La Fin de Lucie Pellegrin/Journal de Monsieur Mure/V

G. Charpentier (p. 252-259).

V

Un dimanche.

Madame de Lancy assistait au mariage d’Hélène, sans l’avoir connue jeune fille. Mais le père Derval et M. de Lancy étaient du même Cercle. Une certaine intimité existait même entre eux. D’ailleurs, ce M. de Lancy est si léger, si nul et si bon garçon à la fois. Malgré tout, sympathique ! Le noble subsiste en lui : il a une case du cerveau pleine de sa supériorité à lui, et de la supériorité de ceux de sa caste sur ceux qui n’en sont pas. Mais toute sa noblesse ne résiste pas à un verre d’absinthe, à l’excitation d’une nuit de jeu, à l’entraînement d’une fête, même au simple picotement d’une farce à faire, excentricité de commis-voyageur ou folie de collégien en jour de sortie. Ne le voyais-je pas, l’autre jour, chez le coiffeur, tutoyer le garçon qui lui coupait les cheveux, barbouiller de savon le museau du chat de la boutique, et, du plat de la main, appliquer au patron de grandes tapes dans le dos ! Il a beau grisonner, avoir cinquante ans, une large patte d’oie, des rhumatismes : c’est tout son écervelé de fils. D’ailleurs, ils se tutoient tous les deux, ont le même tailleur, mènent la même vie, fréquentent maintenant le même cercle, jouent avec les mêmes cartes, pontent l’un sur l’autre et se font des banquo, au bal valsent avec la même fougue, et, à l’heure du cotillon, se rencontrent parfois, le père et le fils, aux genoux de la même femme. Avec cela, M. de Lancy passe pour un excellent mari, sa femme l’adore. Chaque dimanche, le père, le fils et la mère vont ensemble à la messe de midi.

Madame de Lancy, elle, a une seule passion : recevoir ! L’hiver, dans son hôtel ; l’été, dans l’espèce de masure attenante à une ferme et flanquée d’un pigeonnier qu’on décore du nom de château de Lancy, il faut qu’elle donne des fêtes. C’est sous cette forme particulière que se manifeste chez elle cette soif de plaisir qui est la caractéristique de la famille. Son mari, un sanguin bon vivant, satisferait à meilleur marché ce besoin de mobilité et d’agitation resté aussi impérieux en lui que chez son fils. Mais elle, la poitrine un peu plate, élancée et pâle, nerveuse, de grande race, ayant dans son enfance mis le pied sur le seuil du véritable monde parisien, quoi d’étonnant que du jour où elle s’est sentie plongée dans le bain d’or de la fortune, elle ait voulu jouir avec les raffinements de sa nature ? Elle a dû rester ce qu’elle était : religieusement élevée, honnête par circonstance et par tempérament, mariée à l’homme qu’il lui fallait, tout me porte à la croire encore une des plus honnêtes femmes de X… Au contraire, honnêteté, religion, amour d’un mari, souvent, dans la vie, s’usent à la longue ! Son fol amour du monde a préservé madame de Lancy, comme d’autres le sont par leur aptitude à faire des confitures.


2 juin 1866.

Tout un hiver, j’ai entendu Hélène avoir sans cesse le nom de madame de Lancy à la bouche. Même, un moment, c’était le petit nom : Blanche par-ci ! Blanche par-là !… Mais, depuis longtemps, plus de « Blanche »… Depuis quelques jours, je remarquais que, chaque fois, si je mettais le nom de madame de Lancy sur le tapis, le front d’Hélène se rembrunissait. Alors hier soir, au chalet, j’ai voulu en avoir le cœur net.

Nous avions eu bien chaud, tous les trois, en dînant. La peau rose et un peu moite, les paupières baissées, silencieuse et ne nous écoutant pas, Moreau et moi, elle épluchait lentement ses fraises. Tout à coup, elle nous regarda :

— N’est-ce pas ? vous le voulez bien ?… Nous irons prendre le café dehors…

— Dehors ou ici, fit Moreau avec un geste d’indifférence.

Nous étions installés sur la terrasse, autour de la table de pierre. Le café fumait dans nos trois tasses. Moreau, carré déjà dans son fauteuil rustique, allumait un cigare. Le jour baissait, et il faisait un grand calme.

— Pas une feuille des arbres ne remue ! m’écriai-je. Nous voilà tout à fait aux beaux temps…

Puis, après un instant :

— Avons-nous passé de belles soirées, ici, l’été dernier !… Madame de Lancy venait quelquefois, souvent !…

Alors Hélène me tendit violemment le sucrier.

— Tenez ! sucrez-vous… mais sucrez-vous donc !

Et sa voix vibrait, impérative et révoltée, brutale. Attristé d’avoir touché juste, troublé moi-même, je n’en finissais plus de fouiller avec la pince en argent pour amener un second morceau de sucre, un tout petit. Puis, je la regardai à la dérobée. Elle était déjà redevenue calme. Elle vida sa tasse d’un seul trait, la tint en l’air encore un moment, la reposa d’un geste assuré. Sous la transparence d’un corsage blanc, sa poitrine respirait, large et libre. De nouveau, elle nous avait oubliés, Moreau et moi. À quoi pensait-elle ? Elle semblait écouter. De temps à autre, un sifflet de locomotive nous arrivait de la gare.

Et Moreau, qui avait apporté ses journaux, les parcourait. À chaque instant, c’était un petit froissement de papier déplié. Même, ce soir-là, expansif à sa manière, il nous faisait part de sa lecture, en laissant tomber des bouts de phrases : « Hausse, 30 centimes… — Excellente attitude de l’Autriche… — Jules Favre vient plaider ici devant la cour… — Remède contre le phylloxera… — Tiens, notre ancien procureur général est nommé à Rennes. » Dans un jardin voisin, un rossignol poussait parfois deux ou trois notes veloutées.

Enfin, il fit tout à fait nuit. Mais l’atmosphère était si pure, la lune, au-dessous des arbres du jardin, montait si ronde et si brillante que Moreau aurait pu continuer sa lecture. Le journal qu’il tenait toujours glissa de ses mains sans qu’il bougeât pour le ramasser. Moreau s’était endormi.

Hélène le regardait. Son front, impénétrable et dur en ce moment, devait contenir une pensée qu’elle ne me communiquait pas.

— Tenez ! il ronfle, dit-elle seulement.

Et elle me regarda.

— Nous, marchons un peu, ajouta-t-elle. Venez…

Je l’avais suivie. Le petit gravier des allées criait sous nos pas. Nous tournions le dos au chalet, enfoncés de plus en plus sous le bosquet qui s’étend de la terrasse à la haute grille du fond donnant sur la route. Tamisée par les branches basses, la lune ne faisait plus que des gouttes de clarté jaune filtrant çà et là entre les feuilles. Et j’étais à une de ces minutes où l’on voit nettement en soi. J’avais le cœur gros. Des tentations me prenaient : là, dans l’ombre, me prosterner à ses pieds, baiser le bas de sa robe, lui demander pardon ! Pardon de l’avoir aimée et de m’être trompé, et d’avoir causé le malheur de sa vie en contribuant à lui faire épouser l’homme qu’il ne lui fallait pas, l’homme qui ne convenait qu’à mon inconsciente jalousie, à mon égoïsme.

Déjà, mes lèvres s’entr’ouvraient :

— Hélène !… Hélène !

Mais elle poussa un petit cri :

— Ah !

Et elle ajouta gaiement :

— Vous ne voyez pas ? Mais débarrassez-moi donc…

C’était une branche de noisetier accrochée à ses cheveux. Puis, elle parla encore. Ils avaient grand besoin d’être taillés, ces noisetiers ; tout ça était médiocrement entretenu ; elle songerait à faire venir le tailleur d’arbres. Elle n’aimait pas non plus ces fines toiles d’araignée que l’on se sentait tout à coup sur la figure, en travers de ces allées où nul n’avait passé de tout l’hiver. Même elle pensait à des embellissements. Ici, une serre ferait bien. Il fallait absolument agrandir la petite pièce d’eau, changer la rocaille… Et chacune de ses phrases était pour moi un calmant et un baume. Je sentais mon cœur se dégonfler. Elle s’accoutumait donc à son sort ! Plus de résolutions extrêmes à redouter de sa part. Mon Dieu ! on se fait à tout ici-bas. Madame de Lancy, comme les autres, lui tournait le dos ; tant pis ! Hélène se résignerait à l’isolement. Trop fière pour ne pas surmonter une situation exceptionnelle, elle en arriverait peu à peu à se suffire à elle-même. Et je me voyais déjà passant une infinité d’autres soirées avec elle : l’hiver, au salon du chalet, au coin du feu ; l’été, dans ce jardin embelli ; — Moreau à l’écart, oublié, indifférent, endormi ; — et elle, résignée comme maintenant, douce et attendrissante, un peu triste…

— La bonne odeur de seringat ! s’écria-t-elle.

Nous étions au bout du jardin, devant la haute grille tapissée d’un rideau de verdure. Et elle s’efforçait de couper une longue tige de seringat, tout en fleurs.

— Aidez-moi…

Elle cueillit aussi du jasmin. Puis, écartant le feuillage, appuyée des deux mains aux épais barreaux de fer, voilà qu’elle regardait la route.

La route, au clair de lune, était très blanche. Çà et là, sur les bords de petits tas de pierres, symétriques ; et, de distance en distance, les longs poteaux du télégraphe se profilaient nettement. Il ne passait personne. Mais, comme la nuit était très calme, un murmure de grelots, perpétuellement remués, arrivait de quelque charrette lointaine. Autrefois, avant l’invention du chemin de fer, c’était par cette route qu’on entreprenait le voyage de Paris. Paris était donc quelque part, là-bas, derrière l’horizon, très loin. Paris ! la magique ville, aussi attirante pour la femme mal mariée que pour le collégien de troisième cachant Balzac dans son pupitre et rêvant la carrière littéraire ! Paris !… Toujours cramponnée à la grille comme aux barreaux d’une fenêtre de prison, Hélène cherchait je ne sais quoi, d’un regard fixe :

— Venez-vous ? implorai-je timidement.

— Non ! laissez-moi… je vois quelque chose.

J’eus beau écarquiller les yeux, je ne vis d’abord rien. Puis, cependant, sur la route, un imperceptible nuage de poussière. Le nuage grossissait et se rapprochait, très vite, avec le bruit d’un galop de cheval. Bientôt le cavalier fut devant nous. Je reconnus M. de Vandeuilles.

À dix pas de nous, le jeune comte avait arrêté sa monture. Il roulait lentement une cigarette, paraissant concentrer toute son attention à la bien faire, et ne pas nous voir. Alors, Hélène se recula précipitamment de la grille.

— Venez… Rentrons.

Et quand nous passâmes sur la terrasse, où Moreau, dans son fauteuil, le journal à ses pieds, ronflait maintenant comme un tuyau d’orgue, elle me toucha nerveusement l’épaule :

— Chut ! ne le réveillez pas.