constater ! — Thiers : Ne sentez vous pas que si vous opposez ce souvenir comme une protestation, il rappellera aussitôt celui de la violation d’une autre assemblée ? Tous les faits de la journée ont-ils besoin d’une constatation ? » Daru intervient : « Les scellés ont été mis sur la porte de la Chambre. — Thiers ; « Y a-t-il quelque chose de plus grave que les scellés sur les personnes ? N’ai-je pas été à Mazas ? Vous ne m’entendez pas m’en plaindre. »

Buquet, Dinard, Saint-Germain et quelques autres députés persistent à protester. Thiers persiste à les éconduire : « De grâce, ne rentrons pas dans la voie des récriminations ; cela nous mènerait trop loin, et vous devriez bien ne pas oublier que vous parlez devant un prisonnier de Mazas. (Mouvement.) J’espérais que nous nous séparerions profondément affligés, mais unis. Je vous en supplie, ne nous laissons pas aller à des paroles irritantes ! suivez mon exemple. Je réprouve l’acte qui s’est accompli aujourd’hui : je ne peux approuver aucune violence, mais je songe que nous sommes en présence de l’ennemi, qui est près de Paris, Voulez-vous renouveler toutes les discussions des dernières années ? Je ne crois pas que ce soit convenable. Je proteste contre la violence que nous avons subie aujourd’hui, et contre toutes les violences de tous les temps dirigées contre nos assemblées, mais ce n’est pas le moment de donner cours aux ressentimens. Est-il possible de nous mettre en hostilité avec le gouvernement provisoire en ce moment suprême ? En présence de l’ennemi qui sera bientôt sous Paris, je crois que nous n’avons qu’une chose à faire : nous retirer avec dignité. » C’est à quoi on se décida sans trop de peine.


XXIX

Au Sénat, la fin arriva plus paisiblement encore. Surprise de la réunion extraordinaire du Corps législatif et du dépôt d’une proposition de déchéance, la haute assemblée s’était réunie à midi et demi. Aussitôt Chabrier avait fait entendre une protestation de courageuse fidélité, et s’était élevé contre les membres du Corps législatif qui, « oubliant le serment d’obéissance à la Constitution et de fidélité à l’Empereur, ont annoncé, dit-il, la déchéance de Sa Majesté et l’annulation de son gouvernement… Si l’Empereur était rentré vainqueur, ajouta-t-il, je l’aurais salué de mes acclamations et je n’aurais pas été le seul. Ce n’est pas parce qu’il est proscrit et noblement vaincu que je ne lui enverrai pas un dernier hommage et un dernier vœu… Vive l’Empereur ! » — « Vaincu et prisonnier, s’était écrié Nisard, il est sacré ! » Et de nombreux cris de : Vive l’Empereur ! avaient répondu. « Le jour où la proposition que vient de repousser un de nos honorables collègues, dit Rouher, serait présentée dans cette enceinte, elle ne rencontrerait qu’un vote de réprobation unanime. » Puis la séance avait été suspendue.

Rouher l’avait reprise à deux heures trois quarts pour annoncer que, pendant que les bureaux délibéraient, la foule avait pénétré dans l’enceinte législative et que la délibération se trouvait ainsi, au moins momentanément, suspendue. Quelques instans après, il avait annoncé « que le tumulte étant toujours considérable, soit dans l’enceinte du Corps législatif, soit même dans quelques bureaux, l’assemblée paraissait avoir renoncé à délibérer. « Je ne sais, ajouta-t-il, quelle résolution va prendre le Sénat ; mais, quelle qu’elle soit, nous devons d’abord protester contre l’envahissement de la force venant paralyser l’action d’un des grands pouvoirs. » De Mentque et Ségur d’Aguesseau proposèrent de rester en permanence. Baroche protesta : « Si nous le tentions, les forces populaires, révolutionnaires qui ont envahi le Corps législatif, se dirigeraient sur nous. Je voudrais que chacun de nous restât sur son fauteuil pour attendre les envahisseurs. (Vives approbations.) Mais malheureusement, et je dis malheureusement, car c’est ici que je voudrais mourir (Mouvement), nous n’avons pas cet espoir… ; Peut-être pouvons-nous être bons à quelque chose au dehors, peut-être pouvons-nous, à des titres divers, rendre encore quelques services au pays et à la dynastie, car, moi, je parle encore aujourd’hui, et je parle bien haut, de la dynastie. (Très bien ! très bien ! ) En nous séparant, d’ailleurs, nous cédons à la force, non à l’intimidation, et notre but est de défendre, chacun par nos moyens personnels, l’ordre et la dynastie impériale. »

Rouher exprima le même avis : « Aucune force ne nous menace, nous pouvons attendre longtemps sans être saisis d’un projet de loi et n’avons actuellement aucun sujet de délibération. » Quentin-Bauchart pense au contraire que se disperser dans un tel moment serait une désertion. « Par notre présence, dit-il, nous protestons contre ce qui se passe de violent et de révolutionnaire dans l’autre assemblée. » La permanence n’en fut pas moins rejetée. Alors une discussion confuse s’engage sur l’heure et le jour de la prochaine réunion. Rouher fait observer qu’une séance de nuit aurait des inconvéniens, et disparaît du fauteuil où il est remplacé par le vice-président Boudet. Sur sa proposition, la séance est remise au lendemain, à l’heure ordinaire. Dans la soirée (10 heures), Floquet vint mettre les scellés sur la salle.

Le Sénat finit, comme son président, dans une correcte insignifiance. Dans ces cruelles circonstances, Rouher montra une débilité d’esprit et de caractère dont furent surpris même ceux auxquels était connue la passivité de sa nature de grand procureur. Jouissant de la confiance de l’Impératrice et des ministres, il paraissait appelé à devenir le directeur de leur conduite : loin de dominer l’événement, il en fut écrasé. Dès le premier moment, il tomba en désespérance et prononça le mot du sauve-qui-peut : « Tout est perdu ! » Il ne fut d’aucun secours à la malheureuse femme, qui avait tant besoin d’être dirigée ; il ne sut prendre aucune initiative, ne manifesta aucune vue personnelle’ ; il flotta à tout vent, toujours de l’avis du dernier avec lequel il conférait. Aux Tuileries, il opine avec Palikao que Mac Mahon aille vers Bazaine ; à Châlons, il se retourne, est de l’opinion contraire avec l’Empereur et Mac Mahon. Revenu à Paris, il redevient partisan de la tactique de Palikao. On se doute à peine qu’il existe, tant on sent peu sa présence, sa parole, son action, son autorité. Il ne l’employa pas même à modérer les ardeurs de son serviteur Dréolle. A en croire les confidences de ce dernier, il l’aurait encouragé[4] ; dans tous les cas, il ne déguisa pas que l’abdication de l’Empereur était désirable.


La Révolution s’acheva à l’Hôtel de Ville par la constitution définitive du ministère. Jules Favre eut les Affaires étrangères, parce qu’il avait l’habitude d’en déraisonner. On offrit l’Instruction publique à Simon. « Y pensez-vous ? répliqua-t-il, et voulez-vous me rendre ridicule ? N’y a-t-il pas autre chose de plus pressant à faire que de s’occuper d’enseignement ? » On insista. Il y avait encore dans les écoles et dans les collèges des enfans qu’il fallait y garder ou rendre à leur famille : la situation des professeurs méritait aussi qu’on s’en occupât. Il se rendit. On n’eut pas de peine à obtenir que Crémieux conservât la Justice. On plaça le général Le Flô à la Guerre, l’amiral Fourichon à la Marine, Dorian aux Travaux publics, Magnin au Commerce. Les nominations de Tamisier, Etienne Arago, Kératry furent confirmées. Nos nouveaux maîtres se séparèrent à trois heures du matin, étonnés eux-mêmes de la facilité de leur victoire[5] et de leur installation. Ils n’avaient pas prévu que la Régence leur opposerait si peu de résistance et que la démagogie ne leur créerait pas plus d’embarras[6].


XXX

Il se produisit dans cette soirée un phénomène moral extraordinaire que tous les observateurs du temps ont noté avec surprise. Le peuple de Paris s’était levé dans la consternation, il se coucha dans l’allégresse. Une joie intense, générale, communicative, s’empara de cette population, espèce d’épidémie, panique joyeuse, inverse des paniques de la peur. On se félicitait, on se réjouissait, on se serrait la main, on s’asseyait en riant aux tables des cafés ; les gardes nationaux ornaient leurs fusils de feuillages ou de fleurs ; on eût dit que chacun de ces milliers d’êtres humains venait d’être allégé d’un insupportable cauchemar. Ce cauchemar était-il l’oppression de l’Empire ? Non, certes, cette oppression n’existait plus depuis longtemps, malgré ce qu’en ont dit des sectaires menteurs. Napoléon III était aimé par le peuple, et l’Impératrice n’inspirait pas de haine. Non, le peuple s’imagina que la guerre était finie et qu’à l’annonce de l’établissement de la République, les Prussiens s’arrêteraient épouvantés. « Ils n’oseront plus venir, maintenant que nous l’avons, » disait un ouvrier à un de ses camarades. Ils étaient persuadés que les merveilles de 92 allaient se renouveler, et qu’aucune force ne résisterait à l’élan de la France révolutionnaire[7]. Voilà pourquoi, le soir du 4 septembre, Paris était en liesse.

Pendant ce temps, Moltke, couché sur ses cartes, organisait déjà l’investissement, et, dans une petite rue de Paris (Corderie du Temple, 6), le soir, se réunissaient l’Internationale et les fédérations ouvrières. Elles arrêtèrent la formation, en face du gouvernement de l’Hôtel de Ville, d’un gouvernement révolutionnaire d’attente, composé des citoyens désignés par les réunions publiques à des comités d’arrondissement : deux petits nuages noirs, venus de divers côtés de l’horizon, allaient s’étendre, se rencontrer, se réunir et couvrir de leur voile épais le ciel radieux d’espérance ou de joie sous lequel s’endormait le peuple de la grande cité !

Un rassemblement anodin de quelques députés, quatre-vingt-dix à peu près, qui, réunis chez un des leurs, Johnston, persistaient à ne pas comprendre qu’ils avaient eux-mêmes détruit leur mandat public en décrétant la déchéance, fut dispersé par la police, et Johnston, arrêté un instant, ne fut laissé en liberté qu’à la condition de ne pas recommencer. Ces protestations n’avaient ni sérieux, ni conviction, et ces messieurs virent enfin qu’ils n’avaient désormais qu’à se tenir tranquilles. Trois d’entre eux rédigèrent une protestation très tempérée dont la conclusion était qu’il n’y avait rien à faire. « Si la Chambre n’adopte pas en ce moment la résolution de se transporter immédiatement sur un point du territoire où elle pourrait délibérer en liberté, c’est qu’elle obéit à la préoccupation de ne point entraver les efforts de ceux qui, prenant le pouvoir aujourd’hui, ont pris l’immense responsabilité de faire face à la défense nationale. Les membres du Corps législatif ne pourraient renoncer aux droits qu’ils tiennent du suffrage universel et qui ne peuvent être invalidés que par lui ; mais ils persistent tous à se dévouer à l’intérêt sacré de la Défense nationale et ils considèrent que c’est en ce moment le premier devoir d’un bon citoyen. »

Ainsi disparut dans le mépris cette assemblée qui, après avoir passionnément exigé la guerre, avait d’abord désavoué les ministres et l’Empereur, puis renversé sans courage, sous une forme hypocrite, les institutions dont elle devait être la sauvegarde. Elle mérite d’être placée dans l’histoire à côté de la honteuse Chambre des Cent-Jours.

C’était, a-t-on dit, la Représentation nationale. Point du tout. L’Empereur, issu directement du suffrage universel, dépositaire du pouvoir constituant, représentait la nation plus que le Corps législatif qui, lui, ne représentait que le pouvoir législatif dans une Constitution placée au-dessus de son atteinte. Dès que la Chambre portait la main sur cette Constitution, par la grâce de laquelle elle vivait, elle perdait son titre à l’existence. Quoi qu’elle fît, elle n’avait le droit d’exiger le respect qu’autant qu’elle l’accordait elle-même à l’ordre constitutionnel. Dès qu’elle usurpait, elle devenait un ramassis sans autorité que les premiers venus pouvaient se passer la fantaisie de balayer.


Le lendemain, Paris apprit les événemens accomplis la veille par une série de proclamations :

« Français ! Le peuple a devancé la Chambre, qui hésitait. Pour sauver la patrie en danger, il a demandé la République. Il a mis ses représentans, non au pouvoir, mais au péril. La République a vaincu l’invasion en 1792 ; la République est proclamée. La Révolution est faite au nom du droit, du salut public. : Citoyens, veillez sur la cité qui vous est confiée ; demain vous serez, avec l’armée, les vengeurs de la patrie ! — Emmanuel Arago, Crémieux, Dorian, Jules Favre, Jules.Ferry, Guyot-Montpayroux, Léon Gambetta, Garnier-Pagès, Magnin, Ordinaire, A. Tachard, E. Peffetan, Ernest Picard, Jules Simon. »

« Citoyens de Paris, La République est proclamée. Un gouvernement a été nommé d’acclamation. Il se compose des citoyens Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Peffetan, Picard, Rochefort, Jules Simon. »


« Représentans de Paris,

« Le général Trochu est chargé des pleins pouvoirs militaires pour la Défense nationale. Il est appelé à la présidence du gouvernement. Le gouvernement invite les citoyens au calme ; le peuple n’oubliera pas qu’il est en face de l’ennemi. Le gouvernement est avant tout un gouvernement de Défense nationale. »

Une proclamation spéciale fut adressée à la garde nationale, le véritable auteur de la Révolution : « C’est à votre résolution qu’est due la victoire civique rendant la liberté à la France. Grâce à vous, cette victoire n’a pas coûté une goutte de sang. Le pouvoir personnel n’est plus. La nation tout entière reprend ses droits et ses armes. Elle se lève, prête à mourir pour la défense du sol. Vous lui avez rendu son âme, que le despotisme étouffait. Vous maintiendrez avec fermeté l’exécution des lois, et, rivalisant avec notre noble armée, vous nous montrerez ensemble le chemin de la victoire. »

Un décret déclara le Corps législatif dissous et le Sénat aboli ; un autre proclama une amnistie pour tous les crimes1 et délits politiques ou de presse commis du 2 décembre 1852 au 3 décembre 1870.


XXXI

Les ministres nouveaux, qui n’avaient pas encore pris possession de leurs services, le firent ce jour-là. Jules Simon fut reçu par le secrétaire général de Segris, Saint-René Taillandier, auquel il demanda de rester auprès de lui, ce que celui-ci accepta. Chevreau envoya son frère aux informations à l’ambassade d’Autriche. Metternich répondit qu’il ne savait pas où l’Impératrice s’était retirée, mais qu’il l’avait remise entre des mains amies. Chevreau partit alors avec son frère. Chacun fit de même. Au sortir des Tuileries, Pietri avait essayé de gagner la Préfecture de police : il apprit que Kératry y était déjà installé ; il se réfugia alors chez Maxime Du Camp. De sa retraite il envoya chez Nigra pour savoir où était l’Impératrice et pour lui faire dire que, si elle avait des ordres à lui donner, il restait à sa disposition. Nigra lui fit répondre que l’Impératrice était en sûreté et qu’il pouvait pourvoir à la sienne. Rouher, après avoir passé la nuit chez son gendre, partit dans la matinée.

Grâce à l’apaisement produit par le régime libéral précédent, grâce à l’absence de toute résistance et, il est juste de le reconnaître, aux sentimens modérés et humains des membres du nouveau gouvernement, ces exodes ne furent pas contrariés. Kératry, le préfet de police, lança un mandat d’arrêt contre Pietri, mais en avertissant Mme Pietri que c’était une mesure de précaution prise dans son intérêt, dont il ne fallait pas s’inquiéter. Ma petite maison de Passy fut envahie par de prétendus délégués de la Commune. Ma femme de charge y fut tenue prisonnière pendant trois jours, tandis qu’on fouillait dans tous les recoins ; mais, dès que l’excellent Tamisier, le nouveau général de la garde nationale, fut instruit du fait, il arriva lui-même à cheval, suivi de ses aides de camp et fit lestement déguerpir les garnisaires. Le gouvernement n’autorisa pas le préfet de police à. opérer des perquisitions chez les impérialistes connus, sous prétexte d’y saisir des papiers d’État de nature à jeter quelque jour sur les causes de la guerre. On accorda toutes facilités à un aide de camp de Trochu, D’Hérisson, qui, dans je ne sais quel intérêt, se donna spontanément la mission peu militaire de sauver les robes, fourrures et nippes de l’Impératrice.

Le départ des principaux membres du gouvernement impérial ne fut cependant pas une précaution inutile. La modération des premiers jours n’eût pas duré si les impérialistes n’avaient pris le sage parti de disparaître. Déjà des pensées sinistres traversaient de temps à autre l’esprit des vainqueurs. L’un d’eux eut l’idée de l’attentat que devait consommer la Commune et alla s’enquérir auprès de J.-B. Dumas, le grand chimiste, combien il serait possible de tirer de gros sous de la Colonne.

En province, même dès les premiers jours, des violences furent exercées, ou tout au moins des vexations. ; Le préfet de Lyon, Censier, fut arrêté ; à Marseille, on assassina des agens de police ; on perquisitionna et l’on arrêta. Le bruit s’étant répandu que j’étais caché au château de Brégançon près d’Hyères, chez mon ami, M. Chappon[8], le château fut cerné et fouillé. A Saint-Tropez, des brutes complotèrent de s’emparer de mon fils de huit ans, et mon père, après avoir vécu pendant dix ans dans l’exil sous l’Empire, fut obligé de reprendre sous la République le chemin de l’étranger, chassé par ceux dont il avait été le bienfaiteur aux jours d’épreuve. Dans tout le Midi, les accusations les plus viles furent colportées : j’avais gagné à la Bourse « des sommes énormes, » moi qui ne possédais pas alors un titre quelconque ; j’avais emporté des millions dans une charrette couverte de foin, alors que, sans le secours d’un ami, j’aurais eu de la peine à vivre à ce premier moment. A Marseille, une bande fît irruption dans les bureaux de mon beau-père, afin de saisir les caisses d’or que je lui avais expédiées ; une autre se présenta à son domicile personnel pour l’arrêter et, se trompant, mit la main sur un homonyme. Chevandier de Valdrôme, se rendant chez lui à Cirey, fut arrêté, frappé, et, sans l’intervention énergique du maire de Rambervillers, eût été massacré. Ses bagages furent pillés : on y chercha « les quarante millions qu’il avait reçus pour vendre la France à la Prusse. » A Angers, on écrivit sur la maison de Segris : « Au voleur ! » On l’accusait d’avoir volé huit millions : il dut s’enfuir précipitamment avec Louvet jusqu’à Pau.

Ainsi au Midi, au Nord comme à l’Est, l’accusation était la même : le vol. C’est le soupçon cher à la multitude. La cupidité étant le plus puissant de ses instincts, elle le suppose aux autres : gouverner, dans son esprit, c’est avoir une caisse bien remplie dans laquelle on puise à volonté. De Witt, à l’apogée de sa puissance, alors qu’il était le médiateur entre la France et l’Espagne, allait à pied dans la Haye et n’avait qu’une servante et un laquais. Quand on voulut le perdre, on l’accusa d’avoir détourné l’argent de l’Etat et de l’avoir envoyé à Venise pour aller vivre dans cette ville après la chute de son pays. Necker quitta la France étant créancier du Trésor : on l’arrêta pour saisir les millions qu’il emportait. De telles calomnies se propagent d’autant plus commodément, a dit De Witt, que « les honnêtes gens contre lesquels on les dirige ne les détruisent qu’on les méprisant et en faisant voir qu’ils n’y sont pas sensibles. »

Segris et Louvet ne purent demeurer à Pau. Ils y avaient trouvé Rigault de Genouilly. L’amiral Fourichon, ayant fait avertir celui-ci que Gambetta allait décréter d’accusation les membres du ministère, ils se réfugièrent à Saint-Sébastien.


XXXII

Le Réveil et les autres journaux démagogiques, même les modérés, tels que le Paris-Journal, demandaient les représailles qui répugnaient encore aux membres du gouvernement. « Que le gouvernement s’assure au plus vite de la personne du maréchal Le Bœuf[9]. » — « Qu’il frappe les coupables, que les Le Bœuf, les Failly soient traduits en conseil de guerre ; que les successeurs d’Ollivier soient arrêtés ainsi que lui. Avons-nous appris que les Routier, les Baroche, les de Royer, les Devienne et cent autres ont été destitués, leurs papiers, mis sous les scellés et leurs biens sous séquestre ? M. Duvernois, M. Palikao, entre mille autres, ont-ils rendu compte des millions qui leur ont passé par les mains[10] ? »

L’aventure du maréchal Vaillant qui, en sa qualité de soldat et de constructeur des fortifications, avait cru devoir et pouvoir rester à Paris, démontre quel traitement attendait celui des anciens membres du gouvernement de l’Empire qui aurait suivi son exemple. Reconnu dans une visite aux fortifications, il fut assailli, arrêté, et il allait être mis en pièces sans le courageux dévouement d’un commandant de la garde nationale. Le gouvernement le pria de quitter incontinent la capitale. Le conseiller à la Cour de Cassation, président de la Haute Cour de Blois, Zangiacomi, fut bien inspiré aussi en s’en allant. Les détenus politiques rendus à la liberté coururent chez lui : ne l’ayant pas trouvé, ils se consolèrent de ne pouvoir l’assassiner en mettant son appartement au pillage, et transperçant ses matelas de coups de baïonnette.

La mesure que le gouvernement adopta à l’égard des papiers trouvés aux Tuileries permet également de présager le sort qu’il aurait, tôt ou tard, réservé aux personnes, sous la pression des coquins ses souverains… Une officine de détrousseurs de documens, installée aux Tuileries, commença la publication scandaleuse, indécente, souvent frelatée, des lettres les plus intimes de la famille impériale et de ses correspondans, inaugurant le système du vol des petits papiers, honte de nos mœurs publiques. « La publicité des lettres privées trouvées aux Tuileries, m’a écrit l’Empereur (18 novembre 1870), est une infamie d’autant plus basse qu’on y a ajouté des papiers trouvés je ne sais où. » Que n’avait-on pas à redouter, tôt ou tard, d’hommes capables de se laisser entraîner à de pareils oublis des lois de l’honneur ?

Ce n’était pas ainsi qu’avait compris cet honneur l’Assemblée de 1791. Après la fuite de Varennes, l’intendant de la liste civile, La Porte, vint à la barre présenter un manifeste au peuple laissé par le Roi. « Comment l’avez-vous reçu ? » lui dit-on. — Le Roi, répond La Porte, l’avait laissé cacheté avec un billet pour moi. — Lisez le billet, dit un membre. — Non, non, s’écrie l’Assemblée d’un mouvement unanime ; c’est un billet confidentiel que nous n’avons pas le droit de lire. » On refusa également de décacheter une lettre de la Reine trouvée sur la table de cette princesse.

Le préfet de la Gironde, Larrieu, télégraphia : « Haussmann est à Bordeaux ; très grande émotion. Le peuple demande son arrestation, nos amis emploient toutefois leur influence pour modérer la population. Faut-il le faire arrêter ? Instructions immédiates. » Même question pour Jérôme David et Forcade. Ils ne furent pas arrêtés, mais obligés de s’expatrier. Le maréchal Vaillant qui, après son expulsion de Paris, s’était réfugié à Parthenay, fut sommé de quitter le territoire. Il en advint autant de Pinard. On fit savoir au général Fleury qu’il serait appréhendé si, au sortir de son ambassade de Russie, il rentrait en France. La Guéronnière, ambassadeur à Constantinople, de retour en France, fut emprisonné en débarquant à Marseille. Ainsi tous les hauts fonctionnaires et ministres de l’Empire qui ne se condamnèrent pas spontanément à l’exil y furent jetés. Ce qui n’a pas empêché les drôles qui les avaient réduits à cette extrémité de les accuser plus tard d’avoir émigré.

Ce ne furent pas, du reste, les plus haut placés seulement qui furent molestés. Le précepteur du prince impérial, Augustin Filon, fut arrêté, obligé de s’enfuir. Un mandat d’amener fut lancé contre le percepteur d’Ollioules, Rigordy, accusé d’avoir été un instigateur de mon Comité électoral. Un ancien attaché de mon ministère, Melcot, se rendant à Tours, ayant contredit un voyageur qui racontait que je me consolais des malheurs de la France avec les millions que j’avais emportés, eût été massacré s’il n’avait obtenu de l’humanité du conducteur de ralentir-le train, ce qui lui permit de sauter à terre et de s’évader. Un arrêté du préfet de la Haute-Marne interdit à l’ancien député, Chauchard, le séjour dans trois départemens. Je m’arrête par crainte de la monotonie.


XXXIII

Nonobstant ces épisodes et d’autres du même genre, le coup de main du 4 Septembre fut accueilli en province avec la même placidité qu’à Paris. Nul ne protesta ; ce fut à qui s’empresserait de placer sa tête sous le joug d’un gouvernement sans titre et sans droits. Notre bon peuple est créé pour obéir. De temps à autre, il se passe la fantaisie de changer de maître, mais il est mal à l’aise dès qu’il n’en sent plus un et il ne renverse César que pour faire Brutus César. Henri IV, assistant à une procession, n’entendait que cris de Vive le Roi ! Sur quoi, un seigneur qui était près de Sa Majesté lui dit : « Sire, voyez, comme tout votre peuple se réjouit de vous voir. » Le Roi, secouant la tête, répondit : « C’est un peuple : si mon plus grand ennemi était là où je suis et qu’il le vit passer, il lui en ferait autant qu’à moi et crierait encore plus haut qu’il ne fait[11]. »

La plupart des hauts fonctionnaires auraient cru manquer à l’honneur en accordant plus qu’une trêve au gouvernement de l’Hôtel de Ville, et en lui offrant un concours même discret. Les soldats s’estimèrent au contraire tenus, dès qu’on les en requérait au nom du salut public, à donner un concours actif pour défendre le territoire envahi. Cette conduite paraissait tellement obligée, que, le 20 septembre, dès qu’il fut rassuré sur le sort de son fils, Palikao offrit ses services à la délégation de la Défense nationale à Tours. Le chevaleresque et délicat amiral Jurien de la Gravière entretint avec Trochu, pendant le siège, des relations confiantes. Le général Favé, aide de camp de l’Empereur, et beaucoup d’autres militaires loyaux agirent ainsi. Bourbaki lui-même, ce type de l’honneur, étant sorti de Metz, mit son intrépidité au service du gouvernement du 4 Septembre. Le clergé imita l’armée et offrit son concours. Quelques-uns pensèrent que l’archevêque de Paris, l’éminent Mgr Darboy, y mit plus d’empressement qu’il n’était séant au grand aumônier de l’Empereur.

A côté de ces va-et-vient de consciences, une de nos plus belles âmes françaises, le grand Pasteur, pensa à envoyer aux souverains malheureux le cri désolé de son patriotisme et de sa fidélité. « Je suis brisé par la douleur, écrit-il au maréchal Vaillant, je perds toutes mes illusions ! » Et il le chargeait de transmettre à l’Empereur et à l’Impératrice son éternelle reconnaissance[12]. De tels élans consolent de bien des dégoûts.


La joie que causa le 4 Septembre ne fut pas moins vive à l’armée allemande et à Berlin qu’elle l’avait été à Paris. Des feux de joie s’allumèrent. « La Gauche est au pouvoir, dit joyeusement un officier prussien qui traversait le camp des prisonniers, Rochefort fait partie du gouvernement[13]. »

Bismarck poussa un cri de soulagement. Il ne craignait rien de l’Angleterre qui, remorquant à sa suite l’Italie, était résolue à ne point sortir de son égoïste indifférence, mais l’Autriche l’inquiétait. Elle continuait à parler de la nécessité d’une médiation collective des neutres, et la Russie annonçait son intention de prendre pour son compte l’initiative d’une médiation tendant à sauvegarder l’intégrité de notre territoire. Sans doute Bismarck déclarait qu’il ne voulait admettre aucune médiation, aucune intervention sous une forme quelconque, mais, en 1866 aussi, il s’était montré rétif à la médiation de Napoléon III et, malgré l’irritation qu’il en avait ressentie, il avait fini par la subir. Il n’était pas impossible qu’il passât par les mêmes résignations à l’endroit de la médiation russe en notre faveur. Le 4 Septembre l’affranchissait de ce cauchemar. La Correspondance Provinciale, son organe personnel, écrivit[14] : « Les grands événemens qui viennent de s’accomplir entraînent cette importante conséquence que presque aucune Puissance n’aura l’intention d’intervenir dans la période ultérieure de la guerre. Le changement du gouvernement de Paris a rendu impossible toute médiation diplomatique. » (7 septembre.) Le ministre des Etats-Unis à Berlin, l’historien Bancroft, l’ami personnel acquis sans réserve aux intérêts de Bismarck, constatait aussi : « que la République serait vue avec répugnance par l’Angleterre et par toutes les grandes Puissances, que les États-Unis seuls lui donneraient une cordiale bienvenue[15]. » Il fallait la dose infinie d’ignorance diplomatique que Jules Favre apportait aux affaires pour croire qu’à la suite de la chute de l’Empire, les gouvernemens monarchiques allaient se rapprocher de nous. Ce que d’Haugwitz, diplomate prussien, avait dit au Directoire, était toujours vrai : « Entre monarques, on veut guerroyer, mais on ne veut pas se détruire. »

Le cardinal Antonelli m’a raconté les sentimens que l’annonce du 4 Septembre inspira dans les cours. Il venait de recevoir le prince Frédéric-Charles, de passage à Rome en 1872. « Ah ! me dit-il avec tristesse, il méprise bien les Français. — Et pourquoi donc ? — Ce n’est pas, reprit-le cardinal, à cause de votre infériorité militaire, car il reconnaît que vous leur avez fait passer de cruels momens, et qu’entre autres, le 18 août, après que Le Bœuf eut repoussé au centre le gros de l’attaque allemande, et que Canrobert eut décimé la Garde, si Bazaine avait envoyé Bourbaki à l’appui de Canrobert, les Allemands se seraient trouvés dans la situation la plus périlleuse. Mais, répétait le prince, avoir abandonné leur Empereur fait prisonnier sur le champ de bataille ! Voilà pourquoi il vous méprise. »

Il ne devait nous venir du dehors qu’un secours, celui de Garibaldi et de sa bande. Le gouvernement italien s’était efforcé de le retenir, et le gouvernement français, se rappelant les vœux du condottiere pour le succès des armes prussiennes, avait éludé son offre. Garibaldi, furieux, écrivait à son gendre Canzio : « Je n’ai pas encore reçu de réponse du gouvernement français, et cette ordure qui s’appelle gouvernement italien me retient prisonnier. » Enfin il s’échappa, à la grande joie de nos démagogues qui ne cessaient de l’appeler. Sa venue ne devait accroître que le désordre.


XXXIV

Je n’étais pas à Paris lorsque survinrent la catastrophe de Sedan et la révolution[16]. Après m’être assuré des mauvaises dispositions de l’Italie, j’avais repris le chemin de fer de Paris (20 août). A Saint-Michel, le train allait se remettre en route lorsqu’une certaine agitation se produit dans la gare. « Le prince Napoléon ! » s’écrie-t-on. — Je cours vers lui. « Vous ici ! — Vous ici ! » disons-nous tous les deux à la fois, et nous échangeons quelques demandes et quelques réponses rapides. — « En voiture ! En voiture ! » répétait à notre oreille le chef de gare.

J’avais enfin le moyen de sortir des perplexités que me causaient des nouvelles contradictoires, de connaître la vérité de notre situation militaire, de dissiper l’obscurité dans laquelle ma pensée trébuchait : je me gardai bien de n’en pas profiter, je laissai partir le train de Paris et je montai dans celui du prince. Il m’expliqua d’une manière saisissante dans leur réalité crue les diverses péripéties dont il avait été le témoin, m’éclaira sur les hommes et sur les choses et conclut par m’annoncer que Bazaine avait dû tenter un dernier effort pour se dégager de Metz et percer vers Châlons. A Suse, il trouverait une dépêche qui l’informerait du résultat de la tentative : si elle était malheureuse, c’était fini. Les sujets des intérêts généraux épuisés, nous parlâmes de nous. « Vous alliez donc à Paris, lorsque je vous ai rencontré ? Et vous le laissiez aller ! dit-il en se tournant vers ma femme. Il n’y serait pas arrivé vivant ! » A Suse, nous trouvâmes la dépêche attendue. Le prince la déchira d’une main fiévreuse : Bazaine n’avait pas percé.

Je souhaitai au prince plus de succès dans sa mission officielle que je m’en avais obtenu dans la mission que je m’étais donnée. Je le laissai poursuivre sur Florence, je m’arrêtai au milieu de la nuit à Turin, pour repartir le lendemain matin. A l’hôtel, je trouvai, à ma grande stupeur, mon frère Adolphe, arrivé de Paris en quête de moi afin de me communiquer quelques informations importantes, qui venait d’être saisi subitement d’une très grave maladie. Je dus ajourner mon départ. Cependant l’inaction en un pareil moment était insupportable. ; J’écrivis lettres sur lettres à Chevandier, à Maurice Richard, les priant, à mon défaut, d’appeler l’attention de Palikao sur diverses mesures urgentes et surtout sur l’urgence de transférer la Chambre et le Gouvernement hors de Paris et de se préparer à l’isolement de la capitale. Malgré mon découragement, je me mis à la disposition du prince Napoléon. « Mon cher prince, l’état de mon frère s’est aggravé, et il est tel que je suis obligé d’attendre encore. Dès que je serai fixé sur son sort, je rentrerai à Paris, dût-on m’écharper. C’est là que je dois être. Comme je connais presque tous les députés italiens, peut-être pourrai-je vous être de quelque utilité dans l’accomplissement de votre mission. Si vous connaissez quelqu’un auprès de qui il y ait utilité d’agir, indiquez-le-moi. J’ai déjà écrit, donné des rendez-vous ici. Les nouvelles sont toujours bien mauvaises ! Croyez à mes sentimens dévoués. » (24 août.) — « Mon cher ami, me répondit le prince, je vous remercie de votre proposition. Je ne vois pas que vous puissiez intervenir dans ma mission que les événemens modifient tous les jours. Dans quelques jours, je pense que nous aurons des nouvelles de l’armée. Jusqu’ici, rien ! Les heures sont des années ! » (26 août.)

Les nouvelles arrivèrent enfin de l’armée et de Paris. C’était Sedan et le 4 septembre. J’appris en même temps la tentative d’arrestation de mon beau-père et de moi-même, les projets contre mon fils, le départ forcé de mon père. Aucun devoir ne me rappelait plus en France, je restai en Italie, à Pollone, dans le Biellese, chez un de mes amis, Cesare Valerio, qui portait avec honneur un des plus beaux noms de la Renaissance italienne

Ayant reçu du pauvre Empereur une lettre pleine d’effusions de regret sur mon renversement et de gratitude pour mes services[17], je lui écrivis : « Sire, je n’essaierai pas de vous exprimer les sentimens que me fait éprouver votre infortune : il est des malheurs auxquels aucune parole ne peut s’égaler. Je me tais et je souffre avec vous. — J’ai été obligé de m’éloigner pendant quelque temps de France, j’emploie mes douloureux loisirs à préparer un écrit dans lequel j’établis : 1° Que Votre Majesté ni moi n’avons voulu la guerre pour prendre le Rhin ou mettre obstacle à l’unité allemande ; 2° Que nous ne l’avons déclarée que forcés par le procédé du roi de Prusse, « par la réponse d’Ems, » comme dit avec orgueil Mommsen dans une lettre inique adressée aux Italiens pour leur prouver que l’Allemagne doit s’attacher aux flancs l’Alsace et la Lorraine ; 3° Que nous ne l’avons ni cherchée, ni préméditée, mais subie malgré nous et avec désespoir ; 4° Qu’après le roi de Prusse, les véritables auteurs de la guerre sont ceux qui soutiennent depuis quatre ans que Sadowa est une défaite française, contre moi qui ai toujours défendu et reconnu le droit de l’Allemagne de se constituer librement en vertu du principe des nationalités. Courage, Sire, le bon droit était de notre côté ; nous n’avons été ni provocateurs, ni injustes. La Providence a prononcé contre nous, inclinons-nous avec résignation et confiance. Peut-être notre pays gâté par de longues prospérités avait besoin de cette épreuve. Si le roi Guillaume était aussi grand qu’il a été heureux, il mettrait dans sa victoire autant de modération que vous en eussiez mis dans la vôtre, et il assurerait une longue paix au monde ; mais, hélas 1 il sera sans pitié. Je rentrerai en France dès que cela sera possible. Je ne saurais dire combien je souffre de rester simple spectateur d’une lutte au succès de laquelle mon activité n’aurait peut-être pas été inutile. — Que Votre Majesté soit convaincue que je suis d’un cœur bien affectueux son tout dévoué serviteur et ami. » (De Pollone, 17 septembre.)

Sans espérance d’être écouté, suivant un de ces élans de cœur auxquels on ne résiste pas en certaines heures de détresse, j’écrivis aussi au roi de Prusse :

« 1er octobre 1870. Sire, vous avez été heureux, soyez grand ! J’ai conseillé la guerre. Ce n’est ni pour empêcher l’unité allemande ni pour prendre le Rhin. Il y a douze ans que je refuse à la France le droit d’empêcher l’unité allemande ou de prendre le Rhin. Je l’ai conseillée uniquement parce qu’une nation fière ne pouvait pas accepter ce que Mommsen a appelé avec orgueil la Réponse d’Ems.

« Je connais mon pays mieux que vos journalistes allemands. Si vous respectez notre territoire, vous contentant de la gloire immense que vous venez d’acquérir, et de la facilité, désormais assurée pour vous, de faire en Allemagne ce que vous voudrez, vous assurerez au monde une longue et belle paix. Si vous touchez à notre territoire, vous commencez une nouvelle guerre de Trente ans.

« Si vous êtes désintéressé, vous préparez l’alliance indissoluble des races latines et germaines. Si vous êtes conquérant, vous préparez contre la Prusse l’alliance des races slaves et latines.

« Vous invoquez Dieu dans vos proclamations. Moi aussi, je crois en Dieu et en sa justice. Il nous châtie pour nous punir de nous être amollis dans une longue prospérité. Mais, soyez-en sûr, il punira votre peuple et votre race si, gonflé par la victoire, vous arrachez violemment à la patrie française des populations qui y tiennent par leurs entrailles. Le cri du faible opprimé montera jusqu’à Celui qui donne la victoire et sa plainte sera entendue.

« Ne méprisez pas ma parole, Sire, parce que c’est celle d’un vaincu. Napoléon, après Iéna, a méprisé aussi la parole des vaincus, et ces vaincus lui ont répondu par Waterloo. Que l’esprit de douceur et de justice incline votre cœur !

« Je suis avec respect, Sire, votre serviteur.


« EMILE OLLIVIER. »


Le prince Napoléon, pour d’autres raisons que les miennes, ne put rentrer en France. N’ayant pas réussi à décider l’Italie à la guerre, il avait écrit à l’Empereur de lui donner des ordres formulés clairement sur ce qu’il devait faire, en lui indiquant que ce qu’il désirait le moins était de rester en Italie pour suivre la négociation. L’Empereur le pria de rester à Florence. (Chêne-Populeux, 27 août.) Malgré son désir de rejoindre l’armée et de partager ses vicissitudes, le prince obéit, dans la crainte de contrarier les intentions de son cousin. Il n’était pas dit, d’ailleurs, que les négociations n’eussent pris une autre allure si le sort des armes ne nous eût pas été aussi fatal ou fût seulement resté indécis. A la nouvelle du désastre, il demanda à l’Empereur de partager sa captivité. « Quelles que soient les conditions qui me seront faites, lui écrivit-il, je m’y soumets d’avance pour être auprès de vous. Le malheur ne peut que resserrer les liens qui m’attachent à vous depuis mon enfance. » (De Florence, 5 septembre.)

« Mon cher cousin, lui répondit l’Empereur, je suis bien touché de l’offre que tu me fais de partager ma captivité, mais je désire rester seul avec le peu de personnes qui m’ont suivi, et j’ai même prié l’Impératrice de ne pas me rejoindre. J’espère que nous nous reverrons un jour, dans des temps plus heureux ; en attendant, je te renouvelle l’expression de ma sincère amitié. »

Lanza commit la révoltante inconvenance de venir insinuer au prince qu’il eût à quitter l’Italie. — « Ah ! vous me chassez, s’écria le prince : c’est aussi déplacé qu’inutile. J’ai déjà pris la décision de m’éloigner ; dans quelques heures je serai parti. » Et comme Lanza se répandait en assurances de sympathie et d’amitié : « Oui, oui, dit le prince avec une amertume caustique, vous nous offrez des mouchoirs pour essuyer nos larmes ! »

Les adieux de Victor-Emmanuel furent très émus. Le prince se retira à Prangins.


XXXV

La révolution du 4 septembre, qui désorganisa tout le mécanisme gouvernemental, au moment où ses ressources allaient être le plus nécessaires à la défense du pays, cette révolution fut un acte tellement coupable que ceux qui en ont profité se sont constamment défendus de l’avoir fomentée. Les uns et les autres n’ont cessé d’affirmer qu’à l’exception de deux ou trois, ils n’y avaient pris aucune part : ils s’étaient contentés d’accepter ce qu’ils n’avaient pu empêcher ; ils ne s’étaient pas emparés du gouvernement, il n’y avait plus de gouvernement ; l’Empire était disparu, évanoui, le parti de la démagogie menaçait de devenir le maître ; ils n’ont pas voulu permettre qu’une nouvelle catastrophe, s’ajoutant aux catastrophes récentes, la France tombât entre les mains de la bande de Delescluze !

La rapidité avec laquelle les membres de la Gauche ont pris leur parti du coup de main auquel ils s’étaient opposés, la décision avec laquelle ils l’ont escamoté, a permis de croire qu’ils n’y avaient pas été étrangers. Si la Révolution ne consistait que dans l’envahissement de la Chambre et la dispersion du Corps législatif, ils n’en seraient en effet pas coupables : il ne resterait qu’à peser la valeur de cette excuse, déjà énoncée par Louis-Philippe : « Nous avons fait mal dans la crainte qu’on ne fit pire. » Mais, en réalité, l’envahissement et la dispersion de la Chambre, qui a été la forme accidentelle de la Révolution, n’en était pas la forme nécessaire. De quelque manière que le gouvernement impérial eût été renversé, il y aurait eu révolution, une révolution n’étant que le déplacement du pouvoir opéré d’une manière inconstitutionnelle. N’est-il pas évident que la Gauche et le Centre gauche du Corps législatif et non pas seulement les membres du gouvernement de l’Hôtel de Ville, ont été les premiers auteurs de cette révolution ? Depuis le commencement de nos revers, ont-ils conçu une pensée, prononcé une parole qui ne tendît ouvertement et directement à la ruine du régime impérial ? Qui oserait le nier ? Oubliant la décence, le devoir, l’honneur, l’intérêt national, tout entiers à la joie de saisir une vengeance trop longtemps ajournée, ont-ils cessé un instant, avec une suite, une intelligence, une perversité damnables, de préparer la subversion, ne prenant pas même la peine de cacher qu’ils espéraient la voir naître de l’immensité même de nos revers ? Ne se sont-ils pas appliqués à susciter, enflammer, encourager les passions révolutionnaires assoupies ou déconcertées par les récentes satisfactions libérales ? Ne se sont-ils pas attachés aux flancs des ministres comme des taons, pour les tourmenter, les affoler ? N’ont-ils point, par leurs excitations, déterminé l’ordre stratégique lamentable qui, le 23 août, jeta Mac Mahon du Chêne-Populeux dans le gouffre de Sedan ? Qui osera le nier ? Si, au dernier moment, ils préférèrent que la déchéance fût décrétée par la Chambre et non opérée par l’émeute, c’est qu’ils ne savaient où l’émeute les conduirait, si elle ne passerait point par-dessus leur tête et si la poussée démagogique ne les fracasserait pas avec la Régence et le Corps législatif, et ne les asservirait pas, eux aussi, à la bande de Delescluze et de Blanqui ? Ils l’ont avoué. Les scrupules honnêtes de citoyens respectueux de la loi et du Droit comptaient pour si peu dans leur modération, qu’ils s’en sont affranchis dès qu’ils l’ont pu avec sécurité. Ils se targuent d’avoir barré le passage à la Commune ; mais, sans eux, elle n’aurait pas eu un peu plus tard le moyen de le forcer. « Quelque dangereux, a dit Guizot, que soit le travail des démolisseurs des Etats par les conspirations et insurrections populaires, s’ils ne rencontraient pas d’appui dans d’autres régions sociales et au sein des pouvoirs publics, ils auraient peu de chances de succès. Il faut qu’il y ait des mains tendues d’en haut à ceux qui s’agitent en bas. » Si les hommes du 4 septembre ne s’étaient pas servis contre l’Empire du concours des hommes de la Commune, s’ils n’avaient pas poursuivi contre le gouvernement national la révolution par la Chambre, ils ne se seraient pas exposés aux dangers de la révolution par la rue. Ils ont circonscrit l’incendie : le devoir était de ne pas l’allumer !


O Français de l’avenir ! quand, revenant sur les apothéoses imméritées, vous dresserez sur les places publiques de vos cités, débarrassées des statues usurpatrices et immorales, le véritable Panthéon de pierre, de marbre, de bronze, destiné à l’éducation du peuple, élevez, à côté des statues de la Patrie, les statues de Lazare Carnot et du général Changarnier, c’est-à-dire de ceux qui, aux jours du péril suprême, oubliant leurs rancunes et leurs ambitions, ne se sont rappelé que la détresse de cette Patrie et ont apporté toute leur aide, toutes leurs forces au chef malheureux qui luttait pour elle et qui, malgré tout, était encore le seul en mesure de la sauver.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue des 15 juin et 1er juillet.
  2. Louis Blanc, Histoire de dix ans. Vol. I, p. 391.
  3. 13 septembre 1638.
  4. Dréolle. Le 4 septembre, page 24 : — « Le gouvernement reste tel qu’il est, me dit Rouher, après le conseil du 3 septembre, à 5 heures. J’expliquai alors le danger que j’y voyais : je formulai de nouveau mon projet en indiquant deux membres de la Gauche comme susceptibles d’entrer dans un conseil de gouvernement. — Ils refuseront, me répondit M. Rouher, mais faites ce que vous jugerez bon. Si vous pouvez créer une entente sur ce terrain, marchez ! » Dréolle étant resté un des auxiliaires préférés de Rouher, on ne peut douter de l’authenticité de l’anecdote.
  5. Mézières à Mme d’Agoult, 5 septembre : « Nous avons fait simplement hier une révolution, sans secousse, avec une facilité qui nous étonne nous-mêmes. »
  6. Jules Favre, Déposition : « Je m’attendais à ce que la Révolution produirait de6 maux plus grands que ceux qu’elle a produits. »
  7. Voyez une belle page de Sarcey dans : Siège de Paris, p. 27.
  8. Lettre de M. Chappon à Emile Ollivier : « Peu de jours après le 4 septembre, ma maison fut pendant la nuit cernée par plusieurs brigades de gendarmerie, carabines chargées avec ordre de faire feu si quelqu’un tentait de s’évader. Au jour, un commissaire de police m’exhiba un mandat de perquisition émanant de la préfecture. Ma maison et mes papiers furent fouillés avec une extrême rigueur sous le prétexte que vous étiez caché chez moi. — Et comme un vapeur en relâche dans le port avait appareillé pendant la nuit, rien ne put ôter de la tête des bons gendarmes que vous en aviez profité pour gagner l’Italie. »
  9. Paris-Journal du 9 septembre.
  10. Réveil des 10 et 11.
  11. L’Estoile.
  12. Lettre du 5 septembre 1870. Napoléon III avait aidé le génie de Pasteur comme il a deviné celui de Fabre et l’un et l’autre lui ont dû de pouvoir continuer leurs travaux avec un appui officiel.
  13. Robert Mitchell. Courrier de France, du 7 juillet 1872.
  14. Le Journal officiel du 8 septembre reproduisit la note de la Correspondance Provinciale.
  15. A Fisch, 24 septembre.
  16. Empire libéral, t. XVI, p. 536 : « Dès que le ministère concéda la permanence de la Chambre et que je vis que la Chambre ne serait plus qu’un centre de complots et de commérages dans lequel il serait impossible de prononcer une parole, je pris le parti d’aller, avant que les Prussiens fussent arrivés sous Paris, chercher quelques jours de repos quelque part, afin de réparer un peu ma santé très atteinte. — Mais je me dis que je n’avais pas le droit de me reposer tout à fait et que, puisque je ne pouvais pas servir mon pays dans la Chambre, je pouvais aller au dehors essayer de lui venir en aide. Mon père, mon oncle, moi-même avions été les amis de l’Italie et nous avions souffert pour elle. J’y avais un très grand nombre d’amis dans tous les camps… Ne voulant pas que ma démarche fût connue, je m’embarquai avec ma femme sans prévenir personne et je m’en allai vers Milan par Genève et le Simplon… etc. »
  17. Voyez Empire libéral, t. XVI, p. 505.