Éditions Rencontre (p. 211-224).

V

Il me reste peu à dire, maintenant ; aussi bien, je vais mourir... Je l’ai voulu. Et, maintenant, les conséquences de ma détermination s’enchaînent. Un acte est comme une pierre qu’on lance — une fois échappée de votre main, elle pour- suit sa trajectoire sans que vous puissiez rien pour la détourner ou la ralentir.

J’ai souffert toutes les douleurs, toutes les angoisses. Tout ce que l’on peut supporter sans mourir, je l’ai supporté. A présent, tout est fini. Dans quelques instants, d’Illa il ne restera rien. Rien... Ce manuscrit lui-même sera peut-être décomposé, quoique j’aie pris mes précautions pour qu’il survive.

Limm avait raison. Je suis un imbécile. Je ne suis pas satisfait encore de l’atroce injustice de mes contemporains à mon égard. Il faut encore que je me soumette au jugement de la postérité, de ceux qui trouveront ces lignes et qui, comme leurs ancêtres, comme mes contemporains, seront des hommes faibles, vains, avides, sans scrupule.

Reprenons ces Mémoires.

Après avoir assisté, impuissant, à la mort de Fangar, mon seul ami, tué par moi, tué par l’infernal Limm qui, même mort, a continué à faire du mal, je restai pendant un assez long temps immobile et, je dis le mot, n’en trouvant pas d’autre, abruti. Devenu semblable à une brute.

Je ne sais comment je me retins de m’enfoncer dans la chair les griffes de métal empoisonné avec lesquelles je venais d’assassiner Fangar. La pensée que Silmée, mon enfant, vivait encore n’aurait pas été suffisante pour me retenir, mais il me sembla voir Limm ricaner. Cette pensée qu’en me tuant j’assouvissais sur moi-même la vengeance de l’espion de Rair retint mon bras. Je me calmai.

Je traînai le corps de Fangar dans la grotte. Le chef aériste était vêtu de haillons cousus à des dépouilles d’animaux. Sa seule arme, un épieu. Dans la caverne, rien d’autre que ce que j’y avais vu à travers la fente du roc.

J’enterrai le malheureux Fangar — je ne pouvais plus que cela pour lui. Et, par raison, je mangeai, je dévorai le bouillon de viande de léopard qui cuisait dans le grossier récipient de terre.

J’étais comme ivre. La mort de Fangar m’avait atterré, et la pensée que Silmée vivait m’affolait... Silmée, mon unique enfant, que je croyais ensevelie dans les ruines causées par les tarières de Nour. Comment avait-elle survécu ? Qui l’avait sauvée ?

Et, surtout, vivait-elle encore ? Car Fangar ne m’avait pas dit depuis quand il avait vu mon enfant ! Il se pouvait que depuis... Je frissonnai.

Fangar m’avait assuré que Silmée et Toupahou étaient chez Houno... chez Houno, le roi de Nour. Sans doute étaient-ils mariés... Et, très probablement, Rair devait savoir cela.

Pourquoi tolérait-il qu’ils restassent à Nour, alors qu’il n’avait qu’un ordre à donner pour que Houno lui livrât les deux jeunes gens ? A quelle nouvelle infamie devais-je m’attendre ?

Je passai la nuit entière dans une méditation sinistre.

Au jour, je fouillai la grotte. J’étais persuadé que Fangar avait une cachette. Ce n’était pas avec un épieu qu’il avait tué les léopards dont les peaux jonchaient le sol de la caverne. Les ayant examinées, j’avais reconnu sur ces dépouilles des traces de fulguration, semblables à celles produites par les verges dont se servaient les miliciens d’Illa et dont j’ai déjà parlé. Je cherchai. Et je finis par découvrir, dissimulée dans une faille de la roche, une profonde et étroite fente au fond de laquelle non seulement je trouvai une verge électrique, dont les accumulateurs étaient vides, mais encore un fragment d’ardoise[1] sur lequel des notes avaient été tracées.

Fangar, craignant sans doute de périr, avait voulu laisser ces renseignements à ceux qui trouveraient son cadavre.

Non sans peine, car ces notes étaient écrites en langage secret connu seulement des membres du Grand Conseil suprême et des principaux chefs d’Illa, je parvins à traduire ces quelques phrases :

Ilg vit chez le grand sorcier Akash, où nul ne connaît sa présence. Akash et Ilg cherchent le secret de la pierre-zéro, et tout fait croire que le grand sorcier tuera Ilg dès qu’il aura trouvé le secret. Toupahou et Silmée sont surveillés, Ilg connaît où ils sont. Akash le lui a révélé.

Les Nouriens préparent quelque chose contre Illa. Je n’ai pu savoir quoi. Mes armes sont vides, et je sais que, si je revenais à Illa, je serais immolé par Rair. Je lègue tous mes biens à mon seul ami Xié ou, s’il a péri, à sa fille ou aux enfants de cette dernière. Puisse Illa continuer ses destinées glorieuses. Je mourrai avec son nom dans le cœur.

C’était tout. Comment exprimer mon émotion en lisant ces lignes ?... Pauvre Fangar ! Ses suprêmes pensées avaient été pour moi... Et je l’avais tué !

Peu importe. Moi-même, je vais mourir.

À quoi bon m’étendre sur ce qui m’arriva ensuite ?

Je réussis à arriver à Nour. Je trouvai une ville dans le deuil. Pour subvenir à mes besoins, je dus — oui — je dus assassiner et voler plusieurs Nouriens. C’étaient des ennemis. Et je n’avais pas le choix… Avant d’avoir des devoirs envers eux, j’en avais envers Silmée, envers moi.

Et puis, maintenant, je vais mourir… Je ne sais pas, en écrivant, si chacune de mes phrases ne sera pas interrompue par la mort. Je serai franc jusqu’au bout.

Je m’introduisis une nuit chez le grand sorcier Akash.

Cet homme, le plus puissant des Nouriens, lesquels sont extrêmement superstitieux, habitait dans une misérable cabane accotée contre la muraille du temple du Soleil…

J’y pénétrai une nuit… La cabane était vide. J’y vis un grabat, quelques planches supportant une cruche et une galette noire. Dans un angle, un chat borgne, endormi. Sur le sol, une natte à demi pourrie… Et personne.

Pourtant, j’avais guetté Akash depuis des heures. Je l’avais vu entrer chez lui. Il n’en était pas ressorti.

Je tâtai les murailles. Pas trace de porte quelconque.

Un léger grincement me fit tressaillir. Je n’eus que le temps de me jeter sous le grabat. La natte recouvrant le sol se souleva, repoussée par une trappe encastrée dans la terre.

Akash, un vieillard maigre et osseux, dont le nez et le menton, aussi crochus l’un que l’autre, se rejoignaient presque, apparut. Il jeta autour de lui un regard soupçonneux, un simple regard instinctif, car il ne se doutait de rien, et, ayant refermé la trappe, sortit.

À peine la porte extérieure de la maisonnette se fut-elle refermée sur lui que je soulevai la trappe et m’introduisis dans l’ouverture.

Il y avait un puits éclairé par une lanterne fumeuse. Des échelons de bois étaient plantés dans la maçonnerie. Je les descendis rapidement, et embouchai une galerie horizontale, à environ huit mètres au-dessous de la surface du sol.

Presque aussitôt, à moins de dix pas de l’échelle, je distinguai, au-dessus de ma tête, l’ouverture d’un autre puits qui, d’après sa position, me parut déboucher dans le temple du Soleil. Je n’approfondis pas ce détail et continuai à avancer. J’arrivai ainsi devant une forte grille qui barrait la galerie dans toute sa largeur et dans toute sa hauteur. Les barreaux en étaient énormes et si serrés qu’il était impossible d’y passer le doigt.

La clé était restée dans l’énorme serrure. J’ouvris, attirai la grille à moi, et aperçus Ilg l’électricien, Ilg le traître. Il était debout devant un large fourneau sur lequel bouillonnaient des cornues. La clarté du foyer se réverbérait sur sa face maigre et lui donnait un aspect hideux.

Il était si occupé à sa tâche qu’il n’avait pas entendu la grille s’ouvrir. J’arrivai sur lui sans qu’il se fût aperçu de rien, et, d’un coup de poing sur la nuque, le fis rouler à mes pieds.

Après être resté étourdi pendant quelques secondes, il revint à lui et me reconnut.

— Arrive ! ordonnai-je. Ou meurs !

Je lui épargnai explications et questions en lui montrant le gant à griffes enlevé à Limm. Il le connaissait. Il pâlit.

— Le morceau de pierre-zéro ! dis-je.

Il frissonna et vit les griffes prêtes à s’enfoncer dans sa chair.

— Tout de suite ! balbutia-t-il.

La pierre-zéro était dans une petite boîte d’or qu’il tira de dessous le fourneau. Je m’en emparai après avoir vérifié que c’était bien elle, tandis que l’électricien, livide, me demandait la permission d’emporter quelques objets. J’acquiesçai en le prévenant que, si, entre-temps, le grand sorcier revenait, je commencerais par le tuer, lui, Ilg.

Il eut rapidement trouvé ce qu’il cherchait. Nous sortîmes dans la galerie.

Au moment où l’électricien, que j’avais fait passer devant moi, allait saisir les barreaux fixés à l’intérieur du puits de sortie, il recula précipitamment. Je compris, et, comme les pieds du grand sorcier apparaissaient, je lui enfonçai les griffes du gant dans la jambe. Il tomba en hurlant. D’un coup de talon qui lui écrasa la tête, Ilg l’acheva.

— Maintenant, nous voilà en sûreté ! ricana-t-il en me regardant d’un air satisfait. Nul, sauf moi, ne sait à Nour que la misérable cahute, qui sert soi-disant d’habitation à Akash, contient un souterrain...

Je haussai les épaules. Que m’importait ce détail ! Akash était mort, et on allait le rechercher. On découvrirait facilement la trappe et, si nous étions encore dans le souterrain, nous serions infailliblement pris. J’obligeai Ilg à me suivre au-dehors.

Une fois dans la carrière abandonnée qui me servait de cachette depuis que j’étais arrivé à Nour, j’interrogeai le traître et appris de lui que Toupahou et Silmée étaient prisonniers... Nul ne le savait à Nour, sauf Akash. C’était sur les instances d’Akash que Toupahou était retenu. Il avait déjà été, à plusieurs reprises, soumis à d’atroces tortures ayant pour but de lui faire révéler comment se désintégrait la pierre-zéro. Il avait toujours affirmé, même dans les plus horribles tourments, qu’il l’ignorait. Je savais, moi, que c’était un sublime mensonge, Toupahou ayant été initié par Rair, son grand-père, au terrible secret.

...Le temps presse. J’aurais trop de choses à écrire. Et la mort, le néant, est proche pour Illa, pour Rair, pour tous ceux que j’ai aimés et pour moi-même. Je l’ai voulu. Ce serait à refaire que je le referais...

Je délivrai Toupahou et Silmée. Ayant réussi à me procurer un uniforme de gardien de la prison, je réussis à m’introduire dans la sinistre geôle. Grâce au gant de Limm, je tuai successivement plusieurs surveillants... J’ouvris le cachot de Toupahou. Le malheureux n’avait plus de bras. On les lui avait lentement rongés dans les acides.

Par lui, je sus que Silmée occupait un cachot contigu au sien, afin qu’elle pût entendre ses cris de souffrance et l’exhorter à parler. Les Nouriens, pour la férocité, valaient les Illiens !... Mais la cause initiale de toutes ces horreurs, n’était-ce pas Rair ?

Notre émotion, en nous retrouvant, mon enfant et moi, faillit nous perdre... Pauvre Silmée ! Infortuné que je suis !

Nous réussîmes à sortir de la prison et à regagner la carrière qui me servait de retraite.

Ilg dormait. Pour notre sécurité à tous, je le tuai à l’insu de Toupahou et de Silmée.

J’appris de Toupahou que c’était lui qui, engagé dans les rangs des Nouriens et commandant une des terribles tarières, avait pénétré jusque dans ma demeure et avait enlevé Silmée. Mais Houno, le roi de Nour, égal en traîtrise et en astuce à Rair, avait fait emprisonner les deux fiancés dès leur arrivée dans ses États.

Le téléphone portatif que j’avais enlevé à Limm fonctionnait fort mal, et j’avais peur, en m’en servant, de faire connaître ma présence aux gens de Nour.

J’envoyai Toupahou à Illa, afin de négocier notre retour et de faire notre paix, si c’était possible, avec Rair.

Les adieux des deux fiancés furent déchirants. On eût dit qu’ils devinaient l’avenir.

Toupahou réussit à regagner Illa, où Rair le fit impitoyablement foudroyer, comme traître, au pied de la pyramide du Grand Conseil suprême.

La nouvelle en parvint jusqu’à Nour. Je l’appris et ne sus pas la cacher à Silmée. Le même jour, m’étant éloigné pour nous procurer quelque nourriture, je retrouvai mon enfant inanimée. Morte... Elle s’était enfoncé dans la poitrine les griffes du gant de Limm. Et, si affaibli que fût le poison restant, il avait suffi à tuer ma fille.

Je termine. Tout est fini, et je m’étonne de vivre encore.

Je revins à Illa par une nuit d’orage, sur l’aérion que j’avais enlevé. Ses accumulateurs renfermaient suffisamment d’énergie pour me faire franchir les frontières de ma patrie. En quelques jours de marche, j’atteignis les terrasses.

Tout était désordre et confusion.

Les condensateurs de lumière solaire ne fonctionnaient plus. Depuis longtemps, les tranchées ayant servi à capturer les tarières étaient comblées. Mais les machines qui avaient servi aux travaux étaient encore sur les chantiers. Les miroirs paraboliques installés au-dessus des puits distributeurs de chaleur et de lumière étaient ternis, encrassés, rayés.

De misérables Illiens, que j’interrogeai, ne me reconnurent pas et m’apprirent que l’extermination des hommes-singes avait presque arrêté l’extraction du minerai nécessaire aux machines à sang, lesquelles ne fonctionnaient plus guère. Il avait fallu nourrir la population avec les provisions des hommes-singes ! Rair avait pu pourtant conserver le pouvoir, grâce à la terreur qu’il inspirait. La disparition de Limm avait porté un nouveau coup à son pouvoir chancelant. Et l’on craignait une attaque des Nouriens, à tel point que la population avait voulu faire libérer les prisonniers. Rair, de rage, avait fait foudroyer ces derniers.

Illa croulait.

Je réussis à m’introduire dans les puits, tant la surveillance était relâchée. Je pus pénétrer dans les cryptes renfermant les munitions d’Illa. Elles étaient presque vides — mais que m’importait !

J’arrivai devant la triple casemate renfermant la pierre-zéro.

Toupahou, avant de partir pour Illa, pour la mort, m’avait révélé le secret du terrible alliage.

Je plaçai devant le blindage la boîte d’or renfermant le fragment de pierre enlevé à Ilg et déposai contre elle un petit réchaud électrique que je réglai de façon que, dans un très court délai, la pierre-zéro contenue dans la boîte fût suffisamment échauffée pour se désintégrer et provoquer, en même temps que la désintégration des centaines de kilogrammes de pierre-zéro entreposés derrière les blindages, la destruction complète d’Illa.

... J’ai terminé. Il est neuf heures du soir. Le soleil a disparu depuis longtemps derrière la pyramide du Grand Conseil. Les étoiles scintillent. C’est le dernier soir d’Illa.

Sa civilisation mériterait peut-être d’être sauvée. Je vais transcrire maintenant ce que je sais des principales découvertes de nos savants. Quelques formules suffiront. Et j’enfermerai mon manuscrit dans le récipient que j’ai préparé et qui échappera peut-être à la catastrophe.

Qu’importe !

Je vais mourir. Rair va mourir. Et aussi ce ramassis de lâches féroces qui se sont montrés prêts à tout pour prolonger leur ignoble existence. Que ne puis-je les voir tous pour leur rire à la face et leur montrer que leur ignominie a été vaine !


Ainsi se terminait la partie traduite du manuscrit de Xié.

Tout porte à croire que le fragment de pierre violette jetée par la servante du Dr Akinson dans le fourneau de sa cuisine n’était autre qu’un morceau de pierre-zéro, échappé, par quel hasard ? à la destruction d’Illa.

Ce fragment de matière inconnue devait — tout semble le démontrer — provoquer, à plusieurs centaines de siècles de distance, de nouvelles ruines : la destruction de San Francisco...

  1. Xié écrit : un fragment de pierre noire très mince : le traducteur a supposé qu’il voulait désigner de l’ardoise. (N. d. A.)