Éditions Rencontre (p. 80-92).

IV

— Qu’arrive-t -il, Fangar ? m’écriai-je. Ma fille est...

Fangar était un homme hardi, mais rempli de sang-froid. Et, avec cela, strict sur la discipline.

Il avait, une nuit, heurté volontairement sa machine volante à celle d’un de ses subordonnés qui n’exécutait pas suffisamment vite un ordre donné. Les deux engins avaient été précipités sur le sol. Fangar s’en était tiré avec quelques contusions — après avoir risqué la mort pour châtier une désobéissance. Ceci pour expliquer combien il était partisan d’une discipline exacte.

Pourtant, il me coupa la parole, à moi, le chef suprême de l’armée d’Illa !

— Seigneur Xié ! articula-t-il d’une voix haletante. Tout à l’heure, dans la crypte, vous ne m’avez pas renseigné sur les concentrations d’obus volants... vous sembliez distrait, absent... Limm a tout observé !... Nous ne l’avons vu qu’ensuite. .. D’après ce que je sais, vous allez être arrêté pour impéritie et négligence !... Grosé vient d’en recevoir l’ordre. Il va être ici d’un moment à l’autre. Vous n’avez pas le temps de fuir... Si j’étais surpris ici, mon sort serait scellé.

» Je ne vous ai rien dit. Adieu !

Et, avant que j’aie pu demander d’autres explications, Fangar s’élança au-dehors. J’entendis un léger bourdonnement produit par une hélice.

Je bondis... J’eus le temps, arrivé devant un des puits d’aération, de voir une ombre monter vertigineusement vers le zénith. Je devinai plutôt que je ne reconnus un des obus volants à bord duquel le chef aériste était venu. Il avait fallu toute son habileté pour pouvoir passer dans le puits sans heurter les innombrables fils conducteurs ainsi que les arbres à cames qui en tapissaient les parois.

En quelques pas, je fus de nouveau chez moi.

Ma situation, si elle était terrible, avait au moins l’avantage d’être claire !

Avec son implacable génie, avec sa science extraordinaire de déduction, Rair avait deviné les sentiments que je nourrissais pour lui. Il avait, si l’on peut dire, flairé mes projets !... Peut-être avait-il surpris — par quel moyen ? — ma conversation avec Toupahou, son petit-fils. Tout paraissait l’indiquer. Toupahou avait disparu. Silmée aussi. Et, maintenant, j’allais être arrêté.

Il fallait fuir, c’était mon devoir, un devoir double. Silmée avait besoin de moi. Et Illa elle-même, que Rair conduisait à sa ruine, ne pouvait être sauvée que par moi. Du moins, je le croyais.

Fuir ? Un seul moyen existait de quitter Illa : s’emparer d’une machine volante et prendre les airs. Entreprise relativement facile. Les gardiens des machines ne pouvaient encore connaître les intentions de Rair à mon égard et me laisseraient respectueusement prendre un des engins.

Toutes ces réflexions, on le devine, je me les étais faites en moins d’une minute. Je m’élançai vers le puits faisant communiquer ma demeure avec les terrasses.

Je ne l’avais pas atteint que je m’arrêtai net en entendant le sifflement d’un des ascenseurs.

Je perçus un léger choc. Et, presque à la même seconde, Grosé, suivi de six miliciens, apparut. Tous portaient des vêtements antiradiants, faits d’un tissu composé de plomb et d’or. Deux miliciens, debout derrière Grosé, tenaient quelque chose dans leurs mains fermées.

— Seigneur Xié, fit Grosé d’une voix qui me parut mal assurée, nous sommes ici par ordre du Grand Conseil. Veuillez nous suivre !

— Vous suivre ? Et où ?

— Nous avons ordre de nous assurer de vous, seigneur Xié. Ne nous obligez pas à faire usage des bombes radiantes dont nous sommes munis. Nos ordres sont stricts !

Je compris. Ce que les miliciens tenaient dans leurs mains, c’étaient de petites bombes radiantes, qui, en éclatant, donnent naissance à des ondes comparables à celles des rayons X, mais plus courtes, et qui ont la propriété de supprimer toute vie sur une certaine étendue, des ondes si courtes qu’il en tient dix-sept millions dans un dixième de millimètre.

Le moindre geste de résistance, et j’étais anéanti.

Grosé et ses miliciens, grâce à leurs vêtements dont la matière était si serrée que ces ondes ne pouvaient les traverser, ne risquaient rien.

Je possédais bien un de ces vêtements, mais je n’avais pas pensé à l’endosser, ne pouvant prévoir quelles seraient les armes employées contre moi.

Je me raidis et réussis à rester calme.

— Je vous suis ! répondis-je à Grosé.

Celui-ci fit un signe. Prestement, un des miliciens me saisit les mains, cependant qu’un autre s’approchait avec des menottes. Se révolter eût été vain et peu digne de moi. Je me laissai faire.

Entouré de mes gardes du corps, je sortis de ma demeure.

Moi, Xié — le vainqueur des Nouriens, l’homme que le peuple entier d’Illa avait acclamé — je fus ramené sur les terrasses... Les femmes et les enfants, les hommes et les vieillards me virent passer, enchaîné comme un homme-singe qui s’évade des mines. Mais me reconnurent-ils seulement ?

Je sus bientôt où l’on me menait en arrivant devant l’ascenseur blindé, celui qui conduisait aux oubliettes. Nous y prîmes place avec Grosé et les miliciens. Je compris que Grosé avait des ordres — que tout avait été arrêté d’avance. A quoi bon me plaindre ? A quoi bon demander des explications ? Je sentais que tout serait inutile.

L’homme-singe chargé de manœuvrer l’ascenseur pressa une manette avec la main terminant sa jambe gauche. Car les hommes-singes, à la suite d’une longue sélection, possédaient quatre mains, comme les chimpanzés, ce qui permettait d’obtenir d’eux une plus grande somme de travail...

Assis sur une banquette, je regardais la brute. Un grossier caleçon de toile métallique lui ceignait les reins et constituait son unique vêtement.

Debout, légèrement courbé, il ricanait, une chique gonflant sa joue. Un jus noirâtre suintait entre ses lèvres lippues, et son petit œil jaune dardait une lueur maligne, accentuée encore par le ricanement de sa large bouche. Avec son front bas et aplati, ses oreilles écartées, larges et pointues, les épais poils roux lui recouvrant le corps, il représentait bien la force brutale. Sous la peau grenue de ses longs bras — des bras démesurés — le frémissement des muscles puissants se devinait...

Il était plus heureux que moi, celui-là . Il ne connaissait pas, il ne connaîtrait jamais mes angoisses. Ma pauvre Silmée ! Qu’était-elle devenue ?

L’ascenseur, avec une vertigineuse vitesse, glissa sans une secousse dans le long tube d’acier... Il passa à travers les innombrables étages d’Illa et, finalement, s’arrêta net, devant une galerie aux murailles lumineuses.

Mes gardiens m’entraînèrent. Une porte s’ouvrit devant moi. On me poussa dans l’ouverture. Je trébuchai, cependant que, derrière moi, le battant se refermait.

J’étais dans une des oubliettes d’Illa, une cellule affectant la forme exacte d’un cylindre, haut de deux mètres cinquante, d’un diamètre d’un mètre cinquante. On ne pouvait s’y tenir que debout ou assis. Impossible de s’y étendre. Une lumière violâtre suintait des murailles, du sol et du plafond. Pas d’autre ouverture que la porte, dont le battant se confondait avec la paroi dans laquelle elle était encastrée. Au centre du plafond, une lentille était fixée, large comme une assiette. Elle était entourée de petits trous destinés à permettre à l’air d’arriver.

Cette lentille, composée d’un alliage inconnu, dans lequel entrait une assez forte proportion de sélénium, permettait, au moyen d’appareils spéciaux, au Grand Conseil de voir tout ce que je faisais... Pas un de mes moindres mouvements ne pouvait échapper à mes bourreaux. Ils avaient tout loisir de surveiller mon agonie...

Je m’assis sur le sol de ma cellule.

Je connaissais mon sort : j’étais destiné à périr lentement d’inanition. Les effluves nourriciers des machines à sang n’arriveraient plus à moi qu’en nombre insuffisant — en nombre dosé par la loi, de façon à prolonger ma vie autant de jours que le déciderait le Grand Conseil — c’est-à-dire Rair.

Mais je ne pensais pas à cela. Je pensais à ma fille, à Silmée, qui, grièvement blessée, était certainement au pouvoir de Rair. Vivait-elle encore ?

Je me raidis. Je ne voulus pas qu’on vît Xié abattu.

Combien d’heures passèrent ?... Je ne pus m’en rendre compte.

Seul avec mes pensées, les membres tordus par les crampes, frémissant, fiévreux, inquiet, angoissé, je restai immobile dans le silence absolu. Des murailles, du sol, du plafond, la même lumière d’un rouge violet persistait, une lumière implacable. Il me semblait voir, par moments, des nuages de sang passer devant mes yeux. Et Silmée... Silmée, que devenait-elle ?...

La porte de mon cachot — porte invisible — ne devait se rouvrir, je le savais, que lorsque je serais mort, lorsque Rair, rassasié de vengeance, daignerait me laisser périr.

Peu à peu mes angoisses, mes tourments se calmèrent, c’est-à-dire devinrent moins violents... Je compris que je m’affaiblissais.

Pourtant, je n’avais encore ressenti aucun sentiment de faim : Rair, je le comprenais, avait donné des ordres pour que l’on continuât à me faire parvenir le même nombre d’effluves osmotiques qu’à l’ordinaire. Il voulait prolonger mon supplice. Mais mes tortures morales faisaient leur œuvre : lentement, je descendais vers la mort.

Je somnolais, à demi inconscient, lorsqu’un claquement sec me fit sursauter.

J’ouvris les yeux ; je crus rêver. La porte de mon cachot, arrachée de ses gonds, semblait prête à s’écrouler sur moi, et, par l’entrebâillement, entre le battant et le chambranle, Fangar, le chef des aéristes, la face couverte de sang, apparaissait.

Machinalement, je levai la tête vers la lentille de sélénium. Elle avait cessé de briller. Le courant dont elle était en quelque sorte imbibée avait dû être coupé.

— Venez ! Vite ! souffla Fangar.

Je voulus me lever, mais mes jambes, qui, depuis des jours et des jours, étaient repliées sur elles-mêmes, refusèrent de me porter. J’eus suffisamment de force pour me mettre debout, mais mes jarrets plièrent sous moi. Je retombai.

Une angoisse atroce crispa les traits de Fangar. Il franchit le seuil de la cellule, se baissa et, m’ayant saisi par les épaules, me souleva :

— Vite ! Il le faut... murmura-t-il. Essayez de marcher !... Nous avons deux ou trois minutes devant nous, et je suis trop faible pour vous porter !

J’appelai toutes mes forces à moi. Les dents si serrées qu’elles grincèrent, la sueur aux tempes, tous mes muscles raidis en un suprême effort, je réussis à sortir du cylindre de mort, et, appuyé sur l’épaule de Fangar, à faire deux ou trois pas.

Une crampe me saisit. Je dus me retenir au bras de mon sauveur, contre lequel je restai flasque et immobile comme une loque.

— Nous sommes perdus si nous restons ici ! murmura le chef des aéristes, en m’entraînant.

Haletant, hagard, j’avançai. A chaque pas, mes jarrets pliaient sous mon poids malgré tous mes efforts. Fangar me traînait presque. Nous franchîmes la longue galerie aboutissant au puits de l’ascenseur.

L’ascenseur était là, mais en miettes, un amas de plaques de tôle et de cornières parmi lesquelles se distinguait le cadavre écrasé, mutilé, véritable bouillie sanglante, de l’homme-singe chargé de manœuvrer l’appareil.

— Venez ! répéta Fangar dont les dents claquaient.

Il savait que, s’il était surpris, il serait soumis à d’atroces supplices.

Je ne pensai pas à lui demander d’explications et, à son exemple, m’agrippai aux débris de l’ascenseur que j’entrepris d’escalader...

Ce fut une lutte atroce. Vingt fois, je trébuchai ; je m’écorchai, me coupai, me meurtris contre les angles du métal et les débris des rivets brisés. Fangar m’aida, bien qu’il eût fort à faire pour se frayer lui-même un passage par cet amas de débris contournés et tordus.

À moins de deux mètres au-dessus de l’ascenseur, un obus volant était immobile, son hélice ronronnant imperceptiblement, mais j’étais tellement habitué au silence que je l’entendis avec netteté.

— Dépêchons ! murmura Fangar.

Il me saisit la main et m’aida à parvenir sous l’obus volant, dont il escalada le rebord en s’aidant d’un des montants de l’ascenseur.

Il dut toucher au moteur, car il me parut que le rythme de la turbine ralentit. L’obus volant s’abaissa légèrement, presque jusqu’à toucher les débris de l’ascenseur. Fangar me tendit sa main gauche, que je saisis. D’un effort violent, le chef aériste réussit à m’attirer jusqu’à lui.

— Dépêchons ! répéta-t-il, comme s’il n’eût su prononcer que ce mot.

J’atteignis l’axe creux de l’hélice, au centre de la lentille de métal.

Il y avait juste place pour un homme. Nous étions deux. Comment parvînmes-nous à tenir dans cet espace ? Mystère. Nous savions tous deux qu’il fallait absolument que nous y tinssions, sinon, c’était la mort. Et cela nous suffit.

Pressés, tassés l’un contre l’autre au point que nous ne pouvions faire le moindre mouvement et qu’il m’était très difficile de respirer, nous fûmes enfin installés.

Je me trouvais entre les jambes de Fangar, qui était presque assis sur moi. Et, sous mes reins, je sentais les bombes rangées autour du cône de déchargement, et qui ne constituaient pas précisément un confortable coussin.

Fangar, qui avait conservé ses bras libres, rabattit difficilement sur sa tête le capot de métal fermant la lentille.

Il appuya sur un levier. Le moteur ronfla sourdement. Avec une effroyable vitesse, l’obus s’éleva. Il monta verticalement dans le puits encombré par les guides et les tiges de commande de l’ascenseur.

Il fallut toute l’habileté de Fangar pour que la lentille n’accrochât point. Entre l’obus volant et les parois du puits, c’était à peine s’il y avait un espace de quelques centimètres !

Nous nous élevâmes pourtant, à plus de six cents kilomètres à l’heure !

Je n’eus le temps de rien voir... Brusquement, nous jaillîmes hors du puits !... Je distinguai, en un éclair, les clartés blêmes qui, dans la nuit, jaillissaient des puits servant à l’éclairage et au chauffage des maisons d’Illa. Il me sembla reconnaître la pyramide du Grand Conseil... Mais, à la seconde suivante, nous fûmes en plein ciel, parmi les nuées.

Je haletais. Mes jambes, déjà ankylosées par leur longue immobilité dans la cellule, me causaient d’intolérables douleurs. Il me semblait qu’un bourreau me tordait les muscles. Et, par suite de ma position, je respirais difficilement.

Je savais que je ne devais pas bouger : le moindre effort de ma part eût risqué de faire faire un faux mouvement à Fangar et de nous précipiter tous deux sur le sol, les obus volants, je ne l’ignorais pas, jouissant d’un équilibre très délicat et facile à rompre.

Quelques minutes s’écoulèrent. Le moteur ronflait avec régularité.

Soudain, je le sentis ralentir. L’obus volant s’inclina brusquement, si brusquement que ma tête heurta avec violence le grillage intérieur qui me séparait de l’axe tournoyant de l’hélice. Je sentis que nous tombions.

Courant coupé ! eut le temps de m’expliquer Fangar.

Je compris : soit que notre fuite eût été découverte, soit pour toute autre cause, les ondes électriques faisant tourner le moteur de l’obus volant venaient d’être arrêtées.

Et l’engin, obéissant aux lois de la pesanteur, se rapprochait du sol avec une rapidité vertigineuse.

J’attendis la fin...