La Fin d’une légende - La mission du Maréchal Foch en Italie (29 octobre-24 novembre 1917)

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La Fin d’une légende - La mission du Maréchal Foch en Italie (29 octobre-24 novembre 1917)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 274-302).
LA FIN D’UNE LÉGENDE


LA MISSION
DU
MARÉCHAL FOCH EN ITALIE
(29 octobre-24 novembre 1917)

Rien n’a la vie plus dure qu’une légende. Il s’en est créé une en Italie, d’après laquelle le maréchal Foch, au lendemain de Caporetto, aurait déconseillé au commandement en chef italien la résistance sur la Piave.

Cette légende n’est pas contemporaine des événements qu’elle travestit. Elle n’a fait son apparition qu’un an plus tard, après la victoire de Vittorio-Veneto.

Sur le moment, en novembre 1917, les Italiens ont eu trop nettement conscience du secours que leur apportaient leurs alliés et du profit dont leur était la présence du grand chef de guerre français, pour songer à méconnaître la part que le maréchal Foch avait prise à leur salut. Il n’en a plus été de même depuis novembre 1918. Le souvenir de Caporetto, du reste trop ressassé dans un certain clan, est naturellement devenu importun aux vainqueurs de Vittorio-Veneto. Comme si la réhabilitation de la victoire, pourtant la meilleure de toutes, ne leur suffisait pas, ils en ont cherché une autre dans l’arrêt de l’offensive ennemie sur la Piave, ce qui était encore strictement leur droit et historiquement juste. Mais (et c’est à partir de là qu’ils ont fait tort à l’équité et à la vérité historique), pour rehausser le mérite de leurs propres généraux et leur réserver exclusivement celui d’avoir arrêté l’offensive austro-allemande, ils ont imaginé la légende, qui attribue au maréchal Foch une opinion et un rôle de pure fantaisie. Le chef d’État-major général français n’aurait pas cru alors à la possibilité de résister définitivement sur la Piave ; s’attendant à ce que cette ligne fut forcée, il ne l’aurait considérée comme bonne qu’à marquer un temps d’arrêt ; tenant pour inévitable ou nécessaire la continuation de la retraite, ce serait dans la ligne du Pô et du Mincio qu’il aurait vu la barrière, derrière laquelle l’invasion pourrait être contenue. Ainsi serait-ce contre son avis, sinon même contre son gré, que la résistance définitive aurait été organisée, entreprise et menée à bien sur la Piave. L’honneur, auquel le maréchal Foch n’aurait aucun droit, en reviendrait exclusivement, non pas même au général Diaz, mais au général Cadorna.

Cette thèse a été exposée à diverses reprises en Italie dans des articles de journaux et dans des brochures. Elle vient de l’être, avec quelques variantes et atténuations, dans un opuscule[1] qui s’inspire d’ailleurs d’une pensée louable et équitable : celle de défendre le général Cadorna contre des critiques souvent imméritées. L’auteur, M. Ezio Gray, proteste contre l’injustice « qui enlève au général Cadorna le mérite d’avoir décidé de résister sur la Piave, pour l’attribuer tantôt à Foch, tantôt au nouveau Comando-Supremo.[2] »


La décision, dit-il, de résister sur la Piave jusqu’au dernier homme ne vint, à l’origine, ni de Foch, ni de Diaz, ni de Badoglio, qui n’était pas encore au Comando Supremo et n’y arriva que le 7 novembre. Quant à Foch, qui arriva à grand fracas à Trévise et trouva dans Cadorna un homme d’une dignité parfaite, désireux, même dans la débâcle, de ne pas permettre à l’allié des allures de sauveur et d’arbitre ne répondant en ce moment ni à l’aide effective, ni même à l’intention d’employer immédiatement les moyens dont on disposait. Quant à Foch, il approuva le projet de Cadorna de résister sur la Piave : mais il ne voulut pas compromettre ses troupes dans ce qu’il appelait « une mêlée » et maintint ses divisions entre le Mincio et l’Adige. Il se basa jusqu’à la fin sur sa théorie, que, pour utiliser efficacement des troupes, il fallait les disposer sur un front éloigné de toute gêne provenant de l’ennemi : sans quoi, elles seraient à leur tour entraînées dans la masse des éléments désorganisés. Excellent principe, lorsqu’il est possible de le faire cadrer avec les facteurs indispensables d’espace et de temps. Mais, dans le cas en question, il était à craindre que ces facteurs ne vinssent à manquer. Et de fait, lorsqu’ils firent défaut sur le front français, Foch s’écarta de sa théorie : ainsi en 1918, quand les Allemands firent la trouée au point de jonction franco-anglais, Foch alors jeta ses réserves dans la brèche comme il le put, en camions, sans artillerie et sans vivres. Du reste, remercions le sort pour l’obstination aveugle des Français : car, dans l’hypothèse contraire, cette aide qu’ils nous auraient donnée nous aurait entraînés dans un esclavage politique et moral de cinquante nouvelles années. C’est ainsi que sur la Piave nous fûmes bien seuls à résister et à réorganiser « la mêlée. » Et la décision fut l’œuvre de Cadorna, non d’un autre.


Telle est la forme qu’a prise, sous la plume du dernier publiciste italien qui l’ait soutenue et qui semble bien être le porte-parole du général Cadorna lui-même, une thèse particulièrement propre à frapper et à séduire ses compatriotes. Laissons-le se féliciter de ce que son pays ait échappé, grâce à l’ « aveugle obstination » du maréchal Foch, à un « esclavage politique et moral de cinquante nouvelles années. » Bornons-nous à examiner, à la lumière des faits et à l’aide de quelques documents originaux, son argumentation et ses conclusions condensées, dès les premières lignes de son opuscule, dans celle définition qu’il donne du front de la Piave : « la ligne de résistance choisie et voulue par Cadorna, refusée par Foch, et simplement acceptée par Diaz. » Notre examen laissera intentionnellement de côté la question de savoir à qui, du général Cadorna ou du général Diaz, revient le mérite de la résistance sur la Piave. Nous nous en tiendrons à rétablir la vérité historique en ce qui concerne le maréchal Foch, que nous suivrons pas à pas du 24 octobre au 23 novembre 1917.


Le 24 octobre 1917 se déclenche l’offensive austro-allemande contre le front italien de l’Est. Le général Foch, — nous lui donnerons dorénavant le grade qui était le sien à cette époque, — en est informé immédiatement, les fonctions de chef d’Etat-major général des armées françaises, qu’il exerçait alors, comportant la centralisation des renseignements sur la situation des armées alliées et, éventuellement, la coordination des opérations du front de France avec celles des autres fronts. Le déclenchement de cette offensive n’est pas pour le surprendre, pas plus d’ailleurs que le général Cadorna. Car l’événement était prévu, annoncé, attendu, sinon à l’endroit précis où il se produit (le secteur tenu par la 2e armée italienne, en avant et le long de l’Isonzo), du moins sur l’ensemble du front du Carso, de l’Isonzo et des Alpes Juliennes.

Il n’y a pas longtemps que le général Cadorna a avisé les états-majors alliés de l’ajournement d’une offensive préparée par lui, en raison des fortes concentrations de troupes ennemies qu’il a observées sur son front et qui lui font craindre d’être attaqué sous peu. Rien donc, d’inopiné dans la nouvelle de l’attaque, ni, par suite, rien qui puisse alarmer outre mesure le général Foch. Il sait que le commandant en chef italien n’est pas pris à l’improviste ; que les positions tenues par la 2e armée italienne sont organisées pour la défensive, quand bien même quelque négligence du commandement local aurait laissé en souffrance une partie des travaux prescrits par le G. Q. G. d’Udine ; que les forces occupant ces positions sont numériquement considérables, qu’elles se sont bravement battues en mainte circonstance et ont fourni, l’été précédent, l’effort principal des assauts sur le plateau de la Bainsizza ; que les réserves massées à proximité sont importantes ; que l’artillerie mise en ligne est puissante.

Ce qui, en revanche, est pour surprendre à Paris comme à Udine, c’est l’issue rapidement malheureuse de la résistance. Une ou deux journées suffisent en effet, — peut-être moins, — pour que s’accomplisse un désastre, dont les conséquences se traduiront, quinze jours plus tard, par le fait suivant : le front italien ramené du Carso à la Piave ; d’une distance variant entre 20 et 25 kilomètres au-delà de la frontière à une distance variant entre 80 et 100 kilomètres en deçà. Dans le secteur de Caporetto (4e corps d’armée), sur lequel porte l’attaque principale, le front est soudainement rompu, dans des conditions qui y compromettent irrémédiablement la défensive, jettent le désarroi dans les corps voisins et désorganisent plus ou moins toute la 2e armée. Il s’ensuit un trou, par où l’ennemi menace de prendre à revers la 3e armée (Carso) et la 4e armée (Alpes Carniques). De là dérivera la nécessité d’un recul, que des pertes énormes en prisonniers et en matériel et la désorganisation des unités restantes de la 2e armée empêcheront d’arrêter sur une des lignes de repli préparées à l’arrière.

Sans que ces conséquences puissent encore apparaître à Paris dans toute leur étendue, pourtant la gravité de l’échec italien y est connue dès le 26 octobre. Le jour même, le concours de troupes françaises est spontanément offert à l’Italie. Ce n’est pas sans avoir consulté son conseiller militaire que le Comité de guerre a pris cette initiative : le général Foch et les membres civils du Comité se sont trouvés d’accord pour proposer le secours de nos armes. Le général Pétain, commandant en chef sur notre front, est également favorable à la proposition. Le chef d’Etat-major général français la transmet aussitôt au général Cadorna, tandis que le ministre des Affaires étrangères charge l’ambassadeur de France à Rome, M. Barrère, d’en aviser le gouvernement italien. Les télégrammes qui portent cette offre à Udine et à Rome se croisent avec une demande du général Cadorna, faisant appel à l’aide de la France : elle se trouve exaucée d’avance. L’envoi en Italie de la 10e armée, sous le commandement du général Duchêne, est décidé : ce sont, pour commencer, 4 divisions d’infanterie, avec l’artillerie lourde correspondante, qui seront dirigées au-delà des Alpes. Le transport commence dès le 28 au soir. Le même soir part le général Foch lui-même, qui a reçu pleins pouvoirs du gouvernement français. La rapidité avec laquelle ces mesures ont été résolues et exécutées demeurera à l’honneur du gouvernement de l’époque, de son principal conseiller militaire et de notre haut commandement.

Arrivé à Turin le 29 octobre, le général Foch y trouve un officier de notre mission militaire au G. Q. G. italien, le colonel Girard, venu à sa rencontre pour le mettre au courant de la situation. Les armées italiennes sont en retraite vers la ligne du Tagliamento. C’est là un mouvement qu’avaient laissé prévoir au général Foch des télégrammes du général Cadorna reçus avant son départ de Paris. Le commandant en chef italien avait d’abord exprimé l’espoir de pouvoir préserver le Frioul de l’invasion et endiguer l’avance ennemie, en résistant sur les positions du Monte-Maggiore, du Sabotino et dj la rive droite de I’Isonzo. Il avait averti toutefois, avant même d’avoir perdu cet espoir, qu’il prenait ses dispositions pour ramener ses forces des Alpes Juliennes sur le cours du Tagliamento et ensuite, si la nécessité le lui imposait, sur celui de la Piave. Ce sacrifice, dont il laissait entrevoir l’éventualité dès le 26 au soir, lui était apparu plus nécessaire le 27. À cette date, il avait annoncé qu’il prenait son parti de replier toutes ses armées derrière le Tagliamento dans les meilleures conditions possibles. Encore ne comptait-il dès lors que sur un arrêt de courte durée derrière cette rivière et considérait-il déjà comme infiniment probable le repli derrière le Sile et la Piave. La journée du 28 l’avait confirmé dans ces dispositions. Telle est la situation et tels sont les développements qu’elle fait craindre quand, le 30 octobre, à 6 h. 30 du matin, le général Foch arrive à Trévise, où le G. Q. G. italien, ayant évacué Udine, s’est provisoirement installé.

Une demi-heure après, il est chez le général Cadorna. Il trouve en celui-ci un chef, certes, d’une dignité parfaite, mais précisément d’une dignité assez vraie pour accueillir sans aucune susceptibilité mal placée un compagnon d’armes illustre qui vient à lui. De son côté, c’est sans aucun éclat ni tapage que le général Foch vient s’acquitter d’une mission où l’intérêt français se confond avec l’intérêt italien, et dans l’accomplissement de laquelle il apporte la plus franche sollicitude.

Dans la conférence qui se tient entre eux sur l’heure, le général Cadorna confirme au général Foch les ordres de retraite qui sont en cours d’exécution, et, ne dissimulant pas qu’il a peu de confiance dans la résistance sur le Tagliamento, il se montre enclin à continuer le repli jusqu’à la Piave. Très satisfait de l’arrivée rapide des troupes françaises, il demande que notre 10e armée prépare son entrée en ligne sur la Piave, où elle tiendrait le front s’étendant de Ponte-di-Priula à Ponte-di-Vidor, et qu’elle débarque dans la région du Vicence, Citadella, Camposanpiero, Ro et Padoue, de manière à être à pied d’œuvre. Aucune objection de la part du général Foch à cette destination. Des instructions sont données par lui en conséquence au général Duchêne, qui vient, à trois heures de l’après-midi, prendre ses ordres à Trévise.

A peine ces dispositions sont-elles arrêtées, que le général Cadorna demanda au général Foch de les modifier. Ses renseignements lui ont fait connaître qu’une concentration de troupes allemandes s’opère dans le Trentin vers Bozen et lui font craindre qu’une attaque se produise de ce côté. Le front


LE FRONT ITALIEN APR7S LA RETRAITE SUR LA PIAVE


du Trentin, gardé par la 1re armée, joue, dans le mouvement qu’effectuent alors les 2e, 3e et 4e armées italiennes, le rôle de pivot de manœuvre. Si une offensive ennemie réussit à forcer les débouchés de ce massif, au Nord, alors que le gros des forces italiennes s’achemine, à l’Est, vers le Tagliamento, celles-ci seront prises à revers et coupées de leur ligne de retraite. Telle est la menace qui préoccupe le général Cadorna, et qui préoccupera le commandement italien jusqu’au moment où son front Est, ramené à la Piave, ne formera plus avec son front Nord, faisant face au Trentin, un angle trop ouvert. A cinq heures, le général Cadorna demande donc au général Foch de mettre à sa disposition une division française, pour la porter à Brescia et parer à une attaque débouchant par le Val Giudicaria. Opposé avec raison à l’idée de disperser nos unités, le général Foch réserve d’abord sa réponse. Mais, à sept heures, le général Cadorna le prie de lui donner une deuxième division pour la même région. Alors, afin de maintenir groupée notre 10e année, il est décidé d’un commun accord que deux de nos divisions débarqueront dans la région de Brescia et deux dans la région de Vérone. Des instructions en conséquence, révoquant les précédentes, sont envoyées dans la soirée du même jour au général Duchêne.

C’est donc à la demande du général Cadorna lui-même que le lieu de débarquement et de concentration de l’armée française, d’abord choisi à proximité de la ligne de la Piave, a été changé et reporté en arrière et vers le Nord, à proximité du Trentin. Et c’est en raison d’un danger prévu, par mesure d’urgente précaution, que ce changement a été apporté aux dispositions primitives. On voit par là ce qu’il faut penser de la thèse, d’après, laquelle le général Foch n’aurait « pas voulu compromettre ses troupes dans ce qu’il appelait une mêlée » et les aurait « maintenues entre l’Adige et le Mincio, » afin de les « disposer sur un front éloigné de toute gêne de l’ennemi. » Il n’y a rien de fondé dans ce reproche.

La seule chose à laquelle le général Foch se soit refusé, c’est à la dispersion des divisions d’une armée, qui tirait sa valeur de son homogénéité et à laquelle il importait de conserver, à ce moment, son individualité propre. Dissocier les divisions françaises, détacher l’une à droite, l’autre à gauche, eût été une faute, dont elles auraient pâti, sans profit appréciable pour les Italiens. C’eût été perdre l’avantage de leur cohésion et s’interdire de faire efficacement appel à elles, le moment venu. Mais à la seule condition qu’elles restassent groupées, le général Foch n’a nullement refusé de les faire intervenir, sur le point où le commandement italien le jugerait à propos, dans le délai nécessaire à leur débarquement et à leur concentration, qui ne pouvaient, bien entendu, s’opérer qu’en arrière du front. Le lieu primitivement choisi, d’accord entre le général Cadorna et lui, pour les débarquer et les concentrer, indique l’intention première de les utiliser dans un secteur de la Piave, qui était même déjà déterminé.

L’emplacement de ce secteur avait été d’abord prévu le long de la Piave, parce qu’il ne paraissait déjà pas possible au général Cadorna d’arrêter la retraite avant le cours de ce fleuve. Mais s’il lui avait paru possible, au contraire, ou bien de l’arrêter avant, ou bien même de la ralentir assez sur le Tagliamento pour donner le temps aux renforts français et anglais de débarquer, alors nul doute que le général Foch ne se fût prêté à l’intervention de l’armée française sur le front, quel qu’il fût, où l’armée italienne se fût établie. Le front de résistance définitive n’apparaissait pas nécessairement au général Foch ; quand il arriva à Trévise, comme devant être fixé aussi en arrière qu’à la Piave. Même après sa première conférence avec le général Cadorna, il n’était pas pleinement convaincu que la retraite ne put être arrêtée avant. « Dès mon arrivée ce matin 30, à sept heures, télégraphiait-il alors au ministre de la Guerre, j’ai vu le général Cadorna, qui m’a exposé la situation. Le repli sur le Tagliamento s’achève, et le général Cadorna a prescrit d’y résister, mais ne parait pas y compter beaucoup, car il a les yeux tournés vers la Piave. Nous tâcherons de prolonger cette résistance sur le Tagliamento et de la rendre définitive, si possible. »

Ainsi, loin d’avoir, comme on l’en accuse, douté de la possibilité de résister définitivement sur la Piave et conseillé de n’arrêter l’invasion que derrière la ligne du Pô et du Mincio, le général Foch a d’abord considéré comme possible de tenir sur le Tagliamento.

Le lendemain, 31 octobre, arrive à Trévise le général Robertson, chef de l’État-major impérial britannique. Le gouvernement anglais suivant l’exemple du nôtre, a décidé, lui aussi, l’envoi de renforts sur le front italien ; il prélève immédiatement sur le front de France deux divisions, dont le transport a été aussitôt entrepris. Le général Robertson vient, comme le général Foch, déterminer sur place l’emploi de ces contingents, se rendre compte par lui-même de l’état des choses et apporter à l’allié malheureux aide et réconfort. Arrivé à 11 heures du matin, il est en conférence, à midi, avec le général Cadorna et le général Foch ; à deux heures, avec le général Foch seul ; à quatre heures, de nouveau avec ses collègues italien et français. L’examen en commun d’une situation certes très critique laisse cependant aux chefs d’État-major généraux français et anglais une impression plus favorable qu’au commandant en chef italien, quant aux ressources disponibles et au parti qui peut en être tiré. Tous deux remettent au général Cadorna une note écrite et signée, résumant les avis autorisés qu’ils lui ont donnés verbalement :


31 octobre 1917.

1o  Les armées italiennes ne sont pas battues ; une seule, la deuxième, a été attaquée.

2o  A condition d’y remettre de l’ordre, elles représentent une vraie valeur, qui doit pouvoir leur permettre :

— de disputer à l’ennemi la ligne du Tagliamento ;

— de résister sur la Piave et dans le Trentin avec l’aide des forces alliées en cours de débarquement, qui se concentrent en arrière.

3o  Les forces alliées ne peuvent, en Italie, constituer qu’un appoint au profit de l’armée italienne, toujours responsable de la défense de l’Italie, dont le sort dépend par suite de la conduite et de la tenue de l’armée italienne.

4o  La défense de l’Italie ainsi entrevue peut être réalisée à la condition que le commandement italien :

a) Arrête ferme un plan de défense :

b) Fasse tenir à l’avance par des troupes commandées par des chefs énergiques les points importants des lignes de défense (Tagliamento, Piave) ;

c) Réunisse des troupes en arrière des lignes de défense pour les y réorganiser ou occuper les lignes.

Signé : FOCH, ROBERTSON.


Pas une fois n’apparaissent dans cette note les noms du Pô ni du Mincio. En revanche, on y trouve ceux du Tagliamento, ligne de défense qui doit être disputée à l’ennemi, et de la Piave, seconde ligne de défense, sur laquelle les armées en retraite doivent pouvoir résister, en se soudant à l’armée qui tient le front du Trentin. Au demeurant, toute la note est un programme clair et concis, où se reconnaît le principe de disputer le terrain pied à pied, en commençant par le plus rapproché de l’ennemi, de toujours regarder en avant pour combattre, en arrière pour organiser.

Le repli derrière le Tagliamento est alors en train de s’effectuer. Il s’achève le 1er novembre, sans que l’ennemi ait pu, par la poursuite, entamer sensiblement les troupes intactes que l’échec de la 2e armée a condamnées à une retraite précipitée. Encore qu’ils s’y efforcent de leur mieux, les Austro-Allemands sont quelque peu en peine d’exploiter leur foudroyant succès, qui a sans doute dépassé leurs prévisions. Leur pression, pour forte qu’elle soit, est une difficulté moins grave que la désorganisation de la seule armée battue, la 2e dont l’effectif se trouve en outre considérablement réduit. Mais, entre l’envahisseur et les troupes en retraite, s’interpose désormais une rivière, qui constitue un obstacle, bien que, par malheur, les eaux en soient encore basses. En commençant à se rapprocher l’une de l’autre, la 3e et la 4e armées, qui ont fait belle contenance et se sont repliées en ordre, depuis leurs positions du Carso et des Alpes Carniques, diminuent progressivement l’espace tenu par les vestiges de la 2e. Le débarquement des troupes françaises a commencé et se poursuit normalement ; les renforts anglais sont sur le point d’arriver. La menace redoutée du côté du Trentin subsiste, mais ne se précise pas. Tout en restant certes peu enviable, la situation se développe donc sans surprise. Et il n’est pas chimérique d’espérer que l’ennemi pourra être tenu en respect, quelque temps au moins, sur le Tagliamento. Aussi, après une visite au commandant de la 3e armée, le duc d’Aoste, qui est plein de sang-froid et garantit la discipline et l’esprit de ses troupes, le général Eue à part-il, dans l’après-midi du 1er novembre, pour Rome, où le général Robertson l’a précédé de vingt-quatre heures.

Au passage à Padoue, il va présenter ses hommages au Roi, resté, dans la mauvaise fortune, calme, résolu, confiant dans son peuple et dans ses soldats. De Padoue à Rome, il voyage avec M. Orlando, qui vient d’assumer la présidence du Conseil des ministres et qui profite du trajet en chemin de fer pour avoir de longs entretiens avec lui. Et en wagon commencent les consultations que le général Foch poursuivra à Rome, les 3 et 4 novembre, dans des conversations avec le même M. Orlando, avec M. Sonnino, ministre des Affaires Etrangères, le général Alfieri, ministre de la Guerre, le général Dallolio, ministre des armes et munitions. Car, pas plus que le général Cadorna lui-même, les membres du gouvernement italien ne croient déchoir en s’enquérant de son avis sur la situation et en écoutant ses conseils,

Pas un de ceux qu’il a abordés à son retour du front, si décidés fussent-ils à continuer la lutte coûte que coûte, n’a attendu ses premiers mots sans une certaine anxiété. Pas un ne l’a entendu sans trouver dans ses paroles un réconfort et un enseignement. Devinant en effet la question qu’on se retient de lui poser, il commence par y répondre. Les conséquences de la défaite peuvent être et seront promptement enrayées. Limiter les sacrifices qu’elle a entraînés est désormais affaire, moins de moyens que de volonté. Plus un pouce de territoire national ne doit être abandonné sans combat ; l’armée italienne peut et doit arrêter l’invasion, dont l’élan va se ralentissant, la ligne de la Piave doit être défendue et conservée, à défaut de celle du Tagliamento ; l’une ou l’autre viendrait-elle à être forcée, l’abri d’un fleuve n’est pas indispensable à la défensive ; il n’y a aucune raison pour envisager un repli sur l’Adige, le Pô et le Mincio ; le moment est venu de regarder devant soi, non derrière soi. Tel est le langage qu’il tient à tous, sans exception, et qui chez tous contribue à affermir l’espoir, à fortifier la résolution.

Il ne se borne pas à cette sorte d’apostolat. Toute crise comporte ses enseignements. Le général Foch a aussitôt discerné ceux qui se dégagent de la crise que traverse alors l’Italie. Elle a été déterminée par des facteurs politiques et par des facteurs militaires. L’armée, dont une partie a été gangrenée, grogne contre le Comando-Supremo, qui, à son tour, se plaint du gouvernement. Le fait n’a rien de nouveau ni de tout à fait particulier au théâtre des opérations italien. Où n’y a-t-il jamais eu de frottements entre les trois grands rouages de la guerre, la troupe, l’état-major et le gouvernement ? Le tout est que les frottements n’en troublent pas le jeu régulier, surtout au point de rendre possible une calamité comme celle qui s’est abattue sur l’armée italienne. Et, puisque calamité il y a, qu’au moins elle serve à faire appliquer les remèdes urgents, grâce auxquels le mécanisme pourra fonctionner mieux. Aussi, dans ses conversations de Rome, le général Foch, mettant à profit les observations qu’il a faites à Trévise, recommande-t-il plus d’activité et de vigilance dans la direction des opérations et dans le service d’Etat-major à tous les degrés ; dans la surveillance de l’état moral des troupes ; dans les relations du haut-commandement avec le gouvernement ; dans les rapports avec les Alliés, Anglais et Français, qui, désormais représentés en Italie par de grosses unités constituées et pourvues de tous leurs organismes, pourront faire bénéficier les Italiens de l’expérience acquise et des méthodes en usage sur le front de France.

Pendant que le général Foch est à Rome, s’évanouit l’espoir de voir l’invasion arrêtée sur la ligne du Tagliamento. Dans la nuit du 2 au 3 novembre, le pont de Pinzano est forcé par des patrouilles autrichiennes ; le 3, les progrès de l’ennemi sur la rive droite du fleuve déterminent le repli des forces italiennes ; le 4, le général Cadorna ordonne de continuer la retraite sur la Livenza, qui coule entre le Tagliamento et la Piave. Le mouvement s’exécutera le 5, sans être trop gêné par la pression des Austro-Allemands, qui le suivent. Il n’y aura même pas d’arrêt sur la Livenza, considérée comme insuffisante à constituer un obstacle susceptible d’être défendu, et l’ordre sera donné de se replier sur la Piave, tandis que le gros des forces ennemies sera encore occupé à franchir le Tagliamento.

La courte durée de la résistance sur le Tagliamento, certainement inférieure à l’attente du général Foch, ne le décourage cependant pas. Elle l’amène seulement à insister plus énergiquement encore pour que le Grand Quartier Général italien donne l’exemple et le signal de cette vigoureuse réaction, sans laquelle aucune ligne de défense, fût-ce celle de la Piave, désormais bien près d’être atteinte, ne saurait être inexpugnable ; pour que le gouvernement italien, sans intervenir dans les opérations militaires proprement dites, transmette au commandant en chef cette impulsion, ce mot d’ordre, qu’il est dans les attributions gouvernementales de donner ; pour que sans retard les remèdes appropriés soient apportés aux lacunes, d’organisation qu’il a signalées et dont a souffert la conduite de la guerre.

Ses instances se rencontrent d’ailleurs avec l’instinct et le vœu populaires. Du pays, brutalement tiré d’une sécurité trompeuse et ramené au seul souci de la défense nationale, s’élève alors un appel à l’armée et au gouvernement, pour venger l’honneur des armes et préserver le plus possible le sol de la patrie. Après un moment de stupeur, devant une défaite inattendue et le recul général d’un front que l’on croyait ne devoir se déplacer que pour avancer, la grande majorité de la population réagit fortement. Sous l’émotion, l’anxiété qui subsistent à juste titre, le patriotisme et aussi l’amour-propre, ce grand ressort de l’armée italienne, font se raidir les énergies et se tendre les volontés. La prompte, quasi immédiate, arrivée des renforts alliés contribue puissamment à rendre possible cette salutaire réaction. Elle est un facteur décisif d’espoir et de sang-froid. Dans l’alarme et le désarroi de la première heure, partout les yeux se sont tournés vers la France et l’Angleterre, et les Italiens n’ont plus regardé au-delà de leurs frontières que dans une direction : celle des Alpes. Par la promptitude avec laquelle il a été accordé, le concours militaire franco-anglais a produit une immense impression. L’alliée en danger a senti qu’elle n’était pas isolée, abandonnée à elle-même, en présence d’une offensive du bloc ennemi, où son cauchemar douloureux lui fait voir une véritable ruée. Elle trouve dans ce sentiment un utile antidote contre la dépression, un inestimable encouragement à tenir bon. Et, à son tour, l’opinion, publique, fouettée, stimulée, arrachée pour un temps à de néfastes dissensions et prémunie contre les influences malsaines, dont elle constate alors les effets pernicieux, donne carte blanche au gouvernement, le soutient et transmet jusqu’au front une consigne de résistance et d’abnégation.

Pour répéter impérieusement cette consigne et en assurer l’exécution, le G. Q. G. italien ne doit pas, selon le général Foch, attendre après le moment, désormais imminent, où la retraite aura atteint la Piave. Ce fleuve franchi, qu’aucun autre ne hante les esprits. Pas de Mincio, pas de Mincio ! Tel est son mot d’ordre à lui, la formule qu’il va répétant.

Il ne se dissimule pas toutefois qu’après la secousse ressentie par l’armée italienne, la défensive, dont il la juge à juste titre capable, lui est rendue plus difficile par l’affaiblissement numérique ; par d’importantes pertes de matériel, notamment d’artillerie ; par la désorganisation d’unités, dont le regroupement doit s’accomplir à l’arrière, simultanément à la reprise d’activité combative sur le front nouveau ; enfin, par une diminution de confiance en soi, qui survit parfois plus que de raison aux grands désastres. C’est pourquoi le général Foch pense dès lors que le concours militaire allié à l’Italie devra être accru et maintenu quelque temps à un effectif élevé. Le débit, si l’on peut ainsi parler, des renforts franco-anglais étant nécessairement conditionné par celui des voies ferrées, il n’aurait pas été possible d’un envoyer davantage à la fois, dans l’espace de temps qui s’est écoulé depuis le 26 octobre. Mais l’effectif alors atteint ou sur le point de l’être ne constitue pas, dans l’esprit du général Foch, un maximum. Il en envisage d’ores et déjà l’augmentation, incité du reste à s’en préoccuper par notre ambassadeur à Rome, M. Barrère, qui a été des premiers à réclamer l’envoi de contingents français et qui insiste en faveur de leur accroissement et de leur maintien un certain temps.

Telles sont les dispositions dans lesquelles il part, le 4 novembre, pour Rapallo, où vient d’être convoquée une conférence des gouvernements français, anglais et italien, et des chefs d’Etat-major généraux. Invité à s’y rendre, et ne pouvant donc, retourner immédiatement, comme il y comptait, au G. Q. G. italien, il télégraphie au général Duchêne de se tenir en liaison plus étroite et plus continue avec le Comando-Supremo, afin d’être à même de prendre toute décision que comporteraient les circonstances. A Rapallo, près de Gênes, où il arrive le 5 novembre avec M. Barrère, le général Robertson et les ministres italiens, MM. Orlando, Sonnino, le général Alfieri et le général Dallolio, le général Foch trouve le général Porro, sous-chef d’Etat-major, chargé par le général Cadorna, qui n’a pu quitter son quartier général, de représenter le Comando-Supremo à la conférence. Le général Porro lui demande, de la part du général Cadorna, de placer dans le Val Caminica, pour parer à une attaque ennemie par le Tonale, une division française dont le débarquement commence. Cette demande procède de la même crainte, qui a déjà fait, une première fois, modifier le lieu de concentration de nos divisions : celle d’une offensive austro-allemande sur le front du Trentin, dont la rupture menacerait dans le dos les armées italiennes qui parviennent alors à la Piave. La seule différence est que, cette fois-ci, le point par où le général Cadorna craint de voir déboucher l’attaque, est reporté encore plus à l’Ouest. En conséquence, le général Foch donne aussitôt au général Duchêne l’ordre de porter une division française à l’endroit où elle est demandée par le commandant en chef italien et de réunir nos forces à l’ouest du lac de Garde. C’est donc encore sur l’initiative du Comando-Supremo que celles-ci s’éloignent davantage de la Piave.

Dans la soirée du 5 arrivent à Rapallo M. Painlevé, président du Conseil et ministre de la Guerre, M. Franklin-Bouillon, ministre sans portefeuille, M. Lloyd George, premier ministre d’Angleterre, le général Smuts, premier ministre d’Australie, et le général Wilson, du grand État-major britannique. Après une réunion le 6 au matin, à laquelle ne prennent part que les ministres anglais, français et italiens et M. Barrère, une seconde séance a lieu l’après-midi du même jour, avec l’assistance des généraux Foch, Robertson, Wilson et Porro. L’examen de la situation militaire italienne et la discussion sur l’importance de l’aide à donner à l’Italie s’ouvre par des observations du général Robertson. Le chef d’Etat-major anglais est d’avis, à la suite de son enquête, que huit divisions alliées, quatre françaises et quatre anglaises, sont suffisantes pour permettre la reconstitution et la réorganisation des forces italiennes. Car c’est à cela que, selon lui, se ramène surtout le problème, l’armée italienne dans son ensemble n’étant, constate-t-il, nullement battue. Il se demande donc pourquoi il est question de 15 ou 16 divisions alliées, chiffre articulé le matin, dans la conférence tenue entre les ministres. Bien n’oblige au surplus (puisque sont encore en route des renforts qui absorberont, jusqu’au 18 ou 20 novembre, la capacité d’écoulement des chemins de fer), à fixer d’ores et déjà définitivement l’effectif total des contingents à fournir par l’Angleterre et par la France. Ce soin pourrait être laissé aux généraux commandant les armées des deux pays en Italie, le commandant anglais devant être le général Plumer, attendu incessamment.

Ainsi commencée, la délibération continue par un exposé du général Porro, douloureux bilan des proportions et des conséquences de la défaite subie, dans les derniers jours d’octobre, par la 2e armée, et tableau comparatif des forces italiennes et ennemies. Quant aux pertes en prisonniers et matériel, les chiffres donnés par les communiqués autrichiens doivent, selon le général Porro, être à peu près exacts : 200 000 prisonniers, 1 800 canons. Le chiffre indiqué pour les canons serait même plutôt faible. Quant à la comparaison des effectifs en ligne de part et d’autre, le général Porro l’établit ainsi : 377 bataillons pour l’Italie, dont 100 sur la basse Piave de Nervesa à la mer (3e année), 127 du Montello à la Brenta (4e armée), 118 de la Brenta au lac de Garde (1re armée), 32 du lac de Garde au Stelvio (3e corps d’armée), 661 bataillons pour les Austro-allemands, dont 493 sur le front des Alpes-Juliennes, 168 dans le Trentin. Sur le front où ses troupes se sont maintenues, au Nord, et où elles arrivent, à l’Est, le général Cadorna a décidé de tenir jusqu’au bout de ses forces ; mais la disproportion de ses forces avec celles de l’adversaire l’inquiète, d’autant plus qu’on lui signale 12 ou 15 divisions allemandes en cours de transport vers son front et destinées, selon ses prévisions, à opérer dans le Trentin.

Sceptique sur la probabilité d’une aussi forte concentration allemande contre l’Italie, le général Robertson constate que, pour le moment, il n’y a que 6 divisions allemandes identifiées avec certitude. Prenant à son tour la parole, le général Foc à commence par discuter le calcul en bataillons, fait par le général Porro, et observe que, les divisions allemandes n’en ayant que 9, le total de 661 bataillons ennemis doit être pratiquement ramené à 500 environ. Puis il élève la discussion et, la faisant sortir des statistiques, il soutient que la question d’effectifs n’est qu’un des aspects du problème. La supériorité numérique permet, dit-il, de résoudre bien des difficultés, mais non pas toutes. La force de la défensive actuelle est un facteur dont il faut tenir compte : et le général Foch en cite des exemples, l’Yser, Verdun, et inversement certaines résistances allemandes contre nos attaques les mieux montées. Dans la guerre actuelle, affirme-t-il, la supériorité numérique ne garantit pas le succès, quand il y a une ligne défensive comme celle de la Piave, telle qu’il n’y a rien à faire pour l’ennemi. Elle est un moyen de battre l’adversaire dans certaines conditions : mais sur la Piave, il l’assure, ces conditions ne se réaliseront pas. L’armée italienne doit pouvoir y tenir, même en étant inférieure en nombre. Une fois bien en main, elle est à même d’y arrêter des forces supérieures. Ce n’est pas à dire qu’elle ne doive y être aidée, efficacement aidée par les Alliés ; mais en aucun cas l’aide ne pourra être une suppléance. Sur l’importance de l’aide, le général Foch ne se prononce pas encore ; il n’avance pas de chiffre. A part lui, il l’admet supérieure au total énoncé par le général Robertson. Mais, précisément parce qu’il ne pourra s’agir, en tout cas, que d’un appoint, si considérable soit-il, le chef d’État-major général français s’attache d’abord à bien établir, aux yeux du Gouvernement et du Commandement italiens, que le salut de l’Italie est entre leurs mains, entre les mains de ses enfants. Il est à remarquer, à son honneur, que personne, au cours de la crise qui réunit les Puissances de l’Entente autour d’une Alliée en péril, n’a plus délibérément et plus constamment fait fond sur les ressources, sur le ressort de l’Armée italienne.

Les principes opportunément rappelés par le général Foch amènent le général Porro à accentuer l’expression de sa propre confiance et de celle du général Cadorna dans le succès de la défensive : il prononce même le mot de « certitude. » La suite de son argumentation montre toutefois le Commandement italien désireux de se constituer, le plus tôt possible, par le concours militaire, allié, une forte réserve, une masse de manœuvre, prête à se porter, selon les besoins de la situation, soit vers la Piave, soit vers le Trentin, pour parer à d’éventuelles menaces sur l’un ou l’autre des points faibles de la ligne de résistance : le Montello, sujet à une concentration de feux ennemis, la vallée de l’Adige, le plateau d’Asiago. C’est en effet la gauche du dispositif qui cause le plus de préoccupations au général Porro, exception faite de la région à l’Ouest du lac de Garde (val Gindicaria et val Camonica), qui serait, selon lui, « la direction la plus dangereuse, » si le 3e corps n’y était doublé par les troupes françaises. La nécessité d’une réserve se fera impérieusement sentir, conclut-il, jusqu’à ce qu’aient été reconstitués les éléments restant de la 2e armée, dont on espère tirer une quinzaine de divisions : et c’est pour cela qu’il en a été demandé autant aux Alliés. Pour mettre une réserve à la disposition de l’Italie et, par suite, porter les renforts à l’effectif proportionné aux circonstances, tout le monde, dans la Conférence, se trouve d’accord.

Comme cette discussion laisse toutefois les niinislcsel les clnfs d’iltal-major frainais et ang’ais pM’plexessur l’étenduo du concours nécissaire au fro.it italien ; que le Iransport des contingents, déj\ tlirigés vers ce front, est encore en cours et que le rendement des voi ; s ferrées ne permet pas, pour le mo.nenl, d>‘ faire davantage, — les ch-fs de gouvernement con-vi Minent de subordonner leur décision définitive à l’avis motivé et aux propositions I’MMI -S il « S membres militaires d’un « Comité su péri M. r i..l n’allié, » dont ils ont jeté les basjs le matin même et do.il ils proclament la constitution séance tenante. Embryon du commandement unique, le Conseil de Versailles est issu de cette crise et de cette délibération. Pour y représenter l’Italie aux côtés du général Foch et du général Wilson, le gouvernement italien porte son choix sur le général Cadorna, qui sera remplacé à la tête des armées italiennes. Le choix de son successeur n’est pas encore arrêté ; mais son remplacement dans les fonctions de chef d’Etat-major général, qui comporte en Italie le commandement en chef des armées, date également de Rapallo. Prise dans la plénitude de leur indépendance par le président du Conseil Orlando et les membres dirigeants de son cabinet, la décision, il n’est pas audacieux de le supposer, a été apportée par eux de Rome, déjà arrêtés en principe. Pour première et urgente tâche, les trois membres du nouveau Conseil militaire interallié auront à rendre un compte exact de la situation actuelle sur le front italien, à apprécier la valeur du concours qu’il convient d’apporter à l’armée de nos alliés et à en référer le plus tôt possible aux gouvernements, qui décideront. Cette mission leur est définie par les instructions suivantes, portant la date du lendemain, 7 novembre :


Instructions pour les conseillers militaires permanents.

1° Le Conseil supérieur allié réuni à Rapallo le 7 novembre 1917 donne comme instruction à ses conseillers militaires permanents de lui faire immédiatement un rapport sur la situation actuelle du front italien. De concert avec le G. Q. G. italien, ils devront examiner la situation actuelle et, après un examen général de la situation militaire sur tous les théâtres, donner leur avis en quantité et en qualité sur l’assistance à fournir par les gouvernements britannique et français et sur la manière dont elle devra être employée.

2° Le gouvernement italien s’engage à donner comme instruction au Comando-Supremo de faciliter de toute manière la tâche des conseillers militaires permanents, tant en ce qui concerne les renseignements documentaires (écrits) que les mouvements dans la zone des opérations.


Telle est la nouvelle mission que, pendant la fin de son séjour en Italie, le général Foch va cumuler avec le commandement supérieur des forces françaises envoyées au-delà des Alpes. Disons tout de suite que les Italiens n’auront pas à se plaindre de la manière dont il s’en acquittera et du résultat auquel elle aboutira. Car son influence, déjà prépondérante dans le triumvirat dont il fait partie et ensuite dans le Conseil de Versailles, ne contribuera pas médiocrement à faire porter à 12 divisions l’effectif anglo-français sur ce front.

Quittant Rapallo le 7 au soir, la Conférence entière, civils et militaires, se transporte le 8 à Peschiera, où s’est rendu le Roi. Là est décidée, entre le souverain et ses ministres, la nomination du général Diaz au commandement en chef des armées avec, comme sous-chefs d’Etat-major, les généraux Badoglio et Giardino. Averti de ces changements, le général Foch, accompagné du général Wilson, part le 8 pour Padoue, où le G. Q. G. italien vient de s’établir, pour prendre contact avec le nouveau Comando-Supremo et poursuivre auprès de lui son enquête et sa collaboration. Avant de se séparer des membres du gouvernement italien, il insiste encore auprès d’eux pour qu’ils fassent connaître au général Diaz leur intention bien arrêtée de mener la guerre énergiquement pour résister à l’ennemi et arrêter à tout prix l’invasion de l’Italie en défendant opiniâtrement la ligne de la Piave.

Appelé du corps d’armée, d’où il passe d’un trait au commandement suprême, le général Diaz vient de prendre possession de ses hautes fonctions. Les généraux Foch et Wilson entrent en rapports avec lui le 9 novembre au matin et, dès cette première entrevue, s’emploient à affermir chez lui la résolution de faire front sur la Piave. Ils lui conseillent en outre de prendre des dispositions pour occuper Tomatico et le Roncone, afin d’interdire aux Austro-Allemands la route de Feltre. Ils le mettent enfin au courant de leur mission en lui demandant de leur donner toutes facilités pour se renseigner sur l’état de l’armée italienne, ce à quoi il se prête avec empressement.

Le débarquement de trois divisions françaises sur quatre est alors achevé, sauf deux groupes d’artillerie divisionnaire ; la quatrième aura fini de débarquer le 12. Les éléments non endivisionnés et les éléments d’armées seront incessamment, à pied d’œuvre. Puisque le désir du général Cadorna a fait diriger nos forces sur l’Ouest du Lac de Garde, une instruction du général Foch au général Duchêne règle le commandement dans ce secteur du front.

Rien n’autorise encore à penser que le nouveau commandant en chef, qui a d’ailleurs eu très peu de temps pour prendre connaissance de la situation d’ensemble, considère avec moins d’appréhension que son prédécesseur la menace de l’offensive ennemie, qui est à prévoir et qui se produira en effet sous peu, contre le front du Trentin. La deuxième fois qu’il en a été question c’est à Rapallo, le 6 novembre, où le général Porro a évalué très haut le nombre des divisions allemandes en cours de transport vers la frontière septentrionale de l’Italie, et, par suite, le chiffre total des bataillons ennemis qui peuvent être mis en ligne contre le 3e corps d’armée et contre la 1re armée ; de part et d’autre du Lac de Garde. Le général Foch doit donc estimer encore que, sauf exagération sur la proportion des effectifs austro-allemands, présents ou attendus dans le Trentin, le danger, de ce côté, est sérieux et que l’emplacement des troupes françaises répond à un besoin réel.

Aucune activité ennemie ne se manifeste toutefois à l’Ouest du Lac de Garde. La pression exercée sur les altipiani amène bien la 1re armée, la seule dont le front soit demeuré stable, à rectifier certaines de ses positions et notamment à évacuer Asiago. Mais ce mouvement reste limité aux exigences d’une tactique désormais défensive, et si, d’aventure, les Autrichiens poussent plus loin leur avantage, les troupes du général Pecori-Geraldi passent à la contre-attaque. Ainsi, Gallio perdu par les Italiens, est repris par eux. La situation ne s’annonce donc pas défavorablement sur le front italien du Nord, où paraît devoir tenir la barrière qui couvre le-liane des armées du front Est.

Si la retraite de celles-ci doit s’arrêter à la Piave, elle a désormais atteint son terme. Le duc d’Aoste a ramené son armée (la 3e) en ordre, dans de bonnes conditions, derrière le cours inférieur du fleuve, entre la mer et la route de Conegliano, couvrant Venise. Le général de Robilant, à qui le général Foch va, le 10 novembre, rendre visite à son quartier général, a reconduit la sienne (la 4e armée à travers un terrain de montagne extrêmement difficile, sur le cours moyen de la Piave. Ces deux armées étant venues en jonction, les éléments de la 2e armée, qui s’interposaient entre elles, vont pouvoir être retirés et reconstitués en arrière des lignes. La 1re armée (Trentin) prolonge la gauche de la 4e. Tel est le dispositif que le général Foch résume, le 11 novembre, en télégraphiant au ministre de la Guerre que les armées italiennes sont actuellement en position sur leur ligne de défense Piave, Grappa, plateau des sept Communes, et que « le mouvement de repli s’est terminé sans incident, l’action de l’ennemi ne s’étant fait sentir qu’hier par des attaques locales sur la tête de pont de Vidor et vers Asiago. » Rien, dans les termes de ce court compte rendu, n’implique la continuation du repli plus en arrière, vers une autre ligne de défense ; tout l’exclut, comme la seule hypothèse en est exclue de la pensée même du général Foch.

Le 11, à 9 heures du matin, conférence chez le général Diaz, qui a fait demander les généraux Foch et Wilson. Il leur signale que l’occupation de Tomatico et du Roncone, conseillée par eux le 9, présenterait certaines difficultés, pour l’installation de la grosse artillerie, les routes de repli, etc. Le général Foch lui remet une note, précisant le but à atteindre par ces occupations : « interdire le plus longtemps possible à l’ennemi la route de Feltre ; l’arrêter définitivement sur le Grappa. » Le général Diaz insiste ensuite sur la faiblesse de la région du Montello, sur l’inquiétude que lui cause la 4e armée, encore mal assise sur ses positions, disposant de peu de réserves et d’aucune troupe fraiche. Le Président du Conseil, ajoute-t-il, lui a télégraphié que « l’opinion publique est déjà défavorablement impressionnée par le fait que les armées alliées sont maintenues loin du danger. » Pour ces raisons et en vue de l’effet moral à en attendre, le général Diaz demande qu’une division française soit, pour commencer, transportée sur la Piave, au Montello, et que l’armée française y soit ensuite mise en ligne progressivement.

C’est la quatrième fois, depuis le 30 octobre, que le G. Q. G. italien change d’avis sur l’utilisation de l’armée française. Déjà trois fois, a été modifiée, à sa requête, la destination prévue pour celle-ci ou reçue par elle. « Il y a lieu de bien remarquer, télégraphie ce jour-là le général Foch au ministre de la Guerre, que c’est sur la demande expresse du général Cadorna que, à l’heure actuelle, l’armée française se trouve reportée de l’Est à l’Ouest du lac de Garde, c’est-à-dire à plus de 150 kilomètres de la région où son emploi est maintenant demandé. » Il aurait pu ajouter que, cinq jours auparavant, le général Porro signalait encore l’Ouest du lac de Garde comme « la région la plus dangereuse, » si nos troupes ne s’y fussent pas trouvées. Ce n’était donc pas pour les « maintenir loin du danger » qu’elles y avaient été dirigées. Seulement l’endroit où le Commandement italien situait le danger était sujet à changement.

Le général Foch n’a pas de préférence pour un emplacement plutôt que pour un autre ; pas d’objection à revenir à une destination approchante de celle qui avait été prévue en premier lieu, le 30 octobre, au matin. Il ne se refuse, mais péremptoirement, qu’à engager successivement, par morceaux (et cela pour une raison de sentiment), les divisions françaises dans une région déjà remplie de troupes italiennes, dont certaines en cours de réorganisation, à travers des routes encombrées, dans des conditions telles que leur arrivée ne serait d’aucun réel secours. Mais, — et le général Diaz adhère à cette solution, — il décide de porter, par un premier bond aussi rapide que possible, trois divisions françaises entre Valdagno et Vicence, prêtes à agir comme masse de manœuvre à l’endroit où il en serait besoin, une division étant maintenue provisoirement à l’Ouest du lac de Garde pour servir du réserve au 3e corps italien. En outre, afin de donner satisfaction à l’opinion publique, il est convenu que des détachements de reconnaissance, appartenant aux diverses unités françaises, seront envoyés sans délai sur les positions du Grappa et de la Piave. des instructions adressées au général Duchêne rapportent celles qui lui prescrivaient de prendre le commandement à l’Ouest du lac de Garde et l’invitent à exécuter en toute hâte le mouvement décidé pour trois de ses divisions, en laissant provisoirement la quatrième sous les ordres du commandant du 3e corps d’armée italien. Le lendemain (12 novembre), le général Wilson, après accord avec les généraux Foch et Diaz, décide que l’armée anglaise se formera aussitôt que possible à la droite de l’armée française, de Vicence à Montegilda, et que, à cet effet, ses débarquements seront portés en avant du Mincio. Ces dispositions font l’objet d’un protocole signé, le 12, par les trois généraux. Par la concentration de leurs troupes en avant du Mincio s’exprime matériellement la résolution des chefs anglais et français, comme du commandant italien, de tenir en avant de ce fleuve, c’est-à-dire sur la Piave. Il ne peut y avoir aucune équivoque à ce sujet.

Cependant l’ennemi, ralenti dans son avance par la rupture des ponts du Tagliamento et de la Livenza, est arrivé en forces devant la Piave, a attaqué sur trois points et s’est glissé en deux endroits sur la rive droite, notamment à Zenzon. Le 14 novembre sont signales de légers progrès autrichiens sur les altipiani. Nulle part la résistance n’a fait défaut et elle ne deviendra que plus ferme, à mesure que croîtra la pression ennemie commencée depuis le 9 contre le front du Trentin, depuis le 12 contre le front Piave-Grappa.

Au début de ces actions, où le front italien reconstitué prouvera sa solidité, le général Diaz, au cours d’une des conférences quotidiennes qui le réunissent aux généraux Foch et Wilson (celle du 13 novembre), leur expose l’importance du concours militaire allié qu’il juge utile à l’Italie, soit vingt divisions, et leur remet un mémoire précisant ses demandes en infanterie et artillerie. Si enclin qu’il soit à ne pas marchander les renforts aux Italiens, le général Foch trouve exagéré le chiffre de vingt divisions alliées et insiste auprès du général Diaz sur l’urgence de réorganiser au plus tôt les unités italiennes éprouvées ou dispersées. Le commandant en chef italien en convient et décide que les corps les plus atteints seront groupés et formeront une 5e armée, qui sera transportée en deçà du Pô et du Mincio pour cette réorganisation. Dans ces conditions, douze divisions d’infanterie, six anglaises et six françaises, semblent suffisantes au général Foch, qui télégraphie à Paris le même jour pour demander que les contingents franco-anglais soient portés à cet effectif. Il demande en nie ne temps que le transport encore en cours des quatre divisions anglaises déjà accordés soit accéléré autant que possible, en utilisant les voies du Mont-Cenis et de la Riviera.

Il ne restait donc à la France, pour compléter sa moitié, qu’à diriger au-delà des Alpes deux divisions de plus. Dès le surlendemain, 15 novembre, le général Foch est en mesure d’annoncer au général Diaz la mise en route de ces deux divisions (le 12e corps d’armée français). Et la rapidité de l’exécution répondra encore à celle de la décision ; notre 12e corps commencera ses débarquements dès le 20. Il convient de relever ici, une fois de plus, l’empressement de notre gouvernement et de notre haut commandement. La promptitude avec laquelle le dernier envoi est effectué indique même qu’il était arrêté en principe entre le ministre de la Guerre et le maréchal Foch avant que celui-ci en fit la demande formelle. Qu’il s’agit d’accorder ou de transporter des troupes, ou de les déplacer en Italie même, nous avons toujours, dans cette crise, été les premiers à le faire, toujours en avance sur les Anglais. Ainsi les trois divisions françaises ramenées de la région Ouest du lac de Garde sont réunies dès le 17 novembre dans le secteur qui leur est assigné entre Valdagno et Vicence, tandis que les deux seules divisions anglaises alors rendues en Italie ne sont pas en position de Vicence à Montegalda avant le 24.

Le 17, le général Wilson repart pour la France. Le général Plumer, commandant les forces britanniques en Italie, le remplace dans les conférences matinales qui se poursuivent quotidiennement, entre te général Diaz, le général Foch et lui. Les actions qui ont alors lieu, chaque jour, sur le front des 1re, 4e et 3e armées se développent à l’avantage des Italiens et font bien augurer de l’issue de leur défensive. Les gains ennemis, lorsqu’il y en a, sont de peu d’importance ; les troupes italiennes contre-attaquent, le moral est en hausse. Ainsi le 18 novembre, sur le Monte-Tomba où une attaque est repoussée, les Allemands prennent pied seulement sur un saillant de la position. Ainsi le 21, sur les avancées du Grappa et du Tomba, sur le plateau d’Asiago, où la lutte se maintient vive. Ainsi, le 22 et le 23, dans les mêmes régions. Partout la résistance est énergique, les contre-offensives sont vigoureuses, les organisations se renforcent et la situation se raffermit.

Au cours de cette période, où pourtant la confiance renaît à tous les échelons de la hiérarchie, le Comando-Supremo fait parvenir au général Foch, le 18 novembre, une série de documents datés du 12 au 17 et relatifs à l’organisation d’une éventuelle retraite sur le Mincio. Simple précaution sans doute. Le général Foch ne laisse pas toutefois d’en être alarmé, la trouvant intempestive dans les circonstances actuelles, et, le 19, à la suite d’une réunion chez le général Diaz, où il a insisté chaleureusement en faveur de la résistance sur place, il laisse au commandant en chef italien la note suivante, qui résume ses conseils :


L’idée exclusive qui doit animer tout combattant est de ne plus abandonner un mètre du sol de la Patrie. Nous en avons aujourd’hui le moyen. Les troupes sont réorganisées. Elles viennent de montrer leur valeur. Les Alliés sont arrivés.

Le procédé, la défensive, est facile à organiser avec l’armement actuel, contre une attaque de troupes de campagne. Les levées de terre, les localités, les obstacles de la nature organisés défensivement, reliés entre eux par des bouts de tranchées garnis de mitrailleuses, et détendus par une troupe vigilante, constituent une ligne qui arrête net, aidée de barrages d’artillerie, les troupes qui ne disposent que des moyens de la guerre de campagne. Ce procédé doit être appliqué par tout chef et toute troupe. A moins d’ordres particuliers, toute troupe, qui a été déplacée à la suite de combat, s’organise immédiatement d’elle-même là où elle est ; cherche et assure en même temps la liaison avec les troupes voisines ; ne se relire jamais sous prétexte qu’elle est débordée ; forme seulement flanc défensif du côté menacé, les réserves venant fermer la brèche, si la ligne a été percée.

C’est sur la valeur de tous ses soldats que l’Italie compte pour assurer la défense pied à pied, bien plus que sur l’importance des obstacles que lui a donnés la nature.

En même temps, le général Foch hâte l’étude et la conclusion d’un projet de relève d’une partie du front italien par les troupes anglo-françaises. Les premiers échanges d’idées ont eu lieu le 16, entre lui et les généraux Wilson et Plumer. Le 18, leurs proposions ont été soumises au général Diaz ; elles tendent alors à la relève d’une partie du front de la 1re armée italienne (Altipiani). Le 21, les contre-propositions du général Diaz sont examinées par le général Foch, le général Plumer et le général Fayolle, qui vient prendre le commandement supérieur de l’armée française. Il est reconnu que, comme l’a fait observer le commandant en chef italien, les troupes françaises et anglaises rencontreraient dans une région de montagnes des difficultés auxquelles elles sont peu préparées ; on considère donc l’éventualité de les porter en ligne ailleurs. Le lendemain matin, le général Foch et le général Fayolle tombent d’accord sur les points résumés dans la note qui suit :


Au point où en sont les affaires,

1° Il est de toute nécessité que les Italiens maintiennent la ligne Piave-Grappa-Altipiani.

2° Il est de toute nécessité qu’en cas de besoin de leur part les Alliés les y aident :

a) dans la bataille, si elle se présente immédiatement,

b) par la relève dans le cas contraire.

3° Il nous faut donc avancer les troupes alliées sans retard de leur position des Lessini Berici trop éloignée.


Le même jour (22 novembre) les mouvements à prescrire et le dispositif à donner aux troupes al liées sont arrêtés dans deux conférences tenues entre les généraux Diaz, Foch, Fayolle et Plumer. Les décisions prises sont consignées dans une note dont voici le texte :

Les années alliées tiennent à se mettre en condition d’aider les armées italiennes :

a) Dans la bataille si elle se présente immédiatement ;

b) Par la relève dans le cas contraire.

Dans ce but les commandants alliés proposent de porter les armées alliées à partir du 24 novembre :

L’armée française en direction générale d’Asolo ;

L’armée anglaise en direction générale de Monte-Belluna.

Elles réaliseront, dans un premier bond le dispositif suivant :

Armée française. Une division d’infanterie sur la rive Est de la Brenta dans la région Bassano, Nord de Citadella.

Deux divisions d’infanterie échelonnées de la Brenta à Vicence.

Armée anglaise. Une division d’infanterie sur la rive Est de la Brenta dans la région Sud de Citadella.

Une division d’infanterie sur la rive Ouest de la Brenta.

Elles seront ainsi à portée :

a) Ou bien d’intervenir dans la bataille ;

b) Ou bien de relever ultérieurement les troupes italiennes de Nervesa à Pederobba.

L’armée anglaise de Nervesa à Rivesecca.

L’armée française de Kivesecca à Pederobba.

Les modalités de cette relève feront l’objet d’une note détaillée ultérieure.

signé : FOCH, PLUMER.


L’ordre est aussitôt télégraphié au général Duchêne d’exécuter le mouvement indiqué. Il est entendu en outre que, dès le 25, la division française jusqu’alors maintenue à l’Ouest du lac de Garde sera mise en route pour rejoindre le reste de l’armée.

Ces dispositions viennent d’être prises quand le général Plumer fait connaître qu’en raison du succès de l’offensive anglaise dans la région de Cambrai et de la nécessité de l’exploiter avec des troupes immédiatement disponibles, l’arrivée des 5e et 6e divisions britanniques sera retardée de quelques jours. Mais, ajoute-t-il, le gouvernement anglais, qui a décidé l’envoi de ces divisions, sera fidèle à sa promesse. Le général Foch se joint alors au général Diaz pour demander que le retard soit réduit au minimum et affirmer le besoin du concours militaire assuré. Consulté à cet égard par le ministre de la Guerre de France, il insiste sur la nécessité de mettre sans délai à la disposition du général Diaz la totalité des forces prévues et demande que, pour parer dans la mesure du possible au retard des Anglais, le transport en cours du 12e corps d’armée français soit activé. En fait, une division de ce corps est entièrement débarquée et la seconde commence à débarquer ce jour-là (22 novembre). Avant la fin du mois, l’effectif français sera complété à 6 divisions.

Hâter l’arrivée du complément des renforts alliés et l’exécution des mouvements préparatoires à la relève d’une partie du front italien, tels sont les derniers soins du général Foch. Ils vont de pair, jusqu’au bout, avec les plus fortes exhortations au Comando-Supremo, afin que la volonté de tenir sur les positions de la Piave, du Grappa et des Sept Communes ne fléchisse sous aucune épreuve.

C’est dans ce sens qu’il s’exprime aussi avec M. Orlando, Président du Conseil, et le général Alfieri, ministre de la Guerre, venus en visite à Padoue ; avec M. Nitti, ministre du Trésor, qui les y a suivis de quelques jours ; avec M. Barrère, notre ambassadeur à Rome, qui vient prendre congé de lui et dont la fermeté, la confiance, l’active et chaleureuse sollicitude ont été constamment, pendant ces dramatiques semaines, à l’unisson des siennes.

L’issue des combats très chauds, qui continuent à se livrer sur le plateau d’Asiago, dans la région du Grappa et du Tomba, ne cesse pas de confirmer le général Foch dans l’idée que l’assaillant ne réussira pas à passer et de lui prouver que les positions italiennes sont vaillamment défendues. Les lignes de la défense viendraient-elles à être entamées sur un point, les divisions alliées, dont cinq seront rassemblées sur la Brenta le 25 novembre, se trouveraient en mesure d’intervenir immédiatement.

Après avoir transmis le commandement supérieur de l’armée française au général Fayolle et lui avoir tracé les directives qui devaient le guider d’ans su tâche, le général Foch, rappelé à Paris, quitte le G. Q. G. italien dans l’après-midi du 23 novembre, non sans avoir adressé au général Diaz l’éloquente lettre qu’on va lire et où se traduit l’esprit dans lequel il avait rempli sa mission :


Excellence,

Au moment où je repars pour Paris, je tiens à vous dire la confiance entière qui m’anime vis-à-vis des armées italiennes. Par votre décision, votre discernement, votre vigilance, votre activité, vous avez fait pénétrer votre volonté dans tous les rangs de l’armée, vous lui avez donné conscience de sa force, et vous l’avez parfaitement adaptée à l’énergique défense du territoire, pour commencer.

Car, avec l’ordre moral, vous avez en même temps rétabli l’ordre matériel et développé des aptitudes particulières au combat et à la défense pied à pied du territoire. Les armées italiennes ont effectué un très beau rétablissement sur la ligne Piave-Monte-Grappa.

Je tenais à vous le dire, sachant par expérience combien il est difficile d’arrêter une retraite pour tenir tête à un ennemi victorieux et en avoir raison.

Dans la voie que vous suivez, vous pouvez compter sans réserve sur l’aide de nos troupes et au premier rang sur celle de leur chef, le général Fayolle.

Recevez, Excellence, l’assurance de mes bien attaches sentiments.

Signé : FOCH.


Nous avons laissé parler les faits. Ils démentent catégoriquement que le maréchal Foch ait jamais été contraire au choix de la Piave comme ligne de résistance définitive ; qu’il ait douté de la possibilité d’y arrêter l’invasion ; qu’il ait considéré comme souhaitable, ou simplement probable, la continuation de la retraite jusqu’à l’Adige, au Mincio ou au Pô ; qu’il ait intentionnellement maintenu les troupes françaises derrière le Mincio. Ce que les faits démontrent, c’est exactement le contraire. Personne n’a eu plus de foi que le maréchal Foch dans la capacité de réaction des armées italiennes dans le succès de leur défensive ; personne n’a plus constamment ni plus instamment fait appel à l’énergie et à la confiance ; personne n’a donné de conseils plus mâles, d’avis plus justes et plus utiles. Forcée la ligne du Tagliamento, qu’il aurait voulu voir « disputer à l’ennemi, » il n’a plus eu qu’un souri et prêché qu’une volonté : tenir sur la Piave, le Grappa et les Altipiani. Il a contribué plus que quiconque à faire immédiatement passer les Alpes par des renforts franco-anglais, ensuite à les faire porter à un effectif proportionné aux réelles exigences de la situation. Il n’a jamais éloigné les troupes françaises de la Piave qu’à la demande expresse du commandement italien. Il a mis plus d’empressement que qui que ce fût à les ramener vers la Piave et à préparer l’entrée en ligne des contingents alliés, pour relever une partie des troupes italiennes. En Italie comme partout, il a été la voix même de l’expérience, de la clairvoyance, de la décision et de l’opiniâtreté…


X.X.X.

  1. Il processo di Cadorna. Par M. Ezio Gray, chez Bemporad à Florence.
  2. C’est-à-dire au nouveau G. Q. G. italien, à la tête duquel avait été placé le général Diaz, avec deux sous-chefs d’état-major général, les généraux Badoglio et Giardino.