Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 127-139).

XI

LE CAMP DES REBELLES


Je quittai le général et m’empressai de retourner chez moi. Savéliitch me reçut avec ses remontrances ordinaires.

« Quel plaisir trouves-tu, seigneur, à batailler contre ces brigands ivres ? Est-ce l’affaire d’un boyard ? Les heures ne sont pas toujours bonnes, et tu te feras tuer pour rien. Encore, si tu faisais la guerre aux Turcs ou aux Suédois ! Mais c’est une honte de dire à qui tu la fais. »

J’interrompis son discours :

« Combien ai-je en tout d’argent ?

– Tu en as encore assez, me répondit-il d’un air satisfait. Les coquins ont eu beau fouiller partout, j’ai pu le leur souffler. »

En disant cela, il tira de sa poche une longue bourse tricotée toute remplie de pièces de monnaie d’argent.

« Bien, Savéliitch, lui dis-je ; donne-moi la moitié de ce que tu as là, et garde pour toi le reste. Je pars pour la forteresse de Bélogorsk.

– Ô mon père Piôtr Andréitch, dit mon bon menin d’une voix tremblante, est-ce que tu ne crains pas Dieu ? Comment veux-tu te mettre en route maintenant que tous les passages sont coupés par les voleurs ? Prends du moins pitié de tes parents, si tu n’as pas pitié de toi-même. Où veux-tu aller ? Pourquoi ? Attends un peu. Les troupes viendront et prendront tous les brigands. Alors tu pourras aller des quatre côtés. »

Mais ma résolution était inébranlable.

« Il est trop tard pour réfléchir, dis-je au vieillard, je dois partir, je ne puis pas ne pas partir. Ne te chagrine pas, Savéliitch, Dieu est plein de miséricorde ; nous nous reverrons peut-être. Je te recommande bien de n’avoir aucune honte de dépenser mon argent, ne fais pas l’avare ; achète tout ce qui t’est nécessaire, même en payant les choses trois fois leur valeur. Je te fais cadeau de cet argent, si je ne reviens pas dans trois jours…

– Que dis-tu là, seigneur ? interrompit Savéliitch ; que je te laisse aller seul ! mais ne pense pas même à m’en prier. Si tu as résolu de partir, j’irai avec toi, fût-ce à pied, mais je ne t’abandonnerai pas. Que je reste sans toi blotti derrière une muraille de pierre ! mais j’aurais donc perdu l’esprit. Fais ce que tu voudras, seigneur ; mais je ne te quitte pas. »

Je savais bien qu’il n’y avait pas à disputer contre Savéliitch, et je lui permis de se préparer pour le départ. Au bout d’une demi-heure, j’étais en selle sur mon cheval, et Savéliitch sur une rosse maigre et boiteuse, qu’un habitant de la ville lui avait donnée pour rien, n’ayant plus de quoi la nourrir. Nous gagnâmes les portes de la ville ; les sentinelles nous laissèrent passer, et nous sortîmes enfin d’Orenbourg.

Il commençait à faire nuit. La route que j’avais à suivre passait devant la bourgade de Berd, repaire de Pougatcheff. Cette route était encombrée et cachée par la neige ; mais à travers la steppe se voyaient des traces de chevaux chaque jour renouvelées. J’allais au grand trot. Savéliitch avait peine à me suivre, et me criait à chaque instant :

« Pas si vite, seigneur ; au nom du ciel ! pas si vite. Ma maudite rosse ne peut pas attraper ton diable à longues jambes. Pourquoi te hâtes-tu de la sorte ? Est-ce que nous allons à un festin ? Nous sommes plutôt sous la hache, Piôtr Andréitch ! Ô Seigneur Dieu ! cet enfant de boyard périra pour rien. »

Bientôt nous vîmes étinceler les feux de Berd. Nous approchâmes des profonds ravins qui servaient de fortifications naturelles à la bourgade. Savéliitch, sans rester pourtant en arrière, n’interrompait pas ses supplications lamentables. J’espérais passer heureusement devant la place ennemie, lorsque j’aperçus tout à coup dans l’obscurité cinq paysans armés de gros bâtons. C’était une garde avancée du camp de Pougatcheff. On nous cria : « Qui vive ? » Ne sachant pas le mot d’ordre, je voulais passer devant eux sans répondre ; mais ils m’entourèrent à l’instant même, et l’un d’eux saisit mon cheval par la bride. Je tirai mon sabre, et frappai le paysan sur la tête. Son bonnet lui sauva la vie ; cependant il chancela et lâcha la bride. Les autres s’effrayèrent et se jetèrent de côté. Profitant de leur frayeur, je piquai des deux et partis au galop. L’obscurité de la nuit, qui s’assombrissait, aurait pu me sauver de tout encombre, lorsque, regardant en arrière, je vis que Savéliitch n’était plus avec moi. Le pauvre vieillard, avec son cheval boiteux, n’avait pu se débarrasser des brigands. Qu’avais-je à faire ? Après avoir attendu quelques instants, et certain qu’on l’avait arrêté, je tournai mon cheval pour aller à son secours.

En approchant du ravin, j’entendis de loin des cris confus et la voix de mon Savéliitch. Hâtant le pas, je me trouvai bientôt à la portée des paysans de la garde avancée qui m’avait arrêté quelques minutes auparavant. Savéliitch était au milieu d’eux. Ils avaient fait descendre le pauvre vieillard de sa rosse, et se préparaient à le garrotter. Ma vue les remplit de joie. Ils se jetèrent sur moi avec de grands cris, et dans un instant je fus à bas de mon cheval. L’un d’eux, leur chef, à ce qu’il paraît, me déclara qu’ils allaient nous conduire devant le tsar.

« Et notre père, ajouta-t-il, ordonnera s’il faut vous pendre à l’heure même, ou si l’on doit attendre la lumière de Dieu. »

Je ne fis aucune résistance. Savéliitch imita mon exemple, et les sentinelles nous emmenèrent en triomphe.

Nous traversâmes le ravin pour entrer dans la bourgade. Toutes les maisons de paysans étaient éclairées. On entendait partout des cris et du tapage. Je rencontrai une foule de gens dans la rue, mais personne ne fit attention à nous et ne reconnut en moi un officier d’Orenbourg. On nous conduisit à une isba qui faisait l’angle de deux rues. Près de la porte se trouvaient quelques tonneaux de vin et deux pièces de canon.

« Voilà le palais, dit l’un des paysans ; nous allons vous annoncer. »

Il entra dans l’isba. Je jetai un coup d’œil sur Savéliitch ; le vieillard faisait des signes de croix en marmottant ses prières. Nous attendîmes longtemps. Enfin le paysan reparut et me dit : « Viens, notre père a ordonné de faire entrer l’officier ».

J’entrai dans l’isba, ou dans le palais, comme l’appelait le paysan. Elle était éclairée par deux chandelles en suif, et les murs étaient tendus de papier d’or. Du reste, tous les meubles, les bancs, la table, le petit pot à laver les mains suspendu à une corde, l’essuie-main accroché à un clou, la fourche à enfourner dressée dans un coin, le rayon en bois chargé de pots en terre, tout était comme dans une autre isba. Pougatcheff se tenait assis sous les saintes images, en cafetan rouge et en haut bonnet, la main sur la hanche. Autour de lui étaient rangés plusieurs de ses principaux chefs avec une expression forcée de soumission et de respect. On voyait bien que la nouvelle de l’arrivée d’un officier d’Orenbourg avait éveillé une grande curiosité chez les rebelles, et qu’ils s’étaient préparés à me recevoir avec pompe. Pougatcheff me reconnut au premier coup d’œil. Sa feinte gravité disparut tout à coup.

« Ah ! c’est Votre Seigneurie ! me dit-il avec vivacité. Comment te portes-tu ? pourquoi Dieu t’amène-t-il ici ? »

Je répondis que je m’étais mis en voyage pour mes propres affaires, et que ses gens m’avaient arrêté.

« Et pour quelles affaires ? » demanda-t-il.

Je ne savais que répondre. Pougatcheff, s’imaginant que je ne voulais pas m’expliquer devant témoins, fit signe à ses camarades de sortir. Tous obéirent, à l’exception de deux qui ne bougèrent pas de leur place.

« Parle hardiment devant eux, dit Pougatcheff, ne leur cache rien. »

Je jetai un regard de travers sur ces deux confidents de l’usurpateur. L’un d’eux, petit vieillard chétif et courbé, avec une maigre barbe grise, n’avait rien de remarquable qu’un large ruban bleu passé en sautoir sur son cafetan de gros drap gris. Mais je n’oublierai jamais son compagnon. Il était de haute taille, de puissante carrure, et semblait avoir quarante-cinq ans. Une épaisse barbe rousse, des yeux gris et perçants, un nez sans narines et des marques de fer rouge sur le front et sur les joues donnaient à son large visage couturé de petite vérole une étrange et indéfinissable expression. Il avait une chemise rouge, une robe kirghise et de larges pantalons cosaques. Le premier, comme je le sus plus tard, était le caporal déserteur Béloborodoff. L’ autre, Athanase Sokoloff, surnommé Khlopoucha, était un criminel condamné aux mines de Sibérie, d’où il s’était évadé trois fois. Malgré les sentiments qui m’agitaient alors sans partage, cette société où j’étais jeté d’une manière si inattendue fit sur moi une profonde impression. Mais Pougatcheff me rappela bien vite à moi-même par ses questions.

« Parle ; pour quelles affaires as-tu quitté Orenbourg ? »

Une idée singulière me vint à l’esprit. Il me sembla que la Providence, en m’amenant une seconde fois devant Pougatcheff, me donnait par là l’occasion d’exécuter mon projet Je me décidai à la saisir, et sans réfléchir longtemps au parti que je prenais, je répondis à Pougatcheff :

« J’allais à la forteresse de Bélogorsk pour y délivrer une orpheline qu’on opprime. »

Les yeux de Pougatcheff s’allumèrent.

« Qui de mes gens oserait offenser une orpheline ? s’écria-t-il. Eût-il un front de sept pieds, il n’échapperait point à ma sentence. Parle, quel est le coupable ?

– Chvabrine, répondis-je ; il tient en esclavage la même jeune fille que tu as vue chez la femme du prêtre, et il veut la contraindre à devenir sa femme.

– Je vais lui donner une leçon, à Chvabrine, s’écria Pougatcheff d’un air farouche. Il apprendra ce que c’est que de faire chez moi à sa tête et d’opprimer mon peuple. Je le ferai pendre.

– Ordonne-moi de dire un mot, interrompit Khlopoucha d’une voix enrouée. Tu t’es trop hâté de donner à Chvabrine le commandement de la forteresse, et maintenant tu te hâtes trop de le pendre. Tu as déjà offensé les Cosaques en leur imposant un gentilhomme pour chef ; ne va donc pas offenser à présent les gentilshommes en les suppliciant à la première accusation.

– Il n’y a ni à les combler de grâces ni à les prendre en pitié, dit à son tour le petit vieillard au ruban bleu ; il n’y a pas de mal de faire pendre Chvabrine ; mais il n’y aurait pas de mal de bien questionner M. l’officier. Pourquoi a-t-il daigné nous rendre visite ? S’il ne te reconnaît pas pour tsar, il n’a pas à te demander justice ; et s’il te reconnaît, pourquoi est-il resté jusqu’à présent à Orenbourg au milieu de tes ennemis ? N’ordonnerais-tu pas de le faire conduire au greffe, et d’y allumer un peu de feu ? Il me semble que Sa Grâce nous est envoyée par les généraux d’Orenbourg. »

La logique du vieux scélérat me sembla plausible à moi-même. Un frisson involontaire me parcourut tout le corps quand je me rappelai en quelles mains je me trouvais. Pougatcheff aperçut mon trouble.

« Eh ! eh ! Votre Seigneurie, dit-il en clignant de l’œil, il me semble que mon feld-maréchal a raison. Qu’en penses-tu ? »

Le persiflage de Pougatcheff me rendit ma résolution. Je lui répondis avec calme que j’étais en sa puissance, et qu’il pouvait faire de moi ce qu’il voulait.

« Bien, dit Pougatcheff ; dis-moi maintenant dans quel état est votre ville.

– Grâce à Dieu, répondis-je, tout y est en bon ordre.

– En bon ordre ! répéta Pougatcheff, et le peuple y meurt de faim. »

L’usurpateur disait la vérité ; mais d’après le devoir que m’imposait mon serment, je l’assurai que c’était un faux bruit, et que la place d’Orenbourg était suffisamment approvisionnée.

« Tu vois, s’écria le petit vieillard, qu’il te trompe avec impudence. Tous les fuyards déclarent unanimement que la famine et la peste sont à Orenbourg, qu’on y mange de la charogne, et encore comme un mets d’honneur. Et Sa Grâce nous assure que tout est en abondance. Si tu veux pendre Chvabrine, fais pendre au même gibet ce jeune garçon, pour qu’ils n’aient rien à se reprocher. »

Les paroles du maudit vieillard semblaient avoir ébranlé Pougatcheff. Par bonheur Khlopoucha se mit à contredire son camarade.

« Tais-toi, Naoumitch, lui dit-il, tu ne penses qu’à pendre et à étrangler, il te va bien de faire le héros. À te voir, on ne sait où ton âme se tient ; tu regardes déjà dans la fosse, et tu veux faire mourir les autres. Est-ce que tu n’as pas assez de sang sur la conscience ?

– Mais quel saint es-tu toi-même ? repartit Béloborodoff ; d’où te vient cette pitié ?

– Sans doute, répondit Khlopoucha, moi aussi je suis un pécheur, et cette main… (il ferma son poing osseux, et, retroussant sa manche, il montra son bras velu), et cette main est coupable d’avoir versé du sang chrétien. Mais j’ai tué mon ennemi, et non pas mon hôte, sur le grand chemin libre et dans le bois obscur, mais non à la maison et derrière le poêle, avec la hache et la massue, et non pas avec des commérages de vieille femme. »

Le vieillard détourna la tête, et grommela entre ses dents : « Narines arrachées !

– Que murmures-tu là, vieux hibou ? reprit Khlopoucha ; je t’en donnerai, des narines arrachées ; attends un peu, ton temps viendra aussi. J’espère en Dieu que tu flaireras aussi les pincettes un jour, et jusque-là prends garde que je ne t’arrache ta vilaine barbiche.

– Messieurs les généraux, dit Pougatcheff avec dignité, finissez vos querelles. Ce ne serait pas un grand malheur si tous les chiens galeux d’Orenbourg frétillaient des jambes sous la même traverse ; mais ce serait un malheur si nos bons chiens à nous se mordaient entre eux. »

Khlopoucha et Béloborodoff ne dirent mot, et échangèrent un sombre regard. Je sentis la nécessité de changer le sujet de l’entretien, qui pouvait se terminer pour moi d’une fort désagréable façon. Me tournant vers Pougatcheff, je lui dis d’un air souriant : « Ah ! j’avais oublié de te remercier pour ton cheval et ton touloup. Sans toi je ne serais pas arrivé jusqu’à la ville, car je serais mort de froid pendant le trajet. »

Ma ruse réussit. Pougatcheff se mit de bonne humeur.

« La beauté de la dette, c’est le payement, me dit-il avec son habituel clignement d’œil. Conte-moi maintenant l’histoire ; qu’as-tu à faire avec cette jeune fille que Chvabrine persécute ? n’aurait-elle pas accroché ton jeune cœur, eh ?

– Elle est ma fiancée, répondis-je à Pougatcheff en m’apercevant du changement favorable qui s’opérait eu lui, et ne voyant aucun risque à lui dire la vérité.

– Ta fiancée ! s’écria Pougatcheff ; pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? Nous te marierons, et nous nous en donnerons à tes noces. »

Puis, se tournant vers Béloborodoff : « Écoute, feld-maréchal, lui dit-il ; nous sommes d’anciens amis, Sa Seigneurie et moi, mettons-nous à souper. Demain nous verrons ce qu’il faut faire de lui ; le matin est plus sage que le soir. »

J’aurais refusé de bon cœur l’honneur qui m’était proposé ; mais je ne pouvais m’en défendre. Deux jeunes filles cosaques, enfants du maître de l’isba, couvrirent la table d’une nappe blanche, apportèrent du pain, de la soupe au poisson et des brocs de vin et de bière. Je me trouvais ainsi pour la seconde fois à la table de Pougatcheff et de ses terribles compagnons.

L’orgie dont je devins le témoin involontaire continua jusque bien avant dans la nuit. Enfin l’ivresse finit par triompher des convives. Pougatcheff s’endormit sur sa place, et ses compagnons se levèrent en me faisant signe de le laisser. Je sortis avec eux. Sur l’ordre de Khlopoucha, la sentinelle me conduisit au greffe, où je trouvai Savéliitch, et l’on me laissa seul avec lui sous clef. Mon menin était si étonné de tout ce qu’il voyait et de tout ce qui se passait autour de lui, qu’il ne me fit pas la moindre question. Il se coucha dans l’obscurité, et je l’entendis longtemps gémir et se plaindre. Enfin il se mit à ronfler, et moi, je m’abandonnai à des réflexions qui ne me laissèrent pas fermer l’œil un instant de la nuit.

Le lendemain matin on vint m’appeler de la part de Pougatcheff. Je me rendis chez lui. Devant sa porte se tenait une kibitka attelée de trois chevaux tatars. La foule encombrait la rue. Pougatcheff, que je rencontrai dans l’antichambre, était vêtu d’un habit de voyage, d’une pelisse et d’un bonnet kirghises. Ses convives de la veille l’entouraient, et avaient pris un air de soumission qui contrastait fort avec ce que j’avais vu le soir précédent. Pougatcheff me dit gaiement bonjour, et m’ordonna de m’asseoir à ses côtés dans la kibitka.

Nous prîmes place.

« À la forteresse de Bélogorsk ! » dit Pougatcheff au robuste cocher tatar qui, debout, dirigeait l’attelage.

Mon cœur battit violemment. Les chevaux s’élancèrent, la clochette tinta, la kibitka vola sur la neige.

« Arrête ! arrête ! » s’écria une voix que je ne connaissais que trop ; et je vis Savéliitch qui courait à notre rencontre. Pougatcheff fit arrêter.

« Ô mon père Piôtr Andréitch, criait mon menin, ne m’abandonne pas dans mes vieilles années au milieu de ces scél…

– Ah ! vieux hibou, dit Pougatcheff, Dieu nous fait encore rencontrer. Voyons, assieds-toi sur le devant.

– Merci, tsar, merci, mon propre père, répondit Savéliitch en prenant place ; que Dieu te donne cent années de vie pour avoir rassuré un pauvre vieillard ! Je prierai Dieu toute ma vie pour toi, et je ne parlerai jamais du touloup de lièvre. »

Ce touloup de lièvre pouvait à la fin fâcher sérieusement Pougatcheff, Mais l’usurpateur n’entendit pas ou affecta de ne pas entendre cette mention déplacée. Les chevaux se remirent au galop. Le peuple s’arrêtait dans la rue, et chacun nous saluait en se courbant jusqu’à la ceinture. Pougatcheff distribuait des signes de tête à droite et à gauche. En un instant nous sortîmes de la bourgade et prîmes notre course sur un chemin bien frayé.

On peut aisément se figurer ce que je ressentais. Dans quelques heures je devais revoir celle que j’avais crue perdue à jamais pour moi. Je me représentais le moment de notre réunion ; mais aussi je pensais à l’homme dans les mains duquel se trouvait ma destinée, et qu’un étrange concours de circonstances attachait à moi par un lien mystérieux. Je me rappelais la cruauté brusque, et les habitudes sanguinaires de celui qui se portait le défenseur de ma fiancée. Pougatcheff ne savait pas qu’elle fût la fille du capitaine Mironoff ; Chvabrine, poussé à bout, était capable de tout lui révéler, et Pougatcheff pouvait apprendre la vérité par d’autres voies. Alors, que devenait Marie ? À cette idée un frisson subit parcourait mon corps, et mes cheveux se dressaient sur ma tête.

Tout à coup Pougatcheff interrompit mes rêveries : « À quoi, Votre Seigneurie, dit-il, daignes-tu penser ?

– Comment veux-tu que je ne pense pas ? répondis-je ; je suis un officier, un gentilhomme ; hier encore je te faisais la guerre, et maintenant je voyage avec toi, dans la même voiture, et tout le bonheur de ma vie dépend de toi.

– Quoi donc ! dit Pougatcheff, as-tu peur ? »

Je répondis qu’ayant déjà reçu de lui grâce de la vie, j’espérais, non seulement en sa bienveillance, mais encore en son aide.

« Et tu as raison, devant Dieu tu as raison, reprit l’usurpateur. Tu as vu que mes gaillards te regardaient de travers ; encore aujourd’hui, le petit vieux voulait me prouver à toute force que tu es un espion et qu’il fallait te mettre à la torture, puis te pendre. Mais je n’y ai pas consenti, ajouta-t-il en baissant la voix de peur que Savéliitch et le Tatar ne l’entendissent, parce que je me suis souvenu de ton verre de vin et de ton touloup. Tu vois bien que je ne suis pas un buveur de sang, comme le prétend ta confrérie. »

Me rappelant la prise de la forteresse de Bélogorsk je ne crus pas devoir le contredire, et ne répondis mot.

« Que dit-on de moi à Orenbourg ? demanda Pougatcheff après un court silence.

– Mais on dit que tu n’es pas facile à mater. Il faut en convenir, tu nous as donné de la besogne. »

Le visage de l’usurpateur exprima la satisfaction de l’amour-propre.

« Oui, me dit-il d’un air glorieux, je suis un grand guerrier. Connaît-on chez vous, à Orenbourg, la bataille de Iouzeïeff ? Quarante généraux ont été tués, quatre armées faites prisonnières. Crois-tu que le roi de Prusse soit de ma force ? »

La fanfaronnade du brigand me sembla passablement drôle.

« Qu’en penses-tu toi-même ? lui dis-je ; pourrais-tu battre Frédéric ?

– Fédor Fédorovitch ? et pourquoi pas ? Je bats bien vos généraux, et vos généraux l’ont battu. Jusqu’à présent mes armes ont été heureuses. Attends, attends, tu en verras bien d’autres quand je marcherai sur Moscou.

– Et tu comptes marcher sur Moscou ? »

L’usurpateur se mit à réfléchir ; puis il dit à demi-voix : « Dieu sait, … ma rue est étroite, … j’ai peu de volonté, … mes garçons ne m’obéissent pas, … ce sont des pillards, … il me faut dresser l’oreille… Au premier revers ils sauveront leurs cous avec ma tête.

– Eh bien, dis-je à Pougatcheff, ne vaudrait-il pas mieux les abandonner toi-même avant qu’il ne soit trop tard, et avoir recours à la clémence de l’impératrice ? »

Pougatcheff sourit amèrement : « Non, dit-il, le temps du repentir est passé ; on ne me fera pas grâce ; je continuerai comme j’ai commencé. Qui sait ?… Peut-être !… Grichka Otrépieff a bien été tsar à Moscou.

– Mais sais-tu comment il a fini ? On l’a jeté par une fenêtre, on l’a massacré, on l’a brûlé, on a chargé un canon de sa cendre et on l’a dispersée à tous les vents. »

Le Tatar se mit à fredonner une chanson plaintive ; Savéliitch, tout endormi, vacillait de côté et d’autre. Notre kibitka glissait rapidement sur le chemin d’hiver… Tout à coup j’aperçus un petit village bien connu de mes yeux, avec une palissade et un clocher sur la rive escarpée du Iaïk. Un quart d’heure après, nous entrions dans la forteresse de Bélogorsk.