La Fin de Lucie Pellegrin/Journal de Monsieur Mure/I

G. Charpentier (p. 227-231).

I

20 novembre 1863.

Aujourd’hui ! avant minuit, mademoiselle Hélène Derval sera, pour la vie, madame Moreau.

Il est cinq heures du soir. Il fait nuit. J’ai sonné deux fois pour la lampe, inutilement. Nanon, la bonne, sera sortie ; je viens d’allumer une bougie en attendant. Et il faut que je me dérange encore pour jeter des bûches dans la cheminée… Brrr ! le froid me saisit, dans mon appartement de garçon, seul.

Huit heures et demie.

Mon diner, à moi, n’a pas été long.

Eux sont encore à table. Au dessert, peut-être. Le bouchon des bouteilles de champagne, saute. Je les vois, tous ! Le vieux papa Derval, rouge comme sa décoration de commandant en retraite, a la larme à l’œil. Notre président du tribunal se lève, hume sa prise, et prononce un toast. L’indispensable boute-en-train, M. de Lancy, invente quelque facétie pour amuser les dames. Et elle ?

Elle était si petite, quand j’allais, aux vacances, chasser à Miramont, chez ma grand’mère. Le dimanche, pour la messe, les Derval faisaient l’ascension de la colline escarpée où est juché le village. Ils s’arrêtaient chez nous. Une fois, je m’en souviens, je l’avais prise à sa nourrice et je la tenais dans mes deux mains. Tout à coup, à travers le maillot, quelque chose passe et me mouille les doigts.

— Oh ça, monsieur, c’est béni ! me dit sa nourrice, en la reprenant.

Dans notre jardin, autour du grand jujubier, elle courait, en sautillant, comme un jeune moineau. Et l’orgue à manivelle, que ma grand’mère avait donné à l’église, et que le maître d’école tournait pendant la messe de onze heures ! il fallait qu’on la mît debout sur une chaise tout à côté de l’harmonium : elle le touchait, elle lui donnait des coups de pied, elle voulait aussi tourner la manivelle. Elle dansait en mesure avant de savoir marcher. Une après-midi où une famille d’Italiens jouait de la harpe devant la maison, je la vois encore : piétinant, sautant, improvisant des pas adorables de danseuse de quatre ans qui tient relevées ses petites jupes. Et un autre jour, quelques années plus tard, son bonhomme de père, après l’avoir longtemps menacée du cabinet noir, pour je ne sais quelle grosse sottise, finit par l’enfermer dans un corridor clair, entre deux portes vitrées. Elle pleura d’abord. Puis, soudain, avec un cri de révolte et de triomphe que j’entends encore :

— Papa, j’y vois !…

La vérité est que, tout enfant, encore en robe courte, elle m’intimidait déjà, moi, homme fait, docteur en droit, magistrat, mûr et grave avant l’âge. J’ai dit « vous » de bonne heure à cette bambine, qui jouait à la poupée en ce temps-là, et qui, de ses doigts barbouillés de confiture, se permettait de tirer mes favoris à côtelettes.

Neuf heures.

Ils ne sont plus à table ! Ceux qui n’étaient pas invités au repas arrivent. On commence à s’écraser dans le salon. Les domestiques circulent comme ils peuvent, avec leurs plateaux. Heureusement, il n’est plus d’usage de danser aux soirées de mariage. On se salue, on se complimente, on s’observe à la dérobée, en prenant du punch et des sorbets. Les hommes, relégués dans les coins, chuchotent en s’essuyant le front ; les dames tâchent de se voir dans une glace, en passant. Le président du tribunal en est à sa vingt-cinquième prise, et, dans une embrasure de fenêtre, récite son toast à quelque nouvel arrivé. Enfin l’aimable M. de Lancy a beau se multiplier : chacun désire qu’il soit onze heures, moment du départ pour la mairie.

Un nom que l’on doit prononcer souvent, c’est le mien. Il me semble les entendre ! Chaque nouvel arrivant : — « Et M. Mure ! D’où vient que je n’aperçois pas M. Mure ! — Serait-il arrivé quelque chose à ce cher M. Mure ! » — Tous, ils savent que c’est moi qui ai fait le mariage. Alors, Moreau, de sa voix sèche, de son air cérémonieux de magistrat empesé, leur apprend qu’un accès de goutte me retient dans ma chambre. Et ce sont des exclamations compatissantes : — « Comment ! la goutte à son âge ! — M. Mure n’est pourtant pas vieux ! — Quarante ans… au plus ! — Il faut espérer que ce ne sera rien ! » tandis que le père Derval, l’œil humide, soupire et fait de grands bras au ciel, pour indiquer que ma présence manque à son bonheur parfait. Mais Moreau leur apprend que j’étais menacé depuis quelque temps ; et, du ton avec lequel, présidant les dernières assises, il disait : « Accusé, vous avez trois jours pour vous pourvoir en cassation », il leur révèle que je viens de faire une demi-saison à Vichy. — « Mais, il y a mieux que Vichy pour cette affection-là, s’écrie aussitôt quelqu’un d’un air entendu : il y a Contrexeville ! — Ah ! oui, Contrexeville ! moi, pourtant… » Et les voilà parlant stations thermales, eaux alcalines et eaux sulfureuses, bains de mer, casinos, toilettes, roulette, concerts, actrices, banquiers, Bourse, politique, etc…, Je suis tout à fait oublié, jusqu’à l’arrivée de quelque retardataire.

Dix heures.

Tout le monde est maintenant arrivé.

Eh bien, si je faisais une chose… Mon habit ! mes bottes vernies ! ma barbe faite !… Au moment où l’on n’attend personne je les stupéfierais en leur montrant que je n’ai pas plus la goutte que Moreau… Tout autre aurait déjà passé sa chemise à jabot. Mais, moi, je suis M. Mure…

Onze heures.

Trop tard !

Je viens d’entendre le roulement de beaucoup de voitures au bout du Cours. La noce arrive à la mairie. Et moi, je souffre. J’ai comme une balle de plomb là, quelque part, dans la poitrine. Tout est consommé.