Marthe FIEL
LA FILLE DU MINEUR




— Déjà au travail, Léone ?

— Il le faut bien… il y a tant de linge sali dans cette ville noire.

— Tu n’as pas l’air contente ce matin.

— Il y a des moments où j’en ai assez de voir tout sombre autour de moi. Je rêve d’être dans un pays où il y a des maisons blanches et roses, avec un beau soleil braqué dessus. Mais regarde-moi ça ! quelle tristesse ! mes pauvres fleurs ont une allure piteuse.

Léone montrait du doigt quelques géraniums qui éclairaient le jardinet de la maison qui faisait partie du coron. Comme elle le disait, la petite cité n’avait rien de gai à l’œil.

De toutes les habitations, sortaient des mineurs qui se rendaient à leur tâche. Le jeune homme à qui Léone parlait, s’appelait Louis Terla et il s’apprêtait à descendre aussi dans la mine.

Sa voisine, Léone Aumil, était sortie au moment où lui-même franchissait la porte de la petite maison qu’il habitait avec sa famille.

Il leur arrivait souvent de se rencontrer, et, s’il y avait parfois du hasard dans ces rencontres, la volonté de Louis y jouait aussi son rôle.

Ils étaient voisins et depuis longtemps, une sympathie avait jailli entre eux. Elle datait de leur temps d’école et le voisinage entretenait cette amitié, Depuis quelque temps pourtant, Louis s’avisait que le sentiment qu’il ressentait pour sa jeune amie, changeait de caractère.

Il éprouvait une émotion un peu tremblante quand il la voyait, et il savait qu’il ne pourrait plus passer ses jours sans elle.

Ce matin-là, en se rendant à la mine, il était presque désespéré de la réflexion émise par Léone de vouloir être dans un pays toujours ensoleillé et bien fleuri !

Hélas ! comment lui procurer cela ? Lui, pauvre mineur, ne pensait qu’à sa mine, où il était descendu bien jeune. Il se souvenait de sa première descente, quand son père, lassé par ses questions, lui avait dit brusquement :

— C’est bon… tais-toi… je t’emmènerai demain.

Cela avait été un bonheur pour les dix ans qu’il venait d’avoir ! Les abords de la mine, il les connaissait, mais s’enfoncer dans les entrailles de la terre et le raconter à ses camarades, qui n’avaient pas la même chance, quelle gloire ! Aussi entra-t-il dans la benne avec orgueil. Il n’avait pas peur. Ses compagnons le taquinaient bien un peu, mais il acceptait leurs réflexions.

Cependant, il crut que la descente ne s’arrêterait jamais, tellement il était impatient de se trouver dans la galerie où son père travaillait dans l’équipe où le père de Léone était porion.

Enfin, son souhait se réalisa. Au bout de 250 mètres la cage s’immobilisa et Louis en sortit, nullement surpris par ce qu’il voyait. Il savait déjà que la mine était une petite ville souterraine.

Mais il n’en fut pas moins étonné par tout ce qu’il voyait : Des hommes, de leurs pics, entamaient le gisement dont les blocs se détachaient sous leurs efforts, les wagonnets roulaient et des mineurs les chargeaient, et ils repartaient pour la remontée.

Louis connaissait tout cela par ouï-dire, mais il était heureux de voir pour mieux comprendre. C’est qu’il aimait profondément la mine et son but était de devenir houilleur comme son père et son grand-père.

Il aurait tout de suite voulu pousser un wagonnet, tellement il lui semblait qu’ils glissaient facilement sur les rails qui garnissaient les galeries.

Louis se demandait comment, par moments, la houille devenait si méchante, c’est-à-dire qu’elle pouvait s’enflammer et provoquer des accidents terribles.

La mine travaillait son père n’était pas grisouteuse et il n’était jamais rien arrivé. Mais dans un autre gisement, les gaz s’étaient tout à coup massés pour exploser et un de ses oncles y avait trouvé la mort avec plusieurs de ses compagnons.

Quel deuil dans la cité et que de pleurs !

Louis était bien petit encore, mais il s’en souvenait. Malgré cela, sa volonté d’être mineur s’ancrait en lui et il n’aurait pas voulu d’autre métier.

Heureusement, il y avait la lampe Davy maintenant, celle qui atténuait le danger de passer entre les gaz.

Mais ce n’était pas le seul danger. L’eau sournoise arrivait parfois par une fissure diabolique. Ce n’était d’abord qu’un mince filet, mais l’alerte était quelquefois suivie par la catastrophe, et un sauve-qui-peut général s’emparait des ouvriers. Plusieurs n’arrivaient pas à temps, hors de l’inondation et ils cherchaient des saillies afin de s’y réfugier. Ils regardaient l’eau traîtresse monter jusqu’à eux. Il y avait des dévouements magnifiques. Des jeunes gens cédaient la bonne place aux pères de familles qui avaient charge d’âmes. Les vieux se laissaient emporter par le flot afin de sauver un fils qui pouvait avoir de longues années à vivre. Louis entendait ces récits, mais sa volonté ne variait pas. La mine ! c’était son domaine… sa vie.

Il regrettait, ce jour-là, de n’avoir que dix ans, afin de ne pouvoir y travailler. Encore quatre longues années à attendre !

Il était remonté de son excursion, le feu aux joues et l’enthousiasme dans le cœur. Il ne s’arrêtait pas de raconter à sa mère ce qu’il avait vu, mais elle ne partageait pas son allégresse.

Encore un de ses garçons pour lequel elle tremblerait tout au long de ses jours, car les autres suivraient. Le puits engloutissait déjà son mari. Heureusement elle avait des filles qui prendraient des métiers sans danger.

Elle se réjouissait de cela avec sa voisine, Mme Aumil la mère de Léone. Elles se racontaient leurs soucis par-dessus la haie de leurs jardinets, alors que la cueillette d’un peu de persil ou d’un oignon nécessitait une visite au carré minuscule des plantes potagères.

— Ça va comme vous voulez, Mme Aumil ?

— Pas mal… et vous ?

— Moi, la peur me ronge quand je sens mes hommes en bas. J’aurais voulu que Louis perde cette rage de mine, mais je n’ai pas pu l’en empêcher. Je ne suis d’aplomb que quand je les vois rentrer pour la soupe.

— Et moi qui en ai quatre !

Mme Terla ne pouvait rien répliquer, et elle murmurait tout simplement :

— Encore faut-il se contenter, quand un homme n’a pas l’idée de courir après une enjôleuse. Vous savez que le père Maruste a quitté sa ménagère et ses quatre enfants, pour manger la soupe chez la Courtaud qui en a déjà cinq avec un mari ivrogne.

— Oui… il y a de la débauche.

— C’est triste à reconnaître, mais ces fous-là, le grisou ne les prendra pas.

Sur ce regret, Mme Terlat disparut dans sa maisonnette et Mme Aumil l’imita, non sans avoir arraché une mauvaise herbe de-ci, de-là.

Elle regarda un coin d’horizon, avant de franchir sa porte. C’était un ciel bouché de mars. Le temps serait-il beau le lendemain ? À vrai dire, le soleil ne jetait jamais franchement son éclat, parce que la fumée, la poussière noire, formaient un voile qui tamisait les rayons.

Ceci pour les femmes. Quant aux hommes, le soleil ne les voyait que le dimanche, ou pendant le plein été, leur sortie de la mine ayant lieu avant le coucher de l’astre majestueux.

Louis Terla était descendu au fond du puits. Il se saisit de son pic et attaqua énergiquement la couche un peu inclinée qui était devant lui. La lampe éclaire juste la place où il frappe. Son geste est automatique alors que sa pensée déroule tout un roman dont Léone et lui sont les héros.

Ah ! il l’aime, sa Léone et, s’il pouvait lui ouater sa vie, qu’il en serait heureux ! Mais l’aime-t-elle ? Bien sûr, elle est toujours amicale, elle l’a toujours connu, mais cette camaraderie a-t-elle pris chez elle, un autre sens ? Il faudra bien qu’un jour, il s’en informe.

Que fait-elle en ce moment ? ah, oui, la lessive… Louis n’est pas effrayé de cette besogne. N’est-ce pas la vie des femmes que ce blanchissage éternel ?

Elles sont à l’air, au lavoir où elles bavardent tout en frappant le linge de leurs battoirs. Aucun homme ne songe à les plaindre, parce que leur travail à eux, est dur et se fait dans une nuit qui ne cesse pas.

Pendant que Louis poursuit son labeur et transpire dans la chaleur moite. Léone entre deux laveuses, entreprend sa corvée.

— Tu as beaucoup à faire, Léone, aujourd’hui !

— Oh ! ce n’est pas tout… mais j’aime mieux partager.

— Moi pas… allez ! tout à la fois et je suis tranquille.

— Chacun s’arrange à sa manière.

La jeune fille de son âge qui lui parle est aussi sa voisine de maison dans la cité. Elle dit soudain :

— Pour Pâques, notre jeune cousin va venir. Il est curieux de voir un pays minier.

— Bien… il n’est pas difficile ! Voyager pour voyager, j’aimerais mieux visiter le midi.

La jeune fille qui s’appelait Flore, éclata de rire en disant :

— Il en vient du midi ! Il est aide-jardinier chez un horticulteur du côté de Cannes.

— Oh ! qu’il a de la chance ! s’écria Léone.

— Je pense qu’il va nous apporter du mimosa et des violettes, cela sent si bon.

— Pauvres fleurs… elles ne dureront pas longtemps ici. Il doit être heureux ton cousin, d’habiter un si beau pays. Je trouve notre contrée si laide, si triste. Ces cheminées qui déversent leur fumée et nos hommes qui reviennent noirs…

— Tu oublies qu’il y a des lavabos dans les mines et que les mineurs remontent propres.

— Oui, mais leurs habits rapportent toujours de la poussière noire. Ah ! voir du soleil, de la verdure, autant qu’on en veut. J’appelle cela vivre dans la joie, ou tout simplement vivre.

— Bah ! on arrive tout de même au bout de la vie, murmura Flore, plus philosophe.

Puis, soudain, elle dit vivement :

— J’en conclus que tu n’as pas envie de rester dans le Nord et que, si tu trouves un mari dans une contrée de soleil, tu ne te feras pas prier !

— Cela, c’est autre chose, répartit non moins vivement Léone, il faudrait que ce prétendant me plût, et je doute aussi qu’une fille de porion agrée à un habitué du soleil.

— Pourquoi pas, les contrastes s’attirent.

— Tu parles pour ton cousin ? posa nettement Léone.

— Oui, répondit franchement Flore, je ne sais s’il est à marier, mais on peut toujours l’espérer.

— Quel âge a-t-il ?

— Je crois que c’est dans les 25.

— Cela cadrerait avec mes 20 ans. Dis-moi un peu comment il est.

— Je ne le connais guère, je l’ai vu alors qu’il avait dix ans, et je pense qu’il a changé depuis !

Elles rirent toutes les deux. Léone avait un rire communicatif. Quand elle ne pensait pas trop à son pays noir, elle était accorte et gaie.

Aujourd’hui la perspective de voir un jeune homme d’un pays ensoleillé l’amusait. Elle pourrait enfin savoir ce qu’était cette Côte d’Azur dont elle avait entendu parler comme d’un pays miraculeux.

Elle quitta le lavoir avec Flore et elle retrouva sa mère qui préparait le repas. Les deux fils aînés, 16 et 18 ans étaient à la mine. Les deux autres allaient encore à l’école.

— Voici le linge rincé, dit Léone.

— Tu as bien travaillé, ma fille.

— Pas tellement.

Elle aida sa mère, disposa les assiettes sur la table et chercha de l’eau dans le jardin.

Louis rentrait. Son visage s’épanouit en la voyant et il lui cria par-dessus la haie :

— Pas trop lasse ?

— Pas du tout.

— Tu iras te promener demain après-midi ?

— Ah ! oui, c’est dimanche ! Me promener ! tu plaisantes. Et le racommodage des garçons ?

— C’est que je voudrais te dire quelque chose.

— Ah ! et il faut se promener pour cela ?

— C’est que je voudrais te voir seule et tranquillement.

Léone le regarda dans les yeux, et, comme les jeunes filles devinent sans qu’on leur parle, elle sut tout de suite de quoi il s’agissait.

Un nuage l’assombrit. Cet entretien venait un peu tôt. L’amour de Louis la touchait, mais il ne comblait pas son rêve. Ah ! s’il habitait un pays clair, elle aurait accepté tout de suite, mais vivre ici, non. Il fallait qu’elle tentât sa chance avant d’en arriver là…

Léone fut exacte au rendez-vous que lui avait donné Louis. Bien que sachant ce qu’elle allait entendre, elle n’était pas émue.

Ce fut avec un bon sourire qu’elle l’accueillit, quand il vint quelques minutes après elle, sur l’avenue où elle l’attendait, assise sur un banc.

La fin de mars était clémente. Un soleil déjà chaud se montrait. Il avait plu la veille et les arbres débarrassés de leur poussière, apparaissaient avec leurs bourgeons lavés.

Quand Louis aperçut Léone, il se précipita et s’écria :

— Je t’ai fait attendre, excuse-moi, j’ai rencontré un camarade qui m’a happé. Heureusement, il ne suivait pas mon chemin.

— Ne t’excuse pas, je viens d’arriver et j’étais fort bien sur ce banc. Le soleil nous gâte, il a rejeté toute la brume.

— Voici l’été devant nous.

— Oh ! pour ce que les mineurs en profitent !

— Mais on est si content de le sentir quand on remonte du puits, et on l’apprécie d’autant plus qu’on le voit moins longtemps. Et maintenant nous remontons avant 16 heures, alors qu’il y a quelques années la sortie était plus tard.

— C’est vrai, mais cela ne vaut pas le travail à l’air, dit Léone rêveusement.

— C’est vrai, murmura Louis, mais nous n’en avons pas l’habitude, et il faut rester là le sort vous a placé. J’aime la mine et mes compagnons, et si nous n’avons pas le soleil pour nous égayer, nous sommes bien en famille.

Louis avait raison de défendre son métier. Il l’aimait et c’était le secret de le bien faire.

Il y eut un petit silence, puis Louis reprit, la voix légèrement oppressée.

— Léone, j’espère que tu as dû t’apercevoir que je tenais bien à toi. Depuis l’enfance, mon affection a grandi et je crois ne pas pouvoir passer mon existence sans toi.

Le moment pénible était venu.

Léone constatait l’émotion du jeune homme, et mesurait son amour. Elle était navrée de le peiner mais elle ne pouvait s’imaginer de voir s’écouler ses jours dans un pays auquel elle ne trouvait plus d’attraits. Cependant aucun mot ne lui venait pour adoucir son refus.

— Louis, murmura-t-elle enfin, je voudrais te voir heureux, puisque tu m’assures que de ma réponse dépendra ton bonheur. Malheureusement depuis longtemps, ce pays me cause un malaise, mon âme ne peut s’y dilater et la vie m’effraie sous ce ciel si peu lumineux.

Louis Terla avait pâli. Bien qu’il entendît les paroles de Léone, à l’égard de la cité minière, il ne s’attendait pas à ce que son amour fût repoussé.

Elle vit combien son chagrin était profond et un grand regret lui vint de le lui avoir causé.

— Mon bon Louis, balbutia-t-elle, il ne faut pas m’en vouloir. Je souffre dans ce brouillard noir qui vous étouffe. Peux-tu le comprendre ?

— J’aime mon pays, répliqua-t-il d’une voix sourde, et j’aime la mine. Il me semble que j’y suis plus utile que n’importe ailleurs. Ne sommes-nous pas ceux qui créent les usines et enrichissent le monde ? Que ferait-on sans charbon ? À chacun de mes coups de pic, je me dis : grâce à nous, les chemins de fer vivent, les fabriques subsistent, les hommes profitent tous de notre travail. Quitter la mine, ce serait déserter. Comment jouir du soleil, quand on abandonne son devoir !

Les derniers mots furent lancés par Louis comme un reproche et Léone baissa la tête, comme s’il lui était adressé. Elle se raidit. Elle n’avait aucune raison de se justifier. Elle n’était qu’une femme et ne participait pas à ce labeur cruel, dont Louis était si fier.

— Mon pauvre Louis, tu as une belle âme, tout ce que tu viens de dire est beau. Il faut des mineurs, sans quoi que deviendrait le monde ? Cependant je ne puis revenir sur ma décision. Il faut que je cherche une place dans une ville ensoleillée.

— Alors, tu laisserais là, ta mère, avec cinq hommes à soigner ?

Léone eut un signe affirmatif, mais des larmes jaillirent de ses yeux.

— Je n’aurais pas cru cela de toi, reprit Louis.

— Je ne puis refouler mon désir.

Louis Terla resta un moment sans parler, puis il reprit d’une voix assourdie :

— Nous n’avons plus rien à nous dire, ma joie est éteinte. C’était un bonheur pour moi de te revoir chaque matin… et maintenant tout est fini.

Un sanglot étouffé s’étrangla dans la bouche du jeune homme et Léone dut faire un effort considérable pour ne pas le consoler affectueusement.

Elle quitta le banc où ils étaient assis et ils reprirent le chemin de leur quartier. Les mots qu’ils échangèrent furent rares, et se rapportaient aux incidents du chemin : deux chiens qui se battaient, un enfant qui lança étourdiment son cerceau contre eux. Devant leurs jardinets respectifs, ils se quittèrent.

Le père de Léone retournait une plate-bande. Il s’adressa à Louis par-dessus la haie.

— Tu t’es promené, mon gars, tu as fait provision d’air ?

— Oui, voisin.

Louis avait répondu sans s’arrêter et le porion dit à sa fille :

— Il n’a pas sa gaîté ordinaire, le fiston ! vous vous êtes rencontrés et tu l’as malmené ? Ne le brusque pas, c’est un de nos meilleurs ouvriers. Jamais il ne recule devant l’effort, et jamais il ne refuse son aide. Ah ! je voudrais l’avoir pour gendre.

Léone tressaillit. Non seulement, elle décevrait son père, mais elle attristait son camarade d’enfance.

Elle franchit le seuil de la petite maison, où elle trouva sa mère, l’aiguille à la main.

— Oh ! maman, tu ne te reposes pas un peu ?

— Mais si, puisque nous sommes allés à la messe ce matin, cela m’a fait trois quarts d’heure de repos.

— Je vais t’aider maintenant. Ce sont encore les petits qui ont déchiré leurs tabliers ?

Les deux femmes s’affairèrent à leur ouvrage.

Léone restait plus silencieuse que de coutume, ce qui surprit sa mère.

— Ça ne va pas, petite ?

Léone hésita pour répondre, puis elle murmura :

— Je suis ennuyée parce que Louis m’a demandé si je voulais l’épouser.

— Oh ! le cher garçon !

— Je lui ai répondu non.

— Tu es folle !

— Je veux quitter le pays.

L’ouvrage tomba des mains de Mme Aumil.

— Où veux-tu donc aller ?

— Je ne sais pas encore, mais je ne veux plus rester dans cette poussière noire, ne voir jamais le soleil qu’à travers un brouillard noir.

— Tu exagères, petite. Attends l’été, et tu verras de beaux jours.

— Ils durent si peu !

— Ainsi, tu nous quitterais, je serais sans aide pour ravauder nos cinq hommes !

— Si je me mariais, maman, tu serais seule aussi et mes frères aînés peuvent se faire raccommoder, ils ont déjà de bons gains. — Je ne m’attendais pas à cette surprise-là ! Et ce pauvre Louis, que va-t-il penser ? Il y a longtemps que son cœur parle pour toi, j’en suis sûre. J’ai compris qu’il te guettait pour te dire un mot chaque jour. C’est un brave garçon, si sérieux et si bon ouvrier m’a dit ton père.

— Je reconnais toutes ses qualités et s’il habitait une autre contrée, je l’épouserais tout de suite.

— On ne peut tout avoir. Un bon mari dans une ville noire, vaut mieux qu’un mauvais dans une ville claire.

Mme Aumil se tut. Elle savait que sa fille possédait une volonté rigide et qu’il était inutile d’insister. Il fallait que Léone revînt d’elle-même à une idée qu’elle avait combattue. Il n’y avait qu’à attendre la fameuse place que Léone ambitionnait et qui ne serait pas facile à trouver quand il s’agit d’aller d’un bout de la France à l’autre. Devant la difficulté, Léone céderait sans doute.

Mars passa. Pâques devant être le 20 avril, Léone se rapprocha de Flore, gagna sa voisine de droite. Le voisin de gauche, maintenant, évitait Léone puisque son espoir était mort. Cependant, quand il l’apercevait, il ne pouvait s’empêcher de la suivre des yeux et d’admirer sa jeunesse blonde et pleine de force. Quand il percevait son rire, un désespoir le poignait. Il avait tant espéré de l’entendre dans sa maison, comme une fauvette qu’il aurait capturée.

Léone affectait de ne pas regarder à gauche quand elle sortait de sa maison. La silhouette affaissée de Louis lui produisait l’effet d’un remords, mais elle ne revenait pas sur sa décision.

Alors que les nettoyages battaient leur plein durant la semaine sainte et que Léone les alternait avec des visites à l’église, Flore un jour l’appela.

— Mon cousin arrive demain.

Léone eut un léger choc.

— Il restera une quinzaine de jours, ajouta Flore, demain Jeudi Saint, je l’emmènerai pour voir les reposoirs et si tu peux te trouver sur notre passage, ce sera très bien. Je vais te dire par où nous commencerons et à quelle heure nous partirons. Léone se remettait de son émoi, et elle murmura :

— Tu es bien gentille de me parler ainsi, mais ce cousin ne serait-il pas pour toi ?

— Oh ! non, je suis promise à Jules Négot et je ne changerais pas pour tout le soleil du monde.

— J’en avais l’intuition.

— Ce n’était pas malin à deviner. Il vient assez souvent chez nous.

— Mais je ne suis pas indiscrète, et je ne t’en aurais pas parlé la première.

— Bon, laissons mes amours et parlons des tiennes.

— À venir ! interrompit Léone en riant.

— En attendant, arrange-toi pour voir arriver mon cousin qui s’appelle Marius Jolly.

Les deux jeunes filles cessèrent leur entretien et Léone, dans la maison, où elle était seule pour le moment, ne pensa plus qu’au lendemain.

Ah ! si ce projet pouvait réussir ! que ce serait bon de vivre dans un pays de fleurs.

Le lendemain, elle était à l’affût derrière son rideau, à l’heure présumée de l’arrivée du cousin. Elle le vit. Il marchait près de Flore qui l’avait cherché à la gare, et il riait de tout son cœur.

C’était un jeune homme aux cheveux noirs, aux yeux pétillants, au geste vif.

« Il est bien » pensa Léone, et comme il a l’air gai. La vie doit être facile près de lui, pourvu que je lui plaise !

Elle s’examina dans son miroir. Ses cheveux blonds ondés, ses yeux bleus et une fossette de chaque côté de la bouche, la déconcertèrent. Elle douta de son pouvoir de séduction, et une ombre voila son visage.

Le lendemain, elle essaya de s’embellir en se poudrant et en avivant ses lèvres, et elle partit à l’heure indiquée en disant à sa mère que Flore lui avait donné rendez-vous.

Une appréhension ne la quittait pas, et elle avait beau se raisonner, elle se disait qu’elle tentait là une rupture complète avec les siens et ses habitudes. Cependant, elle ne recula pas.

Comme il était convenu, elle rencontra Flore et son cousin au reposoir désigné. Il ne fut pas question d’échanger quelques mots dans ce lieu. Un regard bref de part et d’autre, puis les quelques minutes de recueillement terminées, Flore sortit, suivie de son cousin et attendit Léone.

Les présentations eurent lieu.

— Ma meilleure amie, Léone Aumil, mon cousin, Marius Jolly.

— Enchanté de faire votre connaissance, Mademoiselle.

Un rire accompagnait ces paroles, prononcées avec le joyeux accent de la Cannebière. Il continua :

— Je voulais voir une ville de mines.

— C’est bien sombre, n’est-ce pas ?

— Té ! cela repose la vue, le soleil fait cligner les yeux. Ici, au « moinsse », on regarde tout en face sans dommage. Vous ne connaissez pas Marseille, mademoiselle ?

— Non, monsieur.

— Ah ! ça, c’est une ville ! tout le monde est joyeux, tout le monde est riche, il y a la mer, les bateaux. Je n’ai pas pu y rester, parce que j’ai un oncle dans les fleurs, qui m’a enlevé pour l’aider. Peuh ! Cannes ne vaut pas Marseille, c’est certain, mais les fleurs sont une compensation, comme vous êtes, toutes les deux, les fleurs de ce pays noir. Moi, j’aime Marseille, et je m’en suis arraché parce qu’on tenait à moi ! Les gens de ma ville sont liants et ils ont toujours le mot pour rire. Vé ! c’est le soleil qui veut cela !

Léone écoutait ce verbiage, médusée par cet accent entraînant qui sonnait, roulait comme des grelots clairs.

Marius la contemplait. Par contraste, il aimait son air doux, un peu fermé, et il lança avec assurance :

— Vous, vous devriez venir un peu à Marseille, cela vous ferait du bien. Hou ! dans ce pays noir, on doit rêver du diable ! vous n’aimez donc pas le bon soleil ?

— Oh ! si, je l’aime ! s’écria Léone en joignant les mains, mais comment voulez-vous que j’aille là-bas ?

— Eh ! bé, il y a des trains donc ! Vous montez dans un wagon un soir, et le lendemain, les rayons de la Provence vous réveillent !

Ces paroles s’accompagnaient d’un rire, de clignements d’yeux, de grands gestes et d’éclats de voix.

— Ah ! si je pouvais trouver une place, gémit Léone.

— Hé ! vous en trouverez autant que vous voudrez ! chez mon oncle, on demande toujours des jeunes filles pour les envois de fleurs, dans tous les pays. Vous y serez comme une reine.

L’espoir brillait dans les yeux de Léone. Le jeune homme lui plaisait. Son exubérance la subjuguait et elle se disait que si toute la jeunesse du midi lui ressemblait, la vie ne devait être qu’un éclat de rire.

Elle fut encore plus gracieuse, et dit :

— C’est vraiment sûr que votre oncle a besoin d’employées ?

— Eh ! pechère ! je ne le dirais pas, si je n’en étais pas certain ! Si vous voyiez toutes ses serres et ses champs ! c’est un monde et cela sent bon ! ça n’est pas comme ici, où l’on se croit au-dessus d’une cheminée. Bagasse ! moi qui voulais m’habiller de blanc pour venir, il aurait été frais mon costume ! Enfin, je voulais voir Lens. Quand on a un parent dans la mine, il est naturel qu’on en voie une ! aller au fond d’un puits, ce n’est pas tous les jours qu’on peut se payer ce spectacle.

— Ce n’est pas gai, soupira Léone.

— Les hommes y sont habitués ! s’écria Flore. Il y en a beaucoup qui ne voudraient pas d’un autre métier.

Léone pensa tout de suite à Louis Terla. S’il la voyait, bavardant avec ce Marius, qui vantait les beautés de son ciel bleu, avec ses mimosas sans poussière, le pauvre garçon ne pourrait lutter.

Les trois promeneurs arrivèrent devant leurs maisons, et Léone voulut prendre congé de Flore et de son cousin, mais son amie la retint en l’invitant :

— Reste avec nous, pour prendre quelque chose de chaud. Faisons comme si nous étions en vacances, cela nous rappellera notre temps d’école.

— Oui, profitez, renchérit Marius, le bon temps passe vite, et c’est agréable de le ressusciter quelquefois.

Léone ne demandait pas mieux que d’accepter. Elle espérait bien que Marius, poussé par Flore, lui poserait une question précise.

Marius, devinant que cette jeune fille s’ennuyait au milieu de cette grisaille, se montrait de plus en plus aimable et sans autre intention que celle d’un bon garçon en congé, qui fait le fanfaron entre deux aimables personnes.

Il remarqua qu’il éblouissait Léone, et la fatuité commença par l’envahir. Il n’était pas méchant, mais il ne pensait pas au même but que Léone.

Elle voulait fuir le nord, et elle jugeait que ce serait stupide de s’en aller seule, puisqu’il y avait là, un jeune homme qui suivrait la même route.

Marius ne pensait pas à se marier, mais il faut peu de chose pour changer la résolution d’un jeune homme. Déjà, il examinait Léone avec un autre regard, alors qu’elle aidait Flore à préparer un goûter. Elle lui plaisait par contraste, et il la devinait sérieuse.

Mme Gagnat qu’il appelait « ma tante » se trouvait très intéressée par ce jeune parent qu’elle connaissait à peine et qui était allié à son mari.

— Alors, il y a toujours du soleil chez vous ?

— Toujours, et puis, il y a de tout, des fleurs, des fruits, on les voit pousser, un jour, c’est une pomme grosse comme une bille et le lendemain, elle est grosse comme une tête. Et les fleurs ! je travaille dedans, je regarde un bouton de rose, j’en regarde un autre, et le premier est déjà épanoui ! Ah ! bagasse, quel pays !

— Et vos parents sont restés à Marseille ?

— Bé, oui ! ils ont un cabanon, et ne veulent pas le quitter, c’est vrai qu’il est beau ! Et le jardin ! un vrai paradis terrestre !

— Que dites-vous de notre contrée ?

— Oh ! là là, c’est à se demander comment on peut y résider ! j’aimerais mieux sentir le mistral toute l’année.

— Qu’est-ce que c’est que le mistral ?

— Comment ! vous ne le connaissez pas ? C’est un monstre qui renverse tout. Les voitures marchent toutes seules quand il roule dans leur sens, un homme est soulevé comme une paille. Le mistral, pechère ! c’est une force incalculable qui pourrait emporter une ville entière, s’il le voulait !

— En voilà un pays que je n’aimerais pas habiter ! s’écria Mme Gagnat.

— Goûtez-en, et vous ne le quitterez plus !

— Avec le mistral, non.

— Mais on le mate, ma tante, notre mistral, et il devient doux comme la brise. On le flatte et il referme ses tourbillons.

Marius se rengorgeait et continuait de palabrer avec une verve croissante.

Alors arrivèrent le mineur Gagnat avec ses fils aînés. La conversation devint générale et étourdissante. La voix du Marseillais dominait, et chacun de rire de ses histoires.

Léone se disposa à rentrer chez elle.

Marius ne la perdait pas de vue, malgré ses discours et, quand il la vit prête à franchir le seuil, il s’élança en disant :

— Je vais vous reconduire !

— Ce n’est pas la peine, merci, c’est la maison d’à côté.

— Oh ! vous êtes voisine ! que c’est gai ! Eh ! bien, je vais aller dire bonjour à votre maman et la féliciter d’avoir une aussi charmante fille.

Léone rit, enchantée.

Marius ne cessait de parler de sa voix claironnante. Il se trouva que Louis Terla était dans son jardinet et qu’il vit les deux jeunes gens devisant en riant.

Son cœur s’arrêta de battre. Un désespoir déferla dans son âme et il désira mourir là afin de ne plus voir ce couple. Il perdait toute notion des choses et il fut surpris d’entendre Léone lui crier familièrement :

— Bonsoir, Louis ! te voilà rentré !

Il n’eut pas le temps de se remettre que déjà Marius s’exclamait :

— Eh ! bé… c’est un voisin et ami ! Salut monsieur Louis ! on vous verra, té ?

— Je n’ai pas beaucoup de temps ! répliqua Louis d’un air sombre.

— Vous avez l’air triste, il ne faut pas, bagasse ! C’est vrai que sans soleil, la pensée n’est pas rose.

Léone était au supplice, parce qu’elle savait de quel mal souffrait Louis. Elle aurait voulu que Marius ne s’accrochât pas au malheureux, mais le bon cœur du méridional ne pouvait voir un visage maussade, sans que le besoin de le faire rire lui vînt.

— Allons, monsieur le voisin, raccommodez-vous avec la vie ! Bonjour à la maman de cette demoiselle. Nous rirons un peu pour vous dérider et je vous demanderai des renseignements sur la mine.

— Vous voulez y entrer ? dit vivement Louis.

— Moi ? Oh ! non, je suis dans les fleurs !

Marius se redressa comme un cyprès.

Toute la curiosité de Louis Terla tomba, et il regarda Marius avec défiance. Certainement ce bavard allait lui prendre sa Léone.

— Vous venez ? répéta Marius.

Il voulut dire non encore une fois, puis désirant se convaincre de son malheur, il sortit de son jardinet pour les suivre. Il saurait ce que valait son rival, car il voyait à la joie répandue sur les traits de Léone, que ce jeune homme lui apportait le soleil qu’elle cherchait.

Mme Aumil reçut le nouvel arrivé avec affabilité, et ne s’étonna pas de voir là, Louis.

Elle n’eut aucun frais de conversation à déployer. Marius, fort à l’aise, parla. Sa faconde n’avait nul besoin d’être stimulée, et il s’emparait de tous les sujets pour les développer familièrement.

— Vous avez des fils dans la mine, chère madame ?

— Hélas ! j’en ai deux qui y sont et deux autres qui y entreront sans doute. Cela me donne du souci.

— Cette mine est-elle donc aimantée pour que tous les hommes s’y précipitent ?

— Que faire d’autre ici ? puis les hommes y sont attirés parce que l’on gagne largement.

— Mais il y a des dangers.

— Hélas…

— Ah ! vivent l’air et le soleil ! s’exclama Marius.

Ces paroles-là tombèrent lourdement sur l’esprit de Louis Terla. Il savait que pour Léone, elles avaient une valeur inappréciable. C’était un encouragement à son désir secret.

— J’irai dans cette mine demain, m’a promis l’oncle, il a obtenu la permission de m’y faire descendre. J’ai un peu la chair de poule, mais je tiens à cette visite, sans quoi, je n’aurais rien à raconter aux camarades. Vous me voyez arrivant d’un pays minier, et dire, penaud : je n’ai rien vu ! Ils ne me croiraient pas, alors, autant que je me risque.

Léone et sa mère riaient, mais Louis restait sérieux. Il ne souhaitait pas de mal à cet intrus, mais il aurait voulu qu’il se rendît ridicule, afin que Léone ne le regardât pas avec complaisance.

Mme Aumil comprenait sa pensée, mais essaya de l’en détourner :

— Tu n’es pas malade, mon garçon ? Ils t’ont arraché la langue en bas ?

Louis eut l’ombre d’un sourire et répondit :

— Non, on se contente d’arracher la houille au gisement.

— Bien répondu, mineur. Et maintenant, je vais m’en aller, j’ai à peine vu mon oncle. Au plaisir de vous revoir, bons voisins !

Marius serra les mains avec cordialité et s’en alla majestueusement.

Terla, sur sa chaise, ne disait pas un mot.

— C’est un joyeux garçon, ce Marius, dit Mme Aumil.

— Il ne me semble pas avoir beaucoup de choses dans la tête, murmura Louis tourmenté.

— Oh ! ce n’est pas le même genre que chez nous, répliqua Mme Aumil. Les gens nourris de soleil ont le cerveau tout gai. Nous autres, à force de voir nos maisons noires, nous devenons moroses moroses.

— Oui, ce n’est pas toujours amusant, soupira Léone.

— C’est le contentement intérieur qui donne le sourire, dit Louis. Pour moi, quand j’ai accompli ma tâche et mon devoir, je sens tout un rayonnement en moi, et je ne vois plus nos rues noires et notre ciel gris.

— Tu as un heureux caractère, murmura Léone, tu sais te contenter.

— Tout est là, dit la mère, se trouver bien l’on est.

Louis eut chaud au cœur, parce que Mme Aumil semblait partager sa manière de voir. Ses pensées furent moins amères et il prit congé avec moins de désespérance qu’en entrant.

Léone était enchantée. Ce n’était pas que Marius lui plût entièrement. Il était loin de valoir physiquement Louis Terla, mais il habitait un pays séduisant.

Quand elle fut seule avec sa mère, elle s’écria :

— Ah ! que ce Marius me fait du bien, quand je l’entends parler de son beau pays ensoleillé et de ses fleurs parfumées, cela vaut la peine de vivre.

— Je le trouve bien bavard, ce garçon, tout en le jugeant facile de caractère.

— Mon Dieu ! que je voudrais partir avec lui !

— Comment ! Ce serait aussi gaîment que tu quitterais ce que tu as toujours vu ! Même Louis ?

— Même Louis ! Il n’a qu’un défaut : son amour pour la mine.

— Il t’aime, il souffrait tout à l’heure, quand il voyait ce Marius près de toi. Tu n’as eu d’attentions que pour cet inconnu. Tu n’as pas eu de ménagements pour Louis.

— J’ai prévenu Louis, il sait que je ne l’épouserai pas.

— Enfin ! ton destin est peut-être dans l’idée que tu as.

Elles se turent et procédèrent aux préparatifs du dîner. Les hommes rentrèrent.

Il ne s’agissait plus de conversation intime entre la mère et la fille. Seule avec ses pensées, Léone s’affermissait dans son projet. Une ombre cependant, voilait ses souhaits : Marius la demanderait-il en mariage ? Chercher une situation de servante ne lui plaisait qu’à demi. Jusqu’alors, elle avait aidé sa mère au travail de la maison et Dieu savait ce qu’il y avait à coudre et à racommoder pour sept personnes !

Il fallait donc qu’avant le départ de Marius, elle fût fixée sur ses sentiments.

Le lendemain, alors qu’elle se rendait aux achats quotidiens, elle rencontra Louis Terla. Ils suivaient le même chemin et, tout de suite, après l’avoir saluée, Louis engagea le fer.

— Alors, c’est ton futur promis, ce méridional loquace qui te monte la tête avec son soleil ?

— Tu sais que mon idée de m’évader d’ici n’a pas été provoquée par lui. J’étouffe dans cette ville.

Louis ne pouvait plus parler. Un poids lui écrasait la poitrine. Il vit que rien ne fléchirait la volonté de Léone. Tout l’amour qu’il avait dans le cœur, toute cette affection entretenue depuis l’enfance, ne comptaient plus. Butée dans son désir, elle n’entendrait plus rien, à moins d’un miracle.

Il la quitta, car leurs chemins bifurquaient.

Léone alla chez les commerçants habituels. Elle rencontra Flore qui, comme elle, venait aux provisions. Leurs achats terminés, elles revinrent ensemble. Dès qu’elles furent hors de la foule des ménagères, Flore commença :

— Je suis contente de te voir en tête-à-tête. Marius me vante tes qualités.

Léone eut une exclamation de joie. À vrai dire, ce n’était pas la conquête qu’elle appréciait, mais l’horizon qu’elle entrevoyait. Elle écoutait, rayonnante :

— Oui, reprit Flore, il ne nous a parlé que de toi, hier soir. Il se demandait s’il n’allait pas rester ici, pour entrer dans la mine !

— Ah ! non, par exemple ! clama Léone, suffoquée, ce ne serait pas à faire ! je veux vivre à Cannes. Serait-il changeant ?

— Je ne crois pas. Je ne vois là-dedans, que de l’emballement et la peur de te perdre. C’est un coup de grisou ! Il s’est enflammé spontanément. Il te trouve jolie, fine, réservée, enfin tout ce qu’il n’est pas. Cela le change, ce garçon, de ses bonnes Marseillaises tout en couleur et en cris, nous a-t-il appris, car nous ne savons rien de là-bas. Je n’ai pas manqué de lui dire que tu aimerais bien son pays s’il pouvait vraiment te procurer une place chez son patron. À cela, il a répondu d’une voix d’homme réfléchi :

« La pauvre pitchounette elle est trop bien pour être sous les ordres de mon oncle qui est jovial et leste en paroles, non, cette ptite doit se marier. » Après avoir dit cela, il est resté au moins cinq minutes sans parler ! Tu as des chances de connaître le midi, ma fille !

— Que tu es bonne de me dire tout cela.

— Il m’a demandé s’il te verrait aujourd’hui.

— Pour sûr.

— Je pense lui dire que tu viendras ?

— Oui, je vais avancer mon travail.

Elles arrivaient devant leurs maisons et elles virent Marius qui attendait Flore dans le jardin. Il s’empressa au-devant d’elles.

— Hé ! bonjour Mlle Léone, vous avez bien dormi ? vous êtes fraîche comme la rose, ce matin. Donnez-moi votre panier, je le porterai jusque chez vous, il est trop lourd pour vous.

D’un pas vif, le bon Marius, muni du panier, entra dans le jardin Aumil, et pénétra dans la maison, comme un habitué, en s’écriant :

— Madame la voisine, voici de quoi vous restaurer ! cela va comme vous le désirez ce matin ? Vos hommes sont partis ? moi, je descendrai cet après-midi, je suis curieux de voir cet enfer, cela me changera avec la mer si bleue, les mouettes si blanches, et nos maisons dorées. Où dépose-t-on les paquets, madame la voisine, dans la cuisine ?

— Ne vous donnez pas la peine.

— Oh ! ça me connaît. J’ai fait le marché pour maman et, là-bas, c’est gai, bagasse ! Ce que les commères peuvent glapir, et elles marchandent, et ce sont des injures ! eh ! va donc, crapaud ! attends voir, volaille ! il t’en cuira, dinde ! Les badauds s’amusent, eh ! c’est la bonne vie. Si votre fille repartait avé moi pour séjourner chez mes parents, vous verriez quelles belles couleurs elle aurait au bout de deux jours !

— Nous verrons cela ! essaya de placer Mme Aumil.

— Des jeunes filles, ça s’élève au soleil !

— Nous en avons aussi en été.

— Pechère ! je le vois d’ici, un rond rouge voilé de fumée, C’est du joli, ce n’est pas le soleil de chez nous.

Mme Aumil ne pouvait que rire devant cette candide vantardise. Les yeux qui roulaient, la bouche dédaigneuse, le geste qui paraissait saper ce soleil de pacotille, telle était l’expression de Marius.

Quant à Léone, elle ressentait de plus en plus le désir d’aller voir de plus près, ces splendeurs engageantes.

Marius finit par prendre congé, non sans offrir ses services, ses compliments, sans compter les promesses. Il retourna chez sa tante et taquina Flore, en attendant le moment de descendre dans la mine.

— Ainsi, Flore, tu as un amoureux ? Tu ne veux pas venir avé moi, toi, pour t’établir dans le midi ?

— Non, non, mon fiancé est mineur et c’est un ami d’enfance.

— Il ne vaut pas un bon Marseillais ! j’ai des amis, tu sais, et tu es plaisante.

— Votre mistral me fait peur !

— Il ne t’enlèvera pas, quand tu seras cramponnée au bras de ton Marseillais. La petite Léone n’est pas comme toi ! en voilà une qui est tout à fait décidée à lâcher les brumes.

— C’est son rêve, et je souhaite qu’elle trouve un bon mari, là-bas.

— Eh ! bé ! elle n’a pas besoin de courir si loin pour le rencontrer. Elle me plairait cette petite bonne femme-là ! elle est ménagère, soigneuse et jolie comme un cœur. Elle vous laisse parler, ce qui est agréable pour un homme. Crois-tu qu’elle voudrait de moi ?

Flore était au comble de la jubilation, et elle répondit avec enthousiasme :

— Si elle voudrait de toi ! elle te trouve charmant et tu dis tant de bien de ton pays qu’elle en rêve.

— Hé ! troun de l’air ! qu’elle a raison cette pitchounette ! elle est intelligente. La Bonne Mère m’a conduit ici, pour que j’y cueille une femme. Maman sera contente parce qu’elle n’aime pas beaucoup nos gentilles Marseillaises qui sont hardies et sans façon. Notre Léone, c’est une perle qui ressortira, avec sa grâce de blonde et sa figure de madone. Je la vois déjà dans un cercle de grosses femmes brunes, rieuses et bruyantes.

L’allégresse débordait du cœur de Marius.

Très imaginatif, il voyait Léone sur la Canebière ou au milieu des champs de fleurs, car il ajouta :

— Surtout, là où je la vois, c’est au milieu des fleurs elle ressortira comme un grand lys. Elle marchera doucement le long des plates-bandes, avec la tête un peu inclinée. Eh ! pechère ! je la vois ! elle s’avance comme une princesse au milieu de ses sujets qui penchent le front sur son passage.

— Tu as de l’imagination ! interrompit Flore.

— Eh ! tu ne sais donc pas que c’est le don de mon pays ? En venant au monde, les enfants en portent la bosse et, dès qu’ils peuvent parler, c’est pour dire une galéjade.

Marius se rengorgea.

— Tu es un brave garçon ! conclut Flore, amusée. Elle se réjouissait de relater cette conversation à Léone. Les fiançailles se nouaient, Marius étant tout à fait épris.

L’heure de descendre dans la mine arriva.

Marius n’osa pas dire qu’il avait un peu peur. Le manque d’accoutumance l’effrayait. Mais il se dit que son oncle et ses cousins, se risquaient tous les jours dans les entrailles de la terre et que les accidents étaient rares. Se raisonnant, se réconfortant, s’étourdissant de ses propres paroles, il parvint au bord du puits en compagnie de son oncle.

Il attendit quelques minutes que la benne remontât et il eut de l’émotion en pensant qu’il allait descendre à 215 mètres.

— Bagasse ! pourvu que cette benne soit bien attachée. Je ne voudrais pas que mon chapeau de mineur soit défoncé.

Il tâtait son couvre-chef et regardait les vêtements qu’il avait enfilés pour la circonstance.

Enfin la benne émergea du puits et il y prit place avec quelques compagnons.

— Eh ! vé ! on n’est pas plus mal qu’en ascenseur, mais il n’y a pas d’étages et c’est un peu lugubre. Ouf ! il commence à faire chaud ! Il ne se détraque pas trop souvent votre machin ? Je n’aime pas les pannes. Un jour, je suis resté coincé entre deux étages. Outre ! je croyais manquer d’air.

Les mineurs écoutaient sans répondre. L’accent surtout les divertissait.

On arriva et Marius se vit dans une galerie où un boisage soutenait un gisement. Il marcha à pas craintifs, gêné par toute cette obscurité à peine éclairée par quelques lampes. Sa faconde diminuait.

— Eh ! chef, dit soudain un des mineurs, y a un peu de suintement du côté de la grande galerie.

— Tonnerre ! pourvu qu’il n’y ait pas d’inondation !

— Quoi ! s’écria Marius tremblant, cela peut devenir dangereux ?

— Je te crois, mon garçon, nous risquons d’être tous noyés.

— Ah ! mais, j’aimerais mieux remonter ! j’ai promis à maman que je reviendrai.

Des éclats de rires fusèrent autour de lui.

Son oncle le rassura en lui certifiant que le danger n’était pas immédiat et que l’on aviserait pour échapper à cette infiltration.

Marius se calma et reprit son assurance. Les exclamations jaillissaient sans arrêt de ses lèvres, ainsi que les questions.

— Que de houille ! d’où sort le grisou ? Ce n’est pas possible de travailler dans le noir, comme cela ! vos lampes ne sont pas assez fortes !

On lui répondait le mieux possible, quand il voulait bien cesser de parler. Ce qui l’intéressa beaucoup ce furent les wagonnets chargés qui se dirigeaient vers la benne remontante.

Soudain, il vit Louis Terla qui poussait un chariot plein. Il l’apostropha :

— Hé ! bonjour, camarade voisin ! vous voici au travail ? Voulez-vous que je vous remplace ?

Louis aurait voulu pulvériser son interlocuteur, mais ne le pouvant pas, il se contenta de refuser son aide.

Avec une certaine amertume, il pensa qu’il le remplaçait déjà auprès de Léone et que c’était beaucoup trop !

— Vous avez tort ! c’est de grand cœur que j’aurais conduit la brouette. C’est un jeu, à côté de celles pleines de terre, que je charrie dans mon champ de fleurs. Je suis content de vous rencontrer ici, au cœur de la mine. Mais, vous savez, j’aime mieux mon travail que le vôtre. C’est un labeur de taupes, ici, moi, au « moinsse », je vis dans un rayon et non dans la peur de l’eau et du feu.

— Vous pouvez aussi avoir des orages et la foudre !

— Oh ! là là, qu’est-ce qu’un orage !

— Et la grêle ?

— Peuh ! quelques cailloux qu’on ne sent même pas !

— La preuve, c’est que toutes les fleurs de Cannes et des environs ont été réduites en bouillie, l’an passé.

— Oui, oui, mais c’était de l’ouvrage tout à fait pour nous. Les grêlons ont pilé les fleurs qu’on a ramassées à la pelle pour les jeter dans l’alambic pour faire de l’essence.

— Vous blaguez !

— Pôvre de moi ! blaguer ! Vous ne me connaissez pas !

Louis Terla ne répondit plus rien et poussa son chariot. Marius eut encore à s’étonner devant tout ce qu’il découvrait, et oubliait un peu qu’il était à plus de 200 mètres sous terre. Il s’en souvint tout à coup et une cloche qu’on agita comme un signal quelconque, lui produisit l’effet d’un glas. Il se précipita dans la partie où il avait laissé son oncle et s’enfila dans une galerie où des hommes complètement nus travaillaient dans une chaleur tropicale.

Il se sauva ahuri, poursuivi par les éclats de rire des ouvriers. La sueur perlait à son front.

« J’ai cru que j’entrais en enfer » murmura-t-il, mais où trouver mon oncle ?

Il erra et finit par l’apercevoir qui remettait sa veste.

— On s’en va ?

— Oui, mon garçon.

— C’est dommage ! lança Marius non sans aplomb, quand, au fond, il était soulagé de quitter la mine. Il ne fut pas long à reprendre place dans la cage et des ouvriers sourirent quand ils le virent se ruer dans la benne. Il montrait inconsciemment son impatience.

En route, il dit :

— Je pense que la montée se fera sans encombre, c’est puissant, ces élévateurs.

Au même instant, l’appareil s’arrêta, Marius blêmit.

— Quoi ! qu’est-ce qu’il y a ?

— Comment voulez-vous qu’on sache !

— Cela arrive souvent la panne ?

— Quelquefois !

— Ça ne devrait pas arriver pour des pauvres martyrs qui travaillent sous la terre ! La Bonne Mère ne devrait pas permettre cela ! glapissait Marius, la peur aux entrailles et les dents claquantes. On ne peut pas appeler ? Ce n’est pas que je craigne quelque chose, mais j’étouffe parce que je n’ai pas l’habitude.

— Oui… oui… dit un vieux, tu sais bien parler mais ta figure sait encore mieux que toi, on lit dessus comme dans un journal.

Marius n’eut pas le temps de riposter parce que la cage se remit en marche, pour le soulagement général.

Le Marseillais reprit sa faconde. Sa joie était exubérante.

— Quand tout se passe bien, on n’a pas de mérite à visiter un endroit dangereux ! Je suis satisfait d’avoir vécu cette petite émotion. Oh ! ce n’est pas que j’ai eu peur ! nous autres, dans le midi, nous sommes habitués aux surprises du mistral qui nous en fait voir de dures. Alors, cette petite panne, bagasse, ça ne compte pas !

Il n’eut pas d’écho. La benne stoppa. Des enfants attendaient leur père ou leurs frères aux abords. La joie de Marius d’être hors du puits se traduisait par une expansion qui ressemblait à de l’ivresse.

Le mineur Gagnat s’en alla en sa compagnie, mais il ne parlait pas beaucoup. Fatigué, il se laissait bercer par le bavardage intarissable de son neveu.

Ils parvinrent au coron et Marius, questionné par Flore, répondit avec réserve. Il avait un témoin, son oncle, et il s’efforçait donc de dire la vérité stricte. C’était assez difficile pour lui, mais il savait qu’il se rattraperait plus tard, avec ses compagnons des champs de fleurs.

Il aurait bien aimé se rendre chez Léone, mais une timidité le retint. Il n’avait aucun prétexte pour s’y précipiter et il dut se contenter de ses oncle, tante et cousins. Il s’amusa à taquiner les deux fillettes et leur raconta d’énormes galéjades dont elles riaient follement, n’ayant jamais été à pareille fête.

Le lendemain, il guetta Léone et quand il la vit, dans son jardinet, il courut hors de la maison, et siffla un petit air guilleret en jouant l’indifférence, puis tout à coup, il s’écria :

— Té ! c’est Mlle Léone ! où allez-vous, printemps ?

— Faire les achats indispensables.

— Vous pourrez porter ce sac et ce panier ?

— Je l’espère !

— Ce sera lourd, je vais vous accompagner.

— Oh ! non, je ne veux pas vous donner cette peine.

— Une peine ! mais ce sera un plaisir, une joie, un bonheur !

Léone riait, tout heureuse, alors que Marius continuait :

— Un grand gars comme moi, solide comme un roc, laisserait une gracieuse pitchounette porter ces lourds fardeaux ! Non, ce serait grossier et inhumain. Je vais avec vous, sans quoi, je n’oserais plus regarder mes semblables.

Ce disant, il emboîta le pas à Léone, tout en discourant. À mesure que ses paroles se déroulaient dans l’air tiède d’avril son langage devenait lyrique. Un attendrissement lui venait à l’âme, envahissant son cœur, et il pensait, sans cesser son verbiage :

« Que ce serait agréable d’avoir cette petite ménagère si douce, si bien élevée à côté de soi, toute une vie. Ce serait pour moi, une fleur de plus à soigner, simplement. »

Puis, une allégresse de plus en plus envahissante le possédant, il rompit là le fil des paroles inutiles et murmura :

— Mademoiselle Léone, savez-vous que vous me plaisez tous les jours davantage ? Je n’ai jamais rencontré une jeune fille comme vous et je suis angoissé à la pensée de vous quitter. Puisque vous voudriez vivre dans le midi, vivez-y avec moi. Je vous demande votre main et un peu de votre cœur. Nous aurons une petite bastide. J’ai des économies et mes parents aussi. Vous ne serez pas malheureuse, notre maison sera fleurie et vous aurez un bon chien pour vous garder quand je serai à mon travail, et un beau chat pour attraper les souris.

Si Léone avait été émue par le début du discours puis touchée par la demande en mariage, ses sentiments se fondirent dans un rire en entendant la fin.

— Pourquoi riez-vous, pitchounette ? je suis très sérieux, moi, et j’attends votre réponse avec une peur terrible.

Léone s’était reprise, et elle dit :

— Je suis très heureuse de consentir à devenir votre femme. Je me réjouis d’être dans un beau pays où tout doit être facile. Tenez ! rien que pour la lessive, la sécher au soleil, quel rêve !

— La sécher ! mais, bonne enfant, vous n’aurez pas le temps d’étendre votre linge ! vous le retirez de l’eau et il vous sèche dans la main !

— Que c’est commode !

À dire vrai, Léone ne savait plus trop ce que lui racontait Marius. Un tel contentement la transportait qu’elle n’avait plus qu’une pensée : celle de son départ de cette ville triste.

Marius pouvait donc débiter ce qui lui convenait des fantaisies de son imagination, elle écoutait avec un sourire figé, l’esprit au loin.

Lui, grisé par son succès matrimonial, ne tarissait plus et relatait sa visite de la veille à la mine.

— Ce n’est pas très intéressant ! voir des couches de houille superposées, taper là-dedans avec un pic et entasser les morceaux sur un chariot, n’est pas très malin. Nous avons failli être noyés, heureusement que j’ai vu le coup et j’ai crié : « Bouchez donc ça, malheureux ! l’eau va venir en trombe. » Les mineurs se sont empressés et le mal a été conjuré. Quand on a du sang-froid, les catastrophes sont évitées. À la remontée, nous avons eu une grosse panne d’ascenseur. Mes compagnons étaient blêmes, j’ai tout de suite vu ce qu’il en était, parbleu ! une petite interruption dans la machinerie… freins bloqués. Quand on connaît un peu la mécanique, on sait qu’un grain de sable peut arrêter une locomotive. Enfin, j’étais là pour rassurer les camarades… leur donner du courage. Une plaisanterie placée au bon moment, relève le moral. Quand un malheur arrive dans mon cercle, on dit : Allez chercher Marius ! et j’accours.

À ce moment, Léone s’arrêta et entra dans un magasin. Marius l’attendit en fumant une cigarette. Elle ressortit assez rapidement, et il s’empara du cabas.

— Eh ! jamais vous n’auriez pu porter cela ! il faudrait un cheval ! mais ne craignez rien, on s’en passera !

— Ce n’est pas tout ! il y a le pain pour l’autre sac.

— Ah ! mes amis ! heureusement que je suis là !

Quand le sac fut rempli de pain, il y eut quelques kilos en plus. Quand cinq hommes mangent dans une maison, le pain est nécessaire.

Le bon Marius eut à supporter ce chargement sollicité avec tant d’insistance. Il parlait moins et ne pouvait plus gesticuler. Léone allait à son côté, munie de paquets plus fragiles. Elle avait franchi le présent, et se croyait déjà la femme de Marius. Son pas était ferme et son regard assuré. Elle voyait l’avenir devant elle comme une route ensoleillée.

Marius entra dans la maison des Aumil où la ménagère attendait des denrées diverses pour son repas. Elle accueillit les arrivants avec étonnement surtout en voyant Marius chargé.

— Madame, je fais mon apprentissage de fiancé, votre fille a bien voulu m’accorder sa main.

Mme Aumil, bouche bée, regarda son futur gendre, sans trop croire ce qu’il disait. Léone, devinant l’incrédulité de sa mère, s’écria :

— Oui, maman, c’est vrai ! Marius veut m’épouser et je partirai pour le midi.

Si Mme Aumil était ravie de voir sa fille casée, elle eut froid au cœur, en évoquant la séparation. Que deviendrait-elle avec ses quatre fils ? Léone lui était d’un si puissant secours. Enfin ! les parents n’ont pas le droit d’être égoïstes. Il faut que les enfants s’envolent à l’heure venue. Elle chassa cette pensée importune et dit :

— C’est une bonne surprise ! seulement, Monsieur Marius, vous m’enlevez ma fille, et mon cœur est lourd.

— Eh ! vé ! vous pourrez venir la voir, je serai un bon gendre.

— Et votre maman, est-elle gentille ?

— Elle me ressemble.

— Et votre papa ?

— Il est comme nous deux !

— C’est magnifique ! vous avez des frères, des sœurs !

— Hélas ! je suis tout seul.

— C’est drôle, ici, nous avons de nombreuses familles.

Là, Marius fut pris de court et comme l’heure du repas allait sonner chez son oncle, il se sauva en serrant les mains de sa future belle-mère. Il demanda la permission de déposer un « poutoune » sur la joue de sa fiancée.

Il annonça ses fiançailles à la famille Gagnat où on le félicita.

Le lendemain, jour de Pâques, ce fut grande fête dans tout le coron. Au son des cloches, la plupart des mineurs, endimanchés, allèrent à la messe en compagnie de leurs femmes. Il y avait bien quelques esprits forts qui se passaient de Dieu, quand ils étaient bien portants, mais qui acceptaient les bonnes Sœurs quand leurs femmes étaient malades, les bonnes Sœurs qui leur préparaient la soupe et qui raccommodaient leurs vêtements.

Ce jour-là, le soleil brilla un peu et la poussière noire ne le voila pas trop.

Tout le monde jouissait donc de ce beau jour, sauf un pauvre gars dont l’âme était désespérée. La chose inconcevable était arrivée : il perdait sa bien-aimée, Léone s’était promise à ce marseillais de malheur, un garçon dont on n’avait jamais entendu parler, et il enlevait la plus agréable des filles de tout le coron. Louis se demandait pourquoi un tel malheur lui arrivait ?

Léone ne se doutait pas que les pensées de son ami d’enfance étaient aussi sombres. Une chose cependant se réveillait dans sa conscience : l’année précédente elle était allée chez les Terla pour leur souhaiter bonnes Pâques, mais cette année, elle n’en avait pas eu le temps. Quand on a un fiancé, il faut lui montrer quelque attention et s’occuper de lui. Puis, elle pensait aussi que ce serait peu délicat d’étaler sa joie aux yeux de Louis. Malgré soi, son rêve réalisé se serait trahi sur son visage, et elle ne voulait pas provoquer de peine inutile.

Un beau dimanche ; un beau lundi où l’allégresse fut presque partout, et la routine reprit.

Les mineurs redescendirent dans la mine, les corons se vidèrent de leurs visiteurs et les femmes retournèrent au lavoir et à leurs besognes quotidiennes.

Léone rencontra Louis Terla. Elle fut frappée par son visage douloureux et obéissant à un réflexe qu’elle ne put retenir, elle s’écria :

— Tu n’es pas malade ?

— Non, mais tu sais pourquoi je souffre.

— Mon pauvre Louis, reprends-toi ! Le rêve de ma vie passe à ma portée, et je ne veux pas le laisser échapper.

— Tu aimes ce Marius ?

Léone rougit et murmura :

— Il me plaît parce qu’il est bon garçon, mais tu peux penser qu’il est encore un inconnu pour moi. Je ne peux pas prétendre éprouver un profond amour pour lui, parce que nous manquons de souvenirs. Nous apprendrons à nous connaître et cela a son charme aussi.

Louis se déroba afin que Léone ne vît pas deux larmes qui coulaient de ses yeux.

Si elle ne les aperçut pas, elle les devina et son cœur se serra. Elle eut un geste d’impuissance. La destinée était là qui détruisait parfois le rêve ébauché,

Marius Jolly devait repartir après la Quasimodo. Bien qu’attristé de quitter Léone pour quelque temps, il ne perdait pas son exubérance. Il s’habituait même à la grisaille du Nord, et il se surprit à vanter la paix qu’on goûtait dans ce pays noir. Léone n’en marqua pas sa surprise tout haut, mais elle s’avoua que son fiancé savait trouver de la poésie en tout. Et elle se découvrit un certain regret de quitter sa ville natale.

Vers le milieu de la semaine, un bruit terrible courut soudain vers la fin de la matinée.

« Le grisou ! le grisou ! il y a eu une explosion ! »

Tout le monde courut aux abords de la mine. Les femmes, bien que n’ayant aucun détail, pleuraient nerveusement. Les ingénieurs essayaient de les rassurer. Ils s’enfoncèrent dans le puits et chacun attendit les nouvelles dans un silence angoissant.

Léone et Flore étaient là avec leurs mères. Il y avait aussi Mme Terla. Son mari, son fils étaient peut-être parmi les morts.

Mme Aumil ne parlait pas, non plus que Léone. Leurs lèvres étaient serrées par l’effroi.

Marius Jolly était là aussi, pérorant et prodiguant des consolations superflues. Il ne s’apercevait pas que personne ne l’écoutait.

Les femmes semblaient maintenant de vraies statues de l’anxiété. Elles attendaient la première remontée de la benne, avec les premiers blessés, car elles étaient bien convaincues que tous ne seraient pas saufs. Marius allait des unes aux autres.

— Peut-être qu’il n’y aura rien du tout ! quand je suis descendu là-dedans, j’ai vu que tout était en ordre, pas de signe de malheur. Cela se sent cela, et j’ai le flair pour voir ce qui accroche.

Léone, honteuse de ce verbiage tellement inconsidéré, se rapprocha de lui et lui souffla à l’oreille :

— Taisez-vous !

— Eh ! quoi, je suis bon, je console ces femmes.

— Ne dites plus rien. Il faut attendre. Vous leur donnez peut-être une fausse joie qui doublera leur peine, si elle leur vient. Nous sommes des silencieux.

Marius se tut, mais affirmer qu’il n’était pas vexé, serait sans doute inexact.

Enfin, la cage remonta, des visages se convulsèrent dans l’angoisse. On retira trois blessés que leurs femmes reconnurent avec des gémissements. Une ambulance les transporta à la clinique de la mine. Tout le monde s’émut devant leurs visages altérés par la souffrance. Leurs blessures étaient-elles mortelles ? on le saurait plus tard. Pour le moment, ils étaient vivants, et c’était déjà un adoucissement.

Le cercle se rétrécit et l’attente reprit. Marius n’osait plus parler et il se contentait d’aller et de venir.

La benne remonta de nouveau. Les femmes anxieuses se penchèrent. Léone poussa un cri, son père et Louis étaient parmi les blessés, son père avec les traits livides.

Mme Aumil se précipita vers son mari, mais elle n’obtint aucun signe de lui. On le déposa dans la voiture sanitaire, et tout de suite après lui, vint Louis. Ses yeux étaient ouverts, et il regardait la foule. Son regard s’attacha aux gestes de Léone qui contemplait son père, puis, elle vit le jeune homme et murmura :

— Pauvre Louis, souffres-tu ?

Il esquissa un mouvement, mais ne parla pas.

D’autres blessés suivirent. Les abords du puits devenaient un champ de lamentations et de sanglots.

Des ingénieurs remontèrent. Ils expliquèrent que l’explosion avait été peu forte, mais suffisante pour blesser huit hommes, mais pas mortellement leur semblait-il. Pas de morts, ce qui soulagea tout le monde. Peu à peu, les groupes se dispersèrent.

Mme Aumil et sa fille, revinrent lentement, avec des larmes qui coulaient sur leur visage.

Flore réconfortait ses amies en leur disant :

— L’ingénieur a toute confiance. Rassurez-vous donc, on peut s’en rapporter au docteur.

Marius marchait près de Léone, mais elle semblait ne pas le voir. Il voulut lui prendre la main, mais elle la retira, ne trouvant sans doute aucune douceur dans ce geste expansif.

— Eh ! que voulez-vous, disait-il, c’est la mine. Vous auriez pris un mari dans ce pays, c’est le sort qui vous attendait. Le souci tous les jours, et le chagrin, tout à coup. Félicitez-vous de m’avoir trouvé sur votre route, vous serez hors de ces catastrophes.

Léone percevait ces paroles, mais sa pensée était avec les blessés. Elle savait qu’elle irait voir tous ces pauvres gens et s’ingénierait à leur porter des douceurs. Puis, la vision de son père lui passait devant les yeux, et elle frissonnait d’inquiétude.

— Ne vous désolez pas, lui dit Marius, j’ai vu que votre père n’était pas sérieusement blessé.

— Qu’en savez-vous ! clama Léone. Mon cher papa doit être dans un triste état. Je voudrais être près de lui, mais l’on ne nous autorisera à le voir, que quand tous les blessés seront examinés.

— Je suis si peiné de vous savoir dans cette atmosphère. Aussi je vous emmènerai tout de suite chez maman, pour échapper à ce spectacle lugubre.

Léone regarda son fiancé avec effarement.

— Quoi ! bégaya-t-elle, vous croyez que je vais partir en laissant maman soigner seule papa ? Je ne m’en irai pas avant qu’il soit guéri, ainsi que les autres. Il y aura des femmes surchargées de besogne, et, si je peux les aider, je n’y manquerai pas. On se doit à ses semblables. J’ai vu un ouvrier blessé qui a huit enfants. Comment n’aiderais-je pas sa malheureuse femme !

— Alors, il faudra que je parte seul ! je ne pourrai pas vous montrer tout de suite mes fleurs.

Léone murmura gravement :

— Il n’y a pas que des fleurs dans la vie.

Le soir, les nouvelles des blessés étaient satisfaisantes. Le porion Aumil n’avait rien de grave, des blessures superficielles, mais la commotion avait été forte. Il avait voulu sauver son équipe et s’était dépensé en attendant les secours.

Léone courut chez Mme Terla pour s’enquérir de Louis.

— C’est un pied brûlé. Il a reçu un bloc de houille enflammé, mais le docteur affirme qu’il n’a rien de cassé et qu’on sauvera son pied.

La jeune fille quitta cette mère rassérénée et alla chez les unes et les autres pour s’informer de leurs blessés et offrir ses services. Une grande fraternité la possédait et une pitié envahissait son âme. Comment pourrait-elle quitter ce peuple dont le travail dangereux méritait tant d’égards ? Ne fallait-il pas se serrer les uns contre les autres, pour être forts aux jours de deuil.

Que signifiaient le soleil, le pays riant devant la pitié et la charité ? Son devoir n’était-il pas ici ? Tout son enthousiasme était tombé au sujet de ses fiançailles et elle se traitait d’égoïste.

Il lui semblait que Marius devenait tout à coup pour elle, un étranger sans aucun prestige, alors que Louis, blessé se présentait à ses yeux, comme une victime du devoir.

L’abandonnerait-elle, lui et son amour, dans le désespoir de sa tendresse repoussée ? Aux hommes qui assument un labeur dangereux, il faut des femmes énergiques. Léone ressentait un remords à l’idée d’avoir voulu vivre sa vie au loin alors que dans ce coron sa jeune force et sa charité pouvaient faire tant de bien…

Soudain, Marius ne fut plus rien pour elle.

En entrant chez sa mère, elle le trouva et lui dit :

— Marius, j’ai réfléchi, je ne pourrai pas vous épouser parce que ce serait une désertion de ma part de quitter la ville où je suis née, où tout le monde se connaît et où l’on s’appuie les uns contre les autres, quand le malheur arrive. J’avais rêvé, mais aujourd’hui, je suis réveillée. Je vous rends votre parole.

— Bagasse ! si je m’attendais à cela ! je pense que ce n’est qu’une galéjade ! Nous verrons cela demain, quand nos blessés auront le sourire.

Léone secoua la tête, et il sortit, alors que Mme Aumil serrait sa fille dans ses bras.

— Que tu me rends heureuse, murmura-t-elle, je me tourmentais à l’idée de te voir partir !

Le lendemain, la mère la fille allèrent à la clinique. Le contremaître allait mieux. Son visage avait repris son aspect accoutumé. Il lui restait une douleur à l’épaule, conséquence d’un coup provoqué par un bloc de houille.

Léone alla vers le lit de Louis.

— Tu vas mieux ? J’ai été bien inquiète…

— Le docteur m’assure qu’il ne m’en restera rien. Ce sera un peu long, mais j’aurai de la patience. Tu viendras me voir ? quand pars-tu ?

— Je ne pars plus, car c’est avec toi, que je me marierai.

— Léone !

Louis était galvanisé. Une telle joie rayonnait sur son visage que la jeune fille se pencha vers lui, et dans un élan affectueux, elle l’embrassa sur le front en disant :

— Je serai ta femme.