Michel Lévy frères (p. 148-323).



DEUXIÈME PARTIE

MORENITA


I

JOURNAL d’une JEUNE FILLE. — FRAGMENTS

19 août 4846. — Briole.


J’ai aujourd’hui quatorze ans. Je ne suis ni grande ni forte ; je ne sais pourquoi ceux qui me voient pour la première fois prétendent que j’en ai dix-huit ou vingt, et que ma bonne mère cache mon âge. Qui sait ? c’est peut-être vrai ! J’ai une destinée si bizarre, moi, et ma naissance est si mystérieuse !

La grand’maman Marange dit à ceux qui s’étonnent de mes manières, que je suis d’une intelligence fort précoce. Ou cela est certain, ou l’on me dissimule mon âge ; car, lorsque je suis en compagnie des jeunes filles de quatorze à seize ans, elles me paraissent idiotes, et j’aimerais autant revenir à mes poupées, au temps qu’en causant avec elles, je faisais les questions et les réponses, que de faire la conversation avec de pareils mannequins.

Il y a longtemps que j’ai envie d’écrire, jour par jour, ce qui m’intéresse. J’ai voulu attendre mon anniversaire, et je commence. Aurai-je la patience de continuer ? Je ferai là-dessus ce qu’il me plaira. Peut-être ne s’ennuie-t-on jamais de ce qu’on est toujours libre de planter là.

À mon réveil, j’ai trouvé sur le pied de mon lit trois gros bouquets. Tous les ans, on invente une manière différente de me souhaiter ma fête. Cette fois-ci, j’avais à deviner. J’ai tout de suite compris que les roses mousseuses blanches venaient de maman, les pensées de grand’mère, et que l’héliotrope avait été cueilli de la part de mon parrain. Comme ils sont malins tous trois ! Ce sont les fleurs que chacun examine ou respire avec prédilection.

Puis, sur la table de ma chambre, il y avait une jolie robe toute brodée par maman, un beau coffre à ouvrage choisi par bonne maman, un portrait de toutes deux crayonné par mon parrain. Comme il dessine et comme il voit bien, lui ! Elles ressemblent que c’est incroyable ! Oui, c’est bien là la grand’mère avec ses yeux pénétrants et son petit air doux qui est quelque fois si sévère. C’est bien mamita[1], avec ses beaux cheveux à minces filets argentés, ses traits admirables, son sourire si tendre, sa jolie taille souple… Comme elle est encore belle et jolie, mamita ! et comme mon parrain l’admire et la comprend, puisqu’il l’a reproduite ainsi de mémoire !

Avec son cadeau, il y avait une lettre d’envoi que j’attache ici avec une épingle. Il me semble que mon journal sera complet, si j’y ajoute les lettres qui m’intéressent.


« Manille, le 8 mai 1846.

» Ma bien-aimée filleule, cette lettre arrivera, j’espère, à temps pour que mamita te la remette le jour de ton anniversaire, avec la copie d’un dessin que j’ai fait à bord du navire qui m’a amené ici, et qui, s’il ressemble, comme je me l’imagine, à tes deux anges gardiens, est le plus doux souvenir que je puisse l’envoyer. Cet envoi, chère enfant, est le dernier que j’aurai à t’adresser, et, si Dieu le permet, j’arriverai peu de temps après cette lettre. Jusque-là, continue d’être la joie et le bonheur de tes deux mères, à les chérir, à leur épargner l’ombre d’un chagrin, à leur parler de moi, et à prier pour le bonheur de celui qui t’aime et te bénit !

» STÉPHEN. »

Il va donc enfin revenir, mon cher parrain, mon bon Stéphen ! Quand je pense qu’il y a deux ans que nous ne l’avons vu ! Deux ans ! c’est deux siècles, à mon âge ! C’est tout au plus si je me souviens de sa figure, et pourtant je pense à lui bien souvent, tous les jours. Je l’aimais tant, lui, et il était si bon pour moi ! Pas meilleur que mamita cependant, c’est impossible ; moins tendre même, moins indulgent, quelquefois un peu grondeur. Mais je ne sais pas ce qu’il y avait en lui de si persuasif, de si imposant parfois, de si attrayant toujours. C’était peut-être sa grande supériorité sur tout ce qui m’entoure, dont je ne me rendais pas bien compte alors, mais que je subissais par instinct. Et puis, il est plus jeune que mamita, et ce qui est jeune plaît toujours mieux aux enfants.

Pourtant, il me paraissait un homme mûr, et, à présent, quand je demande son âge et qu’on me dit qu’il n’a que trente-quatre ans, je suis tout étonnée. Je me rappelle cependant qu’il avait les yeux un peu creusés, le teint pâle et quelques cheveux blancs. Voilà tout ce que je peux me représenter de sa figure. C’est singulier comme on regarde peu et mal à douze ans, comme on se fait des idées vagues et fausses ! je trouvais mamita vieille dans ce temps-là, et bonne maman décrépite. Aujourd’hui, celle-ci me paraît encore belle, et mamita si charmante, que j’en serais jalouse si je ne l’adorais pas.

Le fait est qu’elle a dû être cent fois plus jolie que je ne le serai jamais ; elle est blanche comme la neige, et moi, il me semble que je suis noire comme un corbeau. On dit que cela me sied ; je n’en suis pas sûre. On me voit ici avec des yeux abusés par la tendresse. Je voudrais bien aller dans le monde, ne fût-ce qu’une fois… ne fût-ce que pour me voir là, en toilette de bal, devant une grande glace, afin de me juger et de me connaître ; mais on dit qu’on ne se voit jamais tel qu’on est ! Eh bien, je verrais dans les regards des autres si je plais à tout le monde autant qu’à ma famille.

Quand je demande à mamita si je suis jolie, elle me répond :

— À mes yeux, tu es parfaite, parce que je t’aime.

C’est bien bon, cette réponse-là, mais ce n’est pas une réponse. Grand’mère alors hausse un peu les épaules, et me dit :

— Eh bien, si nous te trouvons à notre gré, que t’importe le reste ?

Ah ! pardon, bonne maman ; je ne vous le dis pas, mais cela m’importe beaucoup à présent, et je ne suis plus d’âge à me payer de ces raisons-là. Je vois bien qu’une fille laide paraît toujours maussade, qu’on la plaint si elle en souffre, qu’on s’en moque si elle ne s’en doute pas.

Je vois bien que la première chose qu’on apprécie, en regardant mamita, c’est sa beauté, qui plaît aux yeux et qui fait qu’on l’aime tout de suite. Oui, oui, je vois bien que la beauté est la première richesse, la première puissance d’une femme, la seule durable, quoi qu’on en dise, puisque, avec ses quarante-quatre ans, mamita écrase encore bien des jeunes personnes, et que grand’mère, avec sa soixantaine, a encore un amoureux, ce singulier M. Roque, qui la demande tous les ans en mariage devant tout le monde. Il ne faut pas m’en donner à garder, bonne maman : vous avez encore un petit brin de vanité au fond des yeux, quand on vous dit que vos mains sont des chefs-d’œuvre de la nature.

Moi, j’ai une bien petite main, si petite que je défie toutes celles de France et de Navarre de mettre mon gant. Mais, mon Dieu, qu’elle est grêle et jaunâtre ! Ils disent que je suis de race indienne par ma mère… Et voilà mon parrain qui s’en va dans la mer des Indes conduire une mission scientifique ! Qui sait s’il ne verra pas là ma vraie mère, s’il ne me la ramènera pas ! C’est peut-être une surprise qu’on me ménage ! Moi, je crois à tout ce qui me passe par la tête. Il y a des moments où je crois que mon parrain est mon père. Il y a des gens qui le croient aussi ou qui se l’imaginent. Pourtant… ma mère est morte. Oui, mamita me l’a dit si sérieusement, encore aujourd’hui, que cela est certain… Mais mon père ? Non, ce n’est pas Stéphen, il n’est pas assez riche pour…


21 août.

Pour… Que voulais-je dire hier ? — Si c’est ainsi que j’écris mon journal, je n’aurai jamais le temps de me rendre compte de tout. Je vois, en relisant ce que je n’ai pu continuer hier soir, grâce au sommeil qui m’a écrasée tout d’un coup, que je n’ai fait que babiller avec moi-même, comme font les serins en cage, et que je n’ai rien raconté au papier de l’emploi de ma journée.

N’importe. Celle d’aujourd’hui n’a rien amené de bien intéressant. Je vais reprendre celle de mon anniversaire ; ce n’est pas tous les jours fête.

J’étais à peine levée, que mes deux mamans sont venues m’embrasser et me dire qu’il fallait me dépêcher de m’habiller, parce qu’il y avait en bas quelque chose pour moi.

C’était le cadeau mystérieux de tous les ans, le cadeau de mon père ; car il existe, celui-là, il s’occupe de moi, il me comble, il me pare, il me gâte… Dirai-je qu’il m’aime ? Hélas ! je ne l’ai jamais vu, je ne saurai peut-être jamais son nom. S’il m’enrichit et me protége, d’où vient qu’il se cache si bien ?

J’étais un peu avide de voir ce nouveau cadeau. Je n’avais guère dormi de la nuit, à force d’y songer. Ah ! je le vois bien, je n’ai pas dix-huit ans !

Mamita m’a conduite sur le perron du jardin, et là, j’ai vu arriver, en piaffant et en bondissant, à la main de notre vieux domestique André, le plus ravissant petit cheval arabe que j’aie jamais imaginé : noir comme la nuit, l’œil d’une gazelle en colère, des naseaux tout en feu, des jambes de lévrier, des pieds qui ne touchent pas la terre ; et avec cela doux comme un mouton, n’ayant peur de rien pourtant, solide comme un pont sur ses petits jarrets d’acier, enfin les dehors les plus brillants du monde, et pas un défaut de caractère, ni de conformation, à ce qu’on dit. J’ai entendu dire aux domestiques qu’un cheval comme cela a peut-être coûté vingt mille francs. Donc, mon père, ou celui qui le remplace auprès de moi, est immensément riche.

Ce bel animal était tout caparaçonné, tout sellé, tout bridé, avec des glands, des boucles, des tresses, des rubans, des fleurs, des perles. On lui avait fait, pour me le présenter, une toilette folle, comme pour offrir un jouet à un enfant. Oui, j’ai bien quatorze ans ! Si j’en avais davantage, on me donnerait plus sérieusement quelque chose de plus sérieux.

Alors ma bonne maman m’a fait le discours de tous les ans :

— Morenita, vous avez, de par le monde, un ami inconnu, un bon génie qui vous chérit et vous protége ; il sait tout ce que vous faites, tout ce que vous dites, tout ce que vous pensez.

Puis elle a ajouté :

— Il a donc su que vous mouriez d’envie de monter à cheval avec votre mamita, et que nous n’y avions pas encore consenti parce que nous ne pouvions pas trouver tout de suite un cheval qui fût, en même temps, parfaitement sûr et d’une allure assez douce pour une petite personne comme vous. Alors ce bon génie a été dans les écuries de la reine des fées, et il a trouvé ce cheval, qui s’appelle Canope, et auquel il nous écrit que nous pouvons vous confier sans aucune crainte, car il est aussi bon qu’il est joli.

J’ai demandé en grâce qu’on me laissât monter dessus. On y a consenti, en recommandant bien à André de le conduire au pas par la bride, le long de l’allée. Mes mamans me suivaient. J’ai eu d’abord peur de me voir perchée si haut sur quelque chose qui remue. Ce cheval, qui est tout petit, comme celle qui doit le monter, me paraissait grand comme un dromadaire. J’ai crié quand j’ai senti qu’il marchait. Mamita s’est moquée de moi.

— Voyez, a-t-elle dit, quelle belle écuyère nous avons là ! Elle grillait de monter des girafes, et elle a peur de se voir sur un chevreuil !

Cela m’a piquée d’honneur ; je me suis rassurée tout d’un coup, j’ai dit à André de le faire marcher un peu plus vite, et nous avons été au tournant de l’allée avant nos marcheuses. Alors, me trouvant hors de leur vue, j’ai dit à André de lâcher la bride ; il me l’a mise dans la main sans méfiance, m’a appris la manière de la tenir, et s’est remis à marcher à la tête du cheval, s’attendant à m’entendre lui crier de m’arrêter. Mais, moi, j’avais mon idée. Aussitôt que je me suis sentie en liberté, j’ai secoué la bride et frappé du talon au hasard.

Aussitôt Canope est parti au galop, et me voilà lancée. André s’est mis à courir. Maman, qui arrivait, s’est mise à crier. Moi, qui me trouvais fort à l’aise et qui n’avais plus peur, j’ai redoublé, me divertissant à faire tirer la langue au vieux André, et en un clin d’œil j’étais au bout de la grande allée de marronniers. Là, j’ai eu peur, parce qu’il y avait un tournant, et que j’ai entendu dire à mamita qu’on pouvait tomber quand on ne savait pas sur quel pied le cheval galopait. J’aurais été bien embarrassée de le dire ; aussi j’ai préféré tirer sur la bride, et Canope s’est arrêté tout court ; si court, que, ne m’attendant pas à tant d’obéissance, j’ai failli passer par-dessus sa tête. De ce moment-là, j’ai compris tout de suite à qui j’avais affaire. C’est comme le bon piano de mamita, qui ne rend plus de sons si on l’attaque trop fort, et dont il faut se servir avec du moelleux dans les mains. J’ai fait retourner ce cher petit animal sur lui-même. Je ne savais trop comment m’y prendre ; mais je crois qu’il devine ce qu’on veut. C’est un vrai cheval d’enfant ; je suis venue vers mamita, m’amusant à passer du pas au galop et du galop au pas, tout cela si aisément qu’il me semblait n’avoir fait autre chose de ma vie.

Mamita était pâle. Bonne maman m’a grondée. J’ai demandé si mon cheval ou moi avions fait quelque sottise et ce qu’on avait à me reprocher, puisque j’avais vaincu ma peur et que je revenais saine et sauve.

— Vous avez entendu que votre mère vous rappelait, a dit bonne maman, et vous n’avez point obéi.

J’ai dit que je n’avais pas entendu.

— Eh bien, a repris la grand’mère, votre cœur aurait dû entendre que le sien battait d’effroi et de souffrance.

J’ai embrassé mamita en lui demandant pardon. Elle a dit à André d’aller vite chercher son cheval afin de m’accompagner, et m’a permis de faire le tour du parc avec lui. Je l’ai fait trois fois ; j’étais comme ivre, comme folle. Dieu ! quel plaisir de monter à cheval ! J’avais bien raison d’y rêver toutes les nuits. C’est le paradis des fées !

En revenant, André a dit à maman :

— Vraiment, madame, je crois que nous n’aurons rien à lui enseigner. Elle trouve d’elle-même tout ce qu’il faut faire, et n’a peur de rien.

Comme j’étais fière de savoir déjà mener mon cheval ! J’aurais voulu que mon père me vît ! et mon parrain surtout, qui disait autrefois que je ne serais jamais brave, parce que j’étais trop nerveuse.

Ce matin, mamita a monté à cheval avec moi et André. J’ai été un peu jalouse d’elle, parce que, vraiment, elle est plus tranquille que moi, tandis que j’ai encore des moments de peur affreuse, quand Canope prend ses airs mutins. Mais il n’en est pas plus méchant pour cela et je m’y habituerai. Je me garde bien de dire que j’ai peur. Peut-être qu’elle est comme moi, mamita, et qu’elle ne s’en vante pas ; mais non, c’est une nature si calme ! Elle n’avait jamais monté à cheval de sa vie, il y a deux ans. Les médecins le lui ordonnent, sa mère l’en prie, et voilà qu’elle a du courage, de l’aplomb et de la grâce tout de suite, par ordonnance. Je voudrais bien voir si j’ai une bonne tournure à cheval. J’ai peu d’avoir l’air d’un fagot. Il faut que je me perfectionne avant que mon parrain arrive. Je me souviens que j’étais furieuse quand il se moquait de moi.


22 août… midi.

J’ai bien mal pris ma leçon d’harmonie aujourd’hui, et le père Schwartz s’est impatienté. C’est un brave homme, mais il est trop vieux ; ce n’est pas ma faute s’il m’ennuie. J’aimais bien mieux les leçons de mon parrain ; je le craignais davantage, mais je comprenais mieux. Il est pédant, ce vieux Allemand : le voilà qui prend de l’humeur parce que je monte à cheval, et qui dit que cela me tournera la tête !

Il est certain que cela me grise un peu et que je saute des fossés toute la nuit, en rêve. Ah ! que j’ai envie de sauter un fossé comme André ! mais mamita ne veut pas, et, si elle le voulait, je ne sais pas si j’oserais. Mon Dieu, que c’est joli, que c’est beau, le mouvement, le grand air ! Aller loin, bien loin !… Le parc m’ennuie ; mamita veut toujours rentrer, et voilà grand’mère qui trouve déjà qu’une heure par jour dans le manège du jardin, c’est beaucoup pour mon petit corps. Mais je me sens très-forte, moi ! Est-ce qu’elle se figure que j’ai soixante ans ?


Quatre heures.

La journée est mauvaise, décidément : mamita n’a pas voulu me laisser monter à cheval aujourd’hui. Elle prétend que cela me donne la fièvre et me rend irritable. Je crois, qu’en effet, j’ai été un peu mauvaise. Et puis, la grand’mère est venue, par là-dessus, dire que le manége, de deux jours l’un, c’était assez ; que le cheval devait être un exercice, un délassement, mais non une passion, une rage. Je comprends bien cela chez mamita ; mais, pour moi, c’est autre chose, et me voilà un peu furieuse. Maman est triste !… Allons, j’ai tort. Je vais l’embrasser, mais c’est bien ennuyeux de toujours céder. C’est bien la peine que mon père m’ait envoyé un si beau cheval pour que je ne m’en serve pas ! Je suis sûre que, s’il était là, il me donnerait raison. Que c’est triste, de ne pas être élevé par ses parents !


Cinq heures.

Maman m’a fait pleurer. Elle est si bonne, ma pauvre mamita ! si douce, si tendre, si vraie ! Eh ! mon Dieu ! je l’aime plus que tout au monde. Pourquoi ai-je tant de peine à lui obéir ?



II


LETTRE DE STÉPHEN À ANICÉE. — FRAGMENTS


Manille, le 5 mai 1836.

Oui, ma bien-aimée, c’est la dernière lettre. Je m’embarquerai le 28, et, s’il plaît aux cieux de bénir ma traversée, je serai à tes pieds vers la mi-septembre. Ô Anicée, c’est la première fois que je te quitte depuis dix ans d’un bonheur si complet, qu’il est divin, et je jure bien que c’est la dernière. Tu l’as voulu, cruelle amie, généreuse créature ! Je ne pouvais refuser cette mission sans manquer à mes devoirs, disais-tu. Après tant de travaux consciencieux et assidus, j’étais forcé de rendre à la science, ne fût-ce qu’une fois en ma vie, un service éclatant, de faire à l’humanité un grand sacrifice. Eh bien, je l’ai fait, j’ai immolé deux années de ma vie ! J’ai consenti à mourir tout vivant pendant deux années ! Je suis quitte, n’est-ce pas ? j’ai payé mon tribut, j’ai apporté ma pierre à l’édifice ; on ne me parlera jamais plus d’aller dans un lieu où tu ne pourras pas me suivre ! Non, tu ne sais pas ce que c’est que de vivre sans toi. Comment le saurais-tu ? Il est impossible que quelqu’un au monde soit semblable à toi, pour que tu te fasses une idée de ce que tu es pour moi. Ô mon amie, ma sainte, mon âme, mon avenir, ma vie, mon tout !… Je ne puis rien trouver qui soulage mon cœur en t’écrivant. Les mots sont nuls ; il n’en existe pas pour exprimer mon amour, ma passion… Oui, c’est une passion dévorante que cet amour si calme auprès de toi, si déchirant de loin ! Tu remplis l’âme qui te possède d’une joie si complète, qu’à tes côtés on savoure l’infini ; mais être séparé de toi par des continents, par des mers, par d’autres étoiles que celles qui ferment notre horizon, passer des jours, des mois, des années sans te voir, sans t’entendre, sans te presser sur mon cœur, c’est l’horreur de la tombe, moins le repos de la mort. Jamais, jamais je ne recommencerai cette épreuve. Je ne sais comment j’ai pu y résister…

Que ta mère chérie te donne la force qui me manque ; que cet ange béni te verse une double tendresse, qu’elle essuie tes larmes en secret ; qu’elle me conserve ces beaux yeux qui sont mon empirée, mon ciel sans limite, ma source sans fond…

Folle, qui croit que je la trouverai vieillie ! C’est moi qui suis vieux maintenant. Loin de toi, j’ai cent ans. Je n’ai ni cœur, ni volonté, ni force, ni repos. Ah ! je n’étais pas né pour ce qu’on appelle les grandes choses, moi ! Je ne sais pourquoi j’ai aimé les sciences et les arts avant de te connaître. C’était le besoin de te rencontrer qui me faisait chercher mon idéal dans l’univers. Je t’ai trouvée, je n’ai plus cherché. Je n’ai plus travaillé que pour te mériter aux yeux du monde. Ce jour est-il enfin venu, mon Dieu ? Ah ! pourquoi n’a-t-on pas laissé ces deux pauvres cœurs s’adorer et se fondre ensemble dans l’oubli de tout ce qui n’était pas eux ! C’était donc un crime de notre part que de n’avoir besoin de rien et de personne ?…

Oui, certainement, les lettres de la Morenita sont charmantes, je dirais surprenantes pour son âge, si je n’avais assisté au rapide développement de cette étrange petite créature. Elle sait exprimer, avec une facilité rare, toutes ses jeunes lubies ; et ce qui ne la fait ressembler à aucune des petites merveilles qu’on rencontre de temps en temps dans les arts ou dans les sciences, c’est qu’elle n’a ni science ni art, et qu’elle garde, dans l’expression, le naturel qu’à son âge on dédaigne et farde presque toujours.

Mais ce n’est pas une raison pour la croire supérieure à toi, mon Anicée. Prends garde à ce besoin que tu éprouves de t’effacer devant ce que tu aimes. Si la pauvre enfant s’en aperçoit jamais, la vanité la prendra. Comment veux-tu qu’on se croie plus que toi, et que la raison tienne contre une telle cause d’orgueil ? Morena avait des défauts qui ne lui permettront jamais d’aller jusqu’à ta ceinture. Ah ! j’ai peur de trouver ma filleule horriblement gâtée, chère amie. Heureusement, la bonne maman est là. Mais je n’aime pas l’engouement aveugle de ce père qui la traite en princesse des Mille et une Nuits, et qui ne veut la voir qu’à travers le trou d’une serrure. Où donc l’a-t-il vue sans qu’elle s’en soit doutée ? Tu me conteras cela. Mais je dis que, puisqu’il n’a pas d’enfants après quinze ans de mariage, et que sa femme n’est plus jalouse de lui, il ferait mieux de l’adopter sans l’éloigner de toi. Tu vois, je parle en vieux. C’est moi qui suis le raisonneur, le bonhomme Prévoyance. Je crains l’avenir pour cette enfant, qui s’habitue à croire qu’elle est fille d’un roi, et qui dédaignera tous les partis, pour arriver à découvrir que certains partis la dédaignent.

Je lui envoie, pour son anniversaire, un don tout de sentiment. J’ai grand’peur que, ce jour-là, enivrée par quelque nouvelle folie de ce cher duc, qui est un homme d’imagination plus que de jugement, elle ne méprise un peu mon cadeau de parrain, pour se regarder au miroir, revêtue de quelque robe de brocart, coiffée de quelque escarboucle tirée de l’écrin des fées.

Vous ne me parlez pas de Rosario ; donc vous n’avez pas encore découvert ce qu’il est devenu. Je confesse que je ne m’en tourmente plus guère. Nous l’avons pourvu d’un état, en ne refusant aucun développement à son éducation musicale. Il en a profité tant bien que mal. Ses défauts se corrigeront peut-être forcément dans le contact du monde brillant qu’il recherche, monde indulgent à l’ordinaire, mais hautain parfois, et qui, tout en applaudissant les seguillas du gitano, lui pèsera lourd sur la tête, s’il ne sait esquiver la rencontre des humiliations. J’ai dans l’idée qu’il s’est dérobé aux études du Conservatoire et aux sermons de Roque, pour aller briller dans quelque petite cour d’Allemagne, ou dans quelque pays à festival, sous un nouveau nom de guerre. Il nous reviendra encore avec quelques dettes. Ce n’est rien, si l’honneur est sauf. Espérons-le. S’il a peu de sentiment de la vraie dignité morale, il a du moins peu de vices, et sa vanité immense le préserve des entraînements qui abaissent sans retour.

Laisse le père Schwartz ennuyer Morenita et lui prouver que l’imagination et la facilité ne suffisent pas. Dis à cet excellent ami que je lui rapporte de la musique indoue, chinoise, japonaise, plein mon cerveau ; car je me fie plus à ma mémoire et à mon sentiment pour lui traduire tout cela, qu’à une version écrite, où, malgré moi, j’altérerais l’étrangeté du texte.

Roque m’a écrit de Paris une lettre de vingt pages. Bon Roque ! il est parvenu à être un médecin de renom, lui qui méprisait tant la science des conjectures ! C’est égal, si tu es malade, j’aime mieux que tu consultes le vieux médecin du village. Il procédera par la routine de l’expérience, au lieu que Roque, par la route des idées pures, m’effrayerait beaucoup encore dans la pratique. Il faudra que je tâche de mettre encore beaucoup d’eau dans son vin. J’espère qu’il viendra passer trois jours avec nous pour mon arrivée.

Et notre ami Clet est donc enfin accouché d’un joli poëme, qui ne méritait pas tant de façons ? Je m’en doutais bien ; les montagnes accouchent toujours de la même manière. N’importe, je serai aise de le revoir. Je l’aime depuis que tu m’as fait un si grand mérite de mon premier duel. Dieu sait que mon mérite n’était pas grand, et que, pour ne pas être un blanc-bec, j’aurais, dans ce temps-là, cassé cent bras et reçu cent balles dans le corps, sans me plaindre et sans plaindre personne. Qui croirait cela, à me voir ? Mais il fallait bien prendre cette inscription-là ?

Quand je songe que, dans trois mois, je serai à tes pieds !… c’est à devenir fou ! Il me faudra séjourner une semaine à l’isthme de Suez. Je t’écrirai des bords de la mer Rouge.

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III


journal de morenita


15 septembre. — Briole.

Il est donc enfin revenu, mon cher parrain ! Mais il est vieux !… Comme j’ai été surprise de le voir avec un visage hâlé, amaigri, des cheveux blancs sur les deux tempes ! Cela m’a intimidée, et j’ai retrouvé plus de la peur que de la tendresse que j’avais pour lui autrefois.

Il était arrivé à cinq heures du matin ; je ne le savais pas. Mamita, en entrant dans ma chambre, ne m’en a rien dit. C’est une surprise qu’on me ménageait. Nous nous sommes mises à table ; en voyant un couvert de plus, je me suis doutée de quelque chose ; mais le père Schwartz a dit d’un ton si sérieux que M. Clet était arrivé et venait passer trois mois avec nous, que je n’ai pu m’empêcher de faire la moue. J’ai ce Clet en horreur, je ne sais pas pourquoi. Aussi quelle joie quand mon parrain est entré ! J’ai été si émue que je n’osais pas l’embrasser. Il en a été étonné ; et puis, après les premières tendresses, il s’est mis à m’examiner. J’étais bien mal à l’aise, et ses remarques n’étaient pas trop obligeantes.

— Tu n’as guère grandi, et je crois que tu es plus brune qu’à mon départ. Quelle petite sauterelle !

Ah ! je vois bien que, décidément, je suis laide ; mais il aurait pu se dispenser de me le faire entendre si clairement. Alors il faudra que je m’arrange pour avoir beaucoup d’esprit ; autrement, personne ne prendra garde à moi.

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20 septembre.

Depuis quatre jours, j’ai pris mes leçons avec assiduité, j’ai étudié mon piano avec ardeur. C’est que mon parrain m’a encouragée. Il a été content de mon jeu, mais il a trouvé que je ne lisais pas la musique assez vite, et il a dit qu’il ne me ferait travailler que quand Schwartz serait très-content de moi. Il me trouve instruite et avancée pour mon âge ; mais il fait entendre que, si j’en restais là, je ne serais qu’une petite sotte. Allons, je vois bien qu’il faut que je me donne beaucoup de peine pour lui plaire, à ce bourru de parrain ! Eh bien, on s’en donnera.

Comme il aime mes deux mamans ! Je crois qu’il préfère mamita. Oui, c’est une adoration qu’il a pour elle. Ce sont des soins, des attentions… et, quand il croit que je ne le vois pas, il la regarde comme l’aigle épris de la beauté du soleil. Que je suis peu de chose, moi, entre ces deux êtres si parfaits et qui se comprennent si bien ! Pourquoi ne sont-ils pas mariés ensemble ? C’est singulier, cela ! car tous ceux qui les abordent sans les connaître leur parlent comme s’ils étaient mari et femme et n’hésitent pas à me croire leur fille.

Leur fille ! Ah ! je voudrais l’être ! mamita ne m’aimerait peut-être pas mieux, mais mon parrain ne serait pas si clairvoyant sur mes défauts, et, s’il s’imaginait que je lui ressemble, il me trouverait belle. Je ne sais pas pourquoi j’ai tant d’amour-propre avec lui ! Quand grand’mère me réprimande, cela m’impatiente, voilà tout ; quand c’est mamita, cela m’afflige ; quand c’est lui… cela me vexe et m’humilie.

Qu’est-ce que ça me fait, après tout, de ne pas être pour lui, comme pour mamita, une petite merveille ? Il n’est ni mon père ni mon futur mari, et voilà les deux seuls hommes à qui je sois forcée de plaire !


22 septembre.


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M. Roque et M. Clet sont arrivés ce matin. Quelle drôle de figure que M. Roque, avec ses lunettes d’or qui tombent sur son nez à chaque mouvement qu’il fait ! Comme il est brusque, gauche, anguleux, grand, maigre, avec des habits trop larges, et des pieds si longs, des souliers si baroques ! Je ne peux pas le regarder sans rire. Heureusement, il ne s’en aperçoit pas. Je crois que plus il est savant et spirituel, plus je le trouve ridicule. Mon parrain est cependant plus savant que lui, à ce qu’on assure, et, quant à de l’esprit, il en a cent fois davantage, je m’en aperçois bien. Pourtant jamais personne ne trouvera M. Rivesanges plaisant ni bizarre. Je voudrais bien l’entendre jouer du piano. Je ne m’y connaissais pas autrefois. Il me semble qu’à présent cela me ferait un grand plaisir. Il ne veut pas me faire plaisir apparemment ; car il m’a refusé net hier, et puis il a ajouté en se tournant vers mamita :

— À moins, pourtant, que vous ne l’exigiez !

— Non, lui a-t-elle répondu, pas encore. Il faut, pour que cela vous plaise, que vous vous sentiez en train de rêver, et c’est trop tôt.

— Oui, oui, a-t-il repris : la rêverie, c’est le bonheur qu’on savoure, et je ne suis pas encore assez remis de la joie de me trouver ici.

J’ai écrit ces phrases pour ne pas les oublier. Je ne les comprends guère ; mais elles me font rêver aussi, moi. C’est donc un bien grand bonheur que l’amitié, puisque voilà un homme si heureux de la société de mamita !

Ah ! je suis trop seule, moi ! Je ne connais pas toutes ces douceurs de sentiment dont on parle autour de moi. Mamita est heureuse de ne jamais quitter sa mère ; M. Roque est heureux de revoir mon parrain. Schwartz est heureux de voir les autres si heureux. Il n’y a que moi qui me sente triste souvent et ennuyée au fond du cœur. Je les aime certainement autant qu’on peut aimer, ces bons parents adoptifs ; mais cela ne fait pas que je ne désire et ne rêve rien hors d’ici. Quoi ? je ne sais pas ! quelque amitié qui me fasse trouver que je suis heureuse comme les autres, ou quelque distraction qui me fasse oublier que je ne le suis pas.

M. Clet, que je continue à détester cordialement, et qui, je crois, me le rend bien, a beaucoup parlé du monde, et des fêtes, et des spectacles de Paris, toutes ces belles choses que j’entrevois à peine, du fond de notre chartreuse de la rue de Courcelles, et que mes mamans déclarent si puériles et si maussades ! Quelle étrange idée ont les gens graves de vouloir dégoûter les autres de ce qui leur déplaît ! Mon parrain est de leur avis. Eh bien, pourquoi est-il un homme de si grand mérite ? Pour qui s’est-il donné la peine de savoir tant de choses ? Est-ce que ce serait pour mamita toute seule, comme il a l’air de le lui dire avec ses yeux, quand il reçoit son éloge ? Elle doit être bien fière au fond de son cœur, si cela est ainsi !

Oui, oui, je comprends qu’avec une admiration si constante et si flatteuse auprès d’elle, elle ne désire pas celle des autres et fuie le monde pour se renfermer dans l’amitié. — Mais moi, personne ne m’admire, et je trouve cela fort triste. Mon parrain a eu l’air de me dire aujourd’hui que j’étais vaine. Non, puisque je n’ai pas sujet de l’être. J’aurais besoin d’être tout pour quelqu’un ; je serais tout pour mamita, si elle n’avait pas sa mère, son frère, et mon parrain, qu’elle aime certainement encore plus que moi !


25 septembre.

J’ai essayé aujourd’hui de faire une étude d’après nature de la figure de mon parrain, pendant qu’il lisait. J’étais forcée de le regarder, et, comme il ne me regardait pas, jamais je ne l’ai si bien vu. Je ne sais plus s’il est vieux, comme je me l’étais imaginé à son arrivée ; je crois que c’est parce que je m’étais fait de lui une toute autre idée que je l’ai trouvé ainsi. Aujourd’hui, il m’a semblé jeune, ou tout au moins si beau, qu’il n’a pas besoin de jeunesse. Non, je me trompe encore, il n’est pas beau. Il a une physionomie si expressive, si distinguée, si agréable, qu’il n’a pas plus besoin de beauté que de fraîcheur. Il a beaucoup gagné, d’ailleurs, depuis le peu de jours qu’il est ici. Son teint s’est éclairci, reposé ; son regard a pris une expression plus douce. Un peu plus de toilette aussi a rajeuni sa tournure. Oui, il a tout à fait l’air d’un jeune homme quand il rit : et quelles dents de perles ! Ses yeux sont alors comme ceux d’un enfant ; mais, s’il devient sévère, s’il blâme mes idées, s’il raille mes fantaisies, il est vieux, bien vieux ! Il me fait peur ; mais je ne sais pourquoi je l’aime encore plus après qu’il m’a grondée.


26 septembre

Puisqu’il le veut, je monterai à cheval moins souvent et prendrai mon plaisir avec plus de tranquillité. C’est vrai que je suis une nature immodérée ! Comme il a deviné cela tout de suite ! et mamita qui ne s’en doutait pas ! Vraiment, je crois que, s’il ne me chérit pas comme elle, du moins il fait plus d’attention à moi. Il faut donc que je sois calme et patiente. Allons, j’en aurai l’air, dussé-je en mourir !


27 septembre

Il a enfin joué et improvisé ce soir. Oh ! quel talent, quelle âme, quel charme ! Voilà la seule de ses grandes facultés que je sois un peu capable de comprendre, moi ! Pour le reste j’admire sur parole. Mais la musique, c’est une chose que je sens, que je possède dans mon cœur, comme lui, quoi qu’il en dise, et quoique je ne la possède pas encore dans ma tête, comme Schwartz. Non, non, je ne l’ai pas seulement au bout des doigts, comme ils le prétendent, cet art divin ! Mon cher Stéphen l’a fait passer aujourd’hui dans tout mon être. J’étais émue, brisée, j’avais envie de pleurer, je tremblais. Il n’a pas daigné voir cela, lui, mais mamita s’en est bien aperçue. Elle m’a embrassée en disant :

— Eh bien, tu vois qu’il vaut mieux posséder un don comme celui-là, qui fait tant de bien aux autres, que d’être habile à sauter les fossés pour leur faire peur ?

Elle a bien raison, mamita ! Et puis elle sait que tout me sera possible si mon parrain s’en mêle un peu, et elle attire toujours son attention sur moi ; mais ce n’est pas facile : on dirait qu’il ne veut m’en accorder qu’à ses moments perdus.


28 septembre

Il m’a fait beaucoup de peine aujourd’hui. Il est venu à quatre heures, comme tous les jours, et je me suis trouvée seule au salon lorsqu’il est entré. J’étudiais mon piano, je me suis levée bien vite pour ne pas l’ennuyer. Il m’a dit de continuer et a pris le journal. Je l’ai supplié de ne pas m’entendre.

— Oh ! parbleu ! sois tranquille, a-t-il répondu, je ne t’entends pas !

J’ai trouvé cela bien cruel, je le lui ai dit avec des larmes dans les yeux. Il m’a regardée alors d’un air si étonné, si froid, si sévère, que j’ai failli m’évanouir.

— Vous ne m’aimez pas du tout, me suis-je écriée.

— Allons, a-t-il répondu, je vois bien que tu es folle.

Et il a repris son chapeau, il est sorti sans me donner la moindre assurance d’affection. Oh ! il est étrange, mon parrain ! il a les caprices d’un homme qui sent tout le monde au-dessous de lui. C’est un orgueilleux !… ou bien je lui déplais particulièrement. Il me trouve laide. C’est donc que je le suis. Si j’en étais sûre, je me tuerais !



IV

JOURNAL DE STÉPHEN. — FRAGMENTS


29 septembre

Pour la première fois, aujourd’hui, j’ai goûté l’indicible charme de mes anciennes rêveries. Loin d’elle, cela m’était impossible. Je tournais à la tristesse, à la douleur, presque au désespoir. Et puis ces climats brûlants, ces aspects splendides de l’Inde ne sont pas faits pour ce genre de contemplation. La nature tropicale est trop vigoureuse pour l’homme ; elle l’énerve de chaleur ou elle l’accable de magnificences. Ces brises, chargées d’âcres parfums, ne caressent pas, elles enivrent ; ce ciel étincelant ne souffre pas le regard de l’homme. Tant de vigueur semble faite pour les êtres où la matière domine l’intelligence. L’éléphant et le tigre sont les rois de ces contrées. L’Indien est faible comme un roseau.

Depuis mon retour, je n’avais pas eu une matinée de loisir. Tant de travaux à mettre en ordre ! tant d’idées à repasser au crible de la réflexion ! tant d’aperçus à soumettre à l’examen de la conscience ! Oui, je suis sincère, j’aime la vérité, je suis son serviteur, je serais son chevalier au besoin. Produire de brillants travaux, tout le monde le peut, avec quelque savoir et de l’imagination. Mais donner à la science une forme attrayante, lui ouvrir un nouvel horizon sur un point quelconque, sans hasarder de téméraires assertions, voir plus loin que la méthode aride, sans voir faux pour se singulariser, c’est plus qu’un travail à faire, c’est un devoir à remplir. Ce devoir accompli fera enfin de moi, à trente-quatre ans, un homme qu’on jugera peut-être digne d’avouer son bonheur intime. Il y a longtemps que j’eusse pu extorquer ce droit. Le bruit et le succès sont si souvent le prix de l’audace et du sophisme ! mais ce n’est pas ainsi que je voulais mériter ma récompense.

Me voilà donc enfin dans ma chère vallée, sous mon ciel pâle, dans une atmosphère appropriée à mon organisation physique et morale !

Je puis enfin me posséder, moi, et oublier ce monde de l’infini, où je m’épouvante d’être si petit, pour me sentir renaître et pour retrouver mon individualité, ma jeunesse, ma puissance relative dans le monde de mes affections et de mes goûts ! Arrière le journal du savant criblé de mots grecs, latins et arabes ! Ne fût-ce que pour quelques jours, je veux reprendre le journal de l’écolier amoureux.

Il fait depuis avant-hier, une chaleur exceptionnelle dans la saison de notre climat. On se croirait aux premiers jours d’août. Après avoir fermé et scellé mes derniers cahiers, je me suis senti un besoin d’enfant de courir seul dans la campagne, sans volonté, sans but, comme autrefois. Ce n’était pas encore l’heure d’aller rejoindre ma bien-aimée. J’avais un tiers de journée à dépenser en songeant à elle sans douleur, sans inquiétude, sans impatience.

J’ai pris la rive gauche de ma petite rivière et je l’ai suivie en herborisant. Il n’y a pas ici un pauvre brin d’herbe que je ne regarde avec plaisir comme un vieux ami. Au lieu de ces noms barbares que la science leur donne, je pourrais les baptiser tous de quelque mot charmant qui serait un souvenir de ma vie intime.

Au bout d’une heure de marche, je suis revenu sur mes pas, ne voulant pas perdre de vue ce cher manoir de Briole dont j’ai été bien assez longtemps séparé par des horizons sans nombre. J’étais content de me voir assez près pour me dire que, si je voulais, d’un trait de course, en quelques minutes, je serais là. Mais j’avais la rivière à traverser et plus d’une heure de marche sans passerelle. Pour n’avoir pas cet obstacle qui gênait déjà la liberté de mon rêve, j’ai fait un paquet de mes habits et j’ai traversé à la nage le ruisseau, calme et profond à cet endroit-là. L’eau était encore si agréable, que j’y suis resté dix minutes ; après quoi, à demi rhabillé sur l’autre rive, étendu sur le sable tiède que perçaient de vigoureuses touffes de brome, j’ai goûté un indescriptible bien-être, et j’ai dépensé là, complètement inerte, complètement heureux, les deux heures qui me restaient.

Ô douceur infinie de l’air natal ! placidité des eaux paresseuses, complaisant silence du vent dans les arbres, débonnaire majesté des bœufs couchés sur l’herbe courte et brûlée des prairies, jeux naïfs des canetons que la poule veut ramener au rivage, pays simple et bon, prose charmante de la poésie rustique !

Je n’étais pas loin du moulin. J’entendais le cri plaintif et doux de la roue vermoulue qui semble se plaindre du travail et pleurer avec l’eau qui l’entraîne. Les jeux des enfants et le chant des coqs envoyaient de temps en temps une fusée de gaieté dans l’air somnolent. Une fraîcheur molle pénétrait dans tous mes pores. L’arome des plantes aquatiques planait sur moi sans chercher à m’écraser. Rien de violent, rien de sublime dans cette nature paisible. Là où j’étais couché, je n’avais rien à admirer : l’horizon était fermé pour moi, d’un côté par les buissons épais de la rive gauche, au bout d’un travers de ruisseau qui n’a pas vingt pieds de large ; de l’autre, par le terrain qui se relevait en talus inégal à deux mètres au-dessus de ma tête. Par une échancrure, j’apercevais seulement la cime de quelques arbres et un pan de toit, dont les ardoises se confondaient avec la végétation bleuâtre des saules. C’était Briole, mon nid, mon asile, mon Éden, là tout près, pour ainsi dire sous ma main.

Que pouvais-je désirer ? Une forêt vierge ? des précipices ? une végétation hérissée qui déchire les regards ? les vents maritimes qui abrutissent ? les cimes qui donnent le vertige ? les cataractes qui ébranlent les nerfs ? Non, non ! Je ne regrettais rien de tout cela, je ne voulais rien de mieux, rien de plus que cet horizon de pauvres herbes, ce ruisseau sablonneux, ce gloussement de la poule, cette apathie des bœufs qui venaient tremper leurs genoux cagneux dans la vase, à mes côtés, et qui, en se dérangeant fort peu pour moi, ne me dérangeaient pourtant nullement.

De quoi l’homme pensant a-t-il besoin pour être heureux ? De spectacles, d’émotions, de surprises, de découvertes, de conquêtes ? Non, il a besoin d’être aimé d’abord, et puis de quelques instants de repos absolu après son travail.

Ce repos de l’âme et du corps n’est pas l’oubli de la vie. Ce n’est pas la végétation de la plante ni la digestion de l’animal ; c’est quelque chose qui participe de ces mornes extases de la matière, mais qui n’empêche pas le principe divin de se sentir en possession de lui-même. L’amour rassasié chez les végétaux et chez les bêtes semble ne plus exister quand sa phase est épuisée. Chez l’homme, il s’éternise dans sa pensée, et cette pensée n’admet pas que la mort même puisse l’anéantir, tant elle est puissante et profondément liée à son principe vital. Le souvenir du bonheur et son attente sont vivants jusque dans le sommeil.

Pendant deux heures de cette complète inaction, je n’eus pas une seconde d’ennui, et il me semble pourtant qu’elles ont duré deux siècles. Je ne sais si je pensais, je ne songeais pas à penser ; j’ai pourtant très-bien vu et entendu toutes choses autour de moi. Les myriades d’ablettes argentées qui s’ébattaient au soleil dans les petits lacs creusés sur le sable de la rive par le pied des bœufs ; la gourmandise capricieuse du chevreau qui est venu goûter à toutes les plantes et qui a fini par s’accommoder d’une écorce à ronger ; le sillage muet de la loutre le long des roseaux ; la chasse ardente de la fauvette qui a guetté et poursuivi la même mouche pendant un quart d’heure entier, au milieu de mille autres qu’elle dédaignait ; le niveau de la rivière qui a baissé, à mesure que s’ouvraient les déversoirs des moulins, et qui a laissé les mousses inondées de ses marges bâiller au soleil ; l’ombre des arbres qui était à mes pieds et qui, passant sur moi, a fui derrière ma tête… Où est le plaisir de contempler ou seulement de remarquer tout cela ? Ce n’est ni un plaisir de savant, ni même un plaisir de poëte. Tous deux sont difficiles à satisfaire. Il faut à l’un du beau, à l’autre du rare. Ma jouissance s’accommodait de ce qu’il y avait de moins insolite, de plus vulgaire dans le premier milieu venu, un coin d’herbe et de sable au revers d’un fossé, un réseau de ronces pour cadre et quelques ardoises pour lointain.

Anicée !… tu es dans tout, tu es tout pour moi. Au delà de ces lignes bleues qui encadrent le ciel autour de ta demeure, il n’y a rien dans l’univers dont je me soucie sans toi, comme il n’y a rien que je ne puisse supporter à cause de toi. Là où tu vis ma vie se renferme, là où tu passes elle s’attache à tes pas… Trésor sans prix, inépuisable source d’orgueil intérieur et de pieuse reconnaissance que la possession d’une âme sans tache, d’une clarté sans ombre, d’une tendresse sans défaillance ! Les soleils mêmes ont des obscurcissements, et, dans les abîmes de l’empyrée, on voit l’éternelle lumière subir, au sein des astres, de mystérieuses intermittences. L’amour et la douceur de cette femme n’en ont pas. Elle sera toujours jeune, puisqu’elle pourra mourir courbée sous le poids de l’âge sans avoir commis une faute, sans avoir connu une mauvaise pensée. Trouvez-moi donc une vierge de quinze ans qui puisse me garantir qu’elle fournira encore deux fois cette carrière, sans pécher une seule fois contre le ciel et contre moi, pas même dans le secret de son imagination ! Couronne ton front de cheveux blancs, ma sainte compagne ; moi, j’y ajouterai la couronne de lis et de jasmin des madones.

À trois heures je suis rentré chez moi pour m’habiller. Malgré la liberté de la campagne et de l’absence d’étiquette qu’a toujours pratiquée ma bonne mère, je ne veux jamais me présenter devant elle ou devant sa fille sans être d’une propreté scrupuleuse. L’abandon des soins de la personne est un manque de respect envers les femmes, et je veux respecter ces deux femmes-là jusque dans les plus humbles détails de la vie, et à tous les instants de ma vie.

Je ne regrette pas de ne point habiter officiellement le château. Tout y est élégant, commode, agréable à voir et ingénieusement adapté aux aises de cette vie tranquille. J’ai moi-même arrangé ce séjour avec un soin jaloux d’y voir ma bien-aimée ne manquer et ne souffrir de rien. Comme l’oisillon tisse et ouate son nid, nous autres, pauvres humains, nous bâtissons nos demeures avec amour pour cette courte saison qui s’appelle la vie. Plusieurs y mettent de l’orgueil. L’orgueil de la maison que j’ai préparée, c’est celle qui devait l’habiter.

Mais la possession des choses n’est pas ce que s’imagine le vulgaire. Toujours illusoire et précaire, elle est une jouissance à laquelle l’homme raisonnable ne peut attacher qu’un prix relatif. Il ne peut aimer sa maison et son jardin qu’en transformant, dans sa pensée, ces objets matériels en témoins de son bonheur passé ou présent. Si de tels objets deviennent chers, c’est parce que, de l’état de choses, ils passent à l’état de souvenirs.

J’aime donc Briole comme on aime un être abstrait. C’est l’auréole de suavité que respire mon amie, c’est la mienne par conséquent. Je possède cette chose ainsi idéalisée. Mais que je sois seul, que celle dont la présence l’éclaire me soit ravie, que ferais-je de ce sanctuaire vide ? Une relique qui, après moi, serait inévitablement profanée. Ah ! il faudrait pouvoir anéantir tout ce qui a appartenu à un être adoré, comme on brûle ses habits plutôt que de les voir toucher par des mains étrangères !

Je trouve notre vie si bien arrangée, que je souhaite n’y rien changer. Les unions qu’on appelle disproportionnées sous le rapport de la fortune seraient purifiées, même aux yeux jaloux, si l’amour et la religion, et non les intérêts matériels, en formaient le seul lien.

Que le sentier est doux qui, de mon verger, conduit au jardin d’Anicée ! En prenant à travers les prés, je n’ai pas pour dix minutes de trajet. Au bout de la prairie, où le plateau s’abaisse assez brusquement, mes pas avaient creusé, avant le grand voyage dont j’arrive, une sorte d’escalier sur la coulée rapide. J’ai trouvé à mon retour la rainure comblée et mon doux chemin de gazon prolongé en pente moelleuse jusque sous les premiers chênes de la réserve.

… J’ai fait en cet endroit une rencontre singulièrement amenée. Je passais vite, prenant plaisir à frôler les feuilles sèches qui commencent à joncher la terre, lorsque je me suis vu comme enveloppé d’un nuage bleu et parfumé. C’était une pluie de violettes effeuillées qui tombait d’en haut sur ma tête. J’ai regardé au-dessus de moi ; j’ai vu à vingt pieds au moins, sur une longue branche qui forme comme un pont au-dessus du sentier, quelque chose qui d’abord m’a paru inexplicable. C’était un pan d’étoffe flottante, et puis un bras humain qui se croyait caché dans les feuilles et qui s’enlaçait à la branche pour retenir un corps, un être, que la branche même supportait et m’empêchait de voir. Du point où j’étais placé, j’ai reconnu pourtant bientôt ce petit bras mince, assez rond, très-joli quoique très-brun, un vrai bras d’almée, souple, faible et fort gracieux. Quand la main qui secouait le tablier plein de violettes eut fini son aspersion, elle se hâta d’embrasser aussi la branche, et le feuillage, un instant écarté, redevint immobile. La personne était redevenue invisible.

Je ne crus pas devoir remarquer cet hommage de ma filleule. L’adolescence de certaines organisations est bizarre. L’imagination est malade d’une inquiétude qui s’ignore elle-même et qui se porte au hasard sur le premier objet venu. Anicée ne comprend pas cette vague et pénible agitation qu’elle n’a jamais ressentie. Je ne veux pas la lui faire deviner. Elle s’en effrayerait plus que de raison. Un fait naturel, si connu, si passager, l’engouement d’une fillette pour son tuteur, ne doit ni étonner ni tourmenter sérieusement. Le mieux est de n’y pas faire attention. Cette fantaisie de l’âme sera vite remplacée par une autre.

Je feignis d’être distrait ; je baissai la tête, je passai outre. À quelque distance, je me glissai dans les buissons et j’observai Morenita, pour voir comment elle s’y prendrait pour descendre de si haut, prêt à lui porter secours au besoin.

Elle a été d’une agilité, d’une souplesse et d’une témérité extraordinaires dès son enfance ; elle grimpait comme un écureuil et nageait comme une mouette. Nous ne pensions pas devoir contrarier ses instincts ni gêner son développement physique. Avant mon voyage, Anicée se laissait encore persuader de voir dans cette enfant un phénomène à étudier avec indulgence et tendresse, plus qu’un être à chérir passionnément. J’ai toujours senti couver en elle quelque chose de violent et de sauvage dont l’éducation adoucira la forme, mais qu’elle ne vaincra jamais entièrement. Je vois bien qu’en mon absence, cette femme qui aime, comme la Providence, un peu en aveugle, a redoublé d’illusions en même temps que de sollicitude pour son bizarre trésor. Elle s’imagine acclimater la plante exotique dans son atmosphère de pudeur et d’aménité. Dieu le veuille ! mais je doute d’un tel miracle. La plante projettera ses épines acérées le jour où s’épanouira la floraison.

Si Anicée voyait maintenant sa prétendue miss Hartwell courir ainsi dans les arbres comme un chat sauvage, elle en serait effrayée. Devant elle, l’enfant, dont le premier mouvement est impétueux, mais dont la réflexion est bonne, se contient assez. Mais voici déjà plusieurs fois que je la vois s’exercer en cachette à des choses excentriques dont le péril enivre sa curiosité ardente.

Elle resta quelque temps couchée sur sa branche, avec une grâce étudiée ou naturelle qui eût allumé certainement la verve descriptive de Clet. Clet passe ses soirées à lui faire des vers spirituels où il la compare à tous les lutins, à tous les djinns de la poésie romantique orientalisée. Morenita, qui a beaucoup de goût en littérature, et qui trouve le style échevelé de Clet plus grotesque que flatteur, se fâche de ces dithyrambes. Clet la trouve sotte de n’en être pas charmée. Ils se querellent, et véritablement, en dépit de nous-mêmes, il nous oblige à reconnaître qu’il n’est pas de force contre cette langue de quatorze ans qui énumère ses travers avec une volubilité inouïe.

Je n’ai pas l’imagination opiacée de Clet. Je n’ai pas été ému du spectacle de cette liane vivante qui s’était enroulée autour de la branche ; j’ai là une filleule charmante et qui allumera des passions, cela n’est que trop certain ; mais malgré moi, en la comparant à une liane, je songeais aussi aux serpents de l’Inde, qui n’ont pas plus de malice dans le caractère que les autres animaux, mais qui ont du venin dans le sang, et que le passant n’aime guère à rencontrer.

Elle était incroyablement jolie pourtant dans sa pose adroite et nonchalante. Sa petite tête un peu conique, inondée de magnifiques cheveux noirs, s’était penchée comme pour dormir ou pour pleurer. Le rameau de chêne est fort et assez large pour lui faire un lit, mais il est si long et si feuillu à l’extrémité, que le moindre vent l’ébranle, et cette enfant ainsi bercée, insouciante du danger et comme accablée d’une mystérieuse tristesse, me rappelait complétement, pour la première fois, le type dont nous nous réjouissions de la voir s’écarter : c’était la vraie gitana, la créature paresseuse, hardie, fantasque, insoumise, inquiète, dangereuse aux autres, dangereuse à elle-même.

Elle se décida enfin à descendre ; elle s’y prit si adroitement, que je n’eus aucun sentiment d’inquiétude pour elle. Elle disparut plusieurs fois dans le feuillage et reparut toujours debout, s’accrochant aux branches voisines et descendant, sans broncher, vers le tronc énorme du chêne, qui, brisé jadis par la foudre, présente une plate-forme moussue assez voisine du sol. Morenita franchit cette distance en se laissant glisser comme une couleuvre sur la bruyère. Elle se releva, rattacha ses cheveux dénoués, débarrassa ses vêtements de la mousse qui s’y était attachée, et partit comme une flèche dans la direction du château.

Je m’épluchai à mon tour ; je ne voulais pas qu’un seul pétale de ses violettes restât dans mes cheveux ni sur mes habits. Je la laissai prendre de l’avance et rentrai sans la rencontrer.

À dîner, elle m’a boudé. Je n’y ai pas pris garde. Le soir, elle a passé à une gaieté nerveuse assez bruyante. Elle a été plus taquine avec Clet ; elle l’eût blessé tout à fait si je ne fusse intervenu. Je l’ai un peu grondée. Elle m’a regardé avec des yeux ardents de colère ; puis, tout à coup, c’était une tendresse extatique. Anicée m’a presque grondé à son tour de ma sévérité. J’ai tourné le tout en plaisanterie. Morenita nous a dit bonsoir. Comme de coutume, elle est venue me présenter son front. Il était humide et brûlant. Je me suis essuyé les lèvres en me plaignant de cette transpiration des enfants qui résiste à la fraîcheur du soir. Elle a été blessée et humiliée au dernier point. Il y avait presque de la haine dans le reproche de ses yeux noirs et hautains. Allons, j’espère que c’est le dernier accès de cette fièvre de croissance, et que le galop de Canope la consolera demain.

Pauvres enfants ! tardifs ou précoces, faibles ou forts, il vous faut accomplir tous les développements de votre première existence à travers des souffrances particulières. Ces souffrances changent avec l’être qui se transforme ; mais, de phase en phase, de fièvre en fièvre, ou de langueur en langueur, la vie n’est qu’un travail ascendant jusqu’à l’heure de maturité où commence le travail inverse de la dissolution de l’être.

Faisons l’âme forte, puisque le corps est si faible, et la vie pleine de sainteté, puisqu’elle est semée de tant de périls !

Anicée, tu es l’arche sainte qui a toujours vogué en paix sur les flots troublés !



V

LETTRE DE LA DUCHESSE DE FLORES À MADAME DE SAULE


Paris, le 15 novembre 1846.

C’est une amie inconnue qui vous écrit, une âme qui comprend la vôtre, qui l’admire et qui la cherche. Oui, madame, j’ai toujours désiré vivement de vous rencontrer dans le monde ; mais vous n’y allez pas. Pour vous trouver, il faut pénétrer dans les sanctuaires de l’intimité. Étrangère, voyageuse, un peu errante, je n’ai pu saisir l’occasion de former autour de vous des relations qui me missent à même d’arriver jusqu’à vous. Il faut pourtant qu’il vienne, ce moment tant désiré ! Mon bonheur domestique en dépend. Cet aveu fait, je sais que vous ne me refuserez pas.

Vous êtes un être calme comme la perfection. Aucun souci poignant ne peut vous atteindre. Tout le monde n’a pas mérité comme vous du ciel le don de ne plus souffrir. Moi, Espagnole et passionnée, j’ai beaucoup souffert, je souffre encore ; mais je suis peut-être excusable : tout mon crime est d’avoir trop aimé mon mari. Ah ! madame, vous le connaissez, lui, je le sais. Vous avez daigné sans doute le recevoir quelquefois. Vous avez donc pu deviner, sinon comprendre, la violence de mon affection pour lui.

Ma jalousie l’a rendu malheureux pendant longtemps. Elle s’est calmée, elle s’est même dissipée. Devant une conduite louable comme la sienne, j’ai dû prendre confiance, me repentir de mes soupçons, et pardonner dans mon cœur à l’unique faute de sa vie.

Cette faute, vous la connaissez, vous, la tendre et généreuse mère adoptive de Morenita. J’ai passé des années à tâcher d’en surprendre le secret ; mais, pendant ces années-là, je me nourrissais du vain espoir d’être mère ; tout le châtiment que j’eusse voulu infliger à l’infidélité de mon mari, c’eût été de lui donner un fils héritier de son nom, ou une fille plus belle que l’enfant de la gitana. Dieu m’a refusé ce bonheur. J’ai trente ans ; il y a quinze ans que je suis mariée, je ne puis conserver aucune illusion. Le duc doit subir le malheur d’avoir une épouse stérile.

Devant cette infortune, mon orgueil de femme est tombé. J’ai pleuré amèrement. Je me suis repentie d’avoir agité et troublé la vie de mon noble duc par les orages de la jalousie, moi qui ne pouvais lui donner ces joies paternelles qu’une misérable bohémienne a pu lui faire connaître !

J’ai su alors une chose qui m’a consternée d’abord, et dont j’ai enfin pris bravement mon parti. Le duc aime cette enfant avec passion. Attaché à ses pas comme un amant à ceux de sa maîtresse, n’osant la voir ouvertement chez vous, dans la crainte d’ébruiter son secret, il cherche toutes les occasions de la rencontrer, ne fût-ce que pour la voir passer en voiture ou l’apercevoir de loin, au concert, aux Bouffes, dans les promenades. Il s’ingénie à la surprendre agréablement, à lui envoyer des cadeaux mystérieux ; enfin, il est comme malade du besoin d’embrasser et de bénir son enfant. Pauvre duc, pauvre ami !

Mais cela a duré assez longtemps pour l’expiation de sa faute envers moi, trop longtemps pour la satisfaction de mon injuste dépit. Je rougis d’avoir résisté si longtemps à la voix de mon cœur. Je viens à vous, madame, pour que vous m’aidiez à réparer mon tort et à rendre le bonheur à celui qui, par son dévouement et son respect pour moi, est redevenu digne à mes yeux de tout mon dévouement, de tout mon respect.

Veuillez, madame, me recevoir demain dans la matinée ; nous avons à causer ensemble sans témoins. J’ai besoin de vos conseils, j’ose dire de votre sympathie. J’y ai droit par mes chagrins, je la mérite par les sentiments de tendre vénération que je professerai toujours pour vous.

Dolorès, duchesse de florès.

P.-S. Je n’ai pas besoin de dire à la femme la plus généreuse et la plus délicate qui existe, que ma lettre et notre entrevue doivent être ignorées de tous, et du duc particulièrement.



NARRATION DE L’ÉCRIVAIN QUI A RECUEILLI LES DOCUMENTS DE CETTE HISTOIRE


Madame de Saule consulta Stéphen sur la lettre qu’on vient de lire et le questionna sur le caractère de la duchesse. Stéphen avait été invité plusieurs fois par le duc de Florès à des réunions choisies. Il connaissait l’entourage des deux époux ; il avait vu plusieurs fois la belle Dolorès, qui l’avait reçu et traité avec une distinction particulière.

Voici le portrait qu’il fit de cette femme à Anicée. C’était une beauté espagnole accomplie, et l’hyperbolique Hubert Clet n’exagérait rien en la comparant à une sirène. Elle avait des séductions irrésistibles, une grâce enchanteresse, rehaussée par une élégance luxueuse d’un goût exquis. Elle ne paraissait nulle part sans éclipser toutes les autres femmes ; aussi aimait-elle à paraître partout. Sa coquetterie était effrénée, et longtemps elle avait eu un cortége d’esclaves qui auraient vendu leur âme pour un de ses sourires. Mais on se lasse pourtant, à la longue, d’une vaine poursuite. Outre que les fréquents voyages de la duchesse en Espagne, en Angleterre, en Italie, en Orient même (car elle avait l’humeur voyageuse), avaient souvent rompu ses relations et changé son entourage, il était enfin de notoriété publique que cette agaçante beauté était d’une vertu invincible ou d’une fidélité de cœur à son mari qui rendait sa fidélité conjugale inébranlable.

— Savez-vous, dit Anicée en souriant, que ce portrait ressemble un peu à celui de la belle Pilar, et que le duc paraît destiné à inspirer les passions les plus rares, celles qui subjuguent la coquetterie même ?

— Il y a plus d’analogie qu’on ne pense, répondit Stéphen, entre les vieux et les nouveaux chrétiens d’Espagne. Chez les Méridionaux, quand le cœur et les sens s’attachent exclusivement à un être de leur choix, l’imagination ne reste pas moins accessible à la fantaisie de plaire à tous, et c’est une fantaisie ardente, soutenue, qui leur semble un dédommagement légitime de la vertu. La gitana alimente sa coquetterie par la cupidité, l’Espagnole par la vanité. Il faut bien qu’il y ait une cause à cette antique jalousie classique des Espagnols pour leurs femmes. Celle-là me semble assez fondée.

— Et le duc, est-il jaloux ? demanda madame Marange.

— Il l’a été, répondit Stéphen, et il faut que ces deux époux aient l’un pour l’autre un fonds d’affection bien sincère et bien solide, pour qu’il ait résisté aux tempêtes de leur intérieur. Tout cela s’est calmé avec le temps. La duchesse s’est lassée de confier ses chagrins domestiques à une vingtaine d’amis, qui se sont lassés à leur tour d’essuyer, sans profit, ses belles larmes. J’ai vu des scènes moitié dramatiques, moitié comiques, où notre ami Clet, enrégimenté parmi les soupirants, se croyait toujours à la veille de devenir le consolateur de cette lionne rugissante, laquelle, en dépit de l’opium du poëte blasé, l’émouvait fortement par ses pleurs, ses évanouissements, sa noire crinière éparse sur ses blanches épaules, et toute cette mise en scène de la passion espagnole, qui pose toujours un peu, lors même qu’elle n’est pas jouée. Il y avait aussi, à se faire admirer, plaindre et désirer, une sorte de vengeance morale chez la duchesse ; mais tout l’effet a été produit, les aspirants en ont été pour leurs frais, et, depuis que les époux semblent fixés définitivement à Paris, leur intérieur, en continuant de resplendir dans un cadre assez brillant, est devenu plus voilé, plus calme, par conséquent plus digne et plus heureux, je le présume.

Cette conversation avait lieu dans le petit salon de la rue de Courcelles, tandis que Morenita courait dans le jardin.

— Ainsi, pour nous résumer, reprit Anicée, c’est une coquette à demi corrigée, une jalouse à demi réconciliée. Sa lettre vous paraît-elle sincère, et n’y voyez-vous pas un piége ? On plaide quelquefois le faux pour savoir le vrai. Le secret qu’elle me demande m’inquiète un peu. Si ses intentions sont généreuses, pourquoi les cache-t-elle à son mari ?

— Vous êtes trop généreuse vous-même, répondit Stéphen, pour trahir une femme qui se confie à vous ; mais votre scrupule est fondé, et c’est à moi de déjouer les embûches, s’il y a lieu. Laissez-moi faire ; accordez l’entrevue pour demain, je vous dirai ce soir quelle attitude vous y devez garder.

Anicée écrivit deux mots à la duchesse pour lui donner le rendez-vous qu’elle demandait. Stéphen alla trouver le duc à la Bourse, où il jouait un peu de temps en temps, et où il flânait presque tous les jours. C’était un homme un peu désœuvré, d’une imagination vive que ne soutenait pas une éducation assez sérieuse, et qui, parfois, ne savait que faire de son intelligence active et de sa volonté ardente.

Il n’était guère plus âgé que Stéphen et pouvait passer pour un des hommes les plus beaux, les plus élégants et les plus aimables de l’aristocratie espagnole et parisienne.

Stéphen, qui avait toujours conservé un certain ascendant sur lui, exigea sa parole d’honneur qu’il ne parlerait jamais à sa femme de la lettre qu’il lui montrait, et lui promit, en retour, que madame de Saule, dans son entrevue avec la duchesse, ne parlerait et n’agirait que conformément aux intentions du père de Morena.

Le duc parut vivement touché de la lettre de sa femme.

— Fiez-vous à elle, s’écria-t-il ; elle est fière et vindicative ; mais quand elle a pardonné, elle est loyale et généreuse ! Je suis ravi de l’idée d’un rapprochement possible entre ma fille et moi ; et ma reconnaissance pour la duchesse est profonde. Je garderai pourtant le secret de votre délicate indiscrétion, je le dois ; mais j’attendrai avec impatience la surprise que ma femme me ménage, et je m’y laisserai prendre avec une joie extrême.

— À la bonne heure ! dit Stéphen. Mais vous parlez d’un rapprochement possible. Il faut que je sache comment vous l’entendez.

— Comment puis-je vous le dire ? reprit le duc. Ce sera comme ma femme l’entendra, car vous conviendrez qu’elle a chez elle des droits imprescriptibles.

— Attendez ! dit Stéphen. La duchesse peut vouloir vous réunir à votre fille en la prenant sur ce pied dans sa maison. Si telle est votre volonté, madame de Saule n’a rien à objecter. Elle subira avec courage la profonde douleur de se voir arracher l’enfant qu’elle a recueillie et élevée avec tant d’amour, ainsi que la crainte assez fondée de voir achever l’éducation de cette enfant dans des conditions trop brillantes pour être aussi salutaires.

— Non ! s’écria vivement le duc, jamais je ne payerai par l’égoïsme et l’ingratitude le dévouement d’une si noble femme. Mettez à ses pieds mon cœur et ma volonté. Je ne lui reprendrais ma fille que le jour où elle me dirait : J’en suis lasse, je ne m’en charge plus. »

— Je n’attendais pas moins de vous, dit Stéphen. À présent, voici l’autre éventualité. La duchesse peut vouloir, par bonne intention, s’arroger certains droits d’adoption maternelle sur cette jeune fille, l’emmener dans le monde, la séparer momentanément de sa véritable mère adoptive ; enfin, contrarier beaucoup, à son insu, les idées que celle-ci s’est faites de l’avenir moral de son enfant. Un conflit de sollicitudes diversement entendues peut s’élever entre ces deux protectrices ; à laquelle des deux, vous qui, seul, avez l’autorité naturelle et légitime devant Dieu, donnerez-vous raison, si l’on vient à invoquer votre décision ?

— À madame de Saule, n’en doutez pas, répondit le duc avec un peu d’entraînement. À celle qui…

Il s’arrêta, craignant d’établir entre ces deux femmes un parallèle trop désavantageux pour la sienne. Il se reprit :

— À celle, dit-il, qui a, par quatorze années de soins assidus et de dévouements sublimes, acquis, devant Dieu et devant les hommes, une autorité plus légitime et plus sacrée que la mienne. Êtes-vous content, et croyez-vous que madame de Saule serait plus tranquille si j’allais moi-même, dès ce soir, la confirmer dans ses droits ? Ma femme a si longtemps surveillé toutes mes démarches, que je n’ai jamais osé aller remercier, de vive voix, cet ange de vertu et de bonté. Je craignais aussi, en voyant de près ma fille, en lui parlant, de ne pouvoir contenir mon émotion. Mais puisque aujourd’hui…

— Attendez à demain, dit Stéphen ; si la duchesse se fait un noble et doux plaisir de pousser elle-même votre fille dans vos bras, nous ne devons pas l’en priver d’avance. Je reviendrai demain vous dire le résultat de l’entrevue, et nous aviserons. Jusque-là, madame de Saule agira, avec la duchesse, selon la conscience de son affection pour Morenita, et conformément à l’autorité que vous lui transmettez par ma bouche.

On voit, par ce qui précède, que jamais le duc n’avait parlé à madame de Saule ni à Morenita. Il les avait guettées ou rencontrées assez souvent pour bien connaître les traits de l’une et de l’autre. Un double enthousiasme s’était allumé en lui, l’orgueil paternel et une admiration pour Anicée dont il lui eût été difficile à lui-même de définir la nature.

Au fait, c’était un couple idéal, en même temps qu’un contraste charmant, que ces deux êtres si divers : Anicée avec son incontestable beauté, image de la sérénité de son âme ; Morena avec sa physionomie expressive et sa vivacité nerveuse. D’un côté, le charme profond et doucement pénétrant ; de l’autre, la séduction impétueuse et saisissante. Morena se trompait en se croyant laide. Sa petite personne, dont elle s’inquiétait si fort, était un chef-d’œuvre de la nature. Stéphen, observateur savant, voyait, avec ses yeux de parrain et de philosophe, certains indices révélateurs de facultés morales incomplètes dans certaines grâces que l’artiste seul eût adorées. Mais l’homme est généralement plus poëte que sage, il aime mieux ce qui l’étonne et l’inquiète que ce qui le rassure et le charme. Personne, si ce n’est Stéphen ou Roque, ne pouvait voir Morenita sans subir une sorte de fascination, ou tout au moins une curiosité maladive d’étudier l’étrangeté de cette grâce, de cet esprit, de cette destinée.

Faible de muscles, robuste de santé et de volonté, remarquablement petite, mais taillée, comme les figures des camées antiques, dans des proportions si élégantes, qu’elle paraissait grande quand on la voyait isolée ; blanche aux lumières à force de finesse et de transparence dans la peau, bien qu’elle fût d’un ton olivâtre en réalité ; nonchalante et contemplative, mais tout aussitôt capable d’une attention soutenue et d’une assimilation rapide ; colère et craintive, tendre par accès, glaciale dans la bouderie, inconstante et tenace, selon que sa fantaisie devenait passion ou sa passion fantaisie, elle était un problème pour quiconque s’engouait de ce qu’elle avait d’attrayant, sans vouloir faire la part de la fatalité de l’organisation, ce ver mystérieux qui ronge les plus belles fleurs.

Le duc était saintement et naïvement épris de sa fille. Il chérissait en elle non-seulement le fruit de ses entrailles, mais encore le souvenir de ce type qui l’avait enivré et entraîné jadis, en dépit de son amour pour sa femme et de la religion du serment conjugal, qui n’était point une chimère à ses yeux. Il se sentait dominé d’avance par cette enfant expansive et téméraire.

La duchesse vint à la rue de Courcelles à l’heure indiquée. Elle exprima tout d’abord à madame de Saule le désir d’emmener Morenita et de ne plus s’en séparer. L’étonnement que le refus formel d’Anicée lui causa étonna Anicée à son tour. Celle-ci s’aperçut que la duchesse ne comprenait rien à l’affection maternelle, et regardait l’adoption d’un enfant comme une charge plus méritoire qu’agréable.

Elle se rabattit alors sur la proposition d’emmener Morena chez elle pour quelques jours. Anicée s’y refusa également.

— Cela est impossible, lui dit-elle avec la fermeté qu’elle savait mettre dans la douceur, à moins que Morena ne soit officiellement adoptée par son père. Jusqu’ici, telle n’a pas été l’intention du duc. Or, tant qu’elle ne sera pas mariée, elle ne doit pas mettre les pieds sans moi dans une maison où on peut la croire étrangère.

— Vous êtes bien rigide, répliqua la duchesse avec un peu de dépit. Je pensais pouvoir me préoccuper aussi, et avec quelque succès peut-être, de l’établissement de cette jeune personne. Dans la retraite où vous l’enfermez, elle trouvera difficilement le moyen de s’éclairer sur son choix. Est-ce que vous ne croyez pas le temps venu de la produire un peu dans le monde, et, dans ce cas, la première maison où elle doit paraître n’est-elle pas la mienne ?

— Oui, madame, répondit Anicée ; mais le moment n’est pas venu, selon moi. Ma fille n’a que quatorze ans.

— Eh bien, je me suis mariée à quinze ! dit la duchesse presque irritée.

— Et moi à seize, reprit doucement Anicée, et, croyez-moi, madame, c’était beaucoup trop tôt pour toutes deux.

— Enfin, madame, concluons, dit la duchesse, qui ne s’attendait pas à faire si peu d’effet sur madame de Saule. De toutes façons, même pour un jour, même pour une heure, même avec vous, vous me la refusez ?

— Non, madame ; si M. le duc exige que je vous la présente chez lui, je n’ai pas le droit de m’y refuser.

— Fort bien ! s’écria la duchesse, tout à fait piquée ; vous ferez le sacrifice de déroger à vos habitudes de retraite pour complaire à l’époux infidèle ; vous ne ferez rien pour l’épouse généreuse qui pardonne, et, dans l’intérêt même de l’enfant, vous ne la confierez pas à sa protection ?

Anicée réussit, par sa raison pleine d’égards et de douceur, à calmer cette âme irritable et à lui faire comprendre qu’il ne fallait pas placer le duc dans l’alternative d’avouer sa faute aux yeux du monde, ou de ne pas recevoir sa fille avec la distinction particulière qu’elle méritait de lui.

La duchesse subit, en dépit d’elle-même, l’ascendant de cette femme plus forte qu’elle de sa conscience, et consentit à se laisser guider par elle dans l’acte de générosité conjugale dont elle voulait se faire un mérite auprès de son mari.

Il lui fallut d’abord renoncer ou paraître renoncer à avoir ce mérite aux yeux du monde. Anicée exigea que tout se passât, jusqu’à la manifestation des volontés paternelles, dans le secret de l’intimité.

La duchesse céda et partit en remerciant madame de Saule de son bon conseil.



VI


Deux jours après cette entrevue de ses deux protectrices, Morenita reprenait son journal.


JOURNAL DE MORENITA
Paris, 19 novembre 1846.

Je ne voulais plus rien écrire. Cela m’avait fait trop de mal ! Il me semblait qu’en me racontant mes peines, je les augmentais, et leur donnais une réalité qu’elles n’auraient pas eue sans cela. Aujourd’hui que mon esprit est dans une disposition plus riante, je veux enregistrer le souvenir de cette soirée.

Que signifie-t-elle ? Je n’en sais trop rien. Mais il y a encore de mystère là-dessous. M. Clet dit qu’il n’y a d’agréable dans la vie que l’inconnu. Bonne maman appelle cela un paradoxe. A-t-elle raison ? Les cachotteries qui m’environnent ont leurs moments de charme ; mais je sens souvent aussi les épines de la curiosité inassouvie m’atteindre au milieu de toutes ces guirlandes de roses où l’on enferme mon petit horizon…

Nous venions de dîner, et mon parrain prenait son café au coin du feu. J’avais entendu mamita défendre sa porte, excepté pour deux personnes qu’elle n’avait ni nommées, ni décrites à ses gens, mais qui devaient demander M. Stéphen tout court. Elle avait dit cela, ne croyant pas être entendue de moi. Et je croyais, moi, que c’était quelque rendez-vous d’affaires ; je m’attendais à m’ennuyer.

On a demandé mon parrain ; il est sorti du salon et y a ramené aussitôt une belle, jolie, charmante femme, parée comme pour une demi-soirée, mais avec quel goût et quelle recherche ! Elle avait une robe de soie blanche à grandes fleurs flambées, des fuchsias de corail montés en or, des dentelles magnifiques et une profusion de bracelets, tous plus beaux les uns que les autres. C’est bien joli, d’avoir une quantité de bijoux différents. Mamita m’a donné tous les siens. Elle dit que ce sont des objets d’art agréables à regarder, incommodes à porter, mais que, si cela m’amuse, il n’y a pas de raison pour m’en priver. Mais elle n’est pas immensément riche, ma bonne mamita ; elle n’a jamais été coquette, et elle fait tant de bien, que son écrin n’était pas très-éclatant. Mon parrain me blâme d’aimer follement la parure, depuis que nous sommes revenus ici. Que veut-il donc que j’aime ? Il n’a qu’à m’aimer un peu plus, lui ; il verra si je me soucie des chiffons et des affiquets dont j’essaye de m’amuser.

La belle dame, après les politesses un peu sans façon qu’elle a adressées à mes deux mamans, s’est mise à me regarder avec tant de curiosité, que, moi qui ne suis pas timide, j’ai failli en être décontenancée. Cela commençait même à devenir impertinent, lorsqu’elle est venue à moi et m’a demandé avec beaucoup de grâce la permission de m’embrasser. J’ai été fort surprise ; j’hésitais, je regardais mamita. Celle-ci m’a dit :

— Madame a connu des personnes de ta famille et s’intéresse à toi réellement. Remercie-la de la bonté qu’elle te témoigne.

La belle dame m’a tendu sa belle main ; j’ai encore jeté un coup d’œil furtif sur mamita, mais elle ne m’a pas fait signe de la baiser. Je me sens bien d’être un peu fière ; et, ne me souciant pas de faire plus de frais qu’il n’en faut, j’ai présenté mon front, qu’on a baisé avec assez de franchise, à ce qu’il me semble.

Alors nous avons été bonnes amies. Cette dame a l’aplomb et le ton familier des personnes du grand monde. Nous n’en voyons pas beaucoup ; mais celles qui viennent chez nous de temps en temps ont toutes un air de famille. Pourtant celle-là est Espagnole. Sa physionomie et son accent lui donnent une certaine originalité.

Comme elle me paraissait un peu indiscrète dans sa manière de m’interroger sur mes goûts et mes plaisirs, j’ai pris mon ouvrage pour rompre la conversation ; mais elle paraissait décidée à me faire la cour. Elle a rapproché sa chaise de la mienne, et, regardant mon crochet, elle m’a demandé si je savais faire un certain point que je ne connaissais pas. Elle a pris ma soie et mon moule pour me l’enseigner, louant avec exagération l’adresse avec laquelle j’apprenais à le faire. Pendant qu’elle démontrait, je m’avisai de regarder ses bracelets. Elle me les passa tous dans les bras, disant que je les verrais mieux. Je me suis laissé faire, comptant les lui rendre, et pensant qu’elle me prenait pour un joujou. Comme cette dame est assez potelée, j’avais de ses bracelets jusqu’au coude.

Nous étions dans cette espèce de camaraderie improvisée, quand on a demandé mon parrain pour la seconde fois. Il est sorti et est rentré avec un beau et grand jeune homme qu’on a appelé plusieurs fois, par mégarde, je pense, monsieur le duc. Son premier mouvement a été de saluer mamita et bonne maman, auxquelles il a baisé la main. Puis, apercevant sa femme qu’apparemment il ne s’attendait pas à trouver là, il a fait une exclamation de surprise et a paru embarrassé. Je ne suis pourtant pas sûre que tout cela ne soit pas une comédie. Est-ce pour moi qu’elle a été jouée ? Je ne comprends pas pourquoi.

La duchesse, après lui avoir tendu la main, qu’il a reçue presque à genoux, ce qui m’a encore étonnée passablement, me l’a présenté comme son mari, en ajoutant que, lui aussi, avait connu mes parents et prenait à moi un grand intérêt. Puis, comme le duc me saluait et me regardait d’un air attendri, elle m’a poussée vers lui en me disant de l’embrasser. J’ai rougi beaucoup. Je n’ai pas l’habitude d’embrasser les hommes, et mon parrain m’a bien fait sentir que je n’étais plus assez petite fille pour prendre cette familiarité, même avec lui.

Le duc, qui paraissait plus troublé que moi, a pris mes deux mains dans les siennes et les a portées à ses lèvres en me disant :

— Ma chère miss Hartwell, j’ai l’âge qu’aurait votre père et j’ai été son ami. J’ai peut-être le droit de vous donner la bénédiction qu’il vous donnerait en vous voyant si charmante et si intéressante. Mais je veux vous inspirer de la confiance avant de vous demander un peu d’amitié. Les présentations solennelles sont toujours gênantes à votre âge : permettez-moi de causer avec vous, et faites-moi taire si je vous importune.

Je me suis sentie tout à coup si à l’aise et si complétement gagnée, que j’ai regretté de ne pas l’avoir embrassé. Il ne m’aurait pas repoussée comme fait mon parrain, lui !

Mamita nous a aidés à nous mettre en rapport plus vite, en lui disant, avec une modestie maternelle, que je comprenais l’espagnol. Quand sa femme et lui ont vu que je parlais leur langue tout aussi bien qu’eux, et comme si c’était la mienne propre, ils ont fait des cris d’admiration et ont béni mamita sur tous les tons pour l’excellente éducation qu’elle m’a donnée. J’ai un peu souri de cet orgueil national et leur ai recommandé de ne pas dire trop de mal de mamita devant elle, en espagnol, vu qu’elle le comprenait tout aussi bien que moi. Mamita s’est obstinée à leur répondre en français, prétendant qu’elle ne voulait pas leur fatiguer l’oreille par une prononciation défectueuse, et qu’elle ne connaissait un peu la langue que pour m’avoir entendue prendre mes leçons avec mon parrain.

Dans le fait, je crois que mamita faisait là un acte de respect envers sa mère, qui n’entend pas cette langue, et, profitant de l’exemple, voulant paraître aussi une bonne fille bien élevée, j’ai reparlé français tout le reste de la soirée. Vraiment, je me suis senti beaucoup d’amour-propre devant ce duc, qui me plaît à la folie. J’ai très-bien joué du piano et très-joliment chanté en espagnol devant lui. Pour un peu, j’aurais dansé le boléro, que j’ai appris toute seule, en secret, devant la psyché de ma chambre, après l’avoir vu danser à Fanny Elssler. Je sais bien que je le danse, sinon mieux qu’elle, du moins plus dans le vrai caractère.

Le duc était enchanté de moi, et sa femme aussi. Il n’y a pas d’éloges qu’ils n’aient faits de moi à mamita, à tel point qu’elle les a priés de ne pas me gâter.

— Elle a trop de bon sens pour être vaine, leur a-t-elle dit. Dites-lui surtout de continuer à être modeste ; cela vaudra encore mieux que tous ses petits talents et toutes ses gentillesses.

Elle disait cela pour moi, cette bonne mère ; mais, au fond, elle était très-fière de mon succès devant ces étrangers, je le voyais bien. Quand ils ont pris congé, comme ils ne parlaient pas de revenir, j’ai cédé à un élan qui m’est venu de dire au duc :

— Eh bien, est-ce que nous ne nous reverrons pas ?

— Vous le voyez, a-t-il dit à mamita en me pressant un peu sur son cœur, nous sommes déjà si bons amis, que nous avons de la peine à nous quitter, et que me voici tout à fait triste et malheureux si vous ne permettez à la duchesse et à moi de revenir.

Mamita a dit qu’elle comptait bien qu’ils reviendraient souvent. J’ai voulu alors remettre tous les bracelets à la duchesse ; mais elle m’a priée de les garder, et, comme mamita objectait que j’étais trop jeune pour tant de luxe, elle a dit qu’elle reviendrait les chercher et qu’elle désirait qu’ils me fissent penser à elle en attendant. Je vois bien qu’elle veut me donner tout cela. C’est insensé ! il y en a pour une somme folle ; j’ai été étourdie d’un pareil cadeau. Mamita a dit, quand nous avons été seules avec mon parrain, que, si on insistait, je n’aurais pas bonne grâce à refuser ; alors je me suis vue à la tête de tant de bracelets, que, pendant un moment, je les ai examinés les uns après les autres, comme une enfant que je suis.

Hélas ! mon parrain est bien cruel pour moi ! tantôt il me reproche de faire la demoiselle, et tantôt de n’être qu’une morveuse. Que veut-il donc que je sois ? On m’a aidée et poussée à faire des progrès qui, je le vois bien, dépassent la portée de mon âge en bien des choses, et, si je m’abandonne à mes idées, il me fait taire ou me rembarre ; si je redeviens enfant pour m’amuser à des hochets, il me prend en pitié !

Il ne m’a pourtant pas chapitrée ce soir ; mais, mamita ayant essayé de savoir si ces personnes m’étaient également sympathiques, comme j’hésitais un peu avant de répondre, il a dit, lui, d’un ton moqueur :

— Bah ! croyez-vous qu’elle puisse songer, ce soir, à autre chose que ses bracelets ?

J’ai eu alors du dépit, et, n’hésitant plus à me prononcer, j’ai dit que tous les bracelets du monde ne m’empêcheraient pas de juger que la duchesse était une bonne femme un peu commère, et le duc un homme presque aussi parfait que mon parrain, mais beaucoup plus indulgent pour moi.

Cette réponse a paru étonner mamita, qui a, certes, une grande affection et même de l’engouement pour mon parrain. Elle a failli me contredire ; puis elle s’est arrêtée, et sans prendre note de mon reproche, elle a fait l’éloge du duc. J’ai demandé son nom ; mamita a paru hésiter ; mon parrain s’est hâté de dire :

— Jusqu’à nouvel ordre, il n’a pas de nom ici. Des raisons de famille l’obligent à y venir incognito.

Il a fallu me payer de cette réponse. Mon parrain, qui demeure un peu loin d’ici, nous a souhaité le bonsoir, et moi, me sentant le cœur très-gros de son air toujours froid et dur avec moi, j’ai été me coucher. Mais, loin d’avoir envie de dormir, voilà que je griffonne encore dans mon lit à une heure du matin.

Mon Dieu ! à quoi cela me sert-il ? Cela ne me soulage pas. Si je lui écrivais, à lui, ce serait différent ; mais il se moquerait de moi, et pourtant il me semble que je saurais lui faire par écrit des reproches mieux tournés que je ne peux les dire.

Allons, allons ! qu’ai-je besoin de penser toujours à lui ? C’est un homme bizarre ; personne ne le croit ; mais, moi, je le sais. Je sais que sa bienveillance, son grand esprit, sa tolérance, son savoir-vivre, ne l’empêchent pas d’avoir des manies, des grippes, et que je suis l’objet d’une des mieux conditionnées. Pourquoi moi, hélas ! moi qu’il aimait tant quand j’étais petite ! moi qu’il faisait sauter sur ses genoux avec tant d’amour ! moi qu’il a pris ensuite tant de soin à instruire et à qui il parlait toujours comme un père à sa fille ! moi à qui il écrivait, durant son grand voyage, des lettres si bonnes ? Il m’a revue, et, dès le premier jour, j’ai senti que je ne lui plaisais plus ; qu’il me regardait avec curiosité, avec ironie, avec aversion !… Oui, c’est de la haine qu’il a pour moi maintenant !

Comment ai-je pu mériter cela, moi qui fais tous mes efforts pour corriger en moi ce qu’il blâme, moi qui renonce si courageusement à tous les amusements qui lui déplaisent ? Avant-hier encore, j’avais envie d’aller à l’Opéra. Nous n’y allons pas trois fois par an. Mamita y consentait. C’était pour entendre Guillaume Tell ! Il a dit qu’il valait mieux, à mon âge, entendre de la musique au Conservatoire, et surtout apprendre à lire soi-même, que de se brûler les yeux et de se blaser les oreilles au théâtre. J’avais envie de pleurer, j’aime tant le spectacle ! L’effort que je fais pour cacher le plaisir que j’y goûte me donne chaque fois la fièvre. Eh bien, je me suis soumise sans raisonner, j’ai renfoncé mes larmes, et il ne m’en a pas su le moindre gré. Ah ! je suis bien malheureuse !


Deux heures du matin.

Je pleure et je m’agite sans pouvoir dormir. J’aime autant me remettre à écrire que de me battre comme cela avec mes idées noires. Qu’est-ce que j’ai donc, mon Dieu ? et pourquoi suis-je si sensible à l’indifférence d’un homme qui, après tout, n’est pas mon père et n’est peut-être pas seulement mon tuteur ? Mon ami, mon protecteur véritable, c’est probablement ce duc qui est venu hier soir et qui paraît si bon. Il paraît aussi plus jeune, et il est certainement plus beau que M. Stéphen. J’ai fait tout mon possible pour lui plaire, et j’y ai réussi. Sa femme lui a dit en espagnol, avant qu’elle sût que j’entendais cette langue, qu’elle me trouvait jolie, jolie comme un démon ; il a répondu :

— Non ! jolie comme vous, jolie comme un ange.

Je suis donc jolie, enfin ? Pourquoi mon parrain me trouve-t-il laide ? Il n’est pas comme mamita, qui m’admire en tout ! Décidément, je ne veux plus l’aimer. Je veux penser à mon cher duc. Qui sait — une idée folle ! — si ce n’est pas lui qui est mon père ? Non, c’est impossible ; sa femme n’est pas ma mère, je le sais bien, et, d’ailleurs, ma mère est morte. Mais il pourrait avoir été marié deux fois… Alors pourquoi me cacherait-il que je suis sa fille ? Ah ! peut-être que cette belle dame qu’il a épousée en secondes noces n’a pas voulu qu’il m’élevât dans sa maison. Elle a sans doute d’autres enfants, et elle est jalouse de moi. À présent, elle se sera repentie de sa cruauté et elle vient pour me consoler, en attendant qu’elle me permette de rentrer dans la maison paternelle ! Oui, voilà enfin une supposition assez vraisemblable, après toutes celles que j’ai déjà faites et qui se sont trouvées absurdes. Il est certain que mon père est vivant, parce que mamita, qui ne sait pas, qui ne peut pas mentir, ne m’a jamais dit avec insistance ni avec assurance qu’il fût mort.

Et tous ces cadeaux que je reçois chaque année pour mes étrennes et le jour de ma naissance ? C’est sans doute la duchesse qui me les envoyait pour me dédommager de m’avoir privée des caresses de mon père

. . . . . . . . . . . . . . .

La rêverie, le sommeil ou les larmes avaient interrompu le journal de Morenita ; elle ne le reprit pas les jours suivants. Elle fut assez sérieusement indisposée.

Cette jeune fille éprouvait pour Stéphen une passion naissante dont le début s’annonçait avec la violence qu’elle portait dans tous ses engouements. Mais, malgré la précocité de son développement physique, élevée par madame de Saule, elle avait encore toute l’ignorance de son âge, et donnait encore le nom de tendresse filiale à ce sentiment qui l’agitait.

Stéphen vit le danger, non pas de se laisser séduire un seul instant par tant de beauté, d’innocence, de jeunesse et de flamme, mais celui de laisser croître dans ce pauvre cœur un mal incurable. D’abord il ne crut pas ce mal aussi sérieux qu’il l’était ; mais il vit des progrès si rapides, qu’il en fut effrayé, et pensa sérieusement au moyen de le conjurer.

Les affectations de froideur et d’éloignement amenant une sorte de désespoir chez sa pauvre filleule, il essaya d’un autre système, celui de la douceur et de la bonté. Mais, dès le premier jour, il dut y renoncer entièrement : l’effet était pire. Morenita arrivait à une joie délirante ; elle lui baisait les mains avec ardeur, et, dès qu’il voulait lui persuader de contenir son émotion, elle l’accablait de reproches d’une véhémence incompréhensible. L’orage de la passion bouleversait cette jeune tête. Elle semblait commencer à comprendre ce qu’elle éprouvait et avoir déjà perdu la force d’en rougir et d’y résister.

Stéphen se résolut, ou plutôt fut entraîné fatalement à lui faire un aveu terrible pour elle, hasardé pour lui et pour Anicée ; car c’était la révélation d’un secret que Morenita n’aurait peut-être pas la prudence de garder et d’où dépendait encore le repos de la famille.

— Mon enfant, lui dit-il un soir qu’elle était presque folle et le menaçait de mourir de chagrin s’il ne promettait de l’aimer comme elle l’aimait, plus que tout le monde, ce que vous me demandez là est tout à fait impossible. Il est une personne que j’aime et que j’aimerai toujours plus que vous, parce que je l’ai aimée avant vous.

— Je sais qui, s’écria l’enfant avec des yeux ardents de colère, c’est mamita ! Vous allez me dire qu’elle le mérite mieux que moi, je ne dis pas le contraire ; mais vous n’en êtes pas moins injuste de me la préférer, car elle n’a pas besoin que vous l’aimiez tant ; elle vous aime avec piété, et, moi, je vous aime avec rage !

— Qu’en savez-vous, Morenita ? reprit Stéphen stupéfait de ce mélange d’audace et d’innocence, de ces paroles insensées avec une ignorance si complète de leur portée. Savez-vous que, pour aimer parfaitement, il faut être trois fois éprouvé, trois fois saint devant Dieu, et que cela n’est pas donné aux enfants terribles comme vous, qui veulent tout dominer, tout accaparer, tout briser autour d’eux ? Et que m’importe que vous m’aimiez avec rage, comme vous dites, à moi qui suis aimé avec religion ?

— Eh bien, non ! s’écria Morenita, pleine de l’amer triomphe d’une vengeance de femme déjà bien sentie, vous n’êtes pas aimé avec religion ; et, comme mamita est la vertu même, elle ne vous aime pas du tout.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Stéphen, l’examinant avec surprise et méfiance.

— Cela signifie, répondit Morenita, que, si maman vous aimait comme vous dites, elle vous aurait épousé. Eh bien, quoique je sois une petite fille, je sais qu’on ne doit pas trop aimer un homme dont on ne veut pas, ou dont on ne peut pas faire son mari.

— Alors, ne m’aimez pas trop, Morenita, dit Stéphen avec un sourire de pitié ; car je ne peux ni ne veux être le vôtre. Puisque vous savez tant de choses et faites de si beaux raisonnements, vous auriez dû vous dire cela avant de m’aimer à la rage.

— Est-ce donc que vous êtes le mari de mamita ? s’écria la petite fille frappée de terreur.

Et, se levant, elle ajouta avec une énergie mêlée d’une grandeur extraordinaire :

— Si je le croyais, je demanderais pardon à Dieu de tout ce que j’ai osé dire et penser.

— Eh bien, je suis le mari de mamita, répondit Stéphen gagné par la solennité que prenait cet entretien, un entretien terrible, bizarre, et qui, certes, ne pouvait pas se renouveler.

— Le monde l’ignore, ajouta-t-il ; mais nos amis, nos serviteurs le savent…

Il allait lui expliquer par quelles circonstances étranges et cruelles il avait été forcé de tenir son mariage secret jusqu’à ce jour ; mais Morenita ne l’entendait plus : elle était tombée sur un fauteuil, elle était évanouie.

Stéphen, qui avait réussi à cacher à sa femme la cause des bizarreries de leur fille adoptive, et qui avait choisi pour cette conversation avec elle un jour où Anicée était sortie avec sa mère, secourut l’enfant sans vouloir appeler les domestiques. Elle n’eut pas une larme, pas une plainte, pas une réflexion, et se renferma dans un morne silence. Il essaya alors de lui raconter succinctement sa vie, et comment Julien, le frère d’Anicée, avait failli périr dans un duel dont il était la cause involontaire et fatale. Le jeune homme n’avait pu entendre dire que sa sœur allait faire, à trente ans, la folie d’une mésalliance inouïe ; lui, qui ne croyait pas à l’amour d’Anicée et de Stéphen, et qui n’y eût rien compris, il avait souffleté un de ceux qui se livraient à ces commentaires et qui répandaient dans son monde de sanglantes critiques sur l’absurde passion de sa sœur, sur l’hypocrite ambition de Stéphen, sur la tolérance philosophique de la mère. Il s’était battu, il avait été grièvement blessé. On l’avait sauvé à grand’peine ; mais cette catastrophe avait rendu impossible un mariage officiel qui, chaque jour, eût exposé Julien à des périls semblables ; car il persistait à estimer Stéphen et à croire sa sœur innocente de la fantaisie qu’on lui attribuait.

Devant de tels obstacles, il avait fallu tromper ce monde injuste et méchant, ce frère généreux mais obstiné dans ses préjugés. Stéphen et Anicée s’étaient mariés en pays étranger, sous les yeux de madame Marange et du chevalier de Valestroit, lequel était mort peu de temps après. Roque, Clet, Schwartz et les vieux domestiques avaient gardé fidèlement le secret de cette union. Julien s’était marié aussi. Il habitait le midi de la France. Il témoignait toujours la plus vive affection à sa sœur, la plus haute estime à Stéphen, et commençait à leur écrire que, toute réflexion faite, il regrettait qu’ils ne fussent pas unis. Le monde aussi commençait à dire la même chose. C’est que Stéphen avait conquis l’admiration de tous par des travaux d’un mérite reconnu, par une attitude constamment digne, par une conduite toujours noble et généreuse. Il allait publier la relation de son voyage scientifique. Si un succès sérieux couronnait l’œuvre de sa vie, il espérait pouvoir bientôt déclarer son mariage, apporter à sa femme autant d’honneur qu’il lui eût attiré de blâme et d’ironie en agissant prématurément.

Mais, quelque liberté que cette déclaration dût apporter dans leurs relations officielles, Stéphen, satisfait d’être légitimement et indissolublement uni à la seule femme qu’il eût jamais aimée, fier de pouvoir enfin lui donner le nom que sa mère avait porté, était décidé cependant à ne pas faire régulariser son mariage par les lois civiles de la France. N’ayant pas d’enfants, cette régularisation ne pouvait servir qu’à lui assurer la jouissance des biens de sa femme, et c’est à quoi il ne voulait jamais descendre. Anicée elle-même eût rougi de l’y faire songer. Stéphen était par lui-même riche au delà de ses besoins, qui étaient restés fort simples. Il aimait à habiter, en Berry, la maison de sa mère, et, à Paris, un modeste appartement où il pouvait recevoir ses amis sans être forcé de les éblouir d’un luxe qui n’eût pas été sien. D’ailleurs, il avait pris une si douce habitude de se regarder comme l’amant de sa femme, ils étaient si sûrs l’un de l’autre, la séparation de chaque jour rendait la réunion de chaque lendemain si douce, le mystère redore d’une si douce chasteté les relations trop souvent indiscrètes du mariage, il écarte si absolument les commentaires grossiers par lesquels beaucoup de gens se plaisent à en avilir la sainteté, que les heureux époux ne se sentaient nullement pressés de modifier le tranquille et solide arrangement de leur vie.



VII


De tout ce que nous venons de dire au lecteur, Stéphen ne dit à Morenita que ce qu’elle devait savoir et pouvait comprendre : la différence des fortunes entre Anicée et lui, les préventions impitoyables du monde, la résistance déjà presque vaincue de Julien, les efforts que Stéphen avait dû faire pour mériter, par le talent, la science et la conduite, l’honneur d’appartenir à une femme comme Anicée, le désir qu’il avait de prolonger encore le temps de son épreuve, afin d’être complétement digne de se déclarer son protecteur et son protégé.

Morenita écouta cette explication d’un air calme.

— C’est bien, dit-elle quand Stéphen eut tout dit. Vous ne me méprisez pas assez, j’espère, pour craindre que je trahisse jamais le secret de ma mère. Veuillez oublier ma folie ; moi, je jure qu’elle est passée. J’ai fait un rêve, j’ai été malade, voilà tout ; je sens que je mourrais si quelqu’un me le rappelait. J’ose croire que personne au monde ne me causera cette humiliation.

Morenita parut très-satisfaite et presque consolée d’apprendre que mamita n’avait pas eu le moindre soupçon de son égarement, et que madame Marange n’avait jamais semblé s’en apercevoir. Elle s’en était aperçue cependant, cette femme pénétrante et sage ; mais, n’ayant pas le moindre doute sur la prudence de son gendre, elle s’était tue, comptant bien qu’il trouverait le remède.

Stéphen, voyant sa filleule calmée et en apparence très-raisonnable, lui témoigna de l’amitié et s’efforça, avec un enjouement tout paternel, de lui persuader qu’elle s’était absolument trompée sur le sentiment qu’elle éprouvait pour lui. Il feignait de n’avoir jamais cru qu’à un mouvement filial exprimé avec l’exaltation d’une tête vive. Mais Morenita l’interrompit, et, prenant tout à coup l’attitude d’une femme fière et forte :

— Taisez-vous, lui dit-elle ; vous ne me connaissez pas, vous ne me comprendrez jamais, ni les uns ni les autres. Ce que je suis, Dieu seul le sait, et l’avenir me le révélera à moi-même !

Elle se leva et sortit. Stéphen fut un peu inquiet de son air froid et sombre ; il alla dire à la vieille bonne qui l’avait élevée qu’elle paraissait souffrante, et l’engagea à la surveiller.

Morenita se voyant observée, fit un effort héroïque pour cacher sa souffrance et feignit de s’endormir avec calme. Mais, au milieu de la nuit, elle eut un violent accès de fièvre, et Anicée fut éveillée en sursaut par ses cris.

Morenita fut malade pendant quelques jours. Roque, qui voyait partout des cas de la maladie qu’il était en train d’étudier particulièrement, prononça le mot de méningite et voulut traiter la petite fille comme pour une fièvre cérébrale. Heureusement Stéphen, qui ne vit là qu’une irritation nerveuse, s’opposa aux saignées et conseilla des calmants. Au bout de la semaine, la malade était guérie.

Le duc et la duchesse vinrent la voir pendant et après sa courte maladie. La sollicitude qu’ils lui témoignèrent parut soulager et consoler beaucoup Morenita, dont l’accablement moral était extrême, et qui parut enfin reprendre la volonté de vivre. Cette enfant, au milieu de ses souffrances, avait montré à Stéphen une sorte de courage sombre et soutenu. Pas un mot de sa bouche, pas une expression de son visage n’avait trahi le secret de son âme, même dans quelques moments de délire que lui avait donné la fièvre. Elle avait pris une résolution inébranlable.

Un jour, Morenita reçut une lettre ainsi conçue, qui se trouva dans un envoi de fleurs de la duchesse :


« Si vous voulez savoir tous les secrets qui vous concernent, et que jamais ni le duc, ni sa femme, ni votre mamita, ni son mari ne vous révéleront, donnez un rendez-vous à la personne qui vous écrit ces lignes à l’insu de tous, et qui ira prendre votre réponse, cette nuit, dans la branche du sapin qui dépasse, en dehors, la crête du mur de votre jardin. Il n’y en a qu’une. »


Morenita, chose étrange à son âge et avec l’éducation qu’elle avait reçue, n’hésita pas un instant sur ce qu’elle voulait faire. La nature, si longtemps et si patiemment combattue en elle par les exemples et les leçons d’Anicée, reprenait tous ses droits sur cette organisation inquiète, téméraire et aventureuse. Rien ne peignait mieux la situation de ces deux femmes que le mot vulgaire du vieux Schwartz, lorsqu’il parlait d’elles avec Stéphen :

— C’est une poule, disait-il, qui a couvé un œuf de canard ; et de canard sauvage, encore !

En effet, le moment approchait où la pauvre poule, éperdue sur la rive, allait voir la progéniture étrangère se lancer dans la première eau courante qui tenterait son insurmontable instinct.

Morenita prit le costume qu’on lui avait fait faire pour ses leçons de gymnastique, leçons qui, par parenthèse, n’avaient pas atteint leur but, qui était de la faire grandir. Elle attendit l’heure où son parrain était parti, et où tout le monde était endormi. Elle s’enveloppa de sa pelisse fourrée, se glissa dans le jardin, gagna le mur, grimpa lestement dans le sapin jusqu’à la branche indiquée, et attendit résolûment l’aventure.

De l’autre côté de cette muraille, médiocrement élevée, s’étendait le jardin petit et touffu d’une maison voisine. L’appartement du rez-de-chaussée d’où ce jardin dépendait n’était pas loué. Morenita, sans faire semblant de rien, s’était assurée de ces détails dans la soirée.

Au bout d’une heure d’attente, elle entendit s’agiter les branches d’un autre massif d’arbres dont les cimes se confondaient avec celles du jardin d’Anicée. On posa contre le mur une échelle où l’on monta avec précaution. La nuit était tiède et voilée de nuages. L’ombrage épais du double massif que séparait le mur mitoyen rendait l’obscurité presque complète en cet endroit.

Morenita, tapie dans son arbre, tout près de la tige, sentit s’agiter la branche qu’elle surveillait. Il n’y avait pas un souffle de vent ; elle reconnut qu’on interrogeait l’extrémité de cette branche pour y trouver la réponse qu’on lui avait demandée ; alors elle retira brusquement la branche vers elle, en disant :

— Écoutez !

Le premier mouvement de la personne qui venait ainsi fut de fuir. Mais Morenita ayant répété de sa voix douce et enfantine : Écoutez ! on se rassura, on se rapprocha, et une tête d’homme se montra au-dessus du mur.

— Écoutez ! dit Morenita pour la troisième fois, et ne bougez pas. Il n’y a pas de lettre, et c’est moi en personne qui suis là pour entendre ce que vous avez à me dire.

— Merci pour cette confiance, répondit en espagnol une voix d’homme, plus douce que celle de nos climats, et d’une fraîcheur harmonieuse, qui sembla être à Morenita l’écho renforcé de la sienne propre.

— Ne comptez pas trop là-dessus, reprit-elle, je ne sais pas qui vous êtes, et, avant tout, je veux le savoir. Ce n’est pas que je vous craigne : la branche qui nous sert de conducteur ne pourrait pas vous porter, et je serais à la maison avant que vous eussiez franchi le mur. Je n’ai là qu’un coup de sonnette à donner pour réveiller tout le monde ; je crierais au voleur, et alors gare à vous !

— Je vois, Morenita, que je m’étais trompé, répondit la voix ; vous vous méfiez de moi. Un autre à ma place s’en affligerait ; moi, je m’en réjouis et vous en félicite. Voulez-vous savoir pourquoi ?

— Oui, quand vous aurez dit qui vous êtes.

— Un seul mot répondra aux deux questions : Morenita, je suis ton frère !

— Oh ! mon Dieu, est-ce vrai ? s’écria l’enfant crédule. Oh ! que je voudrais vous voir !

— C’est bien facile, répondit l’inconnu, qui était à cheval sur le mur ; je vais vous passer mon échelle, qui est fort légère. Nous irons dans l’appartement de ce jardin, dont le portier, qui me connaît et qui a confiance en moi, m’a remis les clefs.

— Non, non, dit Morenita en se ravisant. Ce serait mal.

— Mal ! reprit le jeune homme. Un frère et une sœur ?

— Et qui me prouve que vous disiez la vérité ? Voyons, êtes-vous noir comme moi ?

— Plus noir que vous.

— Alors, vous êtes d’origine indienne.

— Précisément.

— Il me semble que votre voix ressemble à la mienne et qu’elle m’est connue, comme si ce n’était pas la première fois que je l’entends.

— C’est pourtant la première fois que je vous parle, et comme vous ne pouvez pas vous souvenir du jour de votre naissance, c’est la première fois que vous me voyez.

— C’est-à-dire, observa Morenita en riant, que je ne vous vois pas du tout. Est-ce que vous me voyez, vous ?

— Pas distinctement. Mais je vous ai vue plusieurs fois à votre insu.

— Vous vous intéressez donc un peu à moi ?

— Je vous aime de toutes les puissances de mon âme, s’écria-t-il, parce que vous êtes belle comme la Vierge d’Égypte… et parce que tu es ma sœur ! ajouta-t-il avec une tendresse presque aussi passionnée que son exclamation.

Un charme inconnu pénétra dans l’âme incertaine de Morenita. Elle qui avait tant envie de se savoir belle, elle s’entendait louer par cette voix mystérieuse qui avait les accents de l’amour et dont elle ne pouvait se méfier, si c’était, en effet, celle d’un frère. Agitée, curieuse, elle s’écria :

— Je veux vous voir ! je saurai bien si nous nous ressemblons, et si la voix du sang parle à mon cœur. Mais je ne sortirai pas du jardin de maman. Si elle s’éveillait, si elle ne me trouvait plus dans ma chambre ni dans le jardin, elle en mourrait de peur et de chagrin. Voyons, il y a chez nous, tout près d’ici, un pavillon inhabité ; je vais chercher la clef et de quoi allumer les bougies. Attendez-moi.

Elle retourna à la maison, s’assura que tout y était tranquille, prit une petite lanterne sourde, les clefs du pavillon et s’y rendit, afin que la porte fût ouverte au moment où elle y introduirait son prétendu frère. Il y était déjà, car il paraissait connaître parfaitement les localités, et ils entrèrent ensemble. Morenita tremblait. L’inconnu paraissait fort à l’aise, et son premier soin fut d’allumer les bougies comme un homme très-avide de se montrer et très-sûr d’être admiré.

C’était, en effet, le plus charmant garçon de vingt-quatre ans qui existât peut-être au monde. Sans ressembler à Morenita, il avait avec elle des similitudes de race qui devaient la frapper. Comme elle, il était frêle et d’une petite stature qui, par l’élégance rare de ses proportions, ôtait l’idée d’une organisation chétive et faisait un charme de ce qui eût semblé pauvre dans celle d’un Européen. Il était franchement bronzé, mais d’un ton si fin, si ambré, si uni, que sa peau semblait transparente. Tous ses traits étaient d’une perfection délicate. Une barbe fort mince qui ne devait jamais épaissir, mais dont la finesse et le noir d’ébène encadraient avec bonheur sa bouche mobile et ses dents éblouissantes ; une chevelure crépue qui semblait abondante par le mouvement naturel de sa masse légère, un regard dont la hardiesse paraissait brûlante, des pieds et des mains d’une petitesse et d’une beauté de forme incomparables, une voix suave comme la plus douce brise, une prononciation mélodieuse dans toutes les langues ; tel était succinctement le gitanillo.

Morenita fut éblouie de cette beauté de type qui répondait si complétement à l’idéal dont le moule, si l’on peut dire ainsi, était dans son imagination. Elle crut se voir elle-même sous une forme nouvelle, et, jetant un cri de surprise :

— Oh ! oui, dit-elle, tu es mon frère, je le vois bien, et il y a en moi quelque chose qui me le dit.

— Eh bien, laisse-moi donc embrasser ma sœur ! s’écria le jeune homme en la pressant sur son cœur avec une effusion que Morenita crut chaste, et qui cependant l’effraya.

Elle rougit et détourna la tête ; le gitano ne put qu’effleurer les tresses noires de sa chevelure.

Se ravisant aussitôt, et craignant de se trahir, il reprit le calme attendri qui convenait à son rôle et raconta à Morenita tout ce qu’elle ignorait de sa propre histoire. Il ne lui cacha qu’une chose : c’est qu’il n’était pas son frère.

Ce récit bouleversa Morenita ; elle ne le comprit qu’à moitié. Elle était si simple, au milieu de la témérité de sa conduite, qu’elle ne savait pas qu’on pût être la fille d’un homme marié avec une autre femme et d’une femme mariée avec un autre homme. Ses questions enfantines sur ce point firent éclater de rire le gitanillo, dont la délicatesse de sentiments n’était pas excessive. Cette gaieté, à propos d’une chose qui lui semblait si sérieuse, étonna Morenita, la fâcha et la troubla intérieurement, sans qu’elle sût pourquoi.

Rosario, qui tenait à gagner sa confiance, et chez qui la ruse pouvait se prêter à tout, reprit des manières plus graves ; il essaya de lui dire qu’il y avait, en dehors des lois humaines, des mariages que Dieu ne maudissait pas toujours.

— Tenez, s’écria la pauvre enfant, humiliée instinctivement, si ces mariages-là sont criminels, ne me le dites pas, ne me dites plus rien ! Ne me forcez pas à blâmer mon père et ma mère !

Puis, réfléchissant malgré elle, elle ajouta tristement :

— Oui, je le vois bien, se marier avec une personne, quand on l’est déjà avec une autre, c’est mal : on la trompe ; on désobéit non-seulement aux lois faites par les hommes, mais encore à Dieu, par qui on a juré de n’avoir pas d’autre amitié. Voilà, du moins, ce qu’on m’a enseigné, ce que je crois ; et, puisque mon père rougit de moi au point de ne pas vouloir que je sache qui je suis, puisqu’il m’a cachée si longtemps à sa femme, et parait décidé à me cacher au monde, c’est que ma naissance est une honte pour lui, et que je suis, moi, un être méprisable et méprisé !

— Non, ma sœur, répondit Rosario ; les enfants sont innocents de la faute de leurs parents.

— Vous avouez donc que c’est une faute ? reprit-elle avec vivacité. Allons, je comprends tout maintenant ! Mon père a eu deux femmes, ma mère a eu deux maris. Ma pauvre mère en est morte de chagrin en me mettant au monde ; je ne puis que la plaindre et prier pour elle !

Ici, Morenita, gagnée par une émotion soudaine, fondit en larmes sans trop se rendre compte de ce qu’elle éprouvait et de ce qu’elle disait ; puis elle se calma brusquement en ajoutant :

— Mais mon père est bien coupable, lui, puisqu’il l’a abandonnée à son malheur, à son repentir, à la pitié d’autrui. Pauvre femme ! être renvoyée, oubliée, méprisée ainsi parce qu’elle n’était pas noble, parce qu’elle était pauvre ! Pourquoi l’avoir aimée, si elle n’était pas digne de lui ? Ah ! tenez, vous m’avez fait bien du mal ! vous m’avez fait maudire mon père !

Elle pleura encore beaucoup ; puis, passant à un sentiment contraire, elle s’effraya de ce qu’elle pensait et supplia Rosario d’oublier ce qu’elle venait de dire. Elle chercha des raisons pour excuser le duc de Florès, elle s’efforça d’en trouver pour le respecter et pour l’aimer encore. Mais ces révélations, trop fortes pour son âge et très-dangereuses pour un caractère comme le sien, jetèrent un si grand trouble dans son âme et une si grande confusion dans ses idées, que Rosario, qui n’avait rien su prévoir de tout cela, se repentit d’avoir été si vite.

Il faisait son possible pour la consoler, et elle ne l’écoutait guère. Tout d’un coup, ses idées prirent un autre cours.

— Vous dites que nous sommes gitanos ? s’écria-t-elle. Qu’est-ce donc que cette race maudite ? J’en ai entendu parler quelquefois. Je crois que j’ai vu passer de ces gens qu’on appelle en France des bohémiens. Ils étaient laids, sales, misérables, affreux ! Ah ! oui, je me rappelle tout ! Un soir, M. Roque (vous dites que vous le connaissez) a parlé longuement devant moi de cette tribu vagabonde : c’est bien là M. Roque ! le savant qui ne se rappelle rien quand il disserte ! À présent, je me souviens, moi, et je comprends pourquoi mamita voulait toujours changer la conversation, pourquoi sa mère toussait pour l’interrompre. Tout cela m’étonnait. Mon parrain n’était pas là ; M. Clet prenait la défense des pauvres gitanos, et surtout des charmantes filles de la bohème, comme il disait. Et il me regardait ; je prenais note de tout cela, et pourtant je ne comprenais pas. J’étais donc stupide ? M. Roque disait que nous faisions pitié et dégoût dans toute l’Europe, mais qu’en Espagne surtout, on allait jusqu’à l’horreur et au mépris ; ce qui n’empêchait pas que les belles gitanillas ne plussent aux hommes. Elles allumaient parfois des passions. Là-dessus, oui, je crois le voir encore, il s’est arrêté court ; ses yeux se sont portés et fixés sur moi d’une manière si étrange, que je me suis mise à rire de sa figure, comme une enfant que je suis, une enfant qui ne comprend rien, qui ne devine rien. Il s’apercevait enfin que j’étais là, moi, et que j’étais une bohémienne !

En parlant ainsi avec feu, Morenita, exaltée et désespérée, cacha sa figure dans ses mains, et, oubliant ce jeune frère qu’elle avait été si curieuse de voir et si ravie de trouver charmant, elle se mit à penser à Stéphen, qu’elle aimait, à qui elle s’était sentie si violemment désireuse de plaire, et qui l’avait tirée du bourbier de la bohème, ramassée pour ainsi dire au coin de la borne et débarrassée de ses haillons pour la mettre dans son mouchoir, comme un pauvre animal perdu qu’on trouve sous ses pieds, et à qui l’on prend fantaisie de conserver l’existence. L’orgueil de Morenita se révoltait contre la découverte de ces faits trop réels, dont le gitanillo ne lui avait sauvé aucun détail. Elle se sentait humiliée jusqu’à la moelle de ses os, elle qui, dans ses rêves romanesques, avait été jusqu’à se croire appelée à hériter de quelque archipel fantastique découvert par Stéphen.

Elle ne pleurait plus, mais elle tordait ses mains avec désespoir et ne songeait plus à son frère, qui l’examinait avec stupeur. Il l’arracha enfin à cette sombre méditation en l’entourant de ses bras et en l’appelant sa sœur.

— Ta sœur ? dit Morenita en le repoussant avec amertume. Toi, enfant de la nuit, noir comme elle, beau comme une étoile, j’en conviens, mais haï et redouté de ceux qui se disent les fils de la lumière ? Eh bien, oui, nous sommes frères, il le faut bien ! Nous portons tous les deux au front le sceau de notre abjection, et, si on ne nous eût élevés par charité, nous irions par les rues demander l’aumône ou errer avec les chiens perdus des carrefours ! Ah ! vraiment, je suis une belle miss Hartwell ! c’était bien la peine de me donner tant de talents et de me façonner aux manières du grand monde ! Voilà ce que je suis, moi, une bohémienne ! Ah ! maudits soient les insensés qui se sont fait un amusement de me traiter ainsi ! Ils m’ont donné le goût de l’orgueil et les besoins de l’opulence. Que comptent-ils donc faire de moi ? Mamita parle de me marier. Vraiment ! avec qui donc ? Où trouvera-t-elle un homme de sa race, ayant quelque fierté, qui voudra se mésallier à ce point ? A-t-elle fait pousser en serre chaude, ou dans quelque ménagerie, un gitano débarbouillé comme moi de sa fange natale, et tout prêt à produire dans le monde la rareté d’un couple de notre espèce, civilisé à l’européenne et travesti à la française ?

Morenita éclata d’un rire amer, et, regardant le beau gitanillo, qui la contemplait d’un air indéfinissable, elle lui prit la main avec un mélange d’affection et de dépit, en lui disant :

— C’est grand dommage que tu sois mon frère ; car, en vérité, je ne vois que nous deux qui, au milieu de cette race d’étrangers et de maîtres, eussions pu nous consoler l’un par l’autre de cet esclavage doré, de cet abaissement montré au doigt !



VIII


Morenita parlait en espagnol avec une sorte d’éloquence sauvage que nous renonçons à traduire. Grande diseuse de riens et amoureuse de puérilités folles, quand elle redevenait petite fille, elle trouvait, dans l’émotion de la colère ou du chagrin, une abondance étrange de sentiments exaltés et de paroles acerbes. Rosario eut un instant peur d’elle. Ce n’est pas qu’il ne fût de force à lui tenir tête dans l’occasion : mais il se sentait épris d’elle d’une façon tout à fait insolite dans sa vie déjà usée et blasée, et il se demandait, lui qui avait eu tant de succès vulgaires et faciles, s’il triompherait jamais de cette âme mobile et violente dans laquelle il sentait enfin son égale.

— Morenita, lui dit-il en se mettant à genoux auprès d’elle et en prenant ses petites mains dans les siennes, vous êtes une enfant, une enfant gâtée, qui plus est. Vous reprochez à votre destinée, à vos parents, à ceux qui vous ont élevée, des choses pour lesquelles vous devriez bénir le hasard à toute heure. Je ne me plains de rien, moi qui n’ai pas été choyé et adoré comme vous du ciel et des hommes. Je suis plutôt reconnaissant envers votre parrain et ses amis, qui m’ont jeté le pain de la pitié et qui voulaient me condamner au travail mécanique, s’imaginant que cela était encore trop bon pour moi. Je n’ai jamais connu ni caresses ni tendres paroles. M. Stéphen était assez doux et ne refusait pas de me faire donner les connaissances élémentaires ; le père Schwartz, que j’ai suivi quelque temps à Fontainebleau, était tantôt fort grognon, tantôt niaisement débonnaire : c’est selon le dîner qu’il avait fait. Si j’ai appris le langage et les manières d’un homme qui ne sera jamais déplacé dans aucun monde, c’est à moi seul que je le dois. J’ai lu, j’ai regardé, j’ai écouté tout ce qui m’était nécessaire pour l’avenir que j’ai rêvé. M. Roque est un pédant et M. Clet un sot, que je donnerais tous deux volontiers au diable, si je n’avais su profiter d’eux en étudiant leurs travers et en pénétrant, par cet examen, dans les travers de leur espèce. Par l’un, je connais les prétentions des gens capables ; par l’autre, celles des gens frivoles. Depuis, en courant le monde, j’ai regardé à tous les étages de la société. Le vernis et le cadre changent selon les degrés ; mais c’est toujours la même peinture. En somme, je prends les choses comme elles sont, et, me moquant un peu de tout, je ne me sens irrité contre personne. Vous pensez que nous sommes une race d’esclaves. Quant à moi qui n’ai pas un grand d’Espagne pour père, car le mien a vécu dans les rues et péri dans les prisons avec ce qu’il y a de pire au monde ; moi qui ne suis comblé ni de douceurs ni de bijoux, et qui ne puis dire, comme vous, que mes chaînes sont dorées ; moi qui suis un bohémien complet, destiné à me frayer mon chemin sans l’aide de personne, et peut-être malgré tout le monde, je me sens assez fort pour me faire libre et pour me moquer de ceux qui se diront ou se croiront mes maîtres. Voyons, Morenita, belle petite fée aux rêves ambitieux, réconciliez-vous avec l’étoile des bohémiens. Il n’y a pas que nous, allez, qui soyons des enfants perdus et des produits d’aventure. Leur race de maîtres, comme vous l’appelez, a un trop-plein de besoins et de désirs que leur société ne peut pas contenter, et le mot de bohémiens s’applique maintenant par métaphore à une bonne partie des vieux chrétiens d’Europe. La France en fourmille, et les autres nations, qui toutes copient celle-là, accueillent fort bien tous les aventuriers d’esprit, de talent ou de blague, sans leur demander leur origine ou leur extrait de baptême. Nous deux, chère petite, nous intéressons par cela même que nous étions destinés au malheur avant de naître, et les idées philosophiques, qui sont de mode, nous feront même la part meilleure qu’aux bohémiens volontaires. Ainsi, plus de honte, plus de découragement, plus de jalousie. Vous êtes jolie comme le démon Astarté, et d’une beauté qui ne ressemble à celle d’aucune femme du monde. Il faut briller dans ce monde et y régner. Vous avez trente mille fois plus de talent et d’esprit qu’il n’en faut pour cela ; mais il faut sortir de l’ombre où l’on vous tient et chercher le soleil de la mode, le sceptre de l’engouement. Vous ne vous connaissez pas, vous vous prenez pour une pauvre petite fille élevée par charité, destinée à trembler et à rougir à toute heure, en attendant l’aumône d’un mariage de convenance qu’on vous assurera à prix d’argent. Ôtez ces idées-là de votre esprit. Vous êtes un oiseau de liberté et de proie, qui rompra bientôt les fils dorés de sa cage et qui fera bien.

— Je ne comprends pas, dit Morenita, qui écoutait avec une surprise croissante. Que puis-je donc faire pour m’affranchir de cette vie de famille où je souffre, j’en conviens, d’un ennui et d’un chagrin profonds ? Si je demande à en sortir, on dira que je suis ingrate, et une fois condamnée comme mauvais cœur, qui est-ce qui s’intéressera à moi ?

— Il ne faut jamais sortir des prisons par les grandes portes, elles sont trop en vue ; il y a toujours des portes de dégagement : prenez-en une qui s’ouvre en ce moment-ci ! La duchesse de Florès a la fantaisie de vous avoir avec elle. Votre mamita, qui a plus d’influence sur le duc que sa propre femme, fait résistance, parce qu’elle croit qu’on ne vous prendra pas assez au sérieux dans cette nouvelle famille, et qu’on vous y donnera des goûts frivoles. Ces goûts de luxe, de bruit et de triomphe qu’on appelle frivoles, ce sont les seuls goûts sérieux qu’une femme puisse avoir. Sans eux, elle passe sa vie à avoir quatorze ans, comme votre mère adoptive, qui est encore sous la tutelle de sa maman, et qui n’ose pas avouer qu’elle est mariée. La voilà vieille femme dans une situation ridicule, tandis que, belle encore et charmante, on le dit, elle pourrait briller dans le monde, avoir tous les triomphes de la jeunesse avec tous les profits de l’âge mûr.

— Oui, tout cela est vrai ! s’écria Morenita, dont les secrets instincts de liberté longtemps comprimés, répondaient à la doctrine du gitanillo jusqu’à un certain point. Mamita est esclave de tout et voudrait me river à sa vie d’esclavage et de captivité. Mais elle m’aime et m’a habituée à avoir besoin d’être aimée. La duchesse ne m’aimera pas. Elle fera de moi un jouet comme un petit chien, une négresse ou un perroquet. Et quand elle se dégoûtera de moi, que deviendrai-je, si mamita, fâchée ne veut pas me reprendre ?

— Votre mamita vous reprendra toujours, ne fût-ce que pour conserver son rôle d’ange, qui est sans doute sa coquetterie, à elle. Et d’ailleurs, quel besoin avez-vous de ces tendresses de femme ? Ne savez-vous pas qu’elles sont fort précaires, sinon tout à fait menteuses ? Croyez bien que vous êtes destinée à être haïe de toutes celles qui vous caressent aujourd’hui ; car vous leur mettrez bientôt votre petit pied sur la tête, et la duchesse sera votre ennemie, ce jour-là. Que vous importe ! Croyez-vous donc aussi que la mamita ne vous exécrerait pas, un de ces matins, si votre cher Stéphen s’avisait de reconnaître que sa filleule est plus jeune que sa femme ?

— Stéphen ! s’écria Morenita en se levant.

Ce nom avait réveillé tous les orages de son âme. Elle se rassit sans rien dire, sentant déjà grandir en elle cette force qu’ont les êtres passionnés pour refouler et cacher leurs secrets. Mais le gitanillo avait senti vibrer la corde sensible. Il se hâta d’ajouter :

— Jamais votre parrain ne vous fera cet honneur, tant que vous pousserez sous ses yeux comme un petit animal domestique ; mais étendez vos ailes et planez, devenez une reine de la mode, et vous verrez s’il se souviendra de vous avoir ramassée si bas, à moins que ce ne soit pour enrager de vous avoir laissée envoler si haut. Alors ne comptez plus sur les papas et les mamans de la rue de Courcelles. Moquez-vous de la duchesse aussi. Vous aurez une cour, ce qui vaudra mieux qu’une famille, et des esclaves, ce que vous préférerez à des maîtres.

— Vous me tentez, dit Morenita ; mais vous m’abusez peut-être. Où est donc ma puissance pour conquérir ainsi une royauté ?

— Regarde-toi donc, ma sœur, dit Rosario en la conduisant vers la glace.

— Oui, dit-elle naïvement. Depuis que je vous ai vu, vous qui me ressemblez, je m’imagine que je dois être jolie, et à présent que vous vous regardez dans la glace avec moi, en ayant l’air d’être enchanté de ma figure, je me vois par vos yeux et je me plais. Mais suis-je donc mieux que la duchesse et que toutes ces belles dames ?

— Vous êtes autre, dit Rosario. Vous ne ressemblez à aucune ; vous êtes étrange ; c’est être supérieure à toutes, c’est être unique et légitime souveraine chez une race où régnent la lassitude et la fantaisie.

— Mais avec cela il me faudrait de l’esprit, de l’instruction et des talents ! Mes parents adoptifs disent que j’aurai tout cela dans quelques années, mais que je n’ai rien et ne sais rien encore.

— Ah ! je connais cette chanson-là ! répliqua le gitanillo en riant. C’est toujours le même air et les mêmes paroles. Ils m’ont élevé au son de cette serinette. C’est bien eux, avec leur intelligence épaisse et leur croissance paresseuse ! Ils ne savent pas que les gitanillos mûrissent plus vite. Et puis ces gens qui veulent tout approfondir et qui ne savent pas que la jeunesse n’a pas besoin d’autre chose que de n’être pas vieille ! Ils sont tous plus ou moins Roque, ces philosophes ! Ne crains rien, Morenita de mon âme, nous irons plus loin qu’eux sans nous donner tant de peine ! Si tu viens à me seconder, nous aurons de l’éclat, de l’argent et la liberté !

— Que sais-tu donc ? dit Morenita étonnée ; tu as un état, de l’honneur, un nom ?

— En espérance ! et l’espérance chez moi, c’est la volonté. Je ne suis pas encore lancé à Paris, et n’y suis revenu que pour te voir, pour te sauver de l’enterrement somptueux que l’amour de ta mamita et de ton parrain prépare à ton étoile. Suis mon conseil, quitte-les, et compte qu’aussitôt sortie de cette maison, tu me trouveras à tes côtés pour te diriger et te protéger contre le despotisme hypocrite de tes nouveaux maîtres.

— Est-ce que tu parles de mon père, Rosario ?

— Ton père est un grand enfant qui t’aime en égoïste, et qui te négligera de même quand il verra… Mais il est trop tôt pour t’éclairer sur certaines choses que tu ne comprendrais pas. On t’a tenue dans une si grande ignorance de la vie, que je dois attendre un peu que tu t’éclaires toi-même. Veux-tu faire et dire tout ce que je te dicterai ? veux-tu croire aveuglément en moi, ton seul ami, ton seul véritable parent ?

— Oui, je le veux, dit Morenita, fascinée par la résolution de Rosario et par la promesse d’un incompréhensible avenir. Que faut-il faire ?

— Il faut s’affranchir de tous ces liens factices de la reconnaissance par lesquels la protection nous enchaîne. Il ne faut plus aimer personne dans ce monde d’étrangers ; il faut m’aimer, moi.

— Eh bien, oui, je t’aimerai, mon frère ! Mais ne me quitteras-tu pas ? ne me trouverai-je jamais abandonnée sur les chemins, repoussée de toutes les portes comme l’a été notre pauvre mère ?

— Notre mère n’avait pas de frère. Moi, je ne te quitterai plus dès que tu n’auras plus besoin que de moi. Jusque-là, il faut un peu tromper, Morenita, tromper sans malice, et dans le but légitime de racheter la liberté qu’on t’a ravie. Il faut plaire à ton père et t’installer chez lui. Il faut flatter la duchesse et l’amener à te produire dans le monde. Il faut y plaire, y être remarquée, admirée, y faire beaucoup parler de toi.

— Comment cela ?

— Il faut être coquette, c’est bien facile : tu n’auras qu’à regarder la duchesse ; mais garde-toi de faillir, garde-toi d’aimer, tu serais perdue !

— Oui, je le sens bien, dit Morenita, qui songeait à Stéphen, je serais perdue, je serais humiliée, sacrifiée, traitée comme une mendiante d’affection ; comparée, avec des rires de pitié ou de mépris, aux reines et aux saintes de leur monde. Non, non, je ne dois aimer aucun de ces hommes qui ne sont pas mes frères !

— À la bonne heure ! dit Rosario. Il se fait tard ; adieu ! Demain, je vais quitter Paris, j’irai t’attendre.

— Où donc ?

— Dans un pays où tu viendras inévitablement me rejoindre au printemps.

— Et, jusque-là, je ne te verrai plus ?

— Si fait, quelquefois en secret, si tu es discrète, prudente et résolue.

— Je le suis !

— Eh bien, à toi pour toujours ! s’écria impétueusement le gitano en la pressant dans ses bras avec une énergie qui ne troubla plus Morenita.

Elle ne doutait plus, elle croyait sentir la voix du sang, elle subissait une influence qui plaisait à son imagination et dont les promesses la jetaient dans un monde nouveau de rêves et d’étonnements.

Quand elle se retrouva seule, elle fut quelque temps encore sous l’empire de cet enivrement, jusqu’à ce que, couchée dans son petit lit, sous son édredon couleur de rose, et bercée par le souffle paisible et régulier de la bonne qui dormait dans une chambre voisine, elle tâcha de résumer ses idées et de voir clair dans sa situation.

La pensée de quitter Anicée s’était présentée cent fois à son esprit depuis le jour où elle avait entendu dire à Stéphen qu’il n’avait jamais aimé, qu’il n’aimerait jamais une autre femme que celle à laquelle il était uni pour la vie. Depuis ce jour, Morénita avait ressenti des accès de jalousie bien voisins de la haine. Elle les avait combattus ; mais il s’était fait en elle un détachement profond de la plus précieuse, de la meilleure affection de sa vie : du moins, elle le croyait ainsi, car les symptômes de l’aversion étaient en elle. Elle ne pouvait plus embrasser Anicée sans pâlir ou sans rougir. Elle sentait le feu de la colère monter à son front ou le froid du désespoir le couvrir d’une sueur glacée. Inhabile à se résumer, malgré les efforts de son intelligence, parce que l’inconséquence de sa nature l’arrêtait à chaque instant, il lui restait tout juste assez de religion dans l’âme pour qu’elle désirât fuir sa mère adoptive plutôt que d’arriver à la détester.

L’espèce de perversité de cœur du gitanillo l’effraya bien un peu ; mais il y avait dans le sien un écho affaibli de cette personnalité, sinon de cette ingratitude. Elle se rassura à ses propres yeux par la pensée de ce qu’elle souffrait, de ce qu’elle aurait à souffrir encore dans sa famille adoptive, torturée par une passion qu’elle ne savait pas combattre depuis le jour de délire où elle l’avait manifestée.

Dans cet esprit impétueux et avide de bonheur, la crainte de la douleur morale n’était envisagée qu’avec épouvante.

— Non, je ne veux plus souffrir ! se dit-elle en tombant accablée de fatigue sur son oreiller. Je n’ai rien fait pour être malheureuse, moi ! Mon frère dit qu’avec de la volonté on est heureux, triomphant, libre. Je veux l’être, je le serai, dussé-je briser et fouler aux pieds tous ces liens, sacrés pour les autres, qui n’existent pas pour les enfants du hasard et du désespoir !


JOURNAL DE STEPHEN. — FRAGMENTS


Paris, 5 décembre 1846.

C’est un fait accompli. Morenita a suivi aujourd’hui la duchesse de Florès à son hôtel. L’étrange obstination de cette enfant à nous quitter reste un impénétrable mystère pour ma pauvre Anicée. Le peu de résistance que j’ai fait à cette résolution étonnait et affligeait presque mon bon ange. Sainte et digne femme ! si je lui disais la vérité, elle ne voudrait pas y croire ; elle croirait plutôt que je rêve. Ah ! combien peu elle devine cette nature indomptable et bizarre ! Jamais le hasard n’a rapproché des êtres plus différents, plus incapables de se comprendre l’un l’autre. Sans doute Morenita n’est pas dépourvue de cœur, car elle a souffert en quittant sa mère adoptive ; mais elle manque absolument de conscience, car elle n’a pas hésité à lui faire cet affront, à lui causer cette douleur.

Elle était si pressée de secouer la poussière de ses pieds en quittant le seuil de son asile, qu’elle n’a pas voulu attendre un prétexte quelconque. La brusquerie de sa détermination va révéler à tous le secret de sa naissance. Il est étrange que le duc, si jaloux jusqu’à ce jour de le cacher, en ait pris son parti avec tant d’abandon et de philosophie. A-t-il deviné la folle passion de sa fille, ou a-t-elle eu le courage de la lui révéler ? Est-ce un élan des entrailles amené par la détresse morale de ce pauvre être, ou bien une condescendance envers sa femme, dont l’engouement pour Morenita tient de l’extravagance ? Non, ce n’est rien de tout cela : c’est quelque chose qui me paraît absurde à croire, et que je suis forcé de constater. Morenita exerce une influence magnétique sur la plupart des êtres qui l’approchent. Elle attendrit, persuade et domine. Elle charme comme le basilic. Ma chère Anicée a subi ce prestige la première, et plus que tous les autres. Ma belle-mère n’y a résisté qu’à demi. Roque, à qui tout ce qui constitue la nature de cette enfant et de sa race entière est essentiellement antipathique, n’a jamais eu pour elle qu’indulgence et faiblesse. Clet, sans en rien dire et sans y céder, en est agité, je dirais amoureux, s’il pouvait l’être. Moi seul, je l’ai considérée avec autant de froideur et de clairvoyance que le vieux Schwartz. Oh ! je n’ai pas eu de mérite à la préserver d’elle-même en ce qui me concerne ; je ne sens pour elle que de la pitié dans le passé, dans le présent, dans l’avenir.

C’est son avenir surtout qui me semble déplorable : c’est celui d’une barque sans pilote et sans gouvernail. Un rouage essentiel, ou, pour mieux dire, le moteur principal manque à cette organisation charmante, anomalie fatale, richesse décevante et stérile.

Elle a sa force relative ; car elle a résisté à l’interrogatoire le plus ingénieux, le plus serré, le plus saisissant qu’ait jamais suggéré la tendresse d’une mère. Pauvre Anicée ! elle était stupéfaite de cette opiniâtreté. Jusqu’au dernier moment, elle a cru la vaincre. Quand la duchesse a monté dans sa voiture, Anicée était encore persuadée que Morenita allait se jeter dans son sein et refuser de la quitter.

Elle a été vaincue, ma pauvre sainte femme ! et, à présent, la voilà consternée.

L’angélique créature a eu la force de nous cacher son désespoir. Voyant dans mes yeux et dans ceux de sa mère combien nous étions inquiets et affectés pour elle, elle a eu le courage de rentrer dans la maison en souriant, en nous tenant la main et en nous disant :

— Que voulez-vous, voilà les enfants ! Une autre à ma place serait désolée ; mais de quoi puis-je souffrir entre vous deux ?

Elle a fait semblant de dîner ; jamais elle n’a été plus attentive pour nous, plus occupée de nous distraire et plus adorablement tendre en nous remettant sous les yeux à chaque instant tous les éléments de notre bonheur domestique. Elle était même gaie, et, tout en riant, elle ne sentait pas couler sur ses joues deux intarissables ruisseaux de larmes.

Je voudrais l’emmener en Berry ou la faire voyager ; car, pendant longtemps, tout dans son intérieur, ici ou là-bas, lui rappellera le souvenir de cette fatale enfant. Je l’y ai préparée par quelques mots jetés comme au hasard. Elle a compris, et, m’embrassant, elle m’a dit :

— Ne crains rien. Je ne suis pas née ingrate, moi ! Il n’appartient à personne de m’empêcher d’être heureuse par ton affection. Je ne rougis pas devant toi d’éprouver ce chagrin inattendu. Il y a peut-être plus de surprise que de douleur dans l’ébranlement qu’il me cause. Mais sache bien que c’était à cause de toi plus encore qu’à cause d’elle-même que je chérissais Morenita. C’était le premier lien entre nous, c’était comme une enfant à nous. Nous nous étions trompés. Ces enfants-là n’appartiennent jamais à personne. Je l’avais toujours senti sans l’avouer. J’étais beaucoup plus à Morenita qu’elle n’était à moi. Elle ne relevait que d’elle-même. Tiens, s’est-elle écriée en se jetant dans mon sein, laisse-moi pleurer sans t’inquiéter de moi ; contre ton cœur, les larmes ne peuvent pas être amères. Je ne te promets pas de l’oublier, tu ne l’exiges pas ; mais je te jure de m’habituer à cette séparation, et de ne sentir que davantage l’ineffable bonheur de t’appartenir. Restons ici, si tu le permets, pour veiller quelque temps sur cette pauvre petite qu’on va bien mal diriger peut-être, et qui pourra bien revenir nous demander protection contre les hasards de sa nouvelle destinée.

— Restons, ai-je dit à ma bien-aimée, le temps que tu jugeras nécessaire à cette épreuve ; mais considère ce reste de sollicitude comme un devoir que tu accomplis jusqu’au bout. Ne te flatte pas de voir l’enfant s’améliorer dans ce milieu si bien fait pour le côté dangereux de ses instincts, et surtout n’engage plus désormais contre ses volontés folles une lutte où tu serais décidément brisée ; ne t’étonne même pas de m’entendre te dire que je m’opposerais à ton zèle. Je sais que, dans le tourbillon où se lance Morenita, tu serais si fourvoyée, si étrangère, si impuissante, que ton rôle perdrait forcément de sa dignité.

— Tu sais tout mieux que moi, a répondu ma douce compagne. Je ne ferai jamais que ce que tu jugeras utile et sage.



IX

NARRATION


Morenita fut introduite et installée dans la maison du duc de Florès avec si peu de préambule, qu’en huit jours tout Paris, comme disent les gens du monde, savait qu’une jolie petite bâtarde (fruit d’une erreur de jeunesse), élevée mystérieusement par une madame de Saule (personne fort honorable, mais point répandue), avait été réintégrée dans la maison paternelle par les soins généreux et délicats de la duchesse de Florès. On ne fit pas de longs commentaires sur l’aventure, bien qu’on ne parlât pas d’autre chose dans certains salons. L’histoire de la belle Pilar ne fut point un mystère, la duchesse ayant eu soin de la raconter en secret à quarante personnes de sa connaissance. La seule chose dont on ne sut rien, ce fut la honteuse existence et la triste fin d’Antonio dit Algol. Ce détail eût gâté le charme du roman que la duchesse faisait circuler ; et, Rosario étant encore parfaitement inconnu à Paris, il ne fut pas question de lui.

Le duc avait oublié jusqu’à l’existence de cet enfant, qu’il avait nécessairement perdu de vue et qui, n’ayant aucun lien direct avec sa fille, ne pouvait aucunement l’intéresser. Il n’avait pas même su que Stéphen l’eût fait élever, celui-ci n’ayant pas l’habitude de proclamer ses bonnes œuvres. La duchesse était-elle dans la même ignorance que son mari ? D’où Rosario, inconnu à ce couple, tenait-il tous les détails de leur intérieur qu’il avait confiés à Morenita ? Voilà ce que Morenita se demandait quelquefois ; mais discrète, méfiante et résolue comme son frère lui avait recommandé de l’être, elle ne hasarda pas la moindre question, et le nom de Rosario ne sortit pas une seule fois de ses lèvres.

Ç’avait été un assez étrange ménage que celui des deux époux espagnols ; mais ils vivaient en bonne intelligence depuis que la passion était épuisée entre eux, et la duchesse mettait le sceau à cette pacification en ouvrant ses bras à l’enfant de la gitana.

Le duc, par la fantaisie d’un cœur romanesque, généreux, et mal satisfait de la vie, aimait, en effet, Morenita comme on aime quelquefois les bâtards, c’est-à-dire avec une prédilection qui l’emporte sur celle qu’on aurait ou qu’on a pour des enfants légitimes. Il avait beaucoup perdu en France de ses préjugés contre la race des gitanos ; la passion de la pauvre Pilar s’était embellie de la poésie de ses souvenirs, jusqu’à lui faire croire qu’il l’avait sérieusement partagée. Enfin, en voyant l’attrait qu’exerçait Morenita à première vue sur son entourage, l’accueil qu’on faisait à son esprit précoce, à ses talents où perçait, sinon une grande conscience, du moins une grande originalité, il arriva à présenter sa pupille, miss Hartwell, avec un sourire de triomphe modeste qui disait à tout le monde : « C’est ma fille, et, si je ne le dis pas tout haut, c’est par respect pour les convenances. »

On ne pouvait pas douter qu’il n’eût l’intention de lui donner une belle dot. La richesse de sa parure et les joyaux dont elle était couverte attestaient la prodigalité de la sollicitude paternelle. La duchesse la montrait dans tous les bals, dans tous les théâtres aristocratiques, et, n’étant point d’âge à pouvoir être effacée, elle semblait se faire un ornement, un attrait de plus du voisinage de cette jolie tête pâle, parée de fleurs et de perles. Elle posait la jeune mère avec une grâce ravissante, et disait à qui voulait l’entendre qu’elle considérait Morenita comme sa propre fille. Aussi les partis ne tardèrent-ils pas à se présenter. Artistes ambitieux, nobles ruinés, exilés polonais ayant un nom et de la prestance, aspirants diplomates, tous beaux ou jeunes, titrés dans l’art ou dans le patriciat, formèrent une cour assidue, enjouée, brillante, à l’enfant de la bohémienne. La prédiction de Rosario se réalisait avec une rapidité incroyable. La jeunesse, l’argent, l’esprit et la beauté, c’est bien assez pour faire oublier une peau un peu brune, des cheveux plantés un peu bas et une mère un peu saltimbanque. Il arriva même que l’on fit, après coup, une célébrité à cette pauvre femme, à cette pâle rose d’Andalousie qui avait brillé un instant dans un coin de province, et dont on fit la perle des Espagnes. On se disait à l’oreille en regardant Morenita :

— C’est la fille du duc de Florès et de la belle Pilar ; vous savez, la fameuse Pilar !

— Non, connais pas !

— Bah ! il n’a été bruit que d’elle en Espagne… à ce qu’il paraît !

Si une femme un peu collet-monté s’avisait de dire :

— Une bohémienne ! mais c’est affreux, cela !

Il se trouvait toujours quelqu’un pour répondre :

— Oh ! celle-là était une exception, une vertu. Elle n’a eu qu’un amour, elle n’a commis qu’une faute en sa vie. On dit que son histoire est fort touchante et qu’elle est morte dans un coin, fuyant les bienfaits du duc, et dans les sentiments les plus religieux.

Au milieu de tout ce triomphe, que se passait-il dans le cœur de bronze de la gitanilla ? Son journal nous la montrera moins endurcie que sa conduite ne le ferait croire.



JOURNAL DE MORENITA


Paris, 1er janvier 1847.

Les étrennes d’aujourd’hui ont été si magnifiques, si variées, mon père a été si bon, tous mes amis si aimables, j’ai reçu tant de fleurs, de bonbons, de colifichets ruineux, de caresses et de compliments, que je me suis laissé distraire et que j’ai oublié ma tristesse pendant tout un jour.

Mais me voilà seule et j’y retombe. Que me manque-t-il donc, et pourquoi suis-je forcée de feindre la satisfaction et l’enjouement ? Me voilà mise comme un ange, avec une robe de soie d’un rose si pâle, si pâle, qu’on dirait qu’elle est blanche et seulement éclairée d’un reflet. Cela, avec le burnous rose vif lamé d’argent que m’a donné aujourd’hui la duchesse, est d’un effet charmant. Mes cheveux, naturellement ondés, s’arrangent si bien, que je fais le désespoir de toutes les jeunes personnes qui veulent imiter ma coiffure. Ce soir, comme il ne restait plus au salon que la comtesse de Palma, qui prétendait qu’on était toujours forcée de mettre de faux cheveux pour se bien coiffer, en eût-on autant qu’elle, qui en a beaucoup de faux et de vrais, mon père, qui savait bien à quoi s’en tenir sur mon compte, a dit en riant :

« Est-ce vrai, et la Morenita a-t-elle déjà besoin de cet artifice ? Voyons donc !

Il a défait ma coiffure et s’est plu à me couvrir de ma richesse naturelle, qui vraiment n’est pas commune. La comtesse s’est récriée d’admiration ; mais elle n’était pas très-contente. La duchesse l’était beaucoup de la voir enrager.

Ah ! pauvre mamita !… vous étiez fière de mes cheveux, vous ! plus fière que s’ils étaient les vôtres ! Vous les montriez à Stéphen quand j’étais enfant, et vous ne vouliez pas me les laisser arranger moi-même, prétendant que, dans ma pétulance, j’en cassais toujours quelques-uns. C’était donc bien précieux pour vous, un cheveu de ma tête !

Allons, voilà que je pense encore à mamita ! j’oublie toujours que je la déteste. Oh ! que de mal vous m’avez fait, cruelle mamita ! Vous m’avez aimée comme je ne le serai jamais de personne, pas même de mon père, qui ne chérit de moi que ce qu’il voit. Vous, vous connaissiez mes défauts et vous les aimiez aussi ! J’aurais été méchante et contrefaite, que vous m’eussiez élevée avec le même amour. Pourquoi donc vous êtes-vous laissé aimer par l’homme que j’aimais ? Comment n’avez-vous pas deviné, vous qui cherchiez mes moindres fantaisies jusque dans mes regards, que je ne voulais plaire qu’à lui, et qu’il ne fallait pas lui plaire, vous ? Est-ce que vous aviez besoin de son amour, vous si heureuse, si raisonnable, et d’un âge où le cœur n’a plus besoin de passion ?… Hélas ! j’oublie toujours que Stéphen est plus près de l’âge de mamita que du mien ! Oh ! c’est lui que je hais ! lui qui m’a humiliée et qui n’a pas eu le plus petit effort à faire pour me trouver si inférieure à sa femme !

Comme la visite que nous leur avons faite hier soir m’a irritée ! Il fallait bien aller souhaiter la bonne année à ma mère adoptive. Le duc est réellement enthousiaste d’elle, je crois ; la duchesse, qui dit les mots tels qu’ils sont, prétend en riant qu’il en est amoureux fou. Il est singulier qu’elle n’en soit pas jalouse, elle qui l’a été, dit-on, avec excès. Moi, je le suis ; j’étais blessée de voir mon père regarder une autre que moi, et en parler avec cette admiration. La duchesse s’amuse des engouements de son mari. Elle raille un peu les femmes qui y croient. Elle a eu l’air de dire hier, mais sans aucun dépit, que mamita était contente de plaire au duc, et, comme je disais qu’elle n’avait jamais été vaine :

— Ne croyez pas cela, m’a-t-elle dit : les femmes qui s’en cachent le mieux sont celles qui y mordent le plus.

Est-ce possible ? Ah ! si mamita était coquette, j’en serais bien contente ! Stéphen ne serait plus si fier ni si heureux !

Ah ! je sens que je deviens méchante ! Oui, il faut l’être, puisque je suis haïe.

Et pourtant je ne peux pas oublier ! Oh ! que je ne retourne jamais avec mamita ; car, s’il fallait m’en séparer encore une fois, j’en deviendrais folle ! C’est elle qui ne me connaît guère ! Ne s’est-elle pas imaginé qu’elle avait du chagrin et que je n’en avais pas ! Elle se sera consolée le soir même en sentant le baiser que Stéphen met chaque soir sur sa main ! Ah ! quel baiser ! J’ai été bien longtemps sans le comprendre ! mais le jour où je l’ai compris, il me faisait tressaillir, il me mettait chaque fois la rage et le désespoir dans l’âme ! Que de choses dans une caresse si respectueuse et dans un regard si passionne ! Ah ! toutes les mères devraient être veuves ou vieilles comme madame Marange !

Je ne suis pourtant pas jalouse des amis de la duchesse. Je ne l’aime pas, la duchesse ; elle ne m’aime pas non plus. Devant le monde, ce sont des chatteries charmantes. Quand nous sommes tête à tête, nous n’avons plus un mot à dire, et tout ce que nous pouvons faire pour dissimuler notre antipathie naturelle, c’est de nous occuper de chiffons et de projets de toilette.

Pourquoi fait-elle semblant de me chérir ? pourquoi m’a-t-elle attirée et amenée ici ? Évidemment, je lui sers à quelque chose. Gare à elle quand je l’aurai découvert ou deviné ! je lui ferai sentir qu’on ne se joue pas impunément de la bohémienne !



JOURNAL DE STÉPHEN


8 janvier.

Ce soir, Anicée m’a demandé si j’avais renoncé à mon projet de voyage en Italie, et si je ne croyais pas que cela ferait du bien à sa mère, qui est souffrante.

— J’avoue que pour mon compte, a-t-elle ajouté, je serais contente de changer d’air et de me retrouver tout à fait seule avec vous deux.

— Toujours plus seule ! lui ai-je dit. Tu ne crains pas de t’effrayer un jour de cet éloignement de toutes choses ?

— Non, mon ami, a-t-elle répondu ; il commence à me tarder, je te l’avoue, d’être regardée comme ta femme.

Surpris, et voyant s’ouvrir une nouvelle perspective à ses idées, je l’ai pressée de s’expliquer.

— Maman trouve notre vie parfaitement arrangée, a-t-elle dit en riant ; toi aussi, n’est-ce pas ? Mais moi, je penche à présent vers les idées folles, et j’ai une grande envie de me compromettre avec toi, pour que maman, effrayée de notre situation, se décide à nous laisser publier que nous ne sommes pas de jeunes amants, mais de vieux époux.

Je me suis agenouillé devant elle, je lui ai dit que je la comprenais. Nous n’avons pas dit un mot de Morenita. Nous partirons demain.


NARRATION

Le duc de Florès, en retournant le surlendemain à la rue de Courcelles, où il allait rarement avec sa femme et sa fille, mais seul le plus souvent possible, apprit que la famille était partie pour le Berry, où l’appelaient des affaires imprévues. Il se mordit les lèvres et rentra pour annoncer cette nouvelle à Morenita. Morenita était au manége avec une dame de compagnie. La duchesse s’habillait pour aller la rejoindre. Elle reçut son mari avec un éclat de rire.

— Eh bien, fils de mon âme, lui dit-elle en espagnol devant la femme de chambre, qui n’entendait que le français, voilà une figure allongée qui m’annonce que vous venez de la rue de Courcelles. Vous n’avez trouvé personne, et pendant votre absence, Morenita a reçu une lettre de sa mamita qui lui envoie un charmant couvre-pied tricoté par ses belles mains, et qui lui fait ses adieux pour quelques mois.

— Le portier m’a dit quelques jours, répliqua le duc avec un secret dépit.

— Mon cher Almaviva, reprit la duchesse, vous serez toujours un franc étourdi. Ce qui se passe, voyez-vous, est pour moi clair comme le jour. Vous avez toujours voulu douter de la vérité. Je vous ai pourtant dit cent fois que madame de Saule était secrètement mariée avec M. Rivesanges. Vous n’avez pas voulu me croire ; vous avez risqué trop tôt votre déclaration. Le mari s’est aperçu de votre amour. Il emmène sa femme, et il fait bien ; car chacun sait que vous êtes irrésistible.

— J’espère, ma chère Dolorès, dit le duc troublé et contrarié, que tout ceci est une plaisanterie que vous me faites ?

— Une pure plaisanterie, répondit-elle en l’embrassant au front.

Et elle sortit en riant encore.

Il y avait du vrai dans les suppositions de la duchesse. Le duc, vivement épris d’Anicée, s’était exprimé avec elle trop clairement. Avec une femme aussi modeste, aussi éloignée de l’idée de plaire, il n’était pas possible d’être compris à demi-mot. Anicée, sentant dès lors qu’elle ne pouvait plus continuer ses relations avec la famille de Morenita sans encourager des prétentions qui, loin de la flatter, l’offensaient, avait pris vite un parti décisif. Le voisinage de cette étrange enfant, son attitude singulière et presque hautaine dans leurs rares entrevues, la faisaient souffrir. Elle était restée à sa portée par un reste de dévouement. Mais, leurs liens officiels rompus par l’imprudence du duc, elle cédait au besoin de consacrer sa vie entière à Stéphen. Elle redevenait libre de vivre enfin pour elle-même en vivant pour lui seul.

Le duc n’était ni un fat ni un sot ; mais il avait les passions vives et comptait d’assez beaux succès dans sa vie pour ne pas croire offenser une femme plus âgée que lui, et qu’il supposait libre, en lui offrant son cœur. Il avait les mœurs faciles des gens privilégiés de la fortune et de la nature, et, sans perversité audacieuse, il n’avait pas de notions bien précises sur la vertu. C’était un peu la faute de sa femme, qui, sans manquer essentiellement à ses devoirs, ne lui avait jamais fait une vie sérieuse et vraiment digne. Avec une femme comme Anicée, il eût été le modèle des époux. Il le sentait, et il l’avait dit à celle-ci avec une ingénuité très-grande.

— Vous ne savez donc rien de ma vie ? lui avait dit Anicée, étonnée de sa confiance.

— Non, madame, avait répondu le duc ; je crois, je sens que Stéphen vous a aimée et qu’il vous aime encore. Mais, vous si loyale et si courageuse, vous ne l’avez point épousé. Je crois donc que vous ne l’avez jamais aimé que d’amitié.

Anicée avait été sur le point de dire qu’elle était mariée ; mais, craignant d’avoir l’air de se retrancher sur son devoir et de laisser par là quelque espérance au duc, elle lui avait répondu avec douceur et simplicité qu’elle aimait Stéphen d’amour et d’amitié, et comptait l’épouser, maintenant qu’elle n’avait plus à se préoccuper de l’avenir de Morenita.

Stéphen avait interrompu cette conversation. Il avait vu l’émotion du duc : il avait compris ce que, depuis quelque temps déjà, il croyait pressentir. Le calme d’Anicée n’eût pas permis un soupçon, lors même que sa vie entière n’eût pas éloigné un tel sentiment comme un outrage. Il ne lui avait pas fait une seule question ; il n’en avait reçu aucune confidence. À quoi bon quand on s’aime parfaitement ? Il semblerait qu’on attache quelque mérite à être resté inébranlable dans cette fidélité du cœur et de l’esprit qui est le premier besoin de l’affection vraie. Anicée ne mettait pas plus de gloire à être insensible à la passion du duc, que Stéphen ne s’en attribuait d’avoir résisté à celle de Morenita. Ils partirent ensemble, le matin du jour où le duc, agité et véritablement affecté, revenait pour demander à Anicée d’oublier sa folie et pour lui offrir de s’éloigner momentanément, plutôt que de priver la duchesse et Morenita de ses relations.

Ce départ fut un coup violent porté au cœur de la jeune fille. Jusque-là, elle ne s’était pas crue séparée de sa mamita. Comme un enfant boudeur et entêté, elle s’était imaginé qu’elle ou Stéphen la supplieraient bientôt de revenir faire la joie de leur intérieur, et, tout en se promettant de ne pas céder, elle s’était réjouie de songer qu’elle serait toujours à même de le faire ; mais Anicée n’était pas faible et Stéphen était fort. La conscience d’avoir pris en pure perte une détermination folle et cruelle lui fit verser en secret un torrent de larmes.

Mais le repentir ne dura pas longtemps. Morenita n’était pas de nature à se dire qu’elle eût dû faire un grand effort de modestie et de religion, rentrer en elle-même, vaincre sa passion pour Stéphen, et se guérir par le sentiment du bonheur de sa mère. L’idée de résister à ses propres entraînements ne semblait pas admissible chez elle. Était-ce le résultat de cette paresse de l’âme, de cette nullité de la conscience qui était comme sa tache originelle, et qui la dominait fatalement ? Pouvait-elle et ne voulait-elle pas, ou ne pouvait-elle pas vouloir ? Hardi et savant celui qui tranchera de tels problèmes au fond des cœurs humains ! Qu’il prenne garde d’être trop indulgent pour notre nature, mais qu’il prenne garde aussi d’être trop cruel !

Le cœur était vivant et chaud (nous ne dirons pas bon) en elle, malgré ce désordre de la volonté. Si elle était sauvagement éprise de Stéphen, elle était attachée plus profondément encore à sa mamita. Elle ne s’était pas endormie ou éveillée un seul jour dans son lit de la rue de la Paix, sans songer à son petit lit de mousseline de la rue de Courcelles, et sans tremper de larmes son oreiller, en se rappelant ce dernier baiser du soir, ce premier baiser du matin qu’Anicée, pendant quatorze ans, était venue déposer sur ses paupières appesanties. Tout était changé dans sa vie, et, à chaque moment, elle sentait le prix de ce qu’elle avait dédaigné. Comblée de présents et couverts d’atours, sa soif de parures était déjà assouvie. Une toilette nouvelle apportée par la couturière, sans qu’elle l’eût désirée et prévue, ne lui causait plus ce plaisir d’enfant qu’elle goûtait à choisir elle-même, à consulter vingt fois Anicée ou madame Marange, à l’emporter après une petite lutte qui exerçait sa volonté et allumait sa convoitise. Personne ne savait plus l’habiller et la coiffer comme cette mère intelligente et enjouée qui, en satisfaisant sa vanité, réussissait à la modérer par le sentiment du goût. Au spectacle, ce n’était plus la petite loge sombre et cachée où l’on n’allait que pour savourer quelque chef-d’œuvre, et où chaque beauté était sentie. C’était la loge brillante, exposée à tous les regards, où il était pas question, non d’écouter, mais de paraître. On ne choisissait plus ; on subissait le hasard de la représentation. La duchesse avait un sentiment assez borné des arts. Elle s’extasiait sur une roulade, sur une pirouette, lorgnait un bel acteur ou critiquait les toilettes de l’avant-scène, mais n’était pas réellement touchée d’une phrase bien dite, d’un sentiment bien exprimé, d’une grâce vraiment poétique. Morenita se sentait comme rabaissée dans sa société, elle qui s’était sentie parfois véritablement artiste auprès de ce jugement droit et de cette délicatesse exquise d’Anicée. Elle se disait à elle-même qu’elle allait devenir nulle, et ressentait, au bout de six semaines d’enivrement, la fatigue et le dégoût de cette vie d’apparat. Toutes les conversations lui semblaient vides, pauvres, niaises, ou d’un esprit tendu et d’une gaieté factice. Sans bien se rendre compte de cette infériorité générale et de la supériorité d’Anicée, elle s’étonnait d’avoir connu l’ennui maladif de la puberté auprès d’elle, depuis qu’elle ne sentait plus ni émotion, ni plaisir, ni désir d’aucune chose dans sa nouvelle existence.

Après avoir sangloté longtemps le soir de ce départ, elle passa au dépit et à la fâcherie. Elle voulut s’imaginer mille extravagances : qu’Anicée ne l’avait jamais aimée ; qu’elle avait donné la main à leur séparation avec une joie secrète ; qu’elle s’était sentie gênée par sa présence, jalouse de sa jeunesse, que sais-je ! Après bien des divagations, elle s’endormit en pensant au bonheur que Rosario lui avait promis et qu’elle ne trouvait pas dans ses triomphes.

Pendant deux jours, elle fut de cette humeur qu’on appelle vulgairement massacrante ; le mot est juste. On dénigre, on analyse, on rabaisse, on détruit tout dans sa pensée quand on est mécontent de son propre fonds.

Le duc s’en affligea et s’en plaignit. La duchesse s’en moqua et n’y fit pas grande attention. Elle paraissait préoccupée, et donnait pour prétexte le soin de préparer une grande soirée musicale.



X


Morenita se ranima un peu au moment de paraître à cette réunion dont elle devait aider officiellement la duchesse à faire les honneurs. Depuis qu’elle vivait chez son père, il n’y avait point encore eu de gala chez lui. La duchesse paraissait pressée enfin de montrer Morenita à tout son monde. Le duc se laissait faire.

Clet et Roque, qui venaient de temps en temps et que la duchesse affectait de traiter comme des amis plus intimes de son mari qu’ils n’étaient réellement, arrivèrent des premiers. Roque, qui ne pouvait pas perdre l’habitude d’embrasser Morenita au front en arrivant et de la tutoyer, vint s’asseoir auprès d’elle, et, regardant confusément sa parure :

— Vertudieu ! lui dit-il en riant, si je n’étais l’amoureux de ta bonne maman Marange, je serais le tien, ce soir. Tu me fais l’effet de la reine de Saba. Ah çà ! tu n’oublies pas, j’espère, au milieu de tes splendeurs, d’écrire à ta mamita, et à cette chère grand’mère, et à ton parrain qui t’aime tant ?

La duchesse s’approcha et dit à Roque, en riant, de parler plus bas s’il voulait continuer à tutoyer miss Hartwell.

— Bien, bien, fit-il, c’est juste, je ne dois plus la traiter comme une enfant.

Et il redoubla sans s’en douter.

Heureusement, l’arrivée de plusieurs grands personnages donna à Morenita un prétexte pour le laisser avec un autre médecin qui engagea avec lui une discussion sur l’homœopathie. C’était la bête noire de Roque que cette invention nouvelle. Le salon se remplit, la musique commença, et entre les premières phrases du récitatif d’un chanteur en renom, on entendit des interruptions étranges.

Vincemmo, o padri ! disait la voix suave et vibrante.

— Vos pères étaient des ânes ! disait en fausset le docteur homœopathe à Roque indigné, qui venait d’invoquer la science des classiques.

Le chanteur s’arrêta stupéfait.

— Restons-en là, si vous le prenez ainsi ! s’écria Roque de sa voix sèche et impérieuse, répondant à son antagoniste.

Un immense éclat de rire accueillit l’étrange mal-à-propos de cette sortie. La duchesse pria gaiement et familièrement les deux disputeurs de passer dans une galerie où ils ne seraient pas gênés par la musique. Roque ne demandait pas mieux.

On recommença la ritournelle, et le chanteur fut dédommagé par un grand succès.

Cet incident avait favorisé l’inaperçu de l’introduction d’un nouveau personnage, qui se glissa dans la foule, et que la duchesse présenta fort légèrement au duc, en lui disant que c’était un jeune artiste espagnol qu’on lui recommandait, et qu’il faudrait encourager un peu, parce qu’il allait se faire entendre pour la première fois devant une aussi nombreuse compagnie.

L’artiste salua avec assez d’aisance et passa du côté des musiciens.

— Ça, dit le duc à la duchesse en le suivant de l’œil, c’est un gitano !

— Possible, reprit-elle avec indifférence.

— Pur sang ! observa le duc.

— Eh bien, répliqua la duchesse avec un sourire aimable des plus mordants, est-ce que nous méprisons ces gens-là, nous autres ?

Le duc regarda involontairement sa fille, qui n’avait pas vu entrer l’artiste, et qui causait avec Clet, également inattentif à cet incident.

Morenita n’écoutait plus la musique qu’avec distraction. Elle savait par cœur tous les morceaux, elle avait vu tous les artistes sur les planches. Elle était déjà rassasiée des meilleures choses, aguerrie contre les plus mauvaises. Tout à coup, un Tiens ! expressif de Clet lui fit lever la tête ; mais, nonchalante, elle ne remarqua pas l’objet de sa surprise.

— Qu’avez-vous donc ? lui dit-elle.

— Rien, répondit Clet.

Et il recommença à lui faire la cour à sa manière, moitié aigre, moitié tendre, et en somme, assez ridicule, malgré beaucoup d’esprit.

Morenita ne le haïssait plus depuis qu’elle avait quitté Anicée. Il lui rappelait ce tranquille petit monde de la rue de Courcelles et cette quiétude du château berrichon qu’elle regrettait en dépit d’elle-même.

Tout à coup elle cessa de l’écouter et de lui répondre. Une voix d’argent, qui semblait sortir à travers le duvet d’un cygne, chantait quelque chose d’étrange dans une langue inconnue. Le son d’une guitare vigoureusement attaquée contrastait, par sa sécheresse et ses rauques étouffements, avec la douceur caressante et la monotonie mélancolique du chant. C’était comme un soupir de la brise, interrompu par le rugissement sourd de quelque animal fantastique, comme la plainte des sirènes emportées par les tritons hennissants. Une partie de l’auditoire, composée de personnes de diverses nations, frémissait de surprise et d’entraînement. Une moindre partie, exclusivement composée d’Espagnols et de Portugais, souriait gravement ou haussait les épaules de pitié. Morenita, palpitante, avait mis les deux mains sur son cœur. Elle regardait avec une étrange attention. La duchesse était invisible derrière le mouvement rapide de son éventail et ne paraissait pas écouter.

Morenita, qui s’était placée un peu en arrière des principaux groupes, comme une personne ennuyée de se montrer, et qui était trop petite pour voir au-dessus des autres, se leva brusquement pour regarder le chanteur. Son mouvement fut remarqué, ainsi que le rapide regard qu’échangèrent les deux gitanos au-dessus de tout ce monde plus grand qu’eux par le rang et la stature.

Morenita se rassit aussitôt.

— Eh bien, lui dit Clet à voix basse, à mon tour, je vous demanderai : Qu’avez-vous donc ?

— À mon tour, je vous répondrai : Rien ! dit Morenita avec un sang-froid extraordinaire.

— Est-ce que vous avez vu la figure de ce garçon qui chante ?

— Non, je regardais sa guitare, qui a un son bizarre et désagréable. Ce n’est pas une guitare comme les autres. Si M. Roque était là, il nous expliquerait au moins les paroles de la chanson, peut-être.

— Je l’en défie bien ! dit Clet.

— Bah ! si ce n’est que du chinois ou du sanscrit, reprit Morenita, il ne sera pas embarrassé pour si peu. Allez donc le chercher ; ceci l’intéressera peut-être.

Et, changeant de place, elle se déroba aux investigations de son interlocuteur d’un air parfaitement naturel.

Quand Rosario eut fini ses trois couplets, il y eut un mouvement d’hésitation qu’on pouvait prendre pour un murmure d’encouragement. On parlait beaucoup de ce qu’on venait d’entendre : on n’applaudissait pas. Ceux qui étaient charmés se le disaient les uns aux autres ; ceux qui n’étaient qu’étonnés demandaient l’explication de cette chose insolite ; ceux qui n’avaient pas d’opinion, et c’est toujours le plus grand nombre, recommençaient à parler bourse, chemins de fer ou politique. Les graves Espagnols disaient aux questionneurs :

— Nous serions bien embarrassés de vous dire ce qu’il a chanté. Mais nous connaissons tous les sons de cette langue : c’est du gitano tout pur. Vraiment, ce n’est pas la peine de venir en France pour entendre cela. Cela court les rues chez nous. C’est absurde, c’est affreux, et l’on ne comprend pas que, dans une maison espagnole, on fasse chanter un bohémien après mademoiselle Grisi.

Cependant les artistes italiens, et tout ce qui se trouvait de gens de goût, de sentiment ou de science musicale dans l’auditoire, disaient :

— C’est du gitano si l’on veut, mais c’est de l’art, chanté ainsi. Cela peut rappeler des chants barbares écorchés dans les rues par des chanteurs inhabiles ; mais ce garçon-là en a découvert les vrais types, et il leur restitue de son chef tout ce que le temps et l’ignorance ont altéré, ou bien il nous les traduit avec une science qui n’étouffe pas l’originalité d’un génie tout empreint de la couleur originale. C’est un grand artiste qui ne sait peut-être rien, mais qui ne ressemble à rien, qui est magnifiquement doué, et qui remue le cœur et l’imagination d’une façon magique. Comment ! ajoutaient ces dilettanti, est-ce qu’il a déjà fini ?

— Ah ! mon Dieu, est-ce qu’il va recommencer ? disaient les autres.

Le gitanillo écoutait ce croisement d’opinions d’un air fort calme, saisissant une parole à droite, épiant un regard à gauche, et accordant sa guitare avec beaucoup de lenteur et de majesté. Le programme de la soirée portait deux romances de lui, séparées par plusieurs autres morceaux chantés par les Italiens. Il n’en tint compte, et, voulant produire son effet, cramponné à sa chaise et rivé au plancher, sans qu’il y parût à la grâce aisée de son attitude, il commença un second air sans se faire prier par les uns, sans se laisser intimider par les autres.

Il emporta son succès d’assaut. Les vrais amateurs étaient fixés, et, sentant une résistance injuste, le couvrirent d’applaudissements plus chauds et plus bruyants qu’il n’est d’usage dans le grand monde.

Il y eut, sur quelques fauteuils, une muette indignation. L’Espagnol de race hait le gitano, comme le Polonais hait le juif, comme l’Américain hait le nègre, comme l’Indien hait le paria.

C’est assez, dit le duc bas au gitanillo, en lui parlant d’un air fort poli, au milieu du groupe de musiciens où il était rentré

Et il lui glissa dans la main un petit rouleau d’or, en lui désignant la porte d’un regard furtif, sans dureté, mais sans appel.

Rosario, content de son succès, s’éclipsa ; mais comme il serrait sa guitare dans l’antichambre, il revit près de lui la figure du duc, qui lui dit, en le regardant avec attention :

— Comment vous appelle-t-on ?

— Algénib, répondit le gitano.

— Vous êtes gitano, vous ne vous en cachez pas ?

— Je ne m’en cache pas, au contraire : c’est mon état.

— Vous avez raison. De quelle province d’Espagne êtes-vous ?

— Je suis né en Angleterre, où on nous appelle gypsies.

— Comment s’appelait votre père ?

— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais connu ni père ni mère. J’ai été abandonné chez des paysans, qui m’ont élevé jusqu’à l’âge de douze ans, et qui m’ont ensuite rendu à des gens de ma tribu qui venaient d’Espagne et qui m’y ont conduit.

— Vous ne connaissez personne à Paris ?

— Personne encore, monseigneur.

— Qui vous a recommandé à la duchesse ?

— La comtesse de Fuentès.

— C’est bien. Je vous ferai demander, si j’ai besoin de vous.

— Je pars demain pour la Russie, monseigneur.

— À la bonne heure ! dit le duc.

Et Rosario sortit, emportant sa guitare et ses dix louis.

— Je m’étais trompé, pensa le duc en rentrant dans ses salons. Comment me rappellerais-je la figure de cet enfant au point de le reconnaître ?

Clet causait avec Roque derrière une pyramide de fleurs.

— Conçoit-on l’impudence de ce gaillard-là ! disait Edmond Clet en regardant le programme de la soirée, imprimé en or sur du satin blanc. Se faire appeler du nom d’une des plus belles étoiles du ciel, quand on s’est appelé Dariole ! et venir chanter ici, sous notre nez, quand on a tenu le torchon sur la roue des sapins !

— Eh bien, pourquoi pas ? disait Roque, que rien n’étonnait dans les choses de ce monde. Est-ce qu’on le connaît ?

— Mais le duc ?

— Comment le connaîtrait-il, depuis le temps ? Il n’a jamais fait la moindre question sur son compte, et notre protégé est trop fin pour n’être pas venu ici sous un nom supposé, sans avoir une histoire toute prête.

— Mais s’il prétend se faire connaître à Paris, voilà peut-être un grand embarras pour la petite ?

— La petite ne sait seulement pas s’il existe.

— Elle l’a écouté et regardé avec une agitation très-frappante.

— La cigale a reconnu la musique de sa bruyère. Les bêtes ont bien des instincts sauvages qui survivent à la domestication, pourquoi les êtres humains n’en auraient-ils pas ? Je suis fâché de n’avoir pas entendu chanter notre Indien dans sa langue, au lieu d’avoir bavardé en pure perte avec cet homœopathe saugrenu. Voyez un peu la mémoire des enfants ! J’aurais cru qu’il n’en savait plus un mot. Il a eu du succès ?

— Un succès d’enthousiasme.

— Tant pis ! il n’apprendra plus rien, le paresseux !

— Qu’apprendrait-il de mieux ? Il a trouvé sa veine.

— Allons donc le trouver, et sachons comment il vit et où il perche. Au fond, je ne le hais pas, ce garçon : c’est un drôle de corps.

Et Roque chercha son protégé, qu’il ne trouva plus.

Morenita avait suivi des yeux les mouvements de Rosario et de son père ; puis tous deux avaient disparu, et elle cherchait avec préoccupation à rejoindre l’un ou l’autre, quand elle entendit une douairière castillane, qui ne la savait pas derrière elle, dire à sa voisine :

— Voilà une grande maison qui s’en va en quenouille d’une façon déplorable. Que feront-ils de cette gitanilla ? Le duc est fou, vraiment, et la duchesse encore plus folle ! Ils auront beau la requinquer, ils ne la blanchiront pas ; et, à moins de la marier avec un gratteur de guitare comme celui qui nous a écorché les oreilles tout à l’heure, je crains pour eux qu’elle ne reste fille.

— Une gitana rester fille ! répliqua l’autre vieille en ricanant ; il n’y a pas de risque, et le mariage est bien le moindre de leurs soucis, à ces pauvrettes.

— Tant pis pour le duc, reprit la première. Il verra que de race le chien chasse, et ce sera bien fait. Comment ose-t-on montrer aux gens comme il faut le produit d’une pareille incartade ? Il y a de quoi éloigner de chez lui les femmes honnêtes. Je ne croyais pas la duchesse extravagante à ce point-là ; si cela continue, on n’amènera plus les jeunes personnes chez elle. Pour moi, je suis aux regrets que ma petite-fille soit ici, et je vais lui défendre de répondre à cette moricaude, si elle se permet de lui adresser la parole.

Morenita sentit faiblir ses genoux. Elle fut sur le point de tomber évanouie ; mais ranimée par la colère, elle frappa d’un grand coup d’éventail le turban de la douairière au moment où celle-ci se levait. La dame se retourna d’un air courroucé.

— Pardon, señora, dit Morenita de l’air le plus insolent qu’elle put se donner, je ne vous voyais pas.

— Ce n’est pas étonnant, répondit la dame ; vous êtes si petite !

— C’est vrai, madame, j’ai pris votre turban pour un coussin, et je le trouvais placé trop haut. J’ai cru que sa place devait être sous mes pieds, et j’allais l’y mettre ; mais j’ai vu votre figure et j’ai eu peur.

— L’insolente ! s’écria la vieille femme en s’éloignant ; c’est une vraie gitana de la rue !

Cette altercation avait été entendue de quelques personnes. En peu d’instants, elle circula dans des groupes nombreux. C’était la demi-heure d’intervalle entre la première et la seconde partie du concert. Tous les Français jeunes furent du parti de Morenita et dirent entre eux qu’elle avait bien fait de river le clou à une vieille sorcière. Les gens sérieux trouvaient la chose fâcheuse. Les jeunes femmes en rirent aux dépens des deux parties. Plusieurs précieuses en furent formalisées. Bon nombre de vieux Espagnols des deux sexes se retirèrent fort irrités, la dame outragée en tête, et se plaignant au duc, avec l’aigreur et la rudesse presque grossière que prennent tout à coup les gens du grand monde quand ils se croient provoqués par leurs inférieurs.

Le duc, vivement affecté de cette algarade, chercha partout sa fille. Elle avait quitté le salon. Morenita, pâle de rage, tremblante, et près de suffoquer, s’était enfuie dans sa chambre, et, tirant les verrous pour cacher une émotion qu’elle voulait paraître surmonter, s’était jetée sur un sofa. Elle avait laissé sa toilette fort éclairée, afin de pouvoir revenir au besoin, de temps en temps, rajuster sa coiffure. Elle fut surprise de se trouver dans l’obscurité, et sérieusement effrayée lorsqu’elle se sentit entourée de deux bras souples et forts qui l’enlaçaient comme deux serpents. Elle allait crier lorsqu’elle reconnut la voix de Rosario, qui l’appelait sa sœur, sa bien-aimée, son unique amour sur la terre.

Alors Morenita fondit en larmes, et, reprenant son énergie, elle lui raconta en deux mots quel outrage elle venait de subir.

— Ce n’est rien, dit le gitanillo en riant. Moi, j’ai été mis à la porte. On m’a glissé de l’argent dans la main comme à un valet, et on m’a empêché de compléter mon succès en chantant dans la seconde partie du concert. Mais qu’est-ce que cela nous fait, Morenita ? Nous ne sommes pas méprisés, va ! On n’insulte que ce qu’on déteste, et on ne déteste que ce qu’on redoute. Ce qu’on dédaigne réellement, on n’y fait pas attention. À l’heure qu’il est, vois-tu, cent femmes sont amoureuses de moi dans le salon d’où on me chasse, et tous les hommes ont la tête à l’envers pour la gitanilla qu’on dénigre. Laisse passer ce flot d’injures, petite sœur chérie : c’est ton véritable règne qui commence ! Est-ce qu’une véritable miss Hartwell, avec des yeux en coulisse et la bouche en cœur, baisant la main des vieilles guenons de cette race de singes, et mendiant leur pitié protectrice, ne serait pas bientôt reléguée au petit cercle et au mariage de raison avec un maître clerc de notaire ou quelque sous-secrétaire d’ambassade ? Allons donc ! Il faut être adorée par tous leurs princes de la terre. Ils croiront pouvoir te séduire ; mais, après qu’ils auront fait mille folies pour toi, tu leur diras : « Arrière, vieux chrétiens ! je n’aime que mon semblable, que mon ami… que mon frère ! »

L’idée de cette lutte effrayait Morenita ; mais celle d’une passion nouvelle, qu’elle croyait chaste et sainte dans son but, plaisait à son esprit exalté.

— Oui, oui, s’écria-t-elle en enlaçant étroitement ses mains crispées à celles de Rosario, toi seul, mon sang, mon âme, ma force, ma haine, mon refuge, mon secret ! Ne me quitte plus ou reviens bientôt. Je ne peux plus vivre sans être aimée exclusivement, et je sens que c’est ainsi que tu m’aimes !

On frappa à la porte.

— Venez, chère enfant, dit la voix de la duchesse ; votre père vous cherche ; il est inquiet de vous. Sortez avec moi, ne craignez rien.

Dans son trouble, Morenita ne remarqua pas la protection que semblait accorder la duchesse à son entrevue avec Rosario. Celui-ci la poussa hors de la chambre en lui disant :

— Ne t’inquiète pas de moi, je sortirai.

Et Morenita alla retrouver le duc sans voir ce que la duchesse était devenue après l’avoir avertie.

Le duc venait à sa fille avec plus de sollicitude que de courroux. Quand il la vit forte et audacieuse, il s’effraya davantage et essaya de la dominer par une remontrance. Mais elle n’accepta aucun blâme, et, se plaignant vivement d’avoir été insultée dans la maison du duc :

— Si c’est ainsi que votre monde m’accueille, lui dit-elle, j’ai bien mal fait de quitter mamita, dont tous les amis la respectaient trop pour ne pas me respecter aussi, et qui ne recevait pas chez elle des gens disposés à lui faire un crime de sa tendresse pour moi.

Le duc, la voyant exaspérée, lui dit qu’elle était souffrante et qu’elle ferait bien de se retirer.

— Si vous me le commandez, répliqua l’indomptable enfant, je subirai l’humiliation de cette pénitence publique ; mais je vous avertis que je quitterai demain votre maison pour n’y plus rentrer.

— Et où donc irez-vous, ma pauvre Morenita ? dit le duc, qui se repentait un peu tard d’avoir cédé au caprice de sa femme en adoptant ouvertement l’enfant terrible. N’avez-vous pas abandonné avec beaucoup de dureté la généreuse femme qui vous tenait lieu de mère ? et ne savez-vous pas, d’ailleurs, qu’elle est maintenant en Italie ?

— Eh ! mon Dieu, répondit Morenita avec un accent et une expression de visage où se peignait l’instinct de la liberté farouche élevé à sa plus haute puissance, est-ce donc si difficile à trouver, l’Italie ? Est-ce que la terre manque de chemins pour nous porter et le ciel d’étoiles pour nous guider ? Voyons, monsieur le duc, est-ce vrai, ce que j’ai entendu dire à la marquise d’Acerda ? Suis-je une bohémienne ?

— A-t-elle dit cela ? dit le duc embarrassé.

— Elle l’a dit, et bien d’autres choses encore.

— Quoi donc ?

— Elle a dit que j’étais votre fille !

— Morenita ! s’écria le duc perdant la tête, nous causerons demain. Pour l’amour de moi et de vous-même, tenez-vous tranquille jusque-là.

— Eh bien, qu’est-ce donc ? dit la duchesse en venant les rejoindre sur l’escalier dérobé où le père et la fille causaient ainsi avec animation. Nous allons faire remarquer notre absence.

Et elle les emmena dans la galerie, tandis que Rosario s’esquivait par le chemin qu’ils lui laissaient libre.

— De quoi vous tourmentez-vous ? dit la duchesse à son mari et à Morenita, avant de rentrer avec eux dans les salons. Comme vous voilà déconfits pour un incident ridicule où les rieurs sont pour nous ! Est-ce que ces prises de bec entre femmes n’arrivent pas tous les jours dans le monde ? Est-ce qu’il n’est pas peuplé de sottes cancanières, jalouses des jolies personnes ? Votre grand tort, mon duc, est d’être apprécié par les jeunes, et c’est toujours un dépit pour les vieilles ; le vôtre, ma petite miss, est de faire fureur par vos beaux yeux. Eh bien, le grand malheur, quand notre salon serait débarrassé, une fois pour toutes, de ces antiquailles ! Si cela n’avait pas coûté une attaque de nerfs à cette chère enfant, je m’en réjouirais. Il paraît qu’elle a répondu avec l’esprit d’un diable. Elle nous contera ça ; mais rentrons, il le faut. Voilà la Persiani qui va chanter.



XI


Morenita fut entraînée à un mouvement de reconnaissance pour la duchesse et l’embrassa. La duchesse s’arrangea pour lui rendre cette caresse sur le seuil de la grande porte, qui, de la galerie, s’ouvrait sur le salon principal. C’était une protection ouvertement déclarée, dont la plupart des hommes lui surent gré, dont une partie des femmes la blâma. La duchesse tenait beaucoup moins à satisfaire les unes qu’à éblouir et charmer les autres. Après le concert, on soupa. Il était assez tard. Les trois quarts de l’assemblée s’étaient écoulés peu à peu. On retint quelques artistes, les amis restèrent ; des gens aimables et distingués furent naturellement retenus aussi par cette réunion plus choisie. Des femmes gaies ou coquettes prirent leur parti de s’amuser pour leur compte, sans se soucier de se lier trop avec la gitanilla, qui leur inspirait, au reste, une grande curiosité. D’autres, meilleures ou plus intimes, l’acceptaient sans marchander, et même il y en avait là quelques-unes d’assez mûres et d’assez honorables pour consoler la famille de l’échec de la soirée.

Le souper fut très-brillant. Roque se grisa un peu, mais il eut beaucoup d’esprit et fut fort convenable. Les artistes et les littérateurs s’animèrent et furent charmants. Clet, un peu éclipsé, partant un peu morose, se sentit consolé par quelques attentions gracieuses de la duchesse.

La conversation, devenue générale au bout de la table qu’occupait Morenita, vint à rouler sur le gitanillo. Des esprits compétents en parlèrent avec enthousiasme. Une jeune et jolie femme, un peu grisée par son propre entrain, déclara en riant à un de ses voisins, non loin de Morenita, qui l’entendit, qu’elle en avait la tête tournée. Morenita la regarda et sentit un mouvement de triomphe mêlé d’un éclair de jalousie qu’elle ne s’expliqua pas à elle-même. Une ex-cantatrice italienne, un peu vieillotte, prisée pour son esprit et sa rondeur, porta aux nues la grâce et la beauté du bohémien, disant qu’à son âge elle n’avait plus besoin de faire l’hypocrite. Un peintre estimé regretta de ne pas s’être enquis de sa demeure : il eût voulu voir encore ce beau type et en fixer le souvenir par quelque croquis.

La duchesse demanda à Roque, d’un ton fort naturel, s’il l’avait déjà entendu quelque part, et à Clet s’il ne pourrait pas le retrouver pour lui demander la musique de sa romance. L’un et l’autre répondirent d’une manière évasive, regardant le duc, qui ne se doutait plus de rien, mais qui se promettait intérieurement de ne plus laisser aucun gitano pénétrer chez lui pour y fournir matière à des rapprochements désagréables pour sa fille.

Malgré le resserrement de bienveillance ou d’engouement qui se fit autour du duc, de sa femme et de Morenita, cette soirée laissa des traces pénibles dans leur monde, et, pour qu’on ne s’aperçût pas de la désertion de plusieurs gros bonnets, il fallut que la duchesse étendît ses relations dans le monde de la jeunesse, de la mode et du talent. Ce n’est jamais difficile à une jolie femme riche. Morenita se vit donc bientôt entourée et courtisée de plus belle. Mais le bonheur n’est pas dans cette vie mêlée d’éléments hétérogènes. Morenita continua à s’ennuyer sans savoir pourquoi.

Chose étrange, ce cœur avide de se répandre, cette organisation enfiévrée par l’inquiétude des sens, cette imagination active, cet être où tout concourait à l’irruption de quelque délire, repoussait froidement les séductions de la flatterie et les entraînements du plaisir. Deux types obsédaient sa pensée et remplissaient le cadre de sa prédilection secrète, Stéphen et Rosario : le frère mystérieux, charmant et persuasif ; le père adoptif, parfait mais rigide ; deux absents, deux êtres dont l’existence ne lui paraissait jamais pouvoir s’assimiler à la sienne. Pour tous les autres hommes, Morenita n’éprouvait qu’un mélange de méfiance, de dédain et même d’antipathie qu’elle avait peine à leur cacher.

Elle sentait pourtant que Rosario lui avait dit la vérité, en lui répétant que, dans sa situation, elle ne pouvait que s’élever par la coquetterie, que redescendre par l’humilité. Elle était donc coquette, mais avec âpreté, avec tyrannie, avec une malice profonde et cruelle dans l’occasion. Aussi inspirait-elle de l’amour et de la haine. Personne ne pouvait lui faire connaître la douceur de l’amitié, personne n’en pouvait ressentir pour elle.

Son âme s’aigrissait rapidement dans cette position fausse et pénible. Le duc n’avait pas su contribuer à la guérir. Il avait reculé devant l’aveu du lien qui l’unissait à elle. Au moment de le lui révéler, il s’était arrêté, effrayé de son caractère impétueux et des exigences qui pouvaient surgir. Trompé par la feinte ignorance de sa fille, il avait traité les propos de la vieille marquise de rêverie, de méchanceté pure. Morenita était restée miss Hartwell, la fille d’un ami de Calcutta et d’une Anglaise morte sur le navire qui l’amenait en France, en lui donnant le jour.

Morenita, en se voyant mystifiée ainsi, avait écrit sur une page de son journal :

« Vous me faites orpheline, mon père ? Eh bien, tant mieux ! vous me faites libre ! »

Elle s’était donc redressée de toute sa petite taille, et Clet, qui prenait du dépit contre elle, comme bien d’autres, commençait à la comparer à un petit serpent qui veut toujours mordre, parce qu’il rêve toujours qu’on lui marche sur la queue.

Altière avec les valets, souple, caressante et moqueuse avec le duc, qui souffrait toujours de ses instincts violents ; roide et hautaine avec la duchesse, qui supportait ses frasques de caractère avec une douceur et une insouciance inouïe chez une personne autrefois violente et impérieuse, elle remplissait la maison paternelle de ses caprices et l’agitait parfois de ses fureurs. Elle réparait tout très-vite par d’involontaires élans de tendresse pour son père, qui s’y laissait gagner ; par de prudentes soumissions envers la duchesse, qui accueillait son retour avec des rires pleins de bonhomie ; par des prodigalités aux laquais, qui, dès lors, souhaitaient voir revenir l’orage destiné à crever en pluie d’or sur leurs têtes.


UNE LETTRE DE MORENITA À ANICÉE
« Nice, 15 avril 1847.

» Mamita, me voici dans un beau climat qui ne me fait pas de bien, vu que je ne suis pas malade. Toute ma maladie, c’est de vous avoir quittée, et comme je ne peux pas vous rejoindre, cette maladie est mortelle.

» Mortelle pour mon âme ! Mon petit corps robuste vivra quand même. Alors, vous voilà tranquille ? Dans ce monde, c’est toujours comme cela. Pourvu que les gens ne soient pas enterrés, on suppose qu’ils vivent et que cela leur suffit. Cela suffit à vous, mamita, qui êtes parfaite et qui ne pouvez pas être malheureuse. Moi, je ne m’arrange pas d’être ce que je suis.

» Vous dites que je vous écris par énigmes. C’est singulier ! il me semble que je suis de verre, et que je laisse trop voir le peu de bien, le beaucoup de mal que je sens en moi.

» Le duc est en Espagne pour des raisons de politique. On m’a expliqué de quoi il s’agissait. J’aurais pu comprendre, je n’ai pas écouté : c’était bien assez d’avoir le cœur brisé par son départ sans vouloir me casser la tête de ce qui le cause.

» La duchesse s’amusait à Paris ; mais elle s’est imaginé qu’elle s’amuserait ici davantage. Moi qui m’y ennuyais, il m’a été indifférent de continuer à m’ennuyer ici.

» Je devrais vous dire que je me trouve mieux d’être moins loin de vous. Hélas ! je suis plus loin, chaque jour plus loin, de mon bonheur, de mon passé, de mon enfance, le seul beau temps de ma vie, quand vous étiez toute ma vie !

» Si cela peut vous intéresser, j’ai grandi un peu, et on dit que je suis fort embellie. Mais je sens, moi, que j’enlaidis au moral. Je suis affreusement gâtée : aussi je suis mauvaise, colère, hargneuse, fantasque. J’ai fait souvent beaucoup de peine au duc, je me suis fait détester de beaucoup de gens, et je me trouve fort ingrate envers la duchesse.

» Adieu, mamita. Mamita… ô mamita ! je suis moins méchante que malheureuse, allez ! »


Telles étaient les lettres de cette bizarre enfant. Anicée ne les comprenait pas. Madame Marange les devinait. Stéphen ne pouvait les expliquer.

Ils s’étaient établis pour l’été à Castellamare, près de Naples. Ils avaient écrit à Paris pour déclarer leur mariage à ceux de leurs amis qui l’ignoraient ou qui en doutaient encore. Le temps était enfin venu où Stéphen, reconnu homme de science et homme de cœur éprouvé, tout le monde s’écriait en apprenant cette nouvelle :

— Bah ! ils étaient mariés ? Eh bien, ils avaient raison. C’est le couple le mieux assorti, le plus sage et le meilleur qui existe.

Après quelques jours passés à Nice, la duchesse écrivit au duc que l’air ne lui convenait pas et qu’elle louerait une villa aux environs de Gênes pour y passer le printemps. Morenita lui avait servi de prétexte pour ne pas suivre son mari en Espagne. Là, en effet, l’adoption de la gitanilla eût fait le plus mauvais effet. Le duc, en prenant sa fille avec lui, n’avait pas prévu qu’elle s’emparerait si despotiquement de sa vie et ne lui permettrait jamais de la tenir cachée. La duchesse acceptait cet inconvénient, qui dérangeait toute leur existence, avec une longanimité inouïe.

La villa génoise était ravissante. Dans cet admirable pays, Morenita eut une première journée de calme, suivie d’un lendemain d’enivrement qui ne lui permit plus de s’ennuyer.

Comme elle était le soir à sa fenêtre, rêvant aux étoiles et entendant le bruit majestueux de la mer que lui apportait la brise au milieu d’un silence énervant, la voix magique et la guitare sauvage de la bohème résonnèrent sous sa croisée. Cette croisée, au rez-de-chaussée, s’ouvrait sur les jardins. Rosario, d’un bond souple et rigoureux comme celui du léopard, s’élança dans la chambre et tomba à ses pieds.

— N’aie pas peur, lui dit-il en embrassant ses bras nus avec transport. La duchesse ne peut nous entendre. Les valets sont absents ou gagnés. D’ailleurs, quand un gitano se laissera surprendre par d’autres gens que ceux de sa race, il fera beau ! Me voici enfin, Morenita de mon âme ! Ne te l’avais-je pas promis, que tu viendrais dans un beau pays où tu me retrouverais ? Nous sommes libres de nous voir pendant trois mois. La duchesse a un amant, elle ne s’avisera pas…

— Quoi ! s’écria Morenita, cette femme trompe mon père ?

— Ton père a bien trompé notre mère !

— Oh ! mon Dieu ! nous sommes les enfants du mal et du mensonge !

— Qu’importe ? il y a une chose vraie, c’est que nous nous aimons, nous deux.

— Je n’aime plus que toi, mon frère, dit Morenita en faisant un effort de volonté pour arracher Stéphen de son âme avec cette parole. Mais dis-moi donc comment tu sais tout ce que tu m’apprends et comment tu savais que nous viendrions ici.

— J’ai voulu le savoir, voilà tout. Comment peux-tu me faire une pareille question, toi, gitanilla ? Ceux qui n’ont pas la force ont la ruse : c’est le bienfait des cieux qui dédommage notre pauvre famille errante de toutes les misères. Depuis le jour où j’ai su que tu existais, je n’ai jamais reperdu tes traces, ni celles d’aucun des êtres auxquels ta vie était liée.

— Raconte-moi donc ce jour-là.

— C’était un jour que ton parrain Stéphen m’avait dit que tu étais morte. Ce jour-là, ce méchant homme…

— Lui, un méchant homme, Stéphen ! Tu le hais donc, à présent ?

— Je l’ai toujours haï depuis ce jour-là ! Écoute : il fit arrêter mon pauvre père, il le fit jeter en prison, où il est mort. Le gitano résiste aux supplices, au fouet, à la faim, aux rigueurs des plus affreux climats, aux nuits sans abri sur la terre durcie par la gelée, lui, le fils du soleil ! Mais la captivité le tue. C’est Stéphen qui a tué mon père !

— Dieu vivant ! pourquoi cette cruauté ?

— C’était par amitié pour toi, parce que mon père voulait te tuer.

— Moi ? Mais c’est affreux, tout ce que tu me racontes aujourd’hui, mon pauvre frère !

— Le moment est venu de tout te dire. Mon père n’était pas le tien, ne le plains pas ! il était cruel ; il voulait me rendre voleur ; moi, j’étais trop intelligent pour vivre si bas. Je résistais. Il me frappait jusqu’au sang !

— Ah ! les gitanos ! c’est horrible ! s’écria Morenita avec un accent de terreur et de détresse.

— Les gitanos aiment pourtant leurs petits avec passion, reprit Rosario ; mais il faut que leurs enfants se soumettent à leurs idées, et quand l’un de nous veut agir autrement et traiter à sa guise avec le monde des étrangers, son père et sa mère le maudissent, l’abandonnent ou le font mourir. Mon père avait été si dur pour moi, que je n’ai pas pu le regretter ; mais c’était mon père, vois-tu, et je n’en dois pas moins haïr son assassin. En le voyant saisir et emmener par la police, que Stéphen avait avertie (il est rusé aussi, Stéphen !), je ne me jetai pas dans le filet avec lui ; je suivis Stéphen, je m’attachai à ses pas. Je sus, dès le soir même, où tu étais, et comme quoi il était, lui, l’amant de ta maman. J’espérais que cette découverte servirait à mon père ; mais elle ne lui servit de rien. Il était pris. On m’observa bientôt moi-même, on m’arrêta et on me livra à celui qui me tuait mon père et qui me volait ma sœur. Tu sais le reste. Cet homme m’a fait élever ; il s’est établi mon bienfaiteur. Ces gens-là nous ont toujours traités comme des chiens, jetant à l’eau ceux de nous qui leur déplaisent, mettant les autres à l’attache et leur donnant du pain pour les faire grandir. J’ai ramassé le pain, j’ai léché la main du maître et j’ai brisé l’attache. N’est-ce pas là ce que tu as fait avec ta mamita ?

— Hélas ! oui, mon Dieu ! dit Morenita en fondant en larmes ; mais j’ai mangé le pain sans appétit, j’ai léché la main sans dégoût, et j’ai brisé l’attache sans plaisir. Ah ! je ne suis qu’à demi bohémienne, moi !

— Oui, oui, c’est vrai, reprit durement Rosario ; il y a du sang chrétien dans tes veines, pour ton malheur, pauvre fille ; car cela te rend lâche, et, au lieu d’aimer ton frère le gitano, tu aimes ton parrain, qui te crache au visage.

— Non, non, ce n’est pas vrai ! s’écria Morenita épouvantée de la pénétration de Rosario.

— Ne mentez pas ! reprit-il avec colère et en lui tordant le bras d’un air farouche. Ce n’est pas moi que l’on trompe. Je suis votre frère, le fils de l’homme que votre mère a trompé. Il m’avait fait jurer de vous tuer, j’ai violé mon serment, et, vous voyant si jolie, j’ai senti qu’au lieu de vous haïr, je vous aimais avec passion ; mais il faut oublier le chrétien, il faut le haïr, il faut m’aimer… ou bien, moi, je…

— Tu me tuerais ? dit Morenita glacée de terreur et essayant de fuir.

— Non ! je t’abandonnerais, répondit froidement Rosario, en lui lançant un regard d’inexprimable mépris qui l’effraya plus que sa colère.

Elle plia involontairement le genou devant lui, en lui répondant, comme fascinée par une puissance inconnue :

— Oui, je l’oublierai ! et quant à la haine… c’est déjà fait, va ! ajouta-t-elle en se relevant et en retrouvant son énergie avec cette mobilité d’émotion qui lui était propre

— Viens jurer cela sur mon cœur, dit Rosario en lui ouvrant ses bras.

Elle s’y jeta, mais se sentant étreindre avec une force convulsive, elle eut peur encore et poussa un cri.

— Tais-toi, malheureuse ! dit Rosario en lui mettant la main sur la bouche. Que crains-tu de moi ? ne suis-je pas ton frère ? n’ai-je pas le droit de t’embrasser, de te gronder, de te sauver de toi-même ?

Rosario ou plutôt Algénib, car c’était le nom mystérieux qu’il avait reçu de ses parents, et l’autre n’était que le nom chrétien que les gitanos méprisent en secret ; Algénib éprouvait pour Morenita un amour effréné, qui, à chaque instant, menaçait de l’emporter sur sa ruse ; mais il la voyait pure, et il sentait que la passion seule vaincrait son effroi et sa surprise. Cette passion ne pouvait naître dans son cœur tant qu’elle le regarderait comme son frère, et le gitano redoutait ce moment où il lui faudrait avouer son mensonge, dévoiler son plan de séduction et s’exposer peut-être à une méfiance invincible. Morenita avait avec lui la crédulité d’un enfant ; elle n’avait pas seulement songé à demander sur quelles preuves il établissait leur parenté. Trompée une fois, ne craindrait-elle pas de l’être encore, et ne reculerait-elle pas épouvantée devant la pensée d’un amour incestueux ?

Pour certaines tribus de bohémiens errants, l’union entre frère et sœur n’est pas plus criminelle qu’elle ne l’était chez les patriarches de la Bible[2]. Mais soit qu’Algénib ne fût pas né dans cette secte, ou qu’il craignît avec raison que Morenita, chrétienne, n’eût horreur d’une telle pensée, il ne voulait se dévoiler que le jour où il lui fournirait la preuve qu’il n’était pas le fils de la belle Pilar. Or il attendait cette preuve. Il ne l’avait pas dans les mains. Il ne pouvait invoquer que la parole de son père et le souvenir de sa véritable mère, morte quatre ou cinq ans avant l’union d’Algol avec Pilar.

Algénib, enfant, avait aimé Pilar comme sa propre mère. Chez les bohémiens, comme chez plusieurs peuplades sauvages, l’adoption est une seconde nature. Pilar était une créature douce et aimante, à laquelle il devait certainement des instincts meilleurs que ceux de son père. Une organisation exquise, un génie naturel et le goût du bien-être l’avaient séparé de sa race, et jeté dans la civilisation avec le besoin d’y rester ; mais aucune notion de religion sérieuse n’avait adouci en lui l’âpreté du vouloir personnel ; aucun lien de solidarité ne l’attachait au monde chrétien. Tout ce qui lui semblait désirable lui semblait légitime, tout ce qu’il croyait inévitable lui paraissait permis.

Mais, ne pouvant effrayer la pudeur de Morenita sans compromettre toutes ses espérances, il fut maître de lui tout le temps nécessaire. Il l’étonnait bien parfois par quelque regard trop brûlant, par quelque parole trop énergique, par quelque étreinte trop impétueuse ; mais il ne donnait pas à son esprit le temps de s’arrêter sur cette frayeur : il la chassait par ce doux nom de sœur qui était en eux comme une invisible protection du ciel.

Pendant trois mois, Rosario vint presque tous les soirs passer trois ou quatre heures avec Morenita. Ce fut une vie étrange que celle arrangée par la duchesse pour sa pupille et pour elle-même. Contrairement à ses habitudes de luxe, de mouvement et de bruit, elle s’enferma dans une retraite absolue, disant à Morenita qu’elle voulait lui rendre un peu du bonheur tranquille qu’elle avait goûté chez madame de Saule et qu’elle avait peut-être raison de regretter. À ses amis, elle écrivait qu’elle était souffrante ; aux personnes qu’elle connaissait à Gênes et aux environs, elle disait en riant que, n’ayant pas son mari auprès d’elle, elle se considérait comme une veuve momentanément inconsolable, et n’avait l’appétit d’aucun autre plaisir que le repos des champs. S’il y avait à s’étonner de cette résolution dans son caractère et dans ses habitudes, il n’y avait rien à y reprendre, car sa conduite extérieure était irréprochable, et, dans sa maison même, malgré l’assertion de Rosario, personne n’eût pu surprendre la trace d’une intrigue pour son propre compte.

L’intrigue surprenante par sa liberté et sa sécurité, c’était celle que Rosario entretenait dans la maison avec l’innocente Morenita. À neuf heures du soir, la duchesse se couchait et s’endormait très-réellement, pour se réveiller à cinq heures du matin. Elle se promenait dans son jardin toute seule, brodait ou lisait d’un air fort calme, ensuite déjeunait avec Morenita à midi, recevait ou rendait avec elle quelques visites ou faisait quelque promenade en voiture, rarement une course à Gênes pour des emplettes, ou pour examiner à loisir une des belles collections de tableaux qui enrichissent les palais. Soit qu’elles dînassent dehors ou chez elles, tête à tête ou avec quelques personnes, ces deux femmes se retrouvaient seules, le soir, de fort bonne heure. La duchesse commençait aussitôt à bâiller, riant de l’habitude qu’elle prenait de se coucher comme les poules, disant qu’elle s’en trouvait fort bien, et engageant Morenita à se refaire comme elle des fatigues du monde, pendant ce répit qui leur était accordé. Morenita disait qu’elle aimait mieux étudier jusqu’à minuit dans sa chambre et dormir plus tard dans la matinée ; que cette manière de vivre lui plaisait beaucoup aussi, et que jamais elle n’avait employé son temps plus à son gré.

La duchesse n’avait que deux domestiques qui couchassent dans la maison, laquelle était fort jolie, mais fort petite. Les autres serviteurs étaient des gens du pays, loués à la semaine, qui, chaque soir, retournaient dans leur famille, le hameau qu’ils habitaient étant situé à cinq minutes de chemin de la villetta.

L’appartement de la duchesse était tourné vers l’est, celui de Morenita vers le couchant.

Il semblait donc que tout fût disposé avec soin pour favoriser les relations secrètes des deux gitanos. Rosario habitait Gênes et y menait aussi une existence très-cachée. Il ne s’y faisait pas entendre, il n’y recherchait aucune protection, il n’y établissait aucun lien avec les gens d’aucune classe, n’étant, lui, d’aucune classe en réalité. Il ne s’était jamais présenté chez la duchesse, et il ne semblait pas que celle-ci eût gardé le moindre souvenir de son existence, car il ne lui arriva pas une seule fois de prononcer son nom devant Morenita.



XII


La saison était magnifique. Il n’y avait pas, de Gênes à la villa, une demi-heure de chemin. Tous les soirs, entre neuf et dix heures, si Morenita quittait la duchesse un peu plus tard, elle trouvait son frère installé dans sa chambre ; si c’était un peu plus tôt, elle l’attendait dans le jardin et le faisait entrer sans bruit et sans trouble.

Ils causaient ensemble ou travaillaient jusqu’après minuit, souvent plus tard, à mesure que l’étude prit une place importante dans leurs veillées. Algénib souhaitait avec passion que sa sœur apprît la langue, les chants et les danses de sa tribu. Cette fantaisie, qui d’abord parut étrange à Morenita, la gagna à mesure qu’elle consentit à la satisfaire. Sa voix charmante, un peu voilée, et que les leçons de Schwartz n’avaient encore osé développer, à cause de son jeune âge, n’avait rien perdu de ce timbre guttural propre aux gosiers de sa race. Son corps souple trouvait en lui-même, et sans autre guide que l’instinct, toute la grâce des almées. Algénib n’avait plus qu’à régler à sa guise les pas et les poses de sa danse, comme il n’avait qu’à meubler sa mémoire des airs et des paroles de ses chants.

Il était réellement doué d’un génie musical particulier. Il avait appris la musique officielle, comme disait Schwartz, avec beaucoup de facilité ; mais il s’était toujours senti oppressé de ses idées propres et du vague souvenir de ces chants par lesquels Pilar avait charmé son enfance. Il se rappelait quel prestige cette chanteuse illettrée avait exercé dans les campagnes et les châteaux de l’Andalousie. Il avait hasardé devant Stéphen et Schwartz quelques fragments de ces souvenirs incomplets. Il avait été frappé de l’intérêt qu’ils y avaient pris et de l’impression qu’ils en avaient reçue. Dès lors il s’était tu, disant qu’il ne se rappelait pas autre chose, et voulant mettre en réserve son petit fonds pour l’avenir, sans en faire part à personne.

— Quand j’ai vu, en poursuivant mes études classiques, dit-il à Morenita, un soir qu’elle l’interrogeait plus particulièrement sur son passé, qu’il fallait, pour percer la foule, avoir des protecteurs puissants et dévoués, chose impossible à un bohémien, ou que, pour gagner misérablement sa vie, il fallait piocher ou ramper toute sa vie, j’ai planté là irrévocablement les protecteurs obscurs ou tièdes, le métier pénible et impuissant. J’avais déjà voyagé en promenant ma petite science classique dans diverses contrées. J’étais gentil, je ne chantais pas mal ; mais il y en avait tant d’autres comme moi ! M. Stéphen ne me faisait espérer qu’un sort médiocre. Alors je suis reparti à pied et arrivé en guenilles au cœur de la bohème dans le faubourg de Cordoue qui est abandonné aux gitanos. Mes haillons étaient le costume de l’ordre ; j’ai été bien accueilli, grâce aux principales formules de nos rites originels, que je n’avais point oubliées. J’ai passé six mois parmi eux, voyant, écoutant, m’imprégnant de leur génie et laissant grandir mon inspiration. De là, j’ai été à Séville, où j’ai recueilli encore bien des richesses ; car je ne me bornais pas aux chants et aux danses des gitanos, je voulais aussi m’assimiler l’art espagnol dans ce qu’il a de primitif, dans ses origines moresques. Pauvre, sale, hideux, vivant de rien, j’étais heureux de travailler dans un galetas, écrivant avec un mauvais crayon sur du papier que je réglais moi-même par économie. J’ai parcouru aussi une partie de l’Allemagne et de la basse Pologne, étudiant les formes juives et tziganes. Toutes ces formes viennent originairement des pays que bénit le soleil et se tiennent par des relations plus étroites qu’on ne pense.

» Revenu en France, j’ai puisé dans mes souvenirs, j’ai composé, j’ai traduit, j’ai rajusté, j’ai imité, j’ai enfin créé ! J’ai essayé mes premières compositions devant toi, chez le duc. Les Français les ont admirées, les Espagnols les ont méprisées. J’étais heureux, j’avais réussi. C’était du gitano pur, et pourtant c’était de l’art. On l’a dit, on l’a senti, et, à présent, je suis mon maître. J’ai une spécialité unique où je brave toute espèce de concurrents. Je vais courir le monde avec mes chansons. Dans les endroits où je trouverai des auditeurs trop barbares, je danserai peut-être ! ne pouvant parler à l’âme par les oreilles, je parlerai au sens par les yeux : je ferai les deux choses que la fourmi conseillait à la cigale, et que la cigale eût dû faire.

— Quoi ! tu veux me quitter ? dit Morenita effrayée. Tu avais juré de ne plus jamais m’abandonner chez la race étrangère !

— Que puis-je faire pour une sœur qui a un père grand d’Espagne ? répondit Algénib, qui ne perdait pas une occasion de détacher Morenita de ses liens avec le monde. Et quel besoin a de moi la fille adoptive du beau Stéphen et de la tendre mamita ? Ils ont une fortune ou un rang à lui donner ; moi, je ne lui offrirais que le travail, la vie errante et une pauvreté relative.

— La pauvreté ! De quoi vis-tu donc aujourd’hui ? Tu as de beaux habits, du linge fin, des bijoux et rien à faire, puisque tu es libre de ton temps et de tes actions ?

— Cela, c’est mon affaire, dit Algénib en souriant. À côté de l’art qui ne nourrit plus l’artiste dès qu’il se repose, il y a l’intelligence des secrets du cœur humain qui lui crée d’autres ressources. Je te dirai cela plus tard. À présent, tu ne comprendrais pas. Chantons.

— Pourquoi chanter ? pourquoi étudier ensemble, reprit Morenita, si nous devons ne plus nous connaître dans quelques jours, nous séparer pour jamais ?

— Tu veux le savoir ? Eh bien, les gitanos font le métier de découvrir le secret des destinées, et moi je lis clairement dans la tienne. Tu te brouilleras avec la duchesse et même avec ton père ; l’une te chassera, l’autre te laissera partir. La mamita te recevra peut-être ; mais, ou le divin Stéphen t’abreuvera d’affronts que tu ne pourras longtemps supporter, ou il cédera à ta passion, et alors mamita et sa mère…

— Tais-toi, tais-toi, esprit méchant, âme cruelle ! s’écria Morenita ; jamais je ne repasserai le seuil de leur maison ! je l’ai juré, et je ne suis pas si faible que tu crois.

— Eh bien, alors, tu n’auras pas d’autre refuge que le sein de ton frère, et il faudra bien que tu fasses avec lui le métier de bohémienne. Seulement, je te l’ai préparé un peu moins dur, un peu moins vil qu’il ne l’est pour tes pauvres sœurs. Au lieu de chanter ou de danser dans la rue, tu brilleras sur les théâtres ; au lieu de te parer d’oripeaux et de clinquant, tu auras de la soie et du velours ; au lieu de coucher à la belle étoile ou dans les granges des châteaux, tu voyageras en poste et tu descendras dans des palais. Tu seras enfin une artiste, une cantatrice vantée, adorée. Tu seras entourée d’hommages, et, comme tu les aimes…

— Tu mens, je les déteste !

— Si c’est vrai, tu fais bien ; car je veux que tu les reçoives, mais je ne veux pas que tu y cèdes, et, le jour où tu aimerais un autre homme que ton gitano, malheur à toi, ma sœur ! Apprends donc vite et bien ce que je t’enseigne ; ce n’est peut-être pas demain que cela te servira ; mais je sais que le jour doit venir où tu m’appelleras à ton aide et où tu me remercieras de t’avoir donné un état plus utile que tous les talents d’agréments par lesquels, Dieu merci, au reste, on t’y a préparée.

Le ton de domination tantôt protectrice, tantôt menaçante d’Algénib, n’effrayait déjà plus Morenita. Elle s’y était habituée ; elle se sentait aimée, ce qui diminuait beaucoup le sentiment de la peur ; elle se sentait disputée, ce qui satisfaisait son besoin d’occuper exclusivement un cœur agité et exigeant comme le sien propre.

Le mois d’août approchait. Morenita avait fait des progrès si rapides, elle prononçait si bien sa langue maternelle, elle chantait d’une façon si adorable les ravissantes créations d’Algénib, elle mimait avec lui des scènes chorégraphiques d’une grâce si voluptueuse, que le gitano se sentait ivre d’orgueil, de joie et d’amour. Éperdu et tremblant, quand leurs voix argentines et fraîches mariaient leurs doux accords au milieu du silence de la nuit, ou quand leurs bras s’enlaçaient devant la glace où se rencontraient leurs brûlants regards, vingt fois il faillit s’oublier, se trahir, et hasarder pour un moment d’ivresse l’avenir de bonheur et de fortune qu’il se préparait.

Cependant, jamais aucun écho indiscret ne s’était réveillé dans la villa, au bruit léger de leurs pas, aucune brise n’avait porté leurs doux accents à des oreilles attentives ou curieuses. Morenita eût dû se dire que cela était d’autant plus extraordinaire, que Rosario n’y mettait aucune prudence. Mais la confiante ou téméraire jeune fille n’y songeait guère et se laissait persuader que la duchesse était trop occupée de son propre secret pour épier ou pour vouloir troubler le sien.

Ce secret de la duchesse n’était pourtant guère vraisemblable. Rien n’en trahissait, rien même n’en pouvait faire soupçonner l’existence.

Une nuit que Rosario se retirait et longeait le mur extérieur du jardin, un petit caillou, tombé à ses pieds, l’avertit de lever la tête. Il passait en ce moment au pied d’un kiosque qui formait l’angle. Plusieurs fois déjà il avait obéi à ce signal. Le kiosque avait une sortie sur le chemin qu’il suivait, et il était situé de manière que Morenita ne vît rien de ce qui se passait, lors même qu’elle serait restée à sa fenêtre pour écouter les pas de son frère se perdre dans l’éloignement.

Le gitano, averti et soumis, poussa la porte du kiosque et y entra.

— Eh bien, mon cher enfant, lui dit la duchesse du ton de bonté protectrice qu’elle avait toujours eu avec lui dans leurs rares mais significatives entrevues, vous avez donc vu votre sœur, ce soir ? Concevez-vous les cachotteries de cette chère enfant, qui ne me parle jamais de vous ? Si le hasard ne me faisait vous voir sortir de la maison quelquefois, comme aujourd’hui, par exemple, je ne me douterais pas que vous y venez souvent. Je dis souvent, je n’en sais rien, après tout. N’abusez pourtant pas de ma tolérance. Le monde est méchant, et le duc, qui a de terribles préjugés, ne me pardonnerait pas d’avoir permis ces relations trop légitimes et trop naturelles d’une sœur et d’un frère, quelque secrètes qu’elles fussent.

— Ah ! madame la duchesse, répondit Rosario, jouant la même comédie que son interlocutrice, bien qu’il ne songeât pas plus à la tromper qu’elle ne devait espérer de le tromper lui-même, vous êtes un ange de bonté et de justice. Vous seule au monde êtes assez grande pour comprendre le besoin qu’éprouvent deux pauvres parias, perdus ou tout au moins déplacés dans un monde ennemi, de se rapprocher et de goûter les douceurs d’une amitié sainte. C’est un bonheur qu’eux seuls peuvent se donner l’un à l’autre ; car ils seront toujours, quoi qu’on fasse, exclus de la famille des vieux chrétiens !

— J’ignore absolument quelles sont les intentions du duc pour l’avenir de votre sœur, reprit la duchesse, mais je suis certaine qu’il ne vous permettra jamais de la voir, et qu’il vous chasserait de sa maison si vous vous hasardiez à y reparaître. Il l’a fait une fois déjà avec tant de rigueur ! Ah ! mon cœur en a saigné, je vous l’ai dit. Mais que voulez-vous ! dans notre race comme dans la vôtre, les femmes sont esclaves, et les hommes aussi sont esclaves de leurs propres préjugés ! Le duc est pourtant le meilleur des hommes !

— Oui, madame, on le dit ; mais on assure qu’il a des moments de colère où il est implacable !

— Quoi ! pensa la duchesse en frissonnant, le gitano saurait-il ?… Oui, ces gens-là savent tout dès qu’ils se mettent en tête de savoir quelque chose ! Eh bien, n’importe, j’ai passé ce Rubicon dans ma pensée. — Mon cher enfant, dit-elle avec calme, je ne vous engage pas à dire à Morenita que je suis dans votre confidence. Puisqu’elle ne me le dit pas elle-même, vous comprenez qu’elle se méfie de ma tendresse. Et moi, je me méfierais de sa discrétion auprès du duc. Dans un jour de dépit contre lui ou contre moi, elle pourrait me trahir en se trahissant elle-même.

— Tout cela était convenu, señora, répondit le gitano. Vous croyez que j’ai été assez fou pour manquer à la parole que vous avez daigné exiger de moi ?

— Non, dit la duchesse d’un ton expressif, car ma protection est à ce prix. À propos, cher enfant, avez-vous trouvé quelque chose à gagner à Gênes ?

— Non, madame, je n’ai pas cherché. Je craignais trop de me faire remarquer, et que le bruit de ma présence dans votre voisinage ne vînt quelque jour aux oreilles de M. le duc.

— Ah ! c’est juste ! dit la duchesse d’un air fort naturel qui en eût imposé à tout autre ; vous avez bien fait. Mais de quoi vivez-vous, alors ?

— Du présent que madame la duchesse a daigné me faire en quittant Paris.

— Vous ai-je donné quelque chose ? je ne m’en souviens pas. Ah ! par exemple, j’ai fait une grande étourderie de vous dire où nous allions ; j’aurais dû prévoir que vous nous suivriez, que vous saisiriez l’occasion de voir cette chère sœur ! Hélas ! c’est une occasion et une liberté qui ne se retrouveront peut-être plus. Le duc revient d’Espagne dans un mois, et il nous faudra le rejoindre à Paris.

— J’entends ! pensa Rosario, il est temps que j’enlève Morenita.

— Allons, il se fait tard, reprit la duchesse, et je vois que vous vous oubliez quelquefois à babiller avec cette chère enfant. Je crains que cela ne la fatigue. Quant à la compromettre, il n’y a pas de danger, j’espère ? Tout le monde ne sait pas qu’elle est votre sœur ; vous êtes prudent ?

— Comme personne ne le sait, je suis plus que prudent. Dès que j’ai passé le seuil de cette maison, je suis gitano.

— Bonsoir, gitanillo, dit la duchesse en souriant. Ah ! tenez, pendant que j’y pense, et en cas que je ne vous rencontre plus, car il ne faut pas que vous me rendiez visite ! si vous avez besoin de quelque chose, je ne veux pas que le frère de Morenita soit dans la gêne : vous pourrez passer chez mon banquier à Turin, ou à Londres, si vous y allez, comme vous en aviez l’intention. Ces messieurs sont avertis. Vous vous présenterez sous le nom que je vous ai dit. Ils vous remettront chacun dix mille francs ; ce sera de quoi vous mettre à flot, car il ne faut pas aborder le public avec le ventre creux. Il faut faire payer très-cher, si vous voulez avoir beaucoup de monde ; en Angleterre surtout ! Bonsoir, bonsoir ! Ne me remerciez pas : c’est de l’argent placé pour l’honneur de mon jugement, car vous êtes un grand artiste, et vous aurez de la gloire. Le duc me saura gré, un jour, de n’avoir pas souffert que le frère de sa fille fût forcé d’afficher la misère en chantant dans les cafés. D’ailleurs, ne vous dois-je pas de la reconnaissance pour tous les services que vous m’avez rendus ? N’est-ce pas à vous que je dois d’avoir connu l’existence de cette chère Morenita et l’histoire de sa naissance, par conséquent, le bonheur que j’ai éprouvé à la rapprocher de son père et à amener celui-ci à remplir ses devoirs envers elle ? Allez-vous-en, mon garçon. Si je ne vous revois pas, bonne chance et bon voyage !

— Ainsi, se disait Algénib en reprenant le chemin de Gênes, il faut que je me hâte ; c’est en Angleterre que je dois me rendre d’abord, et j’ai vingt mille francs pour mes frais… Après cela, on essayera de m’abandonner à mes propres forces ; mais je ne le permettrai qu’autant qu’il me plaira, car je ne suis dupe de rien et je sais tout. Et, d’ailleurs, qu’importe ! J’ai du talent, j’ai du génie, et je suis aimé de Morenita… Mais cette maudite preuve qui n’arrive pas !

Le lendemain matin, Algénib alla sur le port, comme il y allait tous les jours depuis une quinzaine, espérant voir débarquer un petit intrigant qu’il avait connu affamé et faisant tous les métiers à Séville. Il lui avait écrit de chercher son acte de baptême dans deux ou trois localités où il supposait qu’il avait dû naître, car il ne le savait pas précisément. Ce personnage devait le lui rapporter lui-même, et, en récompense, Algénib devait lui payer son voyage et lui donner de quoi vivre pendant huit jours à Gênes, où il espérait s’utiliser. Telles étaient leurs conventions. Mais l’aventurier subalterne n’arriva pas, et, le jour même, Algénib reçut par la poste une lettre de lui qui lui apprenait que la paroisse d’Andalousie où il avait pu naître était introuvable. Algénib commenta le post-scriptum de la lettre. Son ami lui annonçait qu’il ne désirait plus passer en Italie. Pour le moment, il avait trouvé moyen de s’établir chirurgien et maquignon dans les environs de Séville. Algénib comprit que son ami ne s’était pas donné la peine de chercher son acte, et, perdant l’espérance de se le procurer, il résolut de brusquer le dénoûment de sa passion.

Il retarda volontairement sa visite à la villa, voulant préparer l’émotion de l’entrevue par l’inquiétude et l’impatience de Morenita. Il arriva vers onze heures, pâle et tremblant. Il était positivement fort ému ; car il avait beau être fourbe, il était éperdument amoureux, et n’abordait pas sans effroi l’orage qu’il allait soulever.

— Oh ! mon Dieu, que t’est-il arrivé ? s’écria Morenita en le pressant dans ses bras.

Elle croyait à un accident, elle l’examinait, craignant qu’il ne fût blessé.

— Laisse-moi, laisse-moi, dit-il en la repoussant ; ne me tue pas… Morenita, je ne peux plus vous aimer, je ne peux plus recevoir vos douces caresses. Il faut que je vous quitte, je viens vous dire adieu pour toujours.

Il tomba suffoqué sur le sofa, et, comme elle restait stupéfaite et terrifiée devant lui :

— Oui, s’écria-t-il avec angoisse, je serais un lâche si je vous trompais seulement un jour, seulement une heure. Vous me mépriseriez. Il faut tout vous dire !… Hélas ! mon Dieu ! en aurai-je le courage ? Oui, je l’aurai. Morenita, on m’avait trompé, je ne suis pas le fils de ta mère, je ne suis pas ton frère, je ne te suis rien !

Morenita demeura pâle et interdite ; un nuage de sombre défiance passa sur son front ; car elle avait, comme tous les caractères extrêmes, ces fréquentes alternatives d’aveugle abandon et de sauvage fierté.

— Vous n’êtes pas mon frère ? dit-elle. Eh bien, il y a des moments où j’en ai douté. Et vous ! vous n’avez pas eu de ces moments-là ?

— J’aurais dû les avoir, car je me suis senti à chaque instant troublé par un excès d’admiration et de jalousie qui eût dû m’éclairer sur mes propres sentiments ! J’étais forcé de me combattre moi-même, de me rappeler ce que nous étions l’un à l’autre. Oh ! mon Dieu, pourquoi mon père m’a-t-il trompé ainsi ?

— Oui, au fait, dit Morenita, dont le regard profond lui faisait subir un rude interrogatoire, dans quel but vous avait-il trompé ? Vous seriez embarrassé de me le dire ! S’il voulait me tuer et vous contraindre à me retrouver pour me livrer à sa vengeance, il avait tout intérêt à vous faire savoir que vous ne me deviez ni protection ni pitié !

Algénib ne s’était pas attendu à tant de sang-froid et de réflexion.

— Elle se méfie, pensa-t-il ; elle ne m’aime pas, je suis perdu !

Alors il cessa de feindre. Une douleur réelle, mêlée de dépit et de jalousie, s’empara de lui. Il se leva.

— Vous me haïssez, dit-il ; c’est bien ! Vous pensez que je vous ai trompée pour vous séduire. Il me semble pourtant que je vous ai respectée ! Mais, quand il serait vrai que, pour vous voir, pour me faire aimer de vous, je me serais servi d’une vraisemblance, d’une fiction qui vous préservait de tout danger puisqu’elle m’imposait à moi-même une si pénible retenue, où serait le mal ? Si vous aviez un peu d’affection pour moi, vous ne m’en feriez pas un crime. Mais vous voilà prête à m’accuser des plus mauvaises intentions ou à me chasser comme un intrigant, parce que vous n’aimez et ne rêvez que votre Stéphen !

— Taisez-vous ! dit Morenita avec hauteur et sécheresse. Vous n’avez pas le droit de fouiller dans ma pensée, vous n’avez aucun droit sur moi. Ne nommez pas un homme à qui vous devez tout, et qui est incapable d’un mensonge, lui !

— Ah ! nous y voilà ! s’écria le gitano furieux. Elle l’aime toujours, et, moi, elle me méprise ! Ah ! fille de chrétien, race d’Espagnols, vous dédaignez le sein qui vous a portée ! Allez donc, retournez à ces parents d’emprunt qui flattent votre vanité, mais qui vous châtieront cruellement de votre tache originelle.

— C’est assez, dit Morenita offensée, allez-vous-en ! Vous n’êtes pas mon frère ; votre présence chez moi, à cette heure-ci, n’est plus jamais possible.

— Lâche que tu es ! s’écria le gitano, tu crains d’être blâmée ! Te voilà comme ces demoiselles hypocrites qui n’ont jamais un jour d’imprudence, et dont l’esprit corrompu est accessible à toutes les fantaisies où il ne faut ni franchise ni courage ! Eh bien, malheur à toi dans l’avenir ! Quant au présent, n’espère pas te débarrasser si aisément de moi. Tu es mauvaise, mais tu es belle ; je n’estime plus ton cœur, mais je suis encore amoureux de ta beauté, et il ne sera pas dit qu’un homme de la race ennemie respirera avant moi le premier parfum de ton souffle. Tu m’appartiens de droit, quoi que tu dises, et tu vas me donner le baiser de l’amour, ou mourir.

— Je ne vous crains plus, dit Morenita outrée, en prenant le cordon de la sonnette, qu’elle tira avec violence. Je sais que les gitanos sont lâches ! Fuyez donc, je vous le conseille ; je dirai qu’un voleur m’a effrayée, ou que j’ai fait un mauvais rêve.

— Tu verras si je suis lâche, moi ! répondit Algénib en s’asseyant avec audace sur le lit de Morenita. Commande donc à tes valets de m’ôter de là ! Mais, auparavant tu leur expliqueras comment je m’y trouve.

— Je dirai la vérité ! s’écria Morenita en se dirigeant vers la porte ; je dirai que je vous ai cru mon frère et que vous ne l’êtes pas.

D’un bond rapide, Algénib se plaça devant la porte.

— N’espère pas m’échapper, dit-il, personne ne viendra. Tout le monde est sourd ici !

— Excepté moi ! dit une voix d’homme à travers la porte, qui, brusquement poussée, envoya le gitano frapper du corps contre la muraille.

C’était le duc de Florès. Morenita s’élança dans ses bras.

— Laissez-moi, dit le duc en l’éloignant, je vous parlerai plus tard. Avant tout, je veux châtier ce drôle.

Et s’avançant sur Algénib, il le prit au collet, et le pliant en deux comme un roseau, il le fit tomber à genoux.

Le gitano, éperdu et vaincu par une terreur qui fit rougir Morenita jusqu’au fond de l’âme, n’essaya pas de se défendre. Mais aucune parole ne sortit de sa bouche, et le duc, qui ne l’eût maltraité qu’avec répugnance, ne put lui arracher ni prières ni promesses. L’œil fixé à terre, morne, farouche, plein de haine, mais résigné comme l’homme sans espoir et sans ressource, ce rejeton d’une race dévouée depuis quatre siècles à la persécution et aux supplices, semblait attendre la mort avec le fatalisme oriental. Il y avait quelque chose d’effrayant dans cette malédiction muette, dans cette protestation faite à Dieu seul de la faiblesse contre la force.

Le duc résista à la tentation de le frapper.

— Va-t’en, ver ! lui dit-il en espagnol ; mais souviens-toi que, si je te retrouve jamais sous mes pieds, je t’écrase !

Et il le lança vers la fenêtre, par où le gitano prit sa volée comme un papillon de nuit et disparut sans bruit dans les ténèbres.

Morenita, muette de terreur, et voyant son père irrité pour la première fois, n’essaya pas de l’attendrir. Au reste, il ne lui en donna pas le temps ; car il sortit après l’avoir enfermée à double tour, pour aller explorer et fermer le jardin. Il alla ensuite chercher un des domestiques qu’il avait ramenés d’Espagne et sur lequel il pouvait compter. Il lui mit un fusil dans les mains et lui ordonna de faire bonne garde contre les voleurs du dehors ou contre quiconque bougerait de la maison. Puis il donna d’autres ordres et rentra.

La duchesse avait vu et entendu arriver son mari. Attentive et prudente, elle devina ce qui se passait, et s’arrangeant tout de suite le rôle qu’elle voulait garder encore, elle retira les verrous de sa chambre, se recoucha et feignit d’être plongée dans le plus profond sommeil.

Le duc approcha avec précaution, observa en silence le paisible alibi de sa femme. Il ne pouvait l’accuser que d’avoir manqué de surveillance. Mais de quoi droit lui aurait-il imposé ce devoir ?

Il la réveilla : elle feignit la joie. Il lui raconta ce qu’il venait de surprendre : elle joua la surprise. Il lui exprima son mécontentement contre l’imprudence de Morenita : elle fit semblant d’intercéder ; elle ne paraissait rien comprendre à cette aventure et n’en pas croire ses oreilles. Le duc ne dormit pas, il était en proie à une grande irritation. Dès le point du jour, il rentra chez Morenita et la trouva assise à la place où il l’avait laissée, plus rêveuse qu’abattue, et comme perdue dans ses réflexions.

— Monsieur le duc, lui dit-elle dès les premiers mots d’explication qu’il prononça, si vous avez été à portée d’entendre la scène que, pour moi, vous avez si heureusement dénouée, vous savez que vous n’avez aucun reproche à m’adresser, et vous me connaissez assez, j’espère, pour croire que je ne veux demander pardon de rien à un protecteur qui n’est pas mon père. J’ai peut-être eu tort de recevoir chez moi un jeune homme qui n’était pas mon frère, et de ne pas deviner qu’il me trompait. Mais ce manque de pénétration est un tort léger à mon âge : peut-être n’en est-ce pas un du tout dans la situation particulière où me jette l’ignorance de mon sort dans le passé et dans l’avenir. Le jour où je saurai de qui je suis la fille, à qui je dois confiance et soumission entière, je serai fort coupable si je manque à des devoirs si doux et si faciles. Jusque-là, il est tout simple que je m’étonne, que je m’inquiète, que j’ouvre l’oreille à toutes sortes de révélations et que je sois la dupe du premier venu.

— Ainsi, dit le duc un peu rassuré, ce gitano s’était fait passer pour votre frère ? Mais quel est-il ? C’est le même qui a chanté chez moi cet hiver ? D’où sort-il, et comment s’est-il introduit chez vous, ici, à l’insu de la duchesse ?

— Ah ! dit Morenita railleuse et triomphante, vous ne savez rien ? et vous êtes arrivé à temps pour m’empêcher d’être tuée par cet aventurier que vous supposiez aimé de moi, et seulement un peu trop pressé d’en obtenir l’aveu ?

— Je ne sais absolument rien, Morenita, que ce que vous voudrez bien m’apprendre, dit le duc, espérant la désarmer par sa franchise et sa douceur ; ce que vous m’accusez d’avoir pensé, en vous trouvant aux prises avec ce misérable, tout autre l’eût pensé à ma place. Je venais plein de joie et de confiance, pour surprendre la duchesse et vous par mon retour, et j’étais loin de m’attendre à vous trouver dans un pareil danger. J’ai rougi pour vous de voir que vous vous y étiez volontairement exposée…

— Ne rougissez plus, monsieur le duc, dit Morenita avec amertume, puisque vous savez que, jusqu’à ce jour, j’ai pris Algénib, fils d’Algol, pour mon frère.

— Fils d’Algol ! s’écria le duc soudainement troublé.

— Oui, dit Morenita d’un ton de légèreté féroce, le mari de la belle Pilar, que vous avez connue, à ce qu’il prétend, et dont il disait d’abord être le fils.

Le duc, bouleversé, se leva.

— C’est assez, Morenita, dit-il ; une pareille conversation entre vous et moi ne peut aller plus loin. Je veux ignorer ce qu’on a pu vous dire ; j’aurais souhaité vous voir moins empressée de le croire. Vous pourriez penser, aujourd’hui du moins, que le lâche capable de vous tromper en se disant votre frère vous a menti sur tout le reste. Mais vous me paraissez disposée à écouter les plus fâcheuses histoires et à laisser approcher jusqu’à vous les plus étranges bandits ! Cette tendance au romanesque tient d’assez près à la folie, et j’y dois prendre garde. Je n’ai rien à vous expliquer sur les mystères qui obsèdent votre imagination. Sachez seulement que vous n’avez pas le droit de m’interroger, et que j’ai celui de surveiller et de diriger votre conduite.

Deux heures après, le duc, la duchesse et Morenita prenaient en poste la route du Turin. Le duc était profondément blessé contre sa fille, assez embarrassé devant sa femme, et en proie à une irritation intérieure qui, chez lui, remplaçait rarement, mais radicalement, la douceur et la faiblesse habituelles.

La duchesse était calme, bonne, généreuse envers Morenita, qu’elle s’efforçait de réconcilier avec le duc.

Morenita était inquiète ; mais, trop fière pour s’humilier, elle ne faisait aucune question.

Les ordres que le duc avait donnés n’avaient amené aucun résultat. Les gens chargés de suivre et de retrouver Algénib sur la route de Gênes ne l’avaient pas aperçu.

Deux jours après, le duc conduisait Morenita en visite chez une parente qui était supérieure d’un des plus riches couvents de Turin. Il la laissa seule avec elle pour quelques instants, prétextant une autre visite avec la duchesse, qui sortit du couvent, ayant l’air de pleurer. Ils ne revinrent pas. Morenita était cloîtrée.

De tous les mauvais partis que le duc avait à prendre, celui-là était le pire. Peut-être le meilleur eût-il été de laisser Morenita courir à sa destinée. Avec certaines natures, les obstacles irritent la résistance et changent la velléité en résolution, la volonté en désespoir.

La pauvre gitanilla, en entendant les grilles et les verrous se refermer sur elle, frémit de la tête aux pieds. Elle se rappela ces mots d’Algénib, à propos de son père : « Les gitanos supportent la faim, le froid, toutes les misères ; mais la captivité les tue ! »

— Oui, oui, se dit-elle, voilà ce qu’on fait de nous ! Algénib avait raison. On séduit nos mères, et on les abandonne ; on ramasse leurs enfants, on leur jette du pain, et on les met à l’attache. Tant pis pour ceux qui meurent !

De ce moment, le sang de la race proscrite et sacrifiée se ranima en elle. Elle sentit qu’elle haïssait son père. Elle maudit le mouvement d’orgueil qu’elle avait eu en se croyant affranchie de ses liens avec la bohème, au moment où le duc avait terrassé Algénib sous ses pieds.

— Oh ! qu’il revienne, ce malheureux paria ! s’écria-t-elle en tordant ses mains dans le silence de sa cellule, et je le grandirai de toute la puissance de ma haine contre mes tyrans !

Le couvent qu’on lui avait assigné pour retraite et pour prison était une véritable forteresse. Dans les premiers jours, il sembla à l’infortunée jeune fille qu’elle était enterrée vivante, et tout plan d’évasion lui parut inadmissible. Elle garda pourtant un profond silence et ne daigna pas faire entendre une plainte. Les religieuses, que le duc avait averties, s’attendaient à une explosion terrible. Il n’en fut rien. La captive fut muette, froide, polie, et d’une rare dignité dans sa douleur.

C’était le beau côté de cette nature mêlée de grandeur et de misère. Si elle avait la vanité puérile, l’ingratitude et la personnalité déréglée de l’instinct sauvage dans le triomphe, elle avait aussi le stoïcisme, la patience, la fierté dans la défaite.

Avec son admirable divination, Anicée, sans se piquer de la science de l’analyse du cœur humain, avait compris ce qu’il fallait à cette enfant. Alors qu’on l’accusait d’être aveugle et de la gâter, elle suivait la seule ligne de conduite appropriée à son caractère. Elle ne brisait aucune spontanéité, et, faisant la part de la fatalité de l’organisation, elle satisfaisait les appétits invincibles, toutes les fois qu’ils n’avaient pas de danger immédiat ou sérieux. Le duc, tour à tour plus faible et plus rigide, devait amener sa fille à cette complète révolte intérieure qui est pire que la révolte ouverte et passagère.

Morenita eut l’intelligence de comprendre que l’oppression est, à la longue, un fardeau aussi pénible à ceux qui l’exercent qu’à ceux qui le subissent ; que, dans les desseins de Dieu, personne n’est prédestiné à l’état de geôlier, et que, sans les continuelles révoltes des captifs, qui donnent à la volonté des gardiens une tension factice et maladive, les liens les mieux serrés se relâcheraient forcément plus tôt qu’on ne l’espère.

Elle s’était fait haïr dans le monde, elle se fit aimer dans le couvent. Le duc, à qui la supérieure écrivit pour faire l’éloge de sa belle pénitente, s’applaudit du parti qu’il avait pris.

— Avec ces natures indisciplinées, disait-il à sa femme, la rigueur est salutaire. Elles ne cèdent qu’à une volonté plus ferme que la leur.

— Savoir ! répondait la duchesse avec un sourire étrange. En toute chose, il faut considérer la fin. Les âmes vraiment énergiques savent attendre. Elles ne plient que pour mieux se relever. Je crois votre fille plus forte que vous.

— C’est ce que nous verrons ! reprenait le duc avec humeur.

Et pourtant son cœur saignait déjà à l’idée des pleurs que Morenita versait peut-être en secret. Il était bon par tempérament ; mais malgré l’intention d’être juste, il ne savait pas l’être.

— Dans six mois ou un an, disait-il, quand nous nous serons bien assurés que tout lien entre elle et ce drôle est rompu par l’oubli et l’absence, nous la reprendrons et nous la marierons tout de suite. Cherchons-lui un mari ; tout est là. Nous augmenterons sa dot en raison de la sottise qu’elle a faite et du danger auquel elle s’est exposée en recevant ce gitano. Si le coquin se vante, nous le ferons taire. L’époux de Morenita, recevant de nous protection et richesse, ne sera pas bien à plaindre.

Marier Morenita devint donc l’idée fixe du duc de Florès. Il était impatient de mettre un terme à la captivité de sa fille. Lui aussi savait bien que les bohémiens ne supportent pas longtemps la privation de la liberté. On lui écrivait qu’elle était souffrante ; il craignait qu’elle ne fût malade, et puis il était las de vouloir.

Il sonda toutes les personnes de son entourage qui pouvaient être des époux sortables. À sa grande surprise, malgré les cinq cent mille francs de dot qu’il fit délicatement sonner à leurs oreilles, il n’en trouva pas une seule qui voulût comprendre. Il pensait cependant que l’aventure de la villetta était restée fort secrète. Aucun de ses amis ne lui avoua que la duchesse l’avait mis dans la confidence. Tous y étaient initiés, et chacun se croyait le seul.

Le duc ne voulait pas se rabattre sur des gens sans fierté, il n’en eût pas manqué ; ni sur des hommes trop laids ou trop âgés, Morenita les eût repoussés. Enfin, il découvrit, dans un coin de sa cervelle, la pensée de s’en ouvrir franchement à Hubert Clet.

Clet, le poète, l’homme de lettres, le sceptique à l’endroit des choses sérieuses, l’enthousiaste à propos des choses frivoles, Clet, qui avait mangé sa fortune, ouvrit l’oreille à cette proposition, mais sous toutes réserves.

— Je sais toute la vérité sur l’aventure de Gênes, dit-il au duc ; je vous remercie de la confiance et de la franchise avec laquelle vous m’en parlez. Mais je tiens tous les détails de la bouche d’Algénib en personne.

— Vous l’avez donc vu ? il est donc à Paris ? s’écria le duc.

— Je l’y ai vu peu de jours après votre retour. Il n’a fait que traverser la France et doit être maintenant en Angleterre. J’ai protégé et assisté l’enfance de ce pauvre garçon, qui n’est pas si méprisable que vous croyez. Il a confiance en moi, il m’a tout raconté. Morenita a été non-seulement invulnérable à son plan de séduction, mais encore dure, hautaine, cruelle pour lui. Il la déteste maintenant autant qu’il l’a aimée, et y renonce avec d’autant plus d’empressement qu’il a grand’peur de vous. Je ne vois donc pas trop pourquoi vous vous êtes cru forcé de mettre cette pauvre petite au couvent. Vous dites qu’elle y est devenue sage : je crains que vous ne l’y retrouviez folle. Voyons ! vous lui donnez une fortune, et je suis amoureux d’elle : deux motifs pour que je l’épouse sans folie et sans bassesse, si elle veut de moi ; mais je doute qu’elle s’accommode de mes quarante ans et surtout de l’absence de prestige à laquelle doit se résigner un homme qui vous a bercée, et qu’on voyait déjà vieux alors qu’il était encore jeune. Or, écoutez, mon cher duc, je ne veux pas être la condition sine quâ non de la délivrance de Morenita. L’amour de la liberté pourrait lui arracher le oui fatal, et que voulez-vous ? j’ai encore la prétention d’être aimé, ne fût-ce que dans les premières années de mon mariage. C’est peut-être par amour-propre que j’y tiens ; car, au fond, je suis assez philosophe, mais j’y tiens. Je vous avertis donc que Morenita ne sortira pas du couvent à cause de moi, à moins que je ne lui aie parlé moi-même.

— Est-ce que vous croyez, dit le duc, que cela ne vaudrait pas la peine de faire le voyage de Turin ?

— Oui, si vous me donnez votre parole d’honneur de ne la prévenir en aucune façon.

Le duc s’y engagea et donna à Clet une lettre d’introduction auprès de sa parente la supérieure, afin qu’il pût voir Morenita comme pour lui apporter des nouvelles du duc et de la duchesse.



XIII


FRAGMENT D’UNE LETTRE DE CLET À STÉPHEN ET À ANICÉE
« Turin, 10 décembre 1847.

. . . . . . . . . . . . . . .

» À présent, chers amis, que je vous ai raconté toute l’affaire, et que vous savez où prendre votre pauvre Morenita, dont vous êtes si inquiets, je vais vous dire comment je l’ai retrouvée et ce qui s’est passé entre nous.

» Aussitôt qu’elle a paru à la grille du parloir, j’ai été frappé du changement qui s’est fait en elle depuis huit mois que je ne l’avais vue. Elle n’a pas beaucoup grandi ; elle n’est ni plus grasse ni plus colorée, mais sa beauté diabolique a pris un caractère de sérieux et de fermeté qui montre l’ange à travers le démon beaucoup plus que par le passé. Elle m’a accueilli avec beaucoup de grâce et même d’enjouement ; elle a plus d’esprit que jamais.

» Pressée par moi de dire franchement si elle s’ennuyait au couvent, elle a répondu avec une hypocrisie de fierté vraiment admirable qu’elle s’y trouvait fort bien et ne désirait pas en sortir.

» J’ai été dupe de son assurance, et j’ai commencé à lui faire un peu la cour, ne craignant plus d’être considéré comme un pis-aller entre la chaîne du mariage et celle du cloître. Au cas qu’elle m’eût écouté, je vous jure bien que je n’eusse point passé outre sans vous demander votre agrément ; car le duc aura beau faire, à mes yeux, vous êtes et serez toujours les véritables parents de cette pauvre perle d’Andalousie.

» Nous étions seuls au parloir, séparés par la grille. La sœur-écoute, avertie apparemment par l’abbesse que j’avais à entretenir Morenita d’affaires de famille, s’était retirée.

» — Voyons, chère enfant, ai-je dit à votre pupille, soyez franche. Si je ne vous déplais pas, si vous avez confiance en moi, écrivez-en à mamita et demandez-lui conseil. Si c’est le contraire, souvenez-vous que je suis son ami respectueux et dévoué, le vôtre, et que ni elle, ni votre maman Marange, ni votre parrain, ni moi, ne voulons vous laisser mourir de chagrin ici. Ouvrez votre cœur altier à la confiance, et comptez sur nous. J’ose affirmer que mamita obtiendrait du duc de vous reprendre avec elle.

» — Cela… jamais ! a-t-elle dit avec la même énergie d’obstination que vous lui avez vue dès le commencement de sa résolution.

» L’étrange fille n’a pas voulu ajouter un mot, ni changer un iota à ce laconique programme, quelques instances que j’aie pu lui faire.

» — Alors, lui ai-je dit, je vais donc vous dire adieu, et vous laisser indéfiniment ici.

» — Monsieur Clet, s’est-elle écriée en me voyant disposé à partir et en passant ses pauvres petites mains à travers la grille pour me retenir, ne m’abandonnez pas !

» Et les sanglots l’ont étouffée.

» — Que voulez-vous donc que je fasse ? lui ai-je dit encore. Si vous voulez cacher votre ennui et votre déplaisir d’être ici, il n’y a pas de raison pour qu’on ne vous y laisse encore longtemps ; car on ne veut vous en tirer que pour vous marier, et ce n’est pas bien facile à présent, outre que vous êtes fort difficile vous-même. Vous repoussez la protection de l’adorable mamita, vous boudez le duc, vous ne voulez pas vous expliquer avec moi…

» — Tenez ! je ne veux pas vous tromper ! vous êtes un vieil ami et vous me plaignez. Je ne vous aime pas assez pour vous épouser ; sachez-moi quelque gré de ma franchise, et sauvez-moi, puisque je vous sauve d’un malheur et d’une folie.

» — Allons, merci pour cela, Morenita. À présent, que voulez-vous que je fasse pour vous ?

» — Que vous m’aidiez à tromper le duc et que vous me fassiez sortir d’ici en lui laissant croire ce que je vais lui écrire.

» — Vous allez lui écrire que vous consentez à m’épouser ? Ma foi, non, merci ; faites et dites ce que vous voudrez ; mais moi, je ne peux me résigner à un pareil rôle.

» — Pourquoi donc ? vous avez trop de vanité pour vouloir paraître dupe de ma petite rouerie ?

» — Ce n’est pas cela, mais c’est la déloyauté envers le duc qui me répugne.

» — Si fait, c’est cela ! a-t-elle repris avec colère

» Et l’ancienne Morenita a reparu pour quelques moments. Elle m’a dit pas mal d’injures, et, abusant de son malheur, elle a fait son possible pour me blesser. Tout cela s’est noyé dans les larmes, et je n’ai pu la calmer et la quitter qu’en lui promettant de faire ce qu’elle me demande. Mais je vous confesse que j’ai promis cela comme on promet la lune aux enfants qui crient. Je ne me sens pas la force de jouer le duc et la duchesse à ce point, et je vous écris bien vite pour que vous veniez me tirer d’embarras.

» Faut-il que cette enfant souffre et languisse en prison pour avoir prêté l’oreille aux romances et aux romans de son frère en bohème, le plus innocemment du monde, après tout ? Je vous répète que le duc n’entend rien au métier de père, et vous pensez avec moi qu’on fait toujours fort mal ce métier-là quand on ne le fait pas franchement et ouvertement. Morenita juge la question avec un bon sens qui effraye. Elle refuse toute soumission, toute confiance à un père qui rougit de l’appeler sa fille. Vous me direz qu’elle n’a pas mieux agi avec vous qui n’aviez pas ces torts-là envers elle. Que voulez-vous ! il y a là-dessous un secret de race, ou une manie d’enfant que je ne puis vous expliquer ; car cette fillette est une énigme sous bien des rapports.

» Venez, ou écrivez-moi, mes amis ! Je reste le bec dans l’eau et le cœur à votre service. »


Stéphen, Anicée et madame Marange étaient à Genève, où Roque les avait rejoints pour quelque temps, lorsque cette lettre, adressée par Clet à Naples, leur fut renvoyée par la poste, après les avoir cherchés à Venise, où ils avaient passé une quinzaine ; elle avait donc déjà plus de douze jours de date.

Anicée n’avait reçu aucune lettre de Morenita depuis celle de Nice que nous avons transcrite. Elle avait su son séjour de trois mois à Gênes, et avait attribué son silence à l’oubli le plus complet ; elle en avait souffert, mais sans élever une plainte qui pût faire remarquer à son mari et à sa mère les torts de l’enfant qu’elle chérissait toujours. Elle avait su ensuite le retour d’Espagne du duc de Florès et le départ de sa famille pour Paris. Mais elle ignorait qu’on eût laissé Morenita à Turin. Seulement, au bout de deux mois, elle avait reçu en Italie des nouvelles de Clet, qui, ne voulant pas s’expliquer clairement sur cette aventure, l’avait jetée dans de grandes perplexités. Ses instances avaient obtenu qu’il fût plus explicite, et la lettre qu’on vient de lire, et dont nous avons omis le commencement, lui révélait enfin la vérité.

Madame Marange s’était trouvée assez grièvement malade à Genève, au moment de retourner à Briole avec ses enfants. Elle était encore hors d’état de supporter un voyage quelconque. Anicée, ne pouvant la quitter, supplia Stéphen de courir à Turin, afin de pénétrer enfin le motif de la conduite de Morenita envers elle, de vaincre sa résistance et de la ramener avec ou sans l’assentiment du duc, celui-ci ne paraissant pas remplir avec intelligence ses devoirs de tuteur ou de père.

Stéphen éprouvait une grande répugnance à se charger de cette mission. Il eût voulu la confier à Roque, mais personne n’était moins propre à la remplir, quelque bonne volonté qu’il pût y mettre.

Stéphen voyait l’angoisse de sa femme si pénible, qu’il ne savait que faire pour y remédier sans risquer auprès de Morenita une démarche qui lui paraissait pourtant de nature à empirer sa situation.

Il se résolut à éclairer Anicée sur les causes mystérieuses de l’abandon et de l’ingratitude de sa fille adoptive.

— N’est-ce que cela ? dit la magnanime et généreuse femme. Eh bien, c’est la fantaisie involontaire d’un cerveau malade. Pourquoi ne me l’avoir pas dit plus tôt ? Je l’aurais guérie, moi qui la connaissais si bien, cette pauvre petite créature bizarre. Je ne lui aurais pas brisé la coupe de la vérité sur la tête si brusquement. Je lui aurais laissé, pendant quelques jours, l’espérance de te plaire et même de t’épouser. C’est une nature qu’il ne faut pas heurter de front et qui n’entre en pourparler avec le possible qu’après avoir fait acte d’omnipotence dans son imagination. Je n’aurais demandé que trois mois pour la guérir. À présent que cette manie a été froissée et qu’on l’a laissée couver dans le silence, elle sera plus difficile à extirper. C’est égal, je m’en charge. Qu’on me rende ma pauvre malade, et tu m’aideras tout le premier à débarrasser son âme de cette possession diabolique. Ah ! Stéphen, comment se fait-il que les anges aient quelquefois peur du démon ? C’est ce qui t’est arrivé pourtant. Si je te connaissais moins, je dirais que tu as douté de toi-même, puisque tu as douté de Dieu et reculé devant cet exorcisme. Allons, allons, marche et ne crains rien. Je ne peux pas être jalouse, malgré mes quarante-cinq ans ! Pour cela, il faudrait douter de toi, et j’y ai plus de foi que toi-même. Ramène-moi mon Astarté, mon djinn, ma bohémienne. Je connais ses dents : elles s’émousseront dans les fruits que nous cueillerons pour elle aux arbres de notre paradis. Et puis, quand elle nous ferait un peu souffrir ! ne lui devons-nous pas de subir toutes les conséquences, de remplir tous les devoirs de l’adoption ? Est-ce sa faute si elle a dans les veines un peu de flamme infernale ? N’avions-nous pas prévu qu’il pouvait en être ainsi, le jour où nous avons juré de lui servir de père et de mère ? Rappelle-toi que tu te méfiais de ma persévérance, que tu craignais pour ta filleule ; et aujourd’hui, c’est toi qui es mauvais parrain, c’est toi qui me conseilles l’abandon et l’égoïsme ! Non, non ! tu vas partir et tu vas me la ramener. Écoute, tu lui diras : « Mamita est malade, elle a besoin de toi pour la soigner, elle te demande, » et tu verras qu’elle accourra bien vite ; car elle m’aime et m’aimera d’autant plus maintenant qu’elle sentira ses mouvements d’aversion plus injustes.

— Ah ! ma sainte femme ! s’écria Stéphen, tu parles des anges, qui ne devraient jamais douter de Dieu ! Les anges ne sont rien auprès de toi, et, après quinze ans d’efforts pour te mériter, on se sent encore si petit devant toi, qu’on en est effrayé !

Stéphen partit pour Turin avec Roque, ne voulant pas, malgré tout, exposer Morenita à l’émotion de se trouver seule avec lui en voyage.

Cependant Clet, voyant huit jours écoulés sans recevoir de nouvelles de ses amis, perdait complètement la tête. Il se voyait aux prises avec la plus dangereuse des tentatrices, son imagination ; nous pourrions dire sa vanité, bien que le temps et l’expérience en eussent amoindri l’épanouissement primitif.

Morenita, dont le premier mouvement avec lui avait été sincère, voyant qu’elle ne pouvait le décider à seconder son plan, revint à la fourbe féminine dont elle croyait avoir le droit d’user dans ses détresses. Elle feignit de se raviser ; elle fut coquette. Il n’eut pas la force de suspendre ses visites au couvent jusqu’à l’arrivée de Stéphen, qu’au reste il n’espérait pas beaucoup voir venir à temps pour le diriger. Le duc écrivait à Clet d’insister et de faire sa cour. L’abbesse, avertie d’encourager le projet de mariage, laissait les visites se répéter et se prolonger sans témoins. Morenita usa de toutes les ressources de son esprit et de sa malice ; Clet l’aida lui-même à le duper. Voici comment :

Il se défia d’abord de la sincérité de ce retour vers lui, et, avant d’y croire, il voulut la preuve de cette affection trop soudaine.

— Quelle preuve ? dit la jeune fille, toujours innocente dans son astuce.

— Aucune, à coup sûr, répondit Clet surpris et charmé de sa candeur, que vous, moi ou le duc puissions jamais avoir à nous reprocher. Donnez-moi un gage, écrivez-moi une lettre, que sais-je ! Établissons un lien qui, s’il n’enchaîne pas votre conscience, mette au moins ma loyauté à couvert auprès du duc et de mamita.

— Écoutez, dit-elle, êtes-vous autorisé par le duc à me faire sortir du couvent et à me ramener vers lui, si je m’engage à vous épouser ?

— Non certes ! Que vous connaissez mal les convenances du monde, vous qui y avez pourtant brillé un instant !

— Un instant si court, que je ne me rappelle rien ou n’y ai rien compris. Alors, tenez, si les convenances vous défendent de me ramener à Paris, c’est raison de plus : enlevez moi ! j’espère que je serai assez compromise avec vous ; que ni vous ni mon père ne pourrez plus douter de moi, et que ce sera un engagement indissoluble.

— Pas sûr ! dit Clet fort ému. Shakspeare a dit, en parlant de la femme : « Perfide comme l’onde ! »

— Ah ! vous vous méfiez encore ? Eh bien, vous êtes un niais ! Vous devriez vous dire que, si je viens à me rétracter, après m’être perdue de réputation pour vous, vous n’en recevrez pas moins de compliments pour votre ascendant sur les femmes, et que vous pourrez crier partout que c’est vous qui m’avez trompée.

— Vous êtes un méchant diable, dit Clet en riant ; mais vous êtes folle ! Je ne veux pas jouer ce rôle-là.

— Vous êtes donc devenu bien moral ?

— Non ; mais je suis un honnête homme, l’ami du duc et de Stéphen. Toute sottise que je vous laisserais faire serait une tache, pour votre mamita surtout. Il ne faut pas que l’enfant qu’elle a élevée soit perdue de réputation comme vous dites.

— Ah ! toujours mamita ! dit Morenita avec colère. Si l’on tient à mon honneur, c’est à cause du sien ! Moi, je ne compte jamais ! Tenez, vous ne m’aimez pas !

Morenita pleura. Clet se sentit bien faible. Deux jours de cette lutte épuisèrent ce qui lui restait de forces. Il n’en garda plus que pour résister à une fuite en Angleterre, à un mariage de Gretna-Green que lui proposait Morenita. Il était si bien convaincu, que tout ce qu’il put obtenir fut de conduire directement Morenita à Paris et de tenir sa main de celles du duc et de la duchesse. Il fallut promettre de renoncer à attendre l’avis de Stéphen et de sa femme.

Il ne restait plus qu’à effectuer l’enlèvement. Clet n’était muni d’aucun pouvoir du duc auprès de la supérieure pour faire sortir Morenita du couvent ; mais Morenita avait tout prévu ; elle était sûre de son fait.

— S’en aller la nuit par-dessus les murs, lui dit-elle, descendre par les fenêtres, tout ce qu’on peut imaginer de plus difficile et de plus périlleux, est absolument impossible. Il y a longtemps que j’y songe et je sais à quoi m’en tenir.

— Il y a longtemps ? dit Clet. Vous ne devriez pas me dire cela !

— Ai-je dit longtemps ? reprit-elle. Eh bien, va pour longtemps ; car il y a huit jours, et c’est un siècle !

— Allons ! si le difficile est l’impossible, le possible est donc dans le facile ? Explique-toi.

— La chose impossible à tous, facile à vous seul, c’est l’entrée et la sortie de ce parloir, c’est le tête-à-tête où nous voilà. Eh bien, faites-moi sortir à travers cette grille qui nous sépare, et tout est dit. Clet examina la grille : elle était en fer, très-massive et solidement scellée dans la muraille.

— Que les hommes sont bêtes ! dit Morenita, qui le regardait en riant. Et cette petite fenêtre, au milieu, pour faire passer les cadeaux, les jouets ou les brioches que les parents apportent à leurs enfants ?

— Elle est grillée aussi et fermée en dedans avec un cadenas.

— Voici l’empreinte, dit Morenita en la tirant de sa poche ; vous allez faire faire une clef.

— Sublime ! dit Clet, qui, malgré lui, s’amusait comme un enfant de l’idée d’enlever une femme qu’on lui donnait d’avance avec une dot. Mais, quand nous aurons une clef, vous ne passerez pas par cette étroite ouverture.

— J’y passerai, dit Morenita.

— Impossible ! Il y a de quoi vous briser. Je ne veux pas d’une femme passée au laminoir.

— J’y passerai, dit Morenita, et je n’aurai pas un cheveu de moins.

— À la bonne heure ! dit Clet, bien résolu à ne pas faire faire de clef et à ne pas exposer Morenita à cette affreuse et impossible épreuve.

Elle le devina, et, se ravisant, elle lui dit :

— J’ai une autre idée. Oui, un moyen sûr, naturel, excellent ; mais je ne veux pas vous le dire, vous le feriez manquer par votre peu de sang-froid. À demain. Ne venez ici qu’à la nuit, ayez une voiture à la porte, un grand manteau sur les épaules, une chaise de poste à la sortie de la ville, et je vous réponds de tout.

Clet n’en croyait rien, mais elle lui arracha sa parole d’honneur de se tenir prêt pour l’enlèvement le lendemain à l’heure dite. Morenita, pour lui donner confiance, lui remit une lettre adressée au duc, dans laquelle elle lui déclarait gaiement sa résolution d’épouser M. Hubert Clet, et qu’elle chargeait celui-ci de mettre à la poste le soir même.

— Mais, s’il en est ainsi, dit Clet en mettant la lettre dans sa poche après avoir consenti à la lire, à quoi bon l’équipée que nous allons faire ? Dans quatre jours, grâce à cette lettre, le duc sera ici, vous sortirez le jour même, et nous retournerons tous les trois à Paris, sans scandale, sans danger.

— Ah ! vous craignez le scandale, à présent ? dit froidement Morenita. Eh bien, renoncez à moi. Je ne veux pas d’un mari passé au laminoir des convenances, qui, au premier nuage, me reprocherait de l’avoir choisi par haine du couvent ; car je pourrais bien lui reprocher, moi, de m’avoir délivrée par amour de ma dot. Je ne ferai jamais qu’un mariage d’amour, je vous le déclare. Fuyons comme deux amants, sans cela nous ne serons jamais époux, je vous le jure par l’âme de ma mère !

Clet se retira aussi effrayé qu’enivré. Si la dot lui plaisait, la femme le charmait encore davantage. Il en avait peur, mais son amour-propre lui persuada qu’il vaincrait le démon. Il ne se disait pas qu’il avait bu et fumé trop d’opium dans sa crise romantique pour n’être pas facile à endormir par le chant de la sirène.

Il passa une nuit fort agitée et se retrouva assez froid le lendemain. Au fond du cœur, sa passion pour la gitanilla était un peu factice, — elle avait plutôt son siége dans l’imagination. Quand il se rappelait le pauvre enfant noir de la maison Floche, allaité sur la paille par une brebis, les premiers cris, les premiers rires, les premiers pas du marmot dans le parc de Saule, les premières malices de la petite fille, les premières coquetteries de l’adolescente, bien qu’il n’eût pas naturellement les entrailles très-paternelles, il se figurait qu’il faisait la cour à sa propre fille, et il se trouvait tout au moins fort ridicule.

Il se remit sur ses pieds en se disant qu’allumer une passion, malgré tant de souvenirs propres à l’empêcher de naître, et toute cette prose que l’habitude répand dans la poésie de l’amour, était une conquête d’autant plus glorieuse. Il lui était passé aussi quelquefois par la tête que Stéphen inspirait cette passion quand même à sa filleule. Sans se l’avouer précisément, il eut du plaisir à se persuader qu’il l’emportait sur un homme qu’il avait toujours senti supérieur à lui, et, à tout événement, il commanda la chaise de poste à la sortie de la ville, se munit du manteau, et monta dans le fiacre pour se rendre au couvent. Il n’avait oublié que la clef de la grille du parloir.

Il faisait nuit, et il eut à s’approcher du portier, qui était fort clairvoyant, pour se faire reconnaître. Cette clairvoyance était moindre à la sortie des visiteurs qu’à leur entrée, personne ne pouvant prévoir qu’il fût possible de traverser les grilles du parloir.

Ordinairement Clet, lorsqu’il venait dans la soirée, attendait dans l’obscurité qu’on eût averti Morenita. Elle arrivait alors avec une religieuse qui apportait de la lumière, qui s’assurait que le visiteur était bien celui dont les parents autorisaient l’assiduité, et qui se retirait après avoir échangé quelque politesse avec lui.

La surprise de Clet fut grande en voyant le parloir éclairé et Morenita seule devant lui, non derrière la grille, mais dans le compartiment de la pièce où il se trouvait lui-même. Elle portait un coffret où étaient ses bijoux, et une mantille noire enveloppait sa taille.

— Est-ce vous, grand Dieu ? s’écria-t-il. Par où êtes-vous sortie ?

Morenita lui montra ses bras meurtris, ses mains ensanglantées.

— J’ai passé au laminoir, dit-elle en souriant. À présent, ne voulez-vous plus de moi ?

Clet, éperdu et enthousiasmé, la prit dans ses bras, et redevenu le cavalier espagnol des rêves de sa jeunesse littéraire, il s’écria, comme dans une de ses nouvelles :

— À toi pour la vie, mon âme, ma lionne, ma panthère ! etc.

Morenita avait tout son sang-froid.

— Hâtons-nous, dit-elle. Le portier sonne dans le cloître pour m’avertir de votre visite… Écoutez… oui ! Nous avons le temps avant qu’il soit retourné à son poste. Il n’est même pas nécessaire que vous me cachiez sous votre manteau. Cela nous retarderait ; il faut courir !

Et, sans attendre sa réponse, elle s’élança vers la porte du parloir, qu’il avait laissée ouverte, franchit, avec la rapidité d’une flèche, le couloir qui conduisait dehors, passa devant la loge du portier, où il n’y avait personne, et franchit la porte extérieure avant que Clet, embarrassé dans son manteau et craignant d’éveiller l’attention ou la méfiance par trop d’empressement, eût traversé la cour.

Il s’applaudit de son calme en entendant le portier rentrer sans émoi dans sa loge. Alors il se hâta, franchit le seuil de la rue, vit la portière de son fiacre ouverte, et Morenita assise au fond. Il s’élança à ses côtés, ordonna au cocher de sortir tranquillement de la rue, puis de fouetter de toutes ses forces jusqu’à la sortie de la ville.

Son premier mouvement fut de serrer Morenita contre son cœur ; mais elle se dégagea avec effroi, et, ramenant sa mantille autour d’elle, cachant sa figure dans ses deux mains, elle se renfonça dans son coin, muette, farouche, et comme épouvantée du tête-à-tête.

Cette terreur soudaine de la part d’une personne si résolue l’instant d’auparavant, surprit Clet, mais, loin de le blesser, le flatta beaucoup. Cette crainte, ce trouble, cette pudeur auxquels il ne s’attendait pas, c’était de l’amour, c’était l’aveu d’une faiblesse sur laquelle il n’avait pas compté.

— Chère Morenita, dit-il en tâchant de porter à ses lèvres une main qu’elle lui retira obstinément, que pouvez-vous donc craindre de votre meilleur ami, de votre serviteur dévoué ? À présent, disposez de moi comme d’un esclave. Je ne peux plus douter de votre amour, ne doutez pas de mon respect. Vous feriez injure à celui qui se regarde comme votre époux, et qui ne veut vous devoir qu’à vous-même.

La tremblante fugitive ne répondit pas un mot, et Clet épuisa vainement son éloquence à vouloir la rassurer.

Ils arrivèrent à un endroit fort sombre, où la chaise tout attelée attendait. Morenita y monta avec empressement. Clet paya son fiacre, donna ses ordres à la hâte, et reprit sa course avec sa fiancée.

Elle s’entêta dans son silence, et Clet l’eût crue évanouie, sans le soin qu’elle prenait de s’éloigner de lui aussitôt qu’il essayait de se rapprocher d’elle. Pour lui marquer son respect, il s’installa sur la banquette de devant et ne lui adressa plus la parole. Elle, cachée toujours dans sa mantille et immobile dans son coin, ne bougea de toute la nuit et feignit de dormir. Clet trouva peu à peu cette façon d’agir très-bizarre, très-prude et trop anglaise pour une Espagnole.

Il essaya de dormir aussi ; mais un dépit croissant l’en empêcha. Évidemment, Morenita l’avait joué, elle n’avait pour lui que du dédain, de la haine peut-être. Aussitôt que le jour paraîtrait et qu’elle se verrait hors d’atteinte dans sa fuite, elle allait le réveiller de ses illusions par le plus diabolique éclat de rire.

Le jour vint, en effet, et la voyageuse s’était endormie pour tout de bon. Alors Clet, sortant comme d’un rêve, examina peu à peu sa compagne à la clarté douteuse de l’aube. Il fut surpris de la malpropreté de sa robe brune et de la grossièreté de la chaussure qui cachait son petit pied. La figure et les mains restaient voilées et enveloppées avec soin, mais de quel lambeau de soie craquée et rougie par l’usure !

Sans doute Morenita s’était déguisée à dessein en pauvre fille pour n’être pas reconnue à la sortie du couvent ; mais il ne semblait pas à Clet qu’elle fût affublée de ces guenilles au moment rapide où elle lui était apparue dans le parloir et où elle lui avait parlé à visage découvert.

Une soudaine méfiance s’empara de lui. Il avança doucement la main, saisit le voile à poignée sur l’épaule de la dormeuse, et l’arracha brusquement.

Que devint-il en découvrant la plus laide et la plus malpropre gitanilla qu’il fût possible de ramasser au coin de la rue ! une vraie guenon, crépue, hérissée, noire comme l’enfer, au regard stupide, au sourire sournois, à la griffe crochue ! Petite, menue et jeune comme Morenita, bien faite d’ailleurs et assez gracieuse dans ses mouvements, comme toutes les bohémiennes, elle avait joué avec succès ce rôle évidemment préparé d’avance, et tout autre que Clet eût pu y être pris. Il eut le courage d’éclater de rire et de lui demander si elle avait bien dormi. Elle lui répondit dans un idiome incompréhensible qu’elle n’entendait pas le français.

Clet fut en ce moment un grand philosophe. Au lieu de lancer le petit monstre par la portière, il se rappela que, depuis trois heures, il avait envie de fumer. Il tira son tabac, roula gravement une cigarette et l’alluma. La gitanilla avança sa maigre patte comme pour demander l’aumône de la même jouissance. Clet, sans sourciller, lui donna du papier, du tabac et du feu.

Tout en fumant, il s’avisa d’une nouvelle mystification fort possible et plus sanglante encore de la part de Morenita, s’il ne brusquait la séparation avec la doublure qu’elle s’était procurée : il allait peut-être, au premier relais, se voir entouré d’une bande de bohémiens qui l’accuseraient publiquement d’avoir enlevé cette jeune merveille, et qui feraient un esclandre pour le rançonner. Il pensa ne devoir pas pousser la chevalerie jusqu’à ce risque, et, appelant le postillon, après s’être assuré que l’endroit était désert, il fit arrêter la voiture. Alors, prenant la petite par un bras, il la planta sur le chemin, en lui donnant un louis et en lui disant :

— Si tu entends le français, ma mie, reçois mes remercîments pour le service que tu m’as rendu, et dis à ceux qui t’emploient que je les bénis pour m’avoir épargné la pire sottise que je pusse jamais faire.

Après quoi il remonta en voiture et continua sa route vers Paris, où il alla raconter l’affaire au duc de Florès, en le priant de ne plus compter sur lui pour épouser miss Hartwell.

Le duc entra dans une véritable fureur contre Morenita, et rendit Clet témoin d’une scène d’intérieur bien étrange.

La duchesse était entrée dans le cabinet de son mari pour prendre sa part du récit de Clet. Un sourire involontaire illuminait son visage expressif pendant qu’il parlait. Le duc s’en aperçut et sa colère augmenta.

— En vérité, madame, s’écria-t-il, on dirait que vous vous réjouissez de la honte et du ridicule que vous avez attirés sur moi !

— Que voulez-vous dire ? demanda la duchesse en le regardant avec audace.

— N’est-ce pas vous qui, malgré mes objections et ma résistance, avez soufflé à cette malheureuse petite fille la pensée de quitter ses parents adoptifs et de venir demeurer chez moi ? N’avais-je pas prévu que vous ne sauriez pas la diriger, que vous lui tourneriez la tête par vos exemples, et que vous l’abandonneriez ensuite à tous les dérèglements de son caractère ?

— Par mes exemples ? reprit la duchesse avec une froideur effrayante. Vous avez dit cela, je crois ? Auriez-vous la bonté de vous expliquer, monsieur le duc ?

— Eh ! madame, vous me comprenez bien ! répliqua le duc hors de lui.

— Certainement ; mais notre ami M. Clet ne comprend pas, et il faut que je lui explique…

— Quoi ? qu’expliquerez-vous ? s’écria le duc en pâlissant Taisez-vous, madame ; vous êtes folle !

Clet prit son chapeau pour s’en aller.

— Restez, monsieur Clet, dit la duchesse avec autorité et en se jetant presque dans ses bras ; car j’ai à dire à monsieur le duc des choses bien graves, et si je les lui dis tête à tête, je vous jure qu’il me tuera.

Clet, effrayé, demeura incertain.

— Elle a raison, dit le duc ; je sens qu’elle va dire des choses qui me rendront fou. Restez, Clet, vous êtes homme d’honneur. Protégez madame contre moi, s’il le faut ; il faut bien que je la laisse implorer la pitié des autres !

— Écoutez et jugez ! reprit la duchesse avec une énergie extraordinaire. Il y a quinze ans que vous nous connaissez, monsieur Clet ; vous savez avec quelle passion, quelles souffrances, quelle fidélité j’ai aimé M. le duc de Florès. Vous saviez, vous, qu’il me trompait, qu’il m’avait toujours trompée ; que, dès les premiers jours de notre mariage, il m’avait fait l’injure de me préférer une vile gitana, et que, depuis, il avait eu d’autres maîtresses. Lasse de souffrir et de rougir, une fois, une seule fois dans ma vie, Dieu qui m’entend le sait bien, j’ai aimé un autre homme. Je n’ai pas cédé à sa passion, je n’ai pas manqué à mes devoirs, mais je l’ai aimé de toutes les forces de mon cœur ! C’était lord B…, que vous avez vu ici. Je puis bien le nommer à présent qu’il est mort ; on ne peut pas le tuer deux fois ! Eh bien, lord B… passe pour avoir été assassiné, il y a deux ans, dans son parc, en Angleterre. C’est la vérité ; mais ce qu’on ne sait pas, c’est que l’assassin, c’est M. le duc de Florès.

— Vous mentez ! s’écria le duc ; je l’ai provoqué en duel : nous nous sommes battus loyalement.

— Sans témoins ; c’est un assassinat, monsieur, dans tous les pays du monde et selon toutes les lois humaines. Vous l’avez tué par jalousie, parce que je l’aimais, vous qui ne m’aimiez pas, lorsque j’avais respecté votre honneur tandis que vous m’étiez cent fois infidèle. C’est la loi du monde. Vous pensiez que c’était votre droit ; je ne me suis pas révoltée, je ne me suis pas séparée de vous, je n’ai fait entendre aucune plainte ; vous ne m’avez vue ni pâlir, ni défaillir, ni pleurer. Frappé de mon courage et touché de ma soumission, vous avez daigné me pardonner mes soupçons, et cacher au monde la cause de mon secret désespoir.

— Eh bien, dit le duc, cachons-la toujours et taisez-vous, madame. Vous voilà assez confessée, et moi aussi !

Le duc, oppressé par de cruels souvenirs, voulut se retirer. La duchesse le retint.

— Mais, moi, je ne vous ai pas pardonné ! s’écria-t-elle l’œil en feu et la bouche frémissante. J’ai juré de me venger et j’ai tenu parole. L’occasion m’a servie, je ne l’ai pas laissée échapper. Le gitano Algénib est venu, un jour, me révéler secrètement l’histoire de la belle Pilar et l’existence de l’intéressante Morenita. J’ai payé la confiance et le dévouement de cet aventurier : je lui ai confié le soin de ma vengeance !

« C’est par lui, par moi par conséquent, que Morenita a su de qui elle était la fille, par moi qu’elle s’est laissé persuader de quitter madame de Saule, et M. Stéphen, dont elle était follement amoureuse, pour venir imposer à M. le duc l’humiliation et le ridicule de cette indigne paternité. C’est par moi que le gitano, épris d’elle, malgré la haine et la jalousie qu’il avait éprouvées pour elle avant de la voir, a pu entretenir avec elle une intrigue dont voici le résultat. Il l’enlève ! Libre à vous, monsieur le duc, de courir après eux, et de tuer l’amant de votre fille comme vous avez tué l’amant de votre femme. Ce ne sera pas trop de deux meurtres pour la gloire d’un si bon père et d’un époux si fidèle ! Mais, quoi que vous fassiez, vous boirez la honte de votre alliance avec la race égyptienne. Miss Hartwell a fait trop de bruit dans Paris, elle a brillé d’un trop vif éclat dans vos salons pour qu’on oublie son apparition et pour qu’on ignore sa destinée. Rendue aux bons instincts de sa nature, elle va courir les chemins en secouant les grelots d’un tambour de basque et en profilant sa gracieuse cambrure à la lueur des étoiles, comme feu madame sa mère, d’irrésistible mémoire. Moi qui ai mené toutes ces choses à bonne fin, à l’intention de M. le duc et de madame Rivesanges, cette divine madone qui a donné à sa chère Morenita de si bons exemples à défaut de bons principes ; moi qui me venge ainsi des premières et des dernières trahisons de mon noble maître, j’attends le châtiment qu’il voudra bien m’infliger pour tant de scélératesses. Me fera-t-il le plaisir de m’abandonner ? Hélas ? non : le monde en parlerait. Se donnera-t-il celui de me battre ou de me tuer ? Non ; car voici un témoin qui dirait que M. le duc est un assassin et un lâche. Enfin égorgera-t-il mon amant dans mes bras ? Je l’en défie ; car je n’ai point d’amant, et j’ai au moins la consolation de pouvoir le maudire et le braver en face !

Ayant ainsi parlé d’une voix étranglée par la douleur et la colère, cette terrible Espagnole tomba roide sur le tapis, en proie à des convulsions effrayantes. L’infortuné duc s’arrachait les cheveux. Clet les sépara, et, les ayant laissés aux soins de leurs gens, rentra chez lui consterné, malade lui-même, et frémissant désormais à l’idée d’entrer dans une famille si déplorablement troublée.

Pendant que ces choses se passaient à Paris, Stéphen et Roque cheminaient de Genève à Turin, et Morenita avec Algénib cheminaient de Turin à Genève. L’intention de ces derniers était de gagner l’Angleterre par l’Allemagne.

Au sortir du couvent, Morenita, qui, durant sa captivité, avait réussi à échanger secrètement quelques lettres avec le gitano, trouva celui-ci au poste qu’elle lui avait assigné. Il était à la porte de la rue avec une petite compatriote que, moyennant finances, il avait facilement décidée à jouer le rôle indiqué. Il la fit lestement monter dans le fiacre de Clet, sans que le cocher lui-même s’en aperçût.

Aussitôt que Morenita eut franchi la porte du monastère, les deux jeunes gens se prirent par le bras, et, tournant la première rue, s’éloignèrent en courant, comme savent courir les chevreuils et les amoureux. Ils gagnèrent ensuite, sans se trop presser, un faubourg où ils furent reçus dans une maison de mauvaise mine par un homme basané qui portait le costume d’un villageois des environs, mais en qui le type gitano était fortement caractérisé. Il échangea quelques paroles dans sa langue avec Algénib, et servit de guide et d’éclaireur aux fugitifs jusque dans la campagne. À l’entrée d’un pauvre cabaret où mangeaient et buvaient d’autres bohémiens, ils trouvèrent une de ces longues voitures à deux roues qui servent aux colporteurs aisés pour le transport de leurs marchandises. Ils montèrent dans le large compartiment destiné aux ballots. Un nouveau bohémien s’installa dans la partie qui sert de cabriolet au conducteur. Un maigre cheval traînait au pas ce véhicule qui gagna ainsi la grande route, sans passer sous les yeux des douaniers ni de la police, et qui marcha toute la nuit, sans crainte et sans danger, au pied des montagnes.

Cette fuite tranquille, obscure, sans émotion et sans drame, laissa Morenita tout entière au sentiment de sa situation morale. L’espèce de chambre où elle voyageait ainsi était propre, garnie de materas et de couvertures, et éclairée par une petite lampe dont la clarté ne perçait pas au dehors. Les parois élevées ne permettaient pas qu’on pût voir le pays qu’on traversait ; l’air ne venait que de deux lucarnes placées trop haut pour que Morenita, assise, pût se distraire en suivant des yeux les objets extérieurs.

Cet isolement, ce calme, cette sorte d’emprisonnement avec Algénib, sans espoir d’aucune autre protection que la sienne, jetèrent une grande épouvante dans l’âme de Morenita. Elle n’avait échangé que quelques mots avec lui dans le trajet du couvent à la voiture, des mots qui n’avaient rapport qu’à l’action présente, rien sur le passé, rien sur l’avenir. Algénib, froid, contraint ou indifférent avec elle, ne paraissait pas disposé à rompre le silence le premier. Après s’être assuré, avec l’air de dégoût d’un homme qui se prétend civilisé, que la cabine roulante des bohémiens était aussi-propre qu’il l’avait exigé, il s’installa dans un coin pour dormir, donnant, par cette manière d’être farouche et bizarre, un singulier pendant à la scène qui se passait à la même heure dans la voiture de Clet.

Sans doute Algénib, en faisant à la fausse Morenita le programme de son attitude vis-à-vis de Clet, avait adopté le sien propre dans des conditions analogues. Un instant même il avait eu l’idée de jeter un double outrage à la face de ceux qu’il appelait ses ennemis naturels, en substituant à lui-même dans sa fuite un affreux gitano, pour confondre l’orgueil de Morenita. Selon lui, Morenita avait renié son rang et parjuré sa religion en le laissant maltraiter par le duc après avoir repoussé son amour. Il la haïssait depuis ce jour-là. Il avait juré de se venger d’elle. Il croyait n’être revenu lui offrir son assistance que pour arriver à ce but. Mais la jalousie et la passion qui couvaient sous cette haine ne lui avaient pas permis de confier à un autre le soin de sa vengeance.

Morenita eut peur de ce silence et comprit ce qui se passait dans ce cœur si vindicatif. Elle se fût jouée facilement de tout autre ; mais elle sentait là un homme délié d’esprit, aussi pénétrant, aussi insaisissable au piége que la femme la plus habile, et je ne sais quel respect instinctif pour un caractère si semblable au sien se mêlait à sa crainte.

Elle prit le parti de lui tenir tête de la même manière, et, gardant le silence, elle feignit de s’assoupir aussi ; mais elle n’ouvrit pas une seule fois les yeux à la dérobée sans voir les yeux ardents du gitano attachés sur elle avec une expression indéfinissable. Dès qu’il se voyait observé, il reprenait sa feinte indifférence ou son sommeil simulé.

La nuit entière se passa ainsi. Au point du jour, le voiturier s’arrêta à l’entrée d’un bois. Il faisait très-froid. Morenita était glacée, elle avait faim. Algénib, qui paraissait insensible à tout, ne parut pas non plus s’inquiéter d’elle et descendit comme pour marcher un peu, sans lui demander si elle voulait en faire autant, et sans lui dire où elle était. Le conducteur s’éloigna aussi. Morenita se crut abandonnée à quelque péril inconnu ; en proie à une affreuse inquiétude, elle eut l’idée de fuir de son côté pour se soustraire à son étrange protecteur. Elle le pouvait, la voiture restait ouverte. Elle l’eût osé, mais elle ne le voulut pas.

— C’est de la confiance qu’il exige peut-être, pensa-t-elle. Je feindrai d’en avoir.

Elle se sentait sous la main d’un maître.

Au bout d’une demi-heure, Algénib reparut avec le bohémien.

— Venez, dit-il à Morenita.

Il la laissa descendre sans lui offrir le bras, paya son conducteur en lui secouant la main d’un air affectueux, et marcha le premier en prenant à travers le bois, sans se retourner pour voir si sa compagne le suivait.

Elle le suivit résolûment, quoique brisée, et arriva avec lui à la maison d’un garde forestier où elle fut reçue dans une pièce fort propre, bien chauffée et servie d’un déjeuner confortable. Algénib l’y laissa seule. La femme du garde lui conseilla de se reposer quelques heures dans un bon lit. Cette femme paraissait honnête et bien intentionnée. Morenita accepta, se remit du froid et de la fatigue, et, relevée vers midi, attendit Algénib sans oser faire la moindre question sur son compte, et sans vouloir témoigner l’impatience de le revoir.

Cette impatience était vive pourtant. La curiosité commençait à remplacer l’inquiétude.

Algénib entra enfin, après lui avoir fait, non pas demander si elle voulait le recevoir, mais dire simplement qu’il avait à lui parler.

— Señorita, dit-il sans s’asseoir, je viens de pourvoir à la suite de votre voyage. Ce soir, une voiture de louage viendra vous prendre ici. Je vous conseille, malgré le froid, de ne voyager que la nuit et par courtes étapes, sans prendre ni la poste ni les voitures publiques. Quand on se sauve, il faut toujours se laisser dépasser. Le duc vous cherchera en Angleterre. Il faut n’y arriver que quand il en sera parti. Prenez donc votre temps. Voici de l’argent, il vous en faut. Vous me le restituerez quand vous aurez vendu quelques diamants. Rien ne presse ; j’ai de quoi attendre. J’ai acheté pour vous une pelisse fourrée que vous trouverez dans votre voiture, et, sur ce, je vous souhaite un bon voyage et de brillantes destinées.

— Vraiment, Algénib, vous m’abandonnez ainsi ! dit Morenita stupéfaite ; sont-ce là vos promesses ?

— Vous voulez dire mes offres. Or, des offres ne sont pas des engagements dès qu’elles ont été rejetées, et c’est ce que vous avez fait des miennes.

— Quoi ! je suis avec vous, et vous prétendez que je n’ai pas accepté vos services ?

— Mes services, oui ; mon dévouement, non ! Ne jouons pas sur les mots, Morenita Florès. Voici ma dernière lettre, et voici votre réponse.

Et, tirant deux lettres de sa poche, Algénib les relut avec une sorte de pédantisme amer.

— Je vous écrivais, dit-il : « Morenita, vous m’avez humilié, foulé aux pieds. Je vous pardonne, vous êtes assez punie. Je suis près de vous, j’attends vos ordres. » Ce n’était pas long, mais c’était clair ; cela signifiait : Je vous aime, disposez de moi. Votre réponse n’est ni moins courte ni plus obscure : « Je ne veux pas de conditions. Sauvez-moi. Je n’ai rien à me faire pardonner. Je suis prête à fuir, j’attends la preuve de votre affection. » Cela signifie : Je ne vous aime pas, servez-moi. Eh bien, à un homme que la vanité n’aveugle pas comme M. Clet, il ne faut pas espérer de dorer la pilule. Il sait avaler le fiel de la vérité, celui qui a beaucoup lutté et beaucoup souffert ! Mais il vaut peut-être mieux que bien d’autres. Le gitano abject a bien voulu vous prouver qu’il est plus généreux et en même temps plus fier que vos heureux du monde, qui ne vous délivrent et ne vous protégent qu’à la condition de vous posséder, au risque d’être trompés le lendemain. J’étais bien aise de vous donner cette leçon, señorita, et je n’ai pas insisté dans ma correspondance : elle n’a plus roulé, entre vous et moi, que sur les moyens d’évasion. Vous voilà libre, grand bien vous fasse ! Je vous devais cela, parce que, malgré le noble sang de votre père, vous êtes gitana, et que les gitanos, ces êtres si dégradés et si misérables, se doivent entre eux l’assistance fraternelle et ne l’oublient jamais. Quoique votre mère ait trompé mon père, je me suis souvenu aussi qu’elle m’avait adopté avec amour, qu’elle m’avait porté dans ses bras, qu’elle avait partagé son dernier morceau de pain avec moi comme avec l’enfant de ses entrailles, et j’ai eu pitié de sa fille ; voilà tout !

Algénib, qui avait dit tout cela avec emphase et dédain, ne put cependant réveiller en lui le souvenir de la pauvre Pilar sans éprouver une émotion profonde. Ceux qui méprisent le plus cruellement les gitanos ne sauraient leur refuser la force et la tendresse dans les affections de famille. La voix d’Algénib fut un instant voilée, et ses yeux brûlants se remplirent de larmes.

Morenita se leva et lui prit la main :

— Vous êtes meilleur que je ne pensais, dit-elle, et je vous ai méconnu, pardonnez-le-moi.

— À la bonne heure ! reprit-il. Adieu !

— Non. Il est impossible que nous nous quittons ainsi ! s’écria Morenita. Malgré tout, nous sommes les enfants du malheur et de la persécution, et il n’est pas nécessaire d’avoir été portés dans le même sein pour nous sentir frères. Je le vois bien, je suis plus gitana qu’Espagnole, et, si je rougis de quelque chose à présent, c’est d’avoir rougi de vous. Ne soyez pas si sévère, songez à l’éducation que j’ai reçue !…

— Vous mentez, Morenita ; ni votre mamita ni même votre cher Stéphen ne vous avaient enseigné à mépriser les bohémiens. Ils ne vous en parlaient pas assez peut-être ; mais, quand l’occasion les y forçait, ils vous disaient qu’il fallait plaindre et secourir les descendants des pauvres soudras, plus soudras, plus parias encore en Europe qu’ils ne l’étaient jadis dans leur patrie. Oh ! je sais bien ce que Stéphen pensait de la cruauté de sa race, et, à présent, je lui rends justice. C’est chez votre père que vous avez appris à nous dédaigner. C’est là que votre cœur s’est corrompu. C’est peut-être ma faute, je vous ai donné de mauvais conseils, et vous en avez profité contre moi et contre vous-même. Adieu, vous dis-je ! vous êtes vaine et menteuse pour deux gitanillas ; car vous l’êtes comme une Espagnole.

— Je ne veux pas que vous me haïssiez ! s’écria Morenita.

— Je ne vous hais pas, répondit Algénib, vous m’êtes indifférente.

— Vous m’aimiez pourtant encore, il y a un mois, quand vous êtes revenu de Paris à Turin pour me chercher, au lieu d’aller seul en Angleterre ?

— Ah ! je vas vous dire ! répondit-il avec un sourire amer, j’avais reçu de l’argent pour vous enlever. J’aurais voulu le gagner, parce que j’aime l’argent. Mais je ne suis pas voleur, quoique gitano, et quand j’ai su que vous ne me suiviez pas de bon cœur, j’ai renoncé à l’argent et à vous. À présent, sachez que, si je vous emmenais, je n’aurais pas de quoi faire vivre longtemps une princesse comme vous. Il me faudrait recourir à la duchesse ; ce serait très-avilissant, n’est-ce pas ? Eh bien, si je vous aimais, si vous m’aimiez, je m’en moquerais bien ! Je ne serais pas vil, je serais méchant. Il y a manière de faire les choses. Je rançonnerais pour vous cette femme qui paye ses vengeances et qui serait forcée de payer notre bonheur. Mais ne pensons pas à tout cela, nous ne pourrions pas nous aimer !

— Non, ne pensons pas à rançonner nos ennemis, dit Morenita, qui comprit aussitôt la conduite de la duchesse envers elle, et qui en frémit ; songeons à les fuir, à ne jamais retomber dans leurs mains. Algénib, sauve-moi et je t’aimerai peut-être ! Ne veux-tu donc pas me mériter, toi qui m’aimais tant à la villetta ? Je n’ai pas besoin d’argent, j’ai des bijoux, ils sont à moi : c’est mon père qui me les a donnés. C’est de quoi attendre que nous soyons assez oubliés de nos persécuteurs, assez libres pour gagner notre pain nous-mêmes. Prends-moi pour ta sœur comme autrefois. Figurons-nous que nous ne nous étions pas trompés sur notre parenté. Soyons amis comme dans ce temps-là. Ç’a été le plus pur et plus doux de ma vie, rends-le-moi !

— Jamais ! dit Algénib. J’ai été avili, jeté à genoux, frappé presque sous vos yeux par votre père, et vous avez regardé, vous n’avez rien dit, vous n’avez pas maudit le sang chrétien ; vous étiez contente !

— Mon Dieu ! vous aviez voulu me tuer, vous, ou me contraindre à vous obéir sans amour !

— J’étais fou dans ce moment-là, j’avais la passion pour excuse. Vous, vous étiez de sang-froid en me voyant maltraiter, et vous aviez la lâcheté pour refuge.

— Ainsi, vous me dédaignez, et après m’avoir enlevée, vous allez m’abandonner ? Mais songez donc que c’est une honte pire que celle d’avoir été séduite !

— Vous ne savez pas ce que c’est que d’être séduite, ma pauvre señorita : vous ne le serez jamais, je vous en réponds, vous êtes trop méfiante ! mais vous serez outragée. C’est le sort de celles qui promettent et ne tiennent pas. Allons ! je vois que vous avez peur de vous trouver seule et que vous tenez à ce que j’aie l’air d’être votre dupe. Je me ris de cette prétention, je saurai la déjouer ; partons, si vous voulez. Mais alors il vous faudra aller où je veux.

— Où donc voudriez-vous me conduire ?

— Chez votre mamita et votre parrain Stéphen, qui, seuls, vous feront grâce et vous accorderont leur protection.

— Vous voulez me conduire chez mon parrain, vous qui étiez si jaloux de lui, et qui, vingt fois, m’avez menacée de me tuer si je ne l’oubliais ?

— Je vous ai dit que je ne vous aimais plus ; par conséquent, je ne suis plus jaloux de personne. Vous doutez donc encore de cela ? Vraiment, vous avez la fatuité bien tenace, miss Hartwell !

— Eh bien, partez donc, dit Morenita, blessée jusqu’au fond de l’âme. J’irai seule où vous m’offrez de me conduire. Pour retrouver mes vrais amis, je n’ai pas besoin de vous.

— Oui, oui, allez-y, vous ferez fort bien, et allez-y seule, dit Algénib, vous me ferez grand plaisir.

Il sortit avec fermeté et sans détourner la tête. Morenita crut voir qu’il lui cachait des larmes de rage.

— Il reviendra, dit-elle.

— Elle me laisse partir ! pensa Algénib en sortant de la maison. C’est qu’elle ne croit pas à mon courage. Il faut que je lui dise adieu de manière à briser le sien.

Il revint frapper à sa porte.

— J’en étais sûre ! se dit Morenita.

— Señora, dit Algénib, je viens de m’informer si la route est sûre pour une femme qui voyagerait seule la nuit dans une voiture de louage. On me dit que, pourvu que le voiturin soit un brave homme, il n’y a aucun risque. La police est trop bien faite pour qu’il y ait des voleurs. Soyez donc sans inquiétude. L’homme que j’ai choisi est sûr et ne se fera pas payer deux fois ; il l’est d’avance. C’est à Genève qu’il vous conduira.

— Pourquoi à Genève ?

— Parce que M. et madame Rivesanges sont là. Présentez-leur mes compliments et recevez mes adieux.

Il la salua avec aisance et disparut. Il quitta bien réellement la maison du garde, et Morenita, qui, de sa fenêtre, le suivait des yeux avec consternation, le vit disparaître au loin dans la direction de Turin.

Alors elle fondit en larmes. S’il l’eût implorée, elle l’eût joué ou brisé. Il la bravait, il était aimé.

Puis, la terreur de l’isolement s’empara de son âme en détresse.

— Seule, seule ! abandonnée ! s’écria-t-elle. Non ! c’est impossible ! Hier, j’avais deux chevaliers qui se disputaient l’honneur de m’enlever ; à l’heure qu’il est, tous deux me méprisent ! Qu’ai-je donc fait, mon Dieu, et que vais-je devenir ? Qui sait si mamita ne va pas me chasser comme une fille perdue ? Ô Algénib, c’est pourtant toi qui es cause de mon malheur, et tu m’abandonnes !

Elle appela le garde, lui ordonna de monter à cheval, de rejoindre Algénib et de le lui ramener tout de suite.

— S’il ne veut pas, dit-elle, éperdue et sans songer à s’observer devant son hôte, dites-lui que je me tuerai en vous voyant revenir sans lui.

Le garde monta à cheval et partit. Morenita le vit mettre son petit poney au galop, suivre l’allée qu’Algénib avait suivie, et disparaître derrière les mêmes masses d’arbres. Elle compta les minutes, les heures… La nuit vint. Le garde n’avait pas reparu. Morenita, en proie à une angoisse insoutenable, sortit de sa chambre pour s’informer si cet homme n’était pas revenu par un autre chemin.

— Il n’est pas revenu du tout, dit la forestière. Ça m’étonne ; mais ne voulez-vous pas partir vous-même, signorina ? Voilà votre voiture qui arrive… Ah ! s’écria-t-elle en regardant vers la direction opposée, et mon homme aussi ! avec votre frère… et deux autres messieurs.

Morenita regarda du même côté, étouffa un cri, rentra dans la maison et courut s’enfermer dans sa chambre. Les deux hommes qui accompagnaient Algénib étaient Stéphen et Roque.

La confusion et l’épouvante de cette pauvre enfant étaient si grandes, qu’un instant elle eut la pensée de se jeter par la fenêtre et de se tuer pour échapper à l’humiliation de se voir rendue à l’homme qui l’avait dédaignée, par celui qui la dédaignait.

On frappa à sa porte, elle ne répondit pas. Elle était comme paralysée.

— Attendons qu’il lui plaise d’ouvrir, disait la voix de Stéphen.

— Non, répondait celle de Roque. Il y a là-dessous quelque chose de louche ; enfonçons la porte.

Roque l’eût fait comme il le disait. Morenita se hâta d’ouvrir ; mais son parti était déjà pris. Il lui avait suffi d’un instant pour se reconnaître et se décider.

— Quoi ! c’est vous, mon parrain ? dit-elle, mettant son émotion sur le compte de la surprise ; et M. Roque ? Je suis heureuse de vous revoir. Oserai-je vous demander des nouvelles de ces dames, qui probablement ne me permettent plus de les appeler mes deux mamans ?

— Morenita, dit Stéphen, je suis chargé pour vous de la commission que voici : « Dis-lui que sa mamita est malade, qu’elle la demande, qu’elle a besoin d’elle. » Que répondez-vous ?

— Ô mon Dieu ! elle est donc bien malade ? s’écria Morenita en pâlissant. Partons ! Elle me demande… C’est donc qu’elle va mourir ?

Et l’enfant repentante, oubliant sa situation personnelle, tomba défaillante sur une chaise. Tout son ancien amour pour Anicée lui revenait au cœur, et les sanglots l’étouffèrent subitement.

— Non, non, dit le bon Roque en lui prenant la tête comme il eût fait dix ans auparavant, ta mamita n’est pas malade. C’était une épreuve. Puisque ton cœur vaut mieux que ta cervelle, reviens avec nous, enfant prodigue, et nous tuerons le veau gras pour ton retour.

— Merci, monsieur Roque, dit Morenita en portant à ses lèvres la main de ce paternel ami. Oh ! vous me rendez la vie. Puisque mamita se porte bien et m’aime encore, j’irai lui demander pardon à deux genoux, pourvu que mon compagnon de voyage me le permette, ajouta-t-elle en baissant les yeux, et j’espère qu’il me le permettra.

— Qu’est-ce à dire, et qui est ce compagnon de voyage ? dit Roque en regardant Algénib ; c’est donc lui ? Il prétendait t’avoir rencontrée ici par hasard, comme nous venons de le rencontrer lui-même sur la route de Turin, où nous allions te chercher. Nous ne l’avons pas cru absolument ; nous le connaissons pour un fieffé conteur d’histoires, ce moricaud-là ! Mais, enfin, il nous a amenés vers toi, et, comme il eût pu se dispenser de cette partie de la vérité, nous lui en savons gré. Voyons, maître Rosario, expliquez-vous devant elle. Il est temps. Nous voulons tout savoir, et vos affaires seront meilleures si vous ne mentez pas. Pourquoi et comment est-elle ici ? Où allait-elle, et pourquoi retourniez-vous seul à Paris ?

— Monsieur Roque, répondit Algénib avec une froide assurance, dès les premiers mots que vous m’avez dits eu m’arrêtant sur le chemin, j’ai vu que vous saviez tout jusqu’au moment où M. Clet est arrivé à Turin pour épouser… cette demoiselle ! Vous m’avez parlé fort durement, M. Stéphen aussi… Il en avait le droit, au reste.

— C’est fort heureux, dit Roque ; et moi, je ne l’avais pas ? N’importe, passons. Tu sais que nous connaissons ta conduite ; à présent, veux-tu nier ce qui nous paraît démontré quant au reste ?

— Roque, dit Stéphen, cette explication en présence de Morenita est déplacée. Qu’ils s’expliquent séparément, puisqu’il est indispensable que nous connaissions leurs sentiments et leurs projets. Causez avec ma filleule ; elle aura, j’espère, confiance en vous. Moi, je me charge d’arracher la confession de ce malheureux, s’il lui reste un peu de cœur et de conscience que je puisse invoquer encore.

— Épargnez-moi les reproches, monsieur Stéphen, répondit Algénib fort ému. De vous, je dois tout supporter ; mais il n’est pas sûr que maintenant cela me fût possible. Je vous ai dit ce que je voulais vous dire ; vous n’en saurez pas davantage. Ce dont on m’a accusé auprès de vous n’est que trop vrai. J’ai trompé votre filleule, je l’aimais ! Elle m’a puni en me repoussant et en me méprisant, le jour où elle a su que je n’étais pas son frère. Je n’ai pas à m’expliquer sur autre chose. Je vous ai dit que vous ne sauriez rien de moi, que vous alliez la voir, qu’elle parlerait elle-même et dirait ce qu’elle voudrait. Qu’elle le fasse ! Quoi qu’elle dise, que ce soit vrai ou faux, je ne la contredirai pas. Elle est ma sœur devant le Dieu de mes pères, et vous avez eu beau faire, je suis resté gitano ; c’est-à-dire que votre vérité n’est pas la mienne, et que je ne vous dois pas le fond de ma pensée. Allons, señorita, parlez ! Et tenez, voulez-vous que je m’en aille ? Oui, ce sera mieux, vous serez plus libre de vos réponses. Je ne crains pas que les miennes vous contredisent, je n’en ferai aucune.

— Allons ! dit Roque, il a fait un progrès : il refuse la vérité ; autrefois il mentait en promettant de la dire.

Algénib s’apprêtait à sortir ; Morenita le retint.

— Restez, dit-elle, je veux parler devant vous. Mon parrain, ajouta-t-elle avec fermeté en pliant le genou devant Stéphen, pardonnez-moi, en attendant que mamita me pardonne. J’ai disposé de moi sans votre permission. J’aime ce jeune homme, non pas malgré sa tromperie, mais à cause de ce qu’il a imaginé et osé pour se faire aimer de moi. J’ai pris l’habitude de l’aimer en le croyant mon frère. Il ne m’a pas été possible de la perdre, malgré un moment de colère que j’ai eu contre lui. C’est lui qui m’a enlevée hier soir, c’est avec lui que je me sauvais en Angleterre, où nous devions nous marier. Voyez si vous croyez qu’il soit possible au duc de Florès de s’y opposer, et si mamita me conseillerait de manquer à ma parole.

En parlant ainsi à Stéphen sans hésitation et sans trouble, Morenita, triomphante d’elle-même et de la résistance d’Algénib, vit les yeux de ce beau jeune homme s’illuminer de tous les rayons de l’orgueil, de la joie et de l’amour. Il était pur, il était grand dans ce moment-là, pour la première fois de sa vie peut-être. Quand Morenita eut parlé, il tremblait, il se soutenait à peine, il songeait à la prendre dans ses bras, à l’emporter, à fuir avec elle au bout du monde, si Stéphen hésitait à la lui accorder. Il avait même du courage, non pas peut-être le courage agressif refusé à son organisation, mais le courage passif, persévérant, indomptable.

Stéphen, qui avait regardé attentivement Morenita pendant qu’elle se déclarait ainsi, se retourna vers Algénib et le regarda de même.

— C’est bien, dit-il après un moment de silence. Pour moi, j’acquiesce à votre liberté autant que mes droits d’adoption sur vous deux me le permettent. Je vous demande seulement de venir consulter ma femme sur les moyens de fléchir la répugnance que le duc de Florès apportera sans doute à cette union.

— Le duc de Florès n’est pas mon père ! dit Morenita avec force. Il me l’a dit, je dois le croire. Il n’a aucun droit sur moi. Je n’ai qu’une parente, qu’une mère, qu’une tutrice, c’est votre femme, mon parrain, c’est mamita bien-aimée. Les lois ne me font dépendre d’aucune autorité. Mon cœur est libre de choisir celle qu’il me convient de regarder comme légitime et sacrée. Allons, mon parrain, retournez vers mamita, ajouta-t-elle. Dites-lui que j’arrive ; nous vous suivrons de près, mon frère et moi.

— Doucement, dit Roque, ceci n’est pas régulier. Vous n’êtes pas mariés, et nous sommes chargés de ramener une jeune personne, et non deux jeunes époux, à mamita.

— Pardonnez-moi, monsieur Roque, dit Morenita en regardant Algénib, et en dissipant ainsi le nuage qui déjà obscurcissait son âme inquiète et jalouse ; mais, sans mon fiancé, cela n’est ni convenable ni possible.

Stéphen comprit cette fermeté et l’admira. Il était trop pénétrant pour ne pas voir que Morenita faisait un dernier effort pour se rattacher à Algénib ; mais, comme il supposait leur liaison plus intime, il désirait qu’elle fût franchement acceptée.

— Morenita a raison, dit-il, nous voyagerons tous ensemble. Je vais chercher la voiture que nous avons laissée sur le chemin. Préparez-vous tous trois à y monter avec moi.



XIV


FRAGMENTS DES MÉMOIRES DE STÉPHEN


La révolution de février n’avait rien changé à nos paisibles habitudes, et nous passâmes presque toute l’année 1848 à Briole, heureux quand même dans notre intérieur, bien qu’attristés et consternés par le retentissement des discordes civiles.

Je n’étais pas, je n’ai jamais été un homme politique. J’ai les mœurs trop douces pour ce rude métier. Je les trouve naïfs, ces gens qui vous disent qu’il ne faut que de la volonté et du courage pour être un instrument actif dans l’œuvre du progrès de son siècle. Je ne crois pas manquer de volonté, je ne crois pas manquer de courage, ni au moral, ni au physique ; mais il est des temps de fatalité dans l’histoire où la lutte des idées disparaît derrière la lutte des passions. Ce ne sont plus tant les systèmes qui se combattent que les hommes qui se haïssent. Puis viennent des jours néfastes où ils s’égorgent, et le lendemain, ivres ou brisés dans la défaite ou la victoire, ils se demandent avec effroi pour quelle cause, pour quel principe ils ont commis ce parricide !

Je ne sais point haïr. Je ne le peux pas. Je n’en fus pas moins souvent victime des vexations du fait et des injustices de l’opinion. Pourquoi aurais-je été oublié, dans mon coin, par la colère ou la souffrance générale ? À cette triste époque, pas un homme ne fut épargné par l’esprit de parti, qu’il eût remué ou mûri quelque idée dans la politique, dans l’art ou dans la science.

Mais notre sanctuaire domestique resta inattaquable. Comme, en aucun temps, je n’avais eu ambition et souci d’aucune chose vénale, retentissante ou flatteuse dans les prospérités de ce monde, les vicissitudes de la politique et les orages de la société passèrent autour de notre nid sans y faire pénétrer les préoccupations personnelles, les ambitions déçues ou satisfaites, les vengeances avortées ou assouvies, les mauvais désirs ou les poignants remords.

Les événements avaient chassé de France beaucoup d’étrangers de marque, inquiets ou avides du contre-coup que nos agitations produiraient dans leur pays. Le duc de Florès était retourné en Espagne sans exiger que sa femme l’y suivît. Leur union était devenue si malheureuse, qu’ils ne cherchaient plus qu’un prétexte pour en relâcher les liens sans les briser. La duchesse alla vivre en Italie, où les symptômes d’une dévotion exaltée ne tardèrent pas à se manifester chez elle.

Le duc ne nous donna plus signe de vie et parut vouloir ignorer ce que nous déciderions pour l’avenir de Morenita. L’abandon fut l’inévitable dénoûment d’une tendresse paternelle si peu sage et si peu courageuse.

Les six premiers mois de la république furent pour tous les arts un temps d’arrêt ; un temps d’effroi, de gêne ou de misère pour la plupart des artistes. Algénib consentit à ne s’occuper de son avenir qu’en travaillant pour se l’assurer plus sérieux et plus honorable. Il reprit ses études avec Schwartz, avouant enfin que cet admirable professeur lui donnait beaucoup sans lui rien ôter. Morenita lui inspira du courage et de la suite dans le travail, en lui donnant l’exemple.

Dans les premiers jours de notre réunion à Genève, ma belle-mère, Roque et moi avions pensé qu’il n’y avait qu’un parti à prendre, qui était de marier les deux gitanos et de veiller ensuite à établir leur existence dans les conditions les moins anormales qu’il nous serait possible de leur créer. À cet effet, j’avais écrit au duc, qui ne m’avait pas répondu, soit qu’il n’eût pas reçu ma lettre, soit qu’il ne sût à quoi se décider, soit qu’il voulût témoigner de son mépris pour une fille rebelle. Je n’insistai pas. Ma chère Anicée était satisfaite de n’avoir plus de concurrents funestes dans sa sollicitude pour Morenita ; mais, quand je lui parlai de conclure le mariage, devenu inévitable et nécessaire selon toutes les apparences, elle me dit en souriant :

— Vous vous trompez tous. Rien ne presse, Morénita est pure. Je n’ai pas eu besoin de l’interroger. J’ai senti dans son premier regard, dans son premier baiser, qu’elle me revenait enfant comme elle était partie. Elle aime Algénib, je le crois. Elle a la volonté de n’aimer que lui, j’en suis sûre. Il y a plus, je te déclare que ma conscience est tranquille, parce que je crois que c’est le seul homme qu’elle puisse aimer. Pourtant, je veux le connaître, ce cœur aigri par les premières impressions de la vie. Je veux savoir si la somme du bien peut l’emporter radicalement en lui sur celle du mal. Cela n’arrivera peut-être pas si nous ne sommes décidés à nous en mêler. Il le faut donc ! Je ne sais si ce sera très-divertissant, car il ne paraît maniable qu’à la surface, ton gitano ; mais nous devons à Morenita de lui faire le meilleur époux possible, ou de la préserver de lui, si décidément c’est un cœur où la haine doit tenir plus de place que l’amour.

Nous étions revenus à Briole en mars 1848, avec le jeune couple, et voici quelle était, vers la fin de l’automne, la situation de notre famille. Je ne sais par quel art magique, révélé à la délicatesse d’un cœur de femme et à la persuasion d’un cœur de mère, Anicée avait arraché, des profondeurs de la conscience tortueuse d’Algénib, un serment inviolable à ses propres yeux. Il avait juré de regarder, pendant six mois entiers, Morenita comme sa sœur. En retour, il avait exigé d’Anicée une confiance absolue dans ses relations avec Morenita. Il tint parole en voyant que cette noble femme comptait sur lui, et, malgré l’ardeur de ses sens, les fluctuations de sa volonté rebelle et les dangereux souvenirs d’une dépravation précoce, il ne compromit par aucun entraînement trop marqué la chasteté de sa fiancée.

Ainsi, pendant qu’on disait dans le monde, quand par hasard on s’y souvenait de l’apparition de miss Hartwell, qu’elle s’était sauvée avec un chanteur des rues, et que, déjà abandonnée par lui, elle avait été recueillie par ma femme, qui était occupée à cacher les suites de sa faute, Algénib et Morenita vivaient innocemment épris sous nos yeux, l’une ignorant encore la nature des égarements qu’on lui imputait, l’autre combattant et dominant avec une sorte d’héroïsme les révoltes de sa passion. Ce n’est pas le seul exemple que j’aie vu de ces vérités invraisemblables. J’ai surpris, sous des dehors austères des turpitudes inouïes. J’ai découvert, au fond d’existences calomniées, des candeurs surprenantes. L’opinion n’est donc plus, pour moi, un critérium de la moralité. Elle n’est pas volontairement injuste ; mais elle n’est pas toujours éclairée, et je n’aime pas qu’on y tienne trop. On devient trop habile à se concilier l’estime publique sans se priver d’aucun vice, quand on la préfère à la libre quiétude de la conscience.

L’engouement bizarre que ma filleule avait ressenti pour moi n’inquiéta pas un instant Anicée. Morenita, en la retrouvant à Genève, s’était jetée dans ses bras avec une passion trop franche, une émotion trop sentie, pour que la jalousie, l’amour par conséquent ne fût pas vaincu.

Il n’en fut pas de même d’Algénib. Il fut longtemps ombrageux et sournoisement attentif à mes manières avec sa fiancée. Je sentais souvent, au milieu de ses retours vers moi, un accès de haine plus fort peut-être que sa volonté. Je lui pardonnais, je feignais de ne m’apercevoir de rien.

Dans les premiers temps, Morenita fut ravissante de grâces, de tendresses, d’adorations pour sa mamita. Je fus vraiment surpris de voir tout ce que ce cœur inégal, facile à troubler, renfermait d’ardeur dans la reconnaissance. Elle avait trouvé tout simple d’être gâtée et choyée dans ce qu’elle appelait naïvement son temps d’innocence, c’est-à-dire avant sa phase d’ingratitude. Elle ne se reprochait que cela dans sa vie. La vanité, la coquetterie, la tyrannie, la duplicité féminine, l’indépendance sans frein, tous les défauts qui avaient fait explosion durant son absence, ne comptaient pas beaucoup à ses yeux. Ils lui étaient trop naturels pour qu’elle les condamnât sévèrement en elle-même. Mais le crime d’avoir boudé et affligé sa mère, elle ne comprenait déjà plus comment elle avait pu le commettre, et, à chaque souvenir de ce temps-là, on la voyait rougir et pâlir, interroger, de son œil d’animal sauvage, l’œil si divinement humain d’Anicée, saisir à la dérobée sa main ou les plis de sa robe, les embrasser avec ardeur, et quelquefois, avec une sorte de désespoir enfantin et sauvage, enfoncer ses ongles ou ses dents dans sa propre chair comme pour se punir de sa folie. Le repentir était dans cette âme altière une sorte de soulagement effréné aux tortures de son propre orgueil. Devant les reproches d’Anicée, elle fût entrée en révolte, elle fût redevenue impie. Devant son inaltérable mansuétude, elle était vaincue et trouvait une secrète joie à l’être.

Nous ne pouvions voir aussi facilement ce qui se passait dans l’âme d’Algénib. Une cuirasse impénétrable cachait, à l’habitude, ses émotions intimes, au point que nous pensions souvent avec effroi qu’il ne comprenait pas et ne sentait pas les choses morales. C’était une nature plus impressionnable et plus nerveuse encore que celle de Morenita devant les choses extérieures. L’amour, le désir, le soupçon, faisaient passer des lueurs sinistres sur son visage sombre, des éclairs ou des rayons dans ses yeux embrasés ou ravis. Lorsqu’il contemplait Morenita, c’était parfois un être transfiguré ; mais Anicée craignait que les sens ne fussent émus aux dépens du cœur.

Ses chants pénétrants, qui, chaque jour, prenaient plus de charme ; ses compositions, qui annonçaient de plus en plus un génie original, un talent ingénieux et souple ; sa facilité à s’assimiler toutes les connaissances dont les éléments tombaient sous sa main, et à en exprimer pour ainsi dire le suc sur les conceptions de son art ; son esprit vif, mordant, prompt à la réplique ; sa beauté peu commune, en faisaient certainement un homme à part, un type d’artiste émouvant pour l’imagination. Mais il y avait en lui une personnalité inquiète à propos de tout, un empressement à la méfiance, qui faisaient parfois redouter une ingratitude incurable.

Cette disposition nous inquiétait d’autant plus qu’elle paraissait souvent systématique. Non-seulement le cœur n’éprouvait pas le besoin de se livrer, mais encore il semblait qu’il eût celui de se défendre, et un secret plaisir à se refuser.

Morenita, portée aux mêmes défauts, ne les remarquait pas ou ne les haïssait point, et Anicée me disait souvent :

— Ils sont heureux à leur manière ; ils s’aiment autrement que nous.

Cependant il nous était impossible de pénétrer complétement dans ces deux âmes, et nous sentions bien qu’il y avait entre elles et nous des différences essentielles, qui nous rendaient, à plusieurs égards, étrangers les uns aux autres.

Madame Marange avait une prédilection avouée pour Algénib ; elle en augurait beaucoup pour l’avenir et se sentait portée à le préférer à Morenita. Cette mère parfaite, cette femme éminente, avait au fond du caractère une certaine irrésolution que l’idée de la force avait toujours charmée et subjuguée. Elle aimait tout ce qui était un symptôme d’énergie morale, et un peu de tendance à la domination ne la choquait pas. Selon elle, Morenita n’avait que des velléités, Algénib avait des puissances.

Algénib avait beaucoup de respect extérieur et de déférence apparente pour ma femme et pour sa mère ; mais il ne s’épanchait jamais avec personne. Il travaillait avec un soin extrême ses manières, sa toilette, son extérieur. Longtemps il avait copié la tenue, le langage et les modes de ce monde qu’il affectait de mépriser, avec le mauvais goût des parvenus. Chez nous, il épurait tout cela avec une attention sérieuse, et sa préoccupation dominante semblait être de demander à madame Marange les traditions de la bonne compagnie. Morenita paraissait fort sensible à ses progrès, elle qui, d’instinct, avait toujours eu l’aisance et l’aplomb d’une petite princesse.

Elle était plus souvent mélancolique que riante auprès de lui. Elle n’essayait plus d’être coquette : elle craignait son ironie ou son blâme. Il ne la gâtait pas, il faut le dire. Il la dominait par cette passion muette et concentrée qu’elle paraissait subir avec orgueil plutôt que partager avec joie.

C’était ainsi seulement, je pense, que Morenita pouvait aimer. Elle était de ces natures qui abusent, qui épuisent, qui se lassent, et qui ne conservent que ce qu’on les force d’épargner par la crainte de le perdre. Sous ce rapport, Algénib était un amant de génie, et je me disais souvent avec admiration que vingt ans d’analyse du cœur humain ne m’avaient pas donné le quart de la science qu’il possédait à l’endroit de celui de sa fiancée. Il est vrai que la possession de cette femme n’eût jamais été pour moi un idéal capable de me donner tant d’empire sur moi-même.

Un soir que nous étions réunis au salon, Morenita, qui était dans un moment d’expansion et de gaieté, jouait avec une petite caille apprivoisée dont nous avions tous admiré la grâce et la gentillesse.

— Elle est si belle et si sage, dit-elle, que je veux que vous l’embrassiez, mamita !

Elle l’approcha des lèvres de ma femme, qui causait avec Roque, arrivé chez nous la veille. Anicée baisa machinalement le dos lisse et propre du petit animal, et continua sa conversation. Roque lui parlait tout bas de Clet, qui venait de faire un assez brillant mariage.

Morenita, qui n’entendait pas, et qui, malgré la rouerie insigne de son aventure avec le pauvre Clet, était toujours un petit enfant, posa sa caille sur la table pour la voir marcher. L’oiseau alla du côté d’Algénib et se blottit dans sa main. Algénib la porta à ses lèvres et l’embrassa aussi.

Morenita devint pâle, et lui dit à demi-voix, d’un ton irrité :

— Pourquoi l’embrassez-vous, vous qui n’aimez pas les bêtes ?

— Je ne sais pas, dit Algénib, qui avait l’esprit de n’être jamais galant avec elle.

— Moi, je le sais ! reprit Morenita, impétueuse et comme désolée.

— Si vous le savez, dites-le donc.

— Vous savez, vous, que je ne peux pas le dire. Mais répondez, est-ce cela ?

— Oui, c’est cela, répondit Algénib, la regardant en face.

— Ah ! mon Dieu ! c’est donc pour me rendre folle et méchante encore une fois ? s’écria Morenita en se levant. Donnez-moi ma caille, je veux lui tordre le cou !

— Que dit-elle donc là ? demanda Anicée surprise, en se retournant.

Elle vit Morenita qui allait étrangler sa caille. Algénib la lui reprit avec autorité, et, la donnant à ma femme :

— Sauvez-la, madame, dit-il d’un air fort animé, vous qui plaignez tout ce qui est faible, et qui relevez tout ce que le monde foule aux pieds.

Anicée regarda Morenita, qui tremblait de colère. C’était le premier orage depuis son retour.

— Mais qu’est-ce qu’il y a donc ? dit-elle en s’adressant à sa mère et à moi, qui avions contemplé cette petite scène avec la même stupéfaction.

— Il y a que ta fille est jalouse de toi, dit madame Marange en levant les épaules, moitié riant, moitié grondant.

Morenita jeta un cri de douleur, et, s’élançant vers ma femme, elle tomba à ses genoux et cacha sa figure dans ses mains, qu’elle prit pour les couvrir de larmes et de baisers.

Algénib souriait d’un air de dédain, ma femme caressait Morenita avec inquiétude et ne comprenait pas.

— Madame, dit Algénib, j’ai dérobé un baiser à cette charmante petite créature que vous avez là dans votre manche, et Morenita trouve que c’est une injure que je lui ai faite. Voilà pourquoi elle veut la tuer.

— Tuer sa caille ? Mais elle est donc folle ! dit Anicée.

— Mamita, dit Morenita en se levant, je vous aime ; mais vous me ferez mourir, je sens cela. Ce n’est pas votre faute, ce qui arrive ; mais c’est égal, il faut que je vous quitte. Il y a huit jours que j’y pense, et, ce soir, je le veux, renvoyez-moi au couvent. J’en mourrai, puisque je ne peux pas vivre sans vous ; mais je mourrais ici, puisque je ne peux pas vivre avec vous !

Elle s’enfuyait, hors d’elle-même et en proie à un véritable accès de démence. Algénib courut après elle, la prit dans ses bras et la rapporta plutôt qu’il ne l’amena aux pieds d’Anicée.

— Morenita de mon âme ! s’écria-t-il rayonnant d’enthousiasme et de joie, sois bénie pour ce mouvement-là ! Tu aurais quitté ta mère pour moi, aussi ? Tu en as eu la pensée, c’est tout ce qu’il me faut. À présent, écoute. J’ai embrassé ton oiseau par méchanceté pure, comme j’ai pris, l’autre jour, devant toi, les fleurs du bouquet ; comme je t’ai dit, ce matin, que les femmes blanches étaient plus belles que les noires. Tu as été furieuse, je ne trouvais pas que ce fût assez. Ce soir, je suis content, je suis heureux, je te remercie !

— Algénib, dit Anicée d’un ton sévère, tout ce que je comprends de vos mystères d’enfants, c’est qu’elle souffre et que cela vous amuse.

— Madame, répondit Algénib en pliant aussi le genou devant ma femme, si je n’étais pas un pauvre gitano indigne, je dirais que je vous aime comme ma mère ; ne vous fâchez pas de cette parole-là ; c’est la première fois de ma vie, c’est probablement la dernière que je me sentirai assez ému, assez exalté par la joie pour avoir tant de confiance et de présomption. Vous avez été pour moi plus que celle qui m’a donné la vie, plus que la pauvre Pilar qui me l’avait conservée par ses soins. Vous m’avez donné une âme en m’accordant de l’estime, en réclamant de moi une promesse et en y croyant ! Je ne dis pas que je ne mentirai plus jamais aux hommes ; mais je ne mentirai pas plus à vous qu’à Dieu. Croyez-moi donc quand je vous dis que je rendrai votre enfant heureuse et qu’elle n’aura jamais à rougir de moi. Donnez-la-moi pour femme ; car je commence à devenir fou, et c’est demain que je suis dégagé de mon serment

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JOURNAL DE STEPHEN.


15 août 1852. — Briole, six heures du matin.

C’est aujourd’hui l’anniversaire d’Anicée. Hier soir, Morenita lui a écrit de Vienne, où notre jeune couple d’artistes fait fureur. Sa lettre est charmante. Elle y parle de sa gloire au moins autant que de son bonheur, ou plutôt elle confond ces deux choses. À chacun sa destinée !

Il n’a manqué à la nôtre que la joie d’avoir des enfants. Cela nous imposait le devoir d’élever ceux qui n’avaient pas de parents. Nous l’avons rempli le mieux possible.

Quel beau bouquet je vais porter sous les fenêtres d’Anicée ! La iucca filamenteuse a fleuri derrière la haie des troènes. Il y a quinze ans aujourd’hui, que nous avons planté cette fleur mystérieuse, dont l’épi luxuriant dort quelquefois si longtemps dans le sein de la terre. Anicée la croyait inféconde et ne la regardait plus. L’épi s’est élancé enfin et s’est couvert d’une girandole de fleurs d’un blanc pur, un vrai bouquet de mariée !

Déjà quinze ans d’hyménée ! que c’est court, mon Dieu ! et que cela passe vite ! Quoi ! ce n’est que le temps de faire éclore une petite plante ! Celle-ci est l’image de notre félicité cachée, et ce jour me semble celui de la première floraison de mon amour et de mon bonheur.


FIN
  1. En espagnol, petite maman.
  2. L’auteur de cette histoire, causant un jour avec une très-belle fille de bohème qui faisait métier de devancer les chevaux à la course, et remarquant avec pitié qu’elle était enceinte, lui demanda lequel des bohémiens qui l’entouraient était son mari. « Il n’est pas là, dit-elle. C’est mon frère. — Vous parlez ainsi de tous les hommes de votre tribu ? — Non pas, répondit-elle. C’est le fils de mon père et de ma mère, qui a deux ans de moins que moi. »