La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/V

G. Charpentier (p. 76-79).

V

Madame Fraque avait alors trente ans sonnés. Loin de s’être calmés avec l’âge, ses débordements de femme volontaire où entrait une si large haine de son mari, n’avaient fait que s’exaspérer. Autant, autrefois, quand M. Fraque était revenu de Nice avec un coup d’épée, cette bravoure lui avait paru ridicule, cette jalousie odieuse, autant aujourd’hui, elle reprochait au même homme d’être faible, commode, lâche. Elle n’avait jamais été belle. Ses cheveux s’éclaircissaient. Elle avait de mauvaises dents. Elle ne s’était jamais vue aussi maigre. Elle eut la surprise et la colère de croire que sa victime lui échappait. L’existence de son mari n’était plus sans but.

À quatre kilomètres de Noirfond, au bord de la route de Marseille, M. Fraque possédait une belle terre où il n’allait pas deux fois l’an. Un samedi soir, il reçut un mot du fermier : — Les douze cochons et les douze truies que le procureur du roi avait achetés au comice agricole, étaient arrivés. Et le fermier, fort embarrassé, les avait provisoirement logés dans l’écurie et dans la remise, où les douze couples salissaient tout, faisaient un vacarme épouvantable.

Le lendemain, de grand matin, Isnard réveilla son maître, qui monta à cheval, et se rendit au trot à sa propriété. M. Fraque prit quinze jours de congé, qu’il passa avec ses porcs, les touchant, les caressant, leur donnant lui-même des glands, prenant un plaisir d’enfant à les entendre grogner, péter, renifler. Leurs ventres, d’où pendaient de longues soies lisses, étaient difformes. Ils plongeaient le groin avec délices dans leur pâtée de son et de pommes de terre. M. Fraque riait aux larmes, et avait complètement oublié sa femme.

Un architecte, mandé de Marseille, arriva au moment où le procureur du roi, radieux, était en train de marivauder avec une jeune truie. Séance tenante, on chercha un emplacement, on arrêta le plan d’une porcherie-modèle. M. Fraque voulut un palais. Rien n’était trop beau ! Il fallait du marbre partout et rien que du marbre, du marbre rose pour les mangeoires, du marbre blanc pour les escaliers intérieurs, du marbre vert pour les colonnes de la façade et les sculptures emblématiques d’un fronton. Quand M. Fraque fut de retour de sa terre, au bout des quinze jours, son air heureux et rayonnant stupéfia Zoé.

Et, pendant six mois, il alla tous les jours à sa « Villa-Poorcels » pour surveiller maçons et architecte, sculpteurs et marbriers. Il en manquait souvent l’audience. À peine au sortir du parquet, il sautait en selle. Il engraissa. Le jour de l’inauguration de la porcherie, il y eut à « Villa-Poorcels » une grande fête agricole à laquelle, naturellement, madame Fraque refusa d’assister. Le préfet, le premier président, l’évêque lui-même, le docteur Boisvert, plusieurs membres du conseil général, déjeunèrent dans la porcherie. Tout à coup, au dessert, quand on déboucha le champagne, les portes furent ouvertes, et les habitants du nouveau palais, couverts de rubans et de guirlandes de roses, firent irruption en grognant de joie. Il y eut toast, discours, musique d’orphéon, bal champêtre, et enfin, le soir, feu d’artifice. La grande pièce fit voir, dans le ciel, un gigantesque cochon de feu.

Cette sollicitude pour la race porcine passa chez M. Fraque à l’état de folie douce chronique. Elle lui coûta beaucoup d’argent, presque autant que la toilette de sa femme. Ses quarante mille livres de rente n’y suffisaient plus. Il fut bien forcé d’écorner de temps en temps son capital, afin que ses porcs chéris vécussent comme des princes. Mais il s’absorba en eux. Ses porcs remplacèrent ses nécessités de distraction, ses besoins de femmes. Dans leur société, il oublia les amis laissés à Paris, devenus tout-puissants, académiciens, ministres. À les élever, ses cochons, ce mari philosophe insensibilisa pour des années sa plaie conjugale. L’âge arrivait. Il devint très patient, très contenu, très étudié. Il exagérait de parti pris sa surdité naissante, une muraille, qu’il élevait entre le reste du monde et son égoïsme volontaire. Comptant ne rien voir, il jugeait prudent de ne rien entendre. Il poussa à l’excès l’anglomanie qui lui avait fait appeler sa campagne « Villa-Poorcels » et sa nouvelle jument « Miss-Jenny ». Il émaillait maintenant ses moindres phrases d’expressions anglaises. Il ne mangea plus que de la cuisine anglaise. Son rêve était de passer pour un « parfait gentleman », excentrique, plein de morgue, améliorateur de cochons et misanthrope.