Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 161-173).

XIV

LE JUGEMENT


Je ne doutais pas que la cause de mon arrestation ne fut mon éloignement sans permission d’Orenbourg. Je pouvais donc aisément me disculper, car, non seulement on ne nous avait pas défendu de faire des sorties contre l’ennemi, mais on nous y encourageait. Cependant mes relations amicales avec Pougatcheff semblaient être prouvées par une foule de témoins et devaient paraître au moins suspectes. Pendant tout le trajet je pensais aux interrogatoires que j’allais subir et arrangeais mentalement mes réponses. Je me décidai à déclarer devant les juges la vérité toute pure et tout entière, bien convaincu que c’était à la fois le moyen le plus simple et le plus sûr de me justifier.

J’arrivai à Khasan, malheureuse ville que je trouvai dévastée et presque réduite en cendres. Le long des rues, à la place des maisons, se voyaient des amas de matières calcinées et des murailles sans fenêtres ni toitures. Voilà la trace que Pougatcheff y avait laissée. On m’amena à la forteresse, qui était restée, intacte, et les hussards mes gardiens me remirent entre les mains de l’officier de garde. Celui-ci fit appeler un maréchal ferrant qui me mit les fers aux pieds en les rivant à froid. De là, on me conduisit dans le bâtiment de la prison, où je restai seul dans un étroit et sombre cachot qui n’avait que les quatre murs et une petite lucarne garnie de barres de fer.

Un pareil début ne présageait rien de bon. Cependant je ne perdis ni mon courage ni l’espérance. J’eus recours à la consolation de tous ceux qui souffrent, et, après avoir goûté pour la première fois la douceur d’une prière élancée d’un cœur innocent et plein d’angoisses, je m’endormis paisiblement, sans penser à ce qui adviendrait de moi.

Le lendemain, le geôlier vint m’éveiller en m’annonçant que la commission me mandait devant elle. Deux soldats me conduisirent, à travers une cour, à la demeure du commandant, s’arrêtèrent dans l’antichambre et me laissèrent gagner seul les appartements intérieurs.

J’entrai dans un salon assez vaste. Derrière la table, couverte de papiers, se tenaient deux personnages, un général avancé en âge, d’un aspect froid et sévère, et un jeune officier aux gardes, ayant au plus une trentaine d’années, d’un extérieur agréable et dégagé ; près de la fenêtre, devant une autre table, était assis un secrétaire, la plume sur l’oreille et courbé sur le papier, prêt à inscrire mes dépositions.

L’interrogatoire commença. On me demanda mon nom et mon état. Le général s’informa si je n’étais pas le fils d’André Pétrovitch Grineff, et, sur ma réponse affirmative, il s’écria sévèrement : « C’est bien dommage qu’un homme si honorable ait un fils tellement indigne de lui ! »

Je répondis avec calme que, quelles que fussent les inculpations qui pesaient sur moi, j’espérais les dissiper sans peine par un aveu sincère de la vérité. Mon assurance lui déplut.

« Tu es un hardi compère, me dit-il en fronçant le sourcil ; mais nous en avons vu bien d’autres. »

Alors le jeune officier me demanda par quel hasard et à quelle époque j’étais entre au service de Pougatcheff, et à quelles sortes d’affaires il m’avait employé.

Je répondis avec, indignation qu’étant officier et gentilhomme, je n’avais pu me mettre au service de Pougatcheff, et qu’il ne m’avait chargé d’aucune sorte d’affaires.

« Comment donc s’est-il fait, reprit mon juge, que l’officier et le gentilhomme ait été seul gracié par l’usurpateur, pendant que tous ses camarades étaient lâchement assassinés ? Comment, s’est-il fait que le même officier et gentilhomme ait pu vivre en fête et amicalement avec les rebelles, et recevoir du scélérat en chef des cadeaux consistant en une pelisse, un cheval et un demi-rouble ? D’où provient une si étrange intimité ? et sur quoi peut-elle être fondée, si ce n’est sur la trahison, ou tout au moins sur une lâcheté criminelle et impardonnable ? »

Les paroles de l’officier aux gardes me blessèrent profondément, et je commençai avec chaleur ma justification. Je racontai comment s’était faite ma connaissance avec Pougatcheff, dans la steppe, au milieu d’un ouragan ; comment il m’avait reconnu et fait grâce à la prise de la forteresse de Bélogorsk. Je convins qu’en effet j’avais accepté de l’usurpateur un touloup et un cheval ; mais j’avais défendu la forteresse de Bélogorsk contre le scélérat jusqu’à la dernière extrémité. Enfin, j’invoquai le nom de mon général, qui pouvait témoigner de mon zèle pendant le siège désastreux d’Orenbourg.

Le sévère vieillard prit sur la table une lettre ouverte qu’il se mit à lire à haute voix :

« En réponse à la question de Votre Excellence, sur le compte de l’enseigne Grineff, qui se serait mêlé aux troubles et serait entré en relations avec le brigand, relations réprouvées par la loi du service et contraires à tous les devoirs du serment, j’ai l’honneur, de déclarer que ledit enseigne Grineff s’est trouvé au service à Orenbourg, depuis le mois d’octobre 1773 jusqu’au 24 février de la présente année, jour auquel il s’absenta de la ville, et depuis lequel il ne s’est plus représenté. Cependant, on a ouï dire aux déserteurs ennemis qu’il s’était rendu au camp de Pougatcheff, et qu’il l’avait accompagné à la forteresse de Bélogorsk, où il avait été précédemment en garnison. D’un autre coté, par rapport à sa conduite, je puis… »

Ici le général interrompit sa lecture, et me dit avec dureté :

« Eh bien, que diras-tu maintenant pour ta justification ? »

J’allais continuer comme j’avais commencé et révéler ma liaison avec Marie aussi franchement que tout le reste. Mais je ressentis soudain un dégoût invincible à faire une telle déclaration. Il me vint à l’esprit que, si je la nommais, la commission la ferait comparaître ; et l’idée d’exposer son nom à tous les propos scandaleux des scélérats interrogés, et de la mettre elle-même en leur présence, cette horrible idée me frappa tellement que je me troublai, balbutiai et finis par me taire.

Mes juges, qui semblaient écouter mes réponses avec une certaine bienveillance, furent de nouveau prévenus contre moi par la vue de mon trouble. L’officier aux gardes demanda que je fusse confronté avec le principal dénonciateur. Le général ordonna d’appeler le coquin d’hier. Je me tournai vivement vers la porte pour attendre l’apparition de mon accusateur. Quelques moments après, on entendit résonner des fers, et entra… Chvabrine. Je fus frappé du changement qui s’était opéré en lui. Il était pâle et maigre. Ses cheveux, naguère noirs comme du jais, commençaient à grisonner. Sa longue barbe était en désordre. Il répéta toutes ses accusations d’une voix faible, mais ferme. D’après lui, j’avais été envoyé par Pougatcheff en espion à Orenbourg ; je sortais tous les jours jusqu’à la ligne des tirailleurs pour transmettre des nouvelle écrites de tout ce qui se passait dans la ville ; enfin j’étais décidément passé du côté de l’usurpateur, allant avec lui de forteresse en forteresse, et tâchant, par tous les moyens, de nuire à mes complices de trahison, pour les supplanter dans leurs places, et mieux profiter des largesses du rebelle. Je l’écoutai jusqu’au bout en silence, et me réjouis d’une seule chose : il n’avait pas prononcé le nom de Marie. Est-ce parce que son amour-propre souffrait à la pensée de celle qui l’avait dédaigneusement repoussé, ou bien est-ce que dans son cœur brûlait encore une étincelle du sentiment qui me faisait taire moi-même ? Quoi que ce fût, la commission n’entendit pas prononcer le nom de la fille du commandant de Bélogorsk. J’en fus encore mieux confirmé dans la résolution que j’avais prise, et, quand les juges me demandèrent ce que j’avais à répondre aux inculpations de Chvabrine, je me bornai à dire que je m’en tenais à ma déclaration première, et que je n’avais rien à ajouter à ma justification. Le général ordonna que nous fussions emmenés ; nous sortîmes ensemble. Je regardai Chvabrine avec calme, et ne lui dis pas un mot. Il sourit d’un sourire de haine satisfaite, releva ses fers, et doubla le pas pour me devancer. On me ramena dans la prison, et depuis lors je n’eus plus à subir de nouvel interrogatoire.

Je ne fus pas témoin de tout ce qui me reste à apprendre au lecteur ; mais j’en ai entendu si souvent le récit, que les plus petites particularités en sont restées gravées dans ma mémoire, et qu’il me semble que j’y ai moi-même assisté.

Marie fut reçue par mes parents avec la bienveillance cordiale qui distinguait les gens d’autrefois. Dans cette occasion qui leur était offerte de donner asile à une pauvre orpheline, ils voyaient une grâce de Dieu. Bientôt ils s’attachèrent sincèrement à elle, car on ne pouvait la connaître sans l’aimer. Mon amour ne semblait plus une folie même à mon père, et ma mère ne rêvait plus que l’union de son Pétroucha à la fille du capitaine.

La nouvelle de mon arrestation frappa d’épouvante toute ma famille. Cependant, Marie avait raconté si naïvement à mes parents l’origine de mon étrange liaison avec Pougatcheff, que, non seulement ils ne s’en étaient pas inquiétés, mais que cela les avait fait rire de bon cœur. Mon père ne voulait pas croire que je pusse être mêlé dans une révolte infâme dont l’objet était le renversement du trône et l’extermination de la race des gentilshommes. Il fit subir à Savéliitch un sévère interrogatoire, dans lequel mon menin confessa que son maître avait été l’hôte de Pougatcheff, et que le scélérat, certes, s’était montré généreux à son égard. Mais en même temps il affirma, sous un serment solennel, que jamais il n’avait entendu parler d’aucune trahison. Les vieux parents se calmèrent un peu et attendirent avec impatience de meilleures nouvelles. Mais pour Marie, elle était très agitée, et ne se taisait que par modestie et par prudence.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Tout à coup mon père reçoit de Pétersbourg une lettre de notre parent le prince B… Après les premiers compliments d’usage, il lui annonçait que les soupçons qui s’étaient élevés sur ma participation aux complots des rebelle ne s’étaient trouvés que trop fondés, ajoutant qu’un supplice exemplaire aurait dû m’atteindre, mais que l’impératrice, par considération pour les loyaux services et les cheveux blancs de mon père, avait daigné faire grâce à un fils criminel ; et qu’en lui faisant remise d’un supplice infamant, elle avait ordonné qu’il fût envoyé au fond de la Sibérie pour y subir un exil perpétuel.

Ce coup imprévu faillit tuer mon père. Il perdit sa fermeté habituelle, et sa douleur, muette d’habitude, s’exhala en plainte amères. « Comment ! ne cessait-il de répéter tout hors de lui-même, comment ! mon fils a participé aux complots de Pougatcheff ? Dieu juste ! jusqu’où ai-je vécu ? L’impératrice lui fait grâce de la vie ; mais est-ce plus facile à supporter pour moi ? Ce n’est pas le supplice qui est horrible ; mon aïeul a péri sur l’échafaud pour la défense de ce qu’il vénérait dans le sanctuaire de sa conscience, mon père a été frappé avec les martyrs Volynski et Khouchlchoff ; mais qu’un gentilhomme trahisse son serment, qu’il s’unisse à des bandits, à des scélérats, à des esclaves révoltés, … honte, honte éternelle à notre race ! »

Effrayée de son désespoir, ma mère n’osait pas pleurer en sa présence et s’efforçait de lui rendre du courage en parlant des incertitudes et de l’injustice de l’opinion ; mais mon père était inconsolable.

Marie se désolait plus que personne. Bien persuadée que j’aurais pu me justifier si je l’avais voulu, elle se doutait du motif qui me faisait garder le silence, et se croyait la seule cause de mes infortunes. Elle cachait à tous les yeux ses souffrances, mais ne cessait de penser au moyen de me sauver. Un soir, assis sur son sofa, mon père feuilletait le Calendrier de la cour ; mais ses idées étaient bien loin de là, et la lecture de ce livre ne produisait pas sur lui l’impression ordinaire. Il sifflait une vieille marche. Ma mère tricotait en silence, et ses larmes tombaient de temps en temps sur son ouvrage. Marie, qui travaillait dans la même chambre, déclara tout à coup à mes parents qu’elle était forcée de partir pour Pétersbourg, et qu’elle les priait de lui en fournir les moyens. Ma mère se montra très affligée de cette résolution.

« Pourquoi, lui dit-elle, veux-tu aller à Pétersbourg ? Toi aussi, tu veux donc nous abandonner ? »

Marie répondit que son sort dépendait de ce voyage, et qu’elle allait chercher aide et protection auprès des gens en faveur, comme fille d’un homme qui avait péri victime de sa fidélité.

Mon père baissa la tête. Chaque parole qui lui rappelait le crime supposé de son fils lui semblait un reproche poignant.

« Pars, lui dit-il enfin avec un soupir ; nous ne voulons pas mettre obstacle à ton bonheur. Que Dieu te donne pour mari un honnête homme, et non pas un traître taché d’infamie ! »

Il se leva et quitta la chambre.

Restée seule avec ma mère, Marie lui confia une partie de ses projets : ma mère l’embrassa avec des larmes, en priant Dieu de lui accorder une heureuse réussite. Peu de jours après, Marie partit avec Palachka et le fidèle Savéliitch, qui, forcément séparé de moi, se consolait en pensant qu’il était au service de ma fiancée.

Marie arriva heureusement jusqu’à Sofia, et, apprenant que la cour habitait en ce moment le palais d’été de Tsars-koïé-Sélo, elle résolut de s’y arrêter. Dans la maison de poste on lui donna un petit cabinet derrière une cloison. La femme du maître de poste vint aussitôt babiller avec elle, lui annonça pompeusement qu’elle était la nièce d’un chauffeur de poêles attaché à la cour, et l’initia à tous les mystères du palais. Elle lui dit à quelle heure l’impératrice se levait, prenait le café, allait à la promenade ; quels grands seigneurs se trouvaient alors auprès de sa personne ; ce qu’elle avait daigné dire la veille à table ; qui elle recevait le soir ; en un mot, l’entretien d’Anna Vlassievna semblait une page arrachée aux mémoires du temps, et serait très précieuse de nos jours. Marie Ivanovna l’écoutait avec grande attention. Elles allèrent ensemble au jardin impérial, où Anna Vlassievna raconta à Marie l’histoire de chaque allée et de chaque petit pont. Toutes les doux regagnèrent ensuite la maison, enchantées l’une de l’autre.

Le lendemain, de très bonne heure, Marie s’habilla et retourna dans le jardin impérial. La matinée était superbe. Le soleil dorait de ses rayons les cimes des tilleuls qu’avait déjà jaunis la fraîche haleine de l’automne. Le large lac étincelait immobile. Les cygnes, qui venaient de s’éveiller, sortaient gravement des buissons du rivage. Marie Ivanovna se rendit au bord d’une charmante prairie où l’on venait d’ériger un monument en l’honneur des récentes victoires du comte Roumiantzieff. Tout à coup un petit chien de race anglaise courut à sa rencontre en aboyant. Marie s’arrêta effrayée. En ce moment résonna une agréable voix de femme.

« N’ayez point peur, dit-elle ; il ne vous mordra pas. »

Marie aperçut une dame assise sur un petit banc champêtre vis-à-vis du monument, et alla s’asseoir elle-même à l’autre bout du siège. La dame l’examinait avec attention, et, de son côté, après lui avoir jeté un regard à la dérobée, Marie put la voir à son aise. Elle était en peignoir blanc du matin, en bonnet léger et en petit mantelet. Cette dame paraissait avoir cinquante ans ; sa figure, pleine et haute en couleur, exprimait le calme et une gravité tempérée par le doux regard de ses jeux bleus et son charmant sourire. Elle rompit la première le silence :

« Vous n’êtes sans doute pas d’ici ? dit-elle.

– Il est vrai, madame ; je suis arrivée hier de la province.

– Vous êtes arrivée avec vos parents ?

– Non, madame, seule.

– Seule ! mais vous êtes bien jeune pour voyager seule.

– Je n’ai ni père ni mère.

– Vous êtes ici pour affaires ?

– Oui, madame ; je suis venue présenter une supplique à l’impératrice.

– Vous êtes orpheline ; probablement vous avez à vous plaindre d’une injustice ou d’une offense ?

– Non, madame ; je suis venue demander grâce et non justice.

– Permettez-moi une question : qui êtes-vous ?

– Je suis la fille du capitaine Mironoff.

– Du capitaine Mironoff ? de celui qui commandait une des forteresses de la province d’Orenbourg ?

– Oui ; madame. »

La dame parut émue.

« Pardonnez-moi, continua-t-elle d’une voix encore plus douce, de me mêler de vos affaires. Mais je vais à la cour ; expliquez-moi l’objet de votre demande ; peut-être me sera-t-il possible de vous aider. »

Marie se leva et salua avec respect. Tout, dans la dame inconnue, l’attirait involontairement et lui inspirait de la confiance. Marie prit dans sa poche un papier plié ; elle le présenta à sa protectrice inconnue qui le parcourut à voix basse.

Elle commença par lire d’un air attentif et bienveillant ; mais soudainement son visage changea, et Marie, qui suivait des yeux tous ses mouvements, fut effrayée de l’expression sévère de ce visage si calme et si gracieux un instant auparavant.

« Vous priez pour Grineff, dit la dame d’un ton glacé. L’impératrice ne peut lui accorder le pardon. Il a passé à l’usurpateur, non comme un ignorant crédule, mais comme un vaurien dépravé et dangereux.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Marie.

– Comment ! ce n’est pas vrai ? répliqua la dame qui rougit jusqu’aux yeux.

– Ce n’est pas vrai, devant Dieu, ce n’est pas vrai. Je sais tout, je vous conterai tout ; c’est pour moi seule qu’il s’est exposé à tous les malheurs qui l’ont frappé. Et s’il ne s’est pas disculpé devant la justice, c’est parce qu’il n’a pas voulu que je fusse mêlée à cette affaire. »

Et Marie raconta avec chaleur tout ce que le lecteur sait déjà.

La dame l’écoutait avec une attention profonde.

« Où vous êtes-vous logée ? » demanda-t-elle quand la jeune fille eut terminé son récit.

Et en apprenant que c’était chez Anna Vlassievna, elle ajouta avec un sourire :

« Ah ! je sais. Adieu ; ne parlez à personne de notre rencontre. J’espère que vous n’attendrez pas longtemps la réponse à votre lettre. »

À ces mots elle se leva et s’éloigna par une allée couverte. Marie Ivanovna retourna chez elle remplie d’une riante espérance.

Son hôtesse la gronda de sa promenade matinale, nuisible, disait-elle, pendant l’automne, à la santé d’une jeune fille. Elle apporta le samovar, et, devant, une tasse de thé, elle allait reprendre ses interminables propos sur la cour, lorsqu’une voiture armoriée s’arrêta devant le perron. Un laquais à la livrée impériale entra dans la chambre, annonçant que l’impératrice daignait mander en sa présence la fille du capitaine Mironoff.

Anna Vlassievna fut toute bouleversée par cette nouvelle.

« Ah ! Mon Dieu, s’écria-t-elle, l’impératrice vous demande à la cour. Comment donc a-t-elle su votre arrivée ? et comment vous présenterez-vous à l’impératrice, ma petite mère ? Je crois que vous ne savez même pas marcher à la mode de la cour. Je devrais vous conduire ; ou ne faudrait-il pas envoyer chercher la fripière, pour qu’elle vous prêtât sa robe jaune à falbalas ? »

Mais le laquais déclara que l’impératrice voulait que Marie Ivanovna vint seule et dans le costume où on la trouverait. Il n’y avait qu’à obéir, et Marie Ivanovna partit.

Elle pressentait que notre destinée allait s’accomplir ; son cœur battait avec violence. Au bout de quelques instants le carrosse s’arrêta devant le palais, et Marie, après avoir traversé une longue suite d’appartements vides et somptueux, fut enfin introduite dans le boudoir de l’impératrice. Quelques seigneurs, qui entouraient leur souveraine, ouvrirent respectueusement passage à la jeune fille. L’impératrice, dans laquelle Marie reconnut la dame du jardin, lui dit gracieusement :

« Je suis enchantée de pouvoir exaucer votre prière. J’ai fait tout régler, convaincue de l’innocence de votre fiancé. Voilà une lettre que vous remettrez à votre futur beau-père. »

Marie, tout en larmes, tomba aux genoux de l’impératrice, qui la releva et la baisa sur le front.

« Je sais, dit-elle, que vous n’êtes pas riche, mais j’ai une dette à acquitter envers la fille du capitaine Mironoff. Soyez tranquille sur votre avenir. »

Après avoir comblé de caresses la pauvre orpheline, l’impératrice la congédia, et Marie repartit le même jour pour la campagne de mon père, sans avoir eu seulement la curiosité de jeter un regard sur Pétersbourg.

Ici se terminent les mémoires de Piôtr Andréitch Grineff ; mais on sait, par des traditions de famille, qu’il fut délivré de sa captivité vers la fin de l’année 1774, qu’il assista au supplice de Pougatcheff, et que celui-ci, l’ayant reconnu dans la foule, lui fit un dernier signe avec la tête qui, un instant plus tard, fut montrée au peuple, inanimée et sanglante. Bientôt après, Piôtr Andréitch devint l’époux de Marie Ivanovna. Leur descendance habite encore le gouvernement de Simbirsk. Dans la maison seigneuriale du village de… on montre la lettre autographe de Catherine II, encadrée sous une glace. Elle est adressée au père de Piôtr Andréitch, et contient, avec la justification de son fils, des éloges donnés à l’intelligence et au bon cœur de la fille du capitaine.