La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/VIII

G. Charpentier (p. 89-95).

VIII

Lors de sa conversion soudaine, madame Fraque ayant à faire une confession générale assez chargée, pleine de ces détails qu’il coûte à une femme de spécifier, était allée une après-midi à la pauvre chapelle du couvent des Capucins, situé hors de Noirfond, au bout d’une promenade écartée et solitaire qu’ombragent de vieux ormes. Devant l’unique confessionnal, quatre vieilles, branlant la tête, estropiées par l’âge, qui s’étaient traînées là de l’hospice voisin des Incurables, attendaient leur tour. En moins d’un quart d’heure, le père Pamphile les eut expédiées. Puis, était venu le tour de madame Fraque et l’opération n’avait pas été beaucoup plus longue. Le père Pamphile, un rude saint homme à barbe grise salement plantée, en froc de bure crasseux, arriva tout de suite au fait, appela les choses par leur nom, sans périphrases, ne mit pas plus de dix minutes à ramoner grosso modo cette conscience enduite de trente ans d’adultère. Madame Fraque sortit du confessionnal avec une nausée de petite maîtresse. C’était bon pour une fois, ce rustre, ce directeur de vieilles pauvresses, qui ne sentait pas l’eau de Cologne ! Mais son amie, la baronne de Latour, qui s’y connaissait, lui indiquerait un confesseur convenable… Elle avait consulté la baronne, et le petit abbé de la Môle était devenu le confesseur ordinaire de madame Fraque.

Celui-là sentait bon, étant toujours rasé de frais, frisé, pommadé. La poudre de riz dont il avait l’habitude, après s’être lavé, de s’estomper la joue, était toujours mal enlevée. Tirait-il son mouchoir, un parfum de lavande l’entourait d’un nuage odorant. Il était Breton, disait descendre d’une vieille famille, n’avait que vingt-huit ans. Quelques mois auparavant, de hautes recommandations avaient fait venir le jeune prêtre dans le diocèse, en qualité de secrétaire de l’évêque. Mais M. de la Môle, n’ayant pas plu à Monseigneur, était tombé dans une demi-disgrâce. On lui avait offert une cure de village. Voulant à tout prix rester à Noirfond, il disait sa messe et confessait, à Saint-Jean, la paroisse aristocratique, simple prêtre libre.

Madame Fraque fut tout de suite enchantée du jeune directeur. Les prêtres auraient tous été des « père Pamphile », qu’elle eût renoncé probablement à la religion, comme à une chose peu délicate, repoussante, presque cynique, bonne pour la populace. Elle eût préféré tout de suite s’adonner au besigue comme la vieille madame de Gombaud, ou à l’éducation des épagneuls. Mais, avec ce gentilhomme plein de tact, pénétrant et sachant effleurer, une première confession lui sembla une heure de conversation ordinaire, d’une intimité charmante. Agenouillée au fond de ce confessionnal à l’ouverture duquel retombait un rideau vert, elle se crut un peu dans son boudoir. Quelle haute et surprenante perspicacité de médecin d’âmes chez cet enfant blême et poétique, qu’elle voyait, à travers le grillage, rejeter à chaque instant de longs cheveux bouclés pour regarder le ciel. Celui-là ne pouvait manquer d’aller loin et haut ! En recevant de lui l’absolution, cette vieille femme qui n’avait jamais été bien romanesque, voyait déjà son nouveau directeur, évêque, archevêque, cardinal, — se promettait de souvent revenir.

Et elle revint, prenant goût de plus en plus à la religion et au confesseur. Elle ne sentait plus comme autrefois son existence vide. Quelque chose d’absorbant, de profond, avait pris la place de cette agitation profane et toute à la surface qui jadis emportait sa vie, et lui faisait glisser si rapidement les semaines, les mois, les années. Son mari lui-même, sans cesser, au fond, de le haïr, elle ne se livrait plus comme autrefois au passe-temps de lui rendre chaque heure dure. Ses griffes, cassées le jour où elle s’était aperçue de sa vieillesse, restaient enfoncées dans la chair qu’elles avaient déchirée. En attendant que d’autres griffes lui eussent repoussé, elle laissait avec indifférence Hector goûter les fausses joies d’un rapprochement apparent. D’ailleurs, elle n’avait même plus le temps de s’occuper de lui, depuis que l’abbé de la Môle avait dit à sa pénitente :

— Madame, il faut faire des bonnes œuvres…

Elle en fit docilement, et d’innombrables. Elle donna au tronc des pauvres, aux prisons, à l’hôpital, au denier de Saint-Pierre, à l’orphelinat de la Providence, aux Incurables, à l’asile des Enfants-Trouvés, etc., etc. Tous les couvents, toutes les quêtes, toutes les œuvres pies de la ville et du diocèse, eurent leur part aux premières libéralités de cette pécheresse repentie. Elle donna même 500 francs pour la cloche de la chapelle du nouveau petit séminaire. Mgr Matheron qui avait à cœur la construction de son séminaire, dont il voulait faire la gloire de son épiscopat, tint la somme des mains de M. de la Môle, à une de ses réceptions du dimanche soir. La donatrice resta anonyme ; mais Mgr Matheron eut la preuve que son ex-secrétaire était plus utile à Noirfond, que dans une cure perdue. Le père Pamphile, lui, après la confession générale de madame Fraque, n’avait songé qu’à lui prescrire comme pénitence un certain nombre de chapelets et de rosaires à réciter « au milieu de la nuit, et à genoux sur le parquet ». L’abbé de la Môle, qui n’était pas pour « les pénitences inutilement mortifiantes », préférait recommander une aumône, quelque don agréable à Dieu. Comme un médecin modifiant son ordonnance à chaque visite suivant les phases de la maladie, après chaque confession, il avait à conseiller une bonne œuvre nouvelle.

— Il n’est pas nécessaire de donner beaucoup, répétait-il chaque fois à Zoé, mais il faut donner avec discernement, et il faut donner toujours. Une bonne œuvre est une prière effective et utile, une prière qui a pris un corps comme Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qui rachète nos fautes sans cesser d’être une prière, de même que notre divin Maître racheta nos âmes sans cesser d’être un Dieu…

Elle écoutait religieusement ces subtilités, sans chercher à les approfondir, déjà disposée à croire les yeux fermés à tout ce qui sortirait de cette bouche aux lèvres pures et minces. Elle se sentait, d’ailleurs, toute changée. Les choses qu’elle avait trouvées les plus exorbitantes, lui devenaient faciles, naturelles. Elle qui, jadis, avait peine à se lever à deux heures, et qu’on ne voyait que de loin, seulement aux grandes fêtes, faire acte de présence à la messe de midi, longtemps après le premier évangile, tous les matins maintenant, dès sept heures, elle courait à Saint-Jean entendre la messe de l’abbé de la Môle. Son zèle charitable s’était borné jadis à accepter une vice-présidence du conseil des dames patronnesses de l’œuvre des crèches. Une fois chaque carême, pour le concert, madame Fraque plaçait quelques billets. Puis, au théâtre, le soir de la représentation, madame Fraque, en grandissime toilette, au bras de quelque substitut du procureur du roi portant la rosette de commissaire, précédée de la première présidente, suivie de madame de la Tour et de la mairesse, traversait, pendant l’entr’acte, les chaises numérotées. Et ces quatre dames du monde arrivaient avec de grands frou-frou dans l’étroit foyer des artistes, pour féliciter, au nom de la charité, les chanteuses, sous le lorgnon des commissaires — tout un escadron en gants beurre frais — qui s’écrasaient à la porte et riaient en dessous. Maintenant, cette même madame Fraque se sentait prête à bien d’autres zèles, à des charités modestes, à des œuvres autrement méritoires, qui resteraient entre elle, son confesseur et Dieu.

Elle trouvait même trop doux, trop facile, ce premier traitement religieux que son prudent directeur ne lui administrait qu’à petites doses. Que lui coûtait-il de donner quelque quarante francs par semaine, à elle qui n’avait jamais su la valeur de l’argent ! Ses dernières dettes de mondaine dépensière étaient payées, elle ne gaspillait plus rien pour la toilette, et touchait encore régulièrement les dix mille francs de rente de sa dot. Elle réalisait donc maintenant des économies, tout en faisant son salut. La religion était loin de lui revenir aussi cher que la mode. Elle eût voulu, au contraire, dans son zèle de nouvelle convertie, se dévouer, payer de sa personne, avoir à accomplir de grands sacrifices. Elle en était à rêver des dévouements sans bornes, éprouvait comme une soif de se donner elle-même, tout entière, et pour toujours. Elle en vint à trouver insignifiants et misérables, ces premiers petits sacrifices d’argent. Elle ne les considérait plus que comme de purs enfantillages plaisant à l’abbé de la Môle, qu’elle lui passait en mère faible. Mais elle sentait remuer autre chose en elle que de la maternité et elle attendait mieux.