Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 57-68).

V

LA CONVALESCENCE


Quand je revins à moi, je restai quelque temps sans comprendre ni ce qui m’était arrivé, ni où je me trouvais. J’étais couché sur un lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse. Savéliitch se tenait devant moi, une lumière à la main. Quelqu’un déroulait avec précaution les bandages qui entouraient mon épaule et ma poitrine. Peu à peu mes idées s’éclaircirent. Je me rappelai mon duel, et devinai sans peine que j’étais blessé. En cet instant, la porte gémit faiblement sur ses gonds :

« Eh bien, comment va-t-il ? murmura une voix qui me fit tressaillir.

– Toujours dans le même état, répondit Savéliitch avec un soupir ; toujours sans connaissance. Voilà déjà plus de quatre jours. »

Je voulus me retourner, mais je n’en eus pas la force.

« Où suis-je ? Qui est ici ? » dis-je avec effort.

Marie Ivanovna s’approcha de mon lit, et se pencha doucement sur moi.

« Comment vous sentez-vous ? me dit-elle.

– Bien, grâce à Dieu, répondis-je d’une voix faible. C’est vous, Marie Ivanovna ; dites-moi… »

Je ne pus achever. Savéliitch poussa un cri, la joie se peignit sur son visage.

« Il revient à lui, il revient à lui, répétait-il ; grâces te soient rendues, Seigneur ! Mon père Piotr Andréitch, m’as-tu fait assez peur ? quatre jours ! c’est facile à dire… »

Marie Ivanovna l’interrompit.

« Ne lui parle pas trop, Savéliitch, dit-elle : il est encore bien faible. »

Elle sortit et ferma la porte avec précaution. Je me sentais agité de pensées confuses. J’étais donc dans la maison du commandant, puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans ma chambre ! Je voulus interroger Savéliitch ; mais le vieillard hocha la tête et se boucha les oreilles. Je fermai les yeux avec mécontentement, et m’endormis bientôt.

En m’éveillant, j’appelai Savéliitch ; mais, au lieu de lui, je vis devant moi Maria Ivanovna. Elle me salua de sa douce voix. Je ne puis exprimer la sensation délicieuse qui me pénétra dans ce moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport en l’arrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas…, et tout à coup je sentis sur ma joue l’impression humide et brûlante de ses lèvres. Un feu rapide parcourut tout mon être.

« Chère bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme, consentez à mon bonheur. »


Elle reprit sa raison :

« Au non du ciel, calmez-vous, me dit-elle en ôtant sa main, tous êtes encore en danger ; votre blessure peut se rouvrir ; ayez soin de vous, … ne fût-ce que pour moi. »

Après ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur. Je me sentais revenir à la vie.

Dès cet instant je me sentis mieux d’heure en heure. C’était le barbier du régiment qui me pansait, car il n’y avait pas d’autre médecin dans la forteresse ; et grâce à Dieu, il ne faisait pas le docteur. Ma jeunesse et la nature hâtèrent ma guérison. Toute la famille du commandant m’entourait de soins. Marie Ivanovna ne me quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis la première occasion favorable pour continuer ma déclaration interrompue, et, cette fois, Marie m’écouta avec plus de patience. Elle me fit naïvement l’aveu de son affection, et ajouta que ses parents seraient sans doute heureux de son bonheur. « Mais pensez-y bien, me disait-elle ; n’y aura-t-il pas d’obstacles de la part des vôtres ? »

Ce mot me fit réfléchir. Je ne doutais pas de la tendresse de ma mère ; mais, connaissant le caractère et la façon de penser de mon père, je pressentais que mon amitié ne le toucherait pas extrêmement, et qu’il la traiterait de folie de jeunesse. Je l’avouai franchement à Marie Ivanovna ; mais néanmoins je résolus d’écrire à mon père aussi éloquemment que possible pour lui demander sa bénédiction. Je montrai ma lettre à Marie Ivanovna, qui la trouva si convaincante et si touchante qu’elle ne douta plus du succès, et s’abandonna aux sentiments de son cœur avec toute la confiance de la jeunesse.

Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de ma convalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon duel : « Vois-tu bien, Piôtr Andréitch, je devrais à la rigueur te mettre aux arrêts ; mais te voilà déjà puni sans cela. Pour Alexéi Ivanich, il est enfermé par mon ordre, et sous bonne garde, dans le magasin à blé, et son épée est sous clef chez Vassilissa Iégorovna. Il aura le temps de réfléchir à son aise et de se repentir. »

J’étais trop content pour garder dans mon cœur le moindre sentiment de rancune. Je me mis à prier pour Chvabrine, et le bon commandant, avec la permission de sa femme, consentit à lui rendre la liberté. Chvabrine vint me voir. Il témoigna un profond regret de tout ce qui était arrivé, avoua que toute la faute était à lui, et me pria d’oublier le passé. Étant de ma nature peu rancunier, je lui pardonnai de bon cœur et notre querelle et ma blessure. Je voyais dans sa calomnie l’irritation de la vanité blessée ; je pardonnai donc généreusement à mon rival malheureux.

Je fus bientôt guéri complètement, et pus retourner à mon logis. J’attendais avec impatience la réponse à ma lettre, n’osant pas espérer, mais tâchant d’étouffer en moi de tristes pressentiments. Je ne m’étais pas encore expliqué avec Vassilissa Iégorovna et son mari. Mais ma recherche ne pouvait pas les étonner : ni moi ni Marie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous étions assurés d’avance de leur consentement.

Enfin, un beau jour, Savéliitch entra chez moi, une lettre à la main. Je la pris en tremblant. L’adresse était écrite de la main de mon père. Cette vue me prépara à quelque chose de grave, car, d’habitude, c’était ma mère qui m’écrivait, et lui ne faisait qu’ajouter quelques lignes à la fin. Longtemps je ne pus me décider à rompre le cachet ; je relisais la suscription solennelle : « À mon fils Piôtr Andréitch Grineff, gouvernement d’Orenbourg, forteresse de Bélogorsk ». Je tâchais de découvrir, à l’écriture de mon père, dans quelle disposition d’esprit il avait écrit la lettre. Enfin je me décidai à décacheter, et dès les premières lignes je vis que toute l’affaire était au diable. Voici le contenu de cette lettre :

« Mon fils Piôtr, nous avons reçu le 15 de ce mois la lettre dans laquelle tu nous demandes notre bénédiction paternelle et notre consentement à ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff. Et non seulement je n’ai pas l’intention de te donner ni ma bénédiction ni mon consentement, mais encore j’ai l’intention d’arriver jusqu’à toi et de te bien punir pour tes sottises comme un petit garçon, malgré ton rang d’officier, parce que tu as prouvé que tu n’es pas digne de porter l’épée qui t’a été remise pour la défense de la patrie, et non pour te battre en duel avec des fous de ton espèce. Je vais écrire à l’instant même à André Carlovitch pour le prier de te transférer de la forteresse de Bélogorsk dans quelque endroit encore plus éloigné afin de faire passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mère est tombée malade de douleur, et maintenant encore elle est alitée. Qu’adviendra-t-il de toi ? Je prie Dieu qu’il te corrige, quoique je n’ose pas avoir confiance en sa bonté.

« Ton père,

« A. G. »

La lecture de cette lettre éveilla en moi des sentiments divers. Les dures expressions que mon père ne m’avait pas ménagées me blessaient profondément ; le dédain avec lequel il traitait Marie Ivanovna me semblait aussi injuste que malséant ; enfin l’idée d’être renvoyé hors de la forteresse de Bélogorsk m’épouvantait. Mais j’étais surtout chagriné de la maladie de ma mère. J’étais indigné contre Savéliitch, ne doutant pas que ce ne fût lui qui avait fait connaître mon duel à mes parents. Après avoir marché quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je m’arrêtai brusquement devant lui, et lui dis avec colère : « Il paraît qu’il ne t’a pas suffi que, grâce à toi, j’aie été blessé et tout au moins au bord de la tombe ; tu veux aussi tuer ma mère ».

Savéliitch resta immobile comme si la foudre l’avait frappé.

« Aie pitié de moi, seigneur, s’écria-t-il presque en sanglotant ; qu’est-ce que tu daignes me dire ? C’est moi qui suis la cause que tu as été blessé ? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine devant toi pour recevoir l’épée d’Alexéi Ivanitch. La vieillesse maudite m’en a seule empêché. Qu’ai-je donc fait à ta mère ?

– Ce que tu as fait ? répondis-je. Qui est-ce qui t’a chargé d’écrire une dénonciation contre moi ? Est-ce qu’on t’a mis à mon service pour être mon espion ?

– Moi, écrire une dénonciation ! répondit Savéliitch tout en larmes. Ô Seigneur, roi des cieux ! Tiens, daigne lire ce que m’écrit le maître, et tu verras si je te dénonçais. »

En même temps il tira de sa poche une lettre qu’il me présenta, et je lus ce qui suit :

« Honte à toi, vieux chien, de ce que tu ne m’as rien écrit de mon fils Piôtr Andréitch, malgré mes ordres sévères, et de ce que ce soient des étrangers qui me font savoir ses folies ! Est-ce ainsi que tu remplis ton devoir et la volonté de tes seigneurs ? Je t’enverrai garder les cochons, vieux chien, pour avoir caché la vérité et pour ta condescendance envers le jeune homme. À la réception de cette lettre, je t’ordonne de m’informer immédiatement de l’état de sa santé, qui, à ce qu’on me mande, s’améliore, et de me désigner précisément l’endroit où il a été frappé, et s’il a été bien guéri. »

Évidemment Savéliitch n’avait pas en le moindre tort, et c’était moi qui l’avais offensé par mes soupçons et mes reproches. Je lui demandai pardon, mais le vieillard était inconsolable.

« Voilà jusqu’où j’ai vécu ! répétait-il ; voilà quelles grâces j’ai méritées de mes seigneurs pour tous mes longs services ! je suis un vieux chien, je suis un gardeur de cochons, et par-dessus cela, je suis la cause de ta blessure ! Non, mon père Piôtr Andréitch, ce n’est pas moi qui suis fautif, c’est le maudit moussié ; c’est lui qui t’a appris à pousser ces broches de fer, en frappant du pied, comme si à force de pousser et de frapper on pouvait se garer d’un mauvais homme ! C’était bien nécessaire de dépenser de l’argent à louer le moussié ! »

Mais qui donc s’était donné la peine de dénoncer ma conduite à mon père ? Le général ? il ne semblait pas s’occuper beaucoup de moi ; et puis, Ivan Kouzmitch n’avait pas cru nécessaire de lui faire un rapport sur mon duel. Je me perdais en suppositions. Mes soupçons s’arrêtaient sur Chvabrine : lui seul trouvait un avantage dans cette dénonciation, dont la suite pouvait être mon éloignement de la forteresse et ma séparation d’avec la famille du commandant. J’allai tout raconter à Marie Ivanovna : elle venait à ma rencontre sur le perron.

« Que vous est-il arrivé ? me dit-elle ; comme vous êtes pâle !

– Tout est fini », lui répondis-je, en lui remettant la lettre de mon père.

Ce fut à son tour de pâlir. Après avoir lu, elle me rendit la lettre, et me dit d’une voix émue : « Ce n’a pas été mon destin. Vos parents ne veulent pas de moi dans leur famille ; que la volonté de Dieu soit faite ! Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient. Il n’y a rien à faire, Piôtr Andréitch ; soyez heureux, vous au moins.

– Cela ne sera pas, m’écriai-je, en la saisissant par la main. Tu m’aimes, je suis prêt à tout. Allons nous jeter aux pieds de tes parents. Ce sont des gens simples ; ils ne sont ni fiers ni cruels ; ils nous donneront, eux, leur bénédiction, nous nous marierons ; et puis, avec le temps, j’en suis sûr, nous parviendrons à fléchir mon père. Ma mère intercédera pour nous, il me pardonnera.

– Non, Piôtr Andréitch, répondit Marie : je ne t’épouserai pas sans la bénédiction de tes parents. Sans leur bénédiction tu ne seras pas heureux. Soumettons-nous à la volonté de Dieu. Si tu rencontres une autre fiancée, si tu l’aimes, que Dieu soit avec toi. Piôtr Andréitch, moi, je prierai pour vous deux. »

Elle se mit à pleurer et se retira. J’avais l’intention de la suivre dans sa chambre ; mais je me sentais hors d’état de me posséder et je rentrai à la maison. J’étais assis, plongé dans une mélancolie profonde, lorsque Savéliitch vint tout à coup interrompre mes réflexions.

« Voilà, seigneur, dit-il en me présentant une feuille de papier toute couverte d’écriture ; regarde si je suis un espion de mon maître et si je tâche de brouiller le père avec le fils. »

Je pris de sa main ce papier ; c’était la réponse de Savéliitch à la lettre qu’il avait reçue. La voici mot pour mot :

« Seigneur André Pétrovitch, notre gracieux père, j’ai reçu votre gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te fâcher contre moi, votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pas les ordres de mes maîtres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien, mais votre serviteur fidèle, j’obéis aux ordres de mes maîtres ; et je vous ai toujours servi avec zèle jusqu’à mes cheveux blancs. Je ne vous ai rien écrit de la blessure de Piôtr Andréitch, pour ne pas vous effrayer sans raison ; et voilà que nous entendons que notre maîtresse, notre mère, Avdotia Vassilievna, est malade de peur ; et je m’en vais prier Dieu pour sa santé. Et Piôtr Andréitch a été blessé dans la poitrine, sons l’épaule droite, sous une côte, à la profondeur d’un verchok et demi, et il a été couché dans la maison du commandant, où nous l’avons apporté du rivage : et c’est le barbier d’ici, Stépan Paramonoff, qui l’a traité ; et maintenant Piôtr Andréitch, grâce à Dieu, se porte bien ; et il n’y a rien que du bien à dire de lui : ses chefs, à ce qu’on dit, sont contents de lui, et Vassilissa Iégorovna le traite comme son propre fils ; et qu’une pareille occasion lui soit arrivée, il ne faut pas lui en faire de reproches ; le cheval a quatre jambes et il bronche. Et vous daignez écrire que vous m’enverrez garder les cochons ; que ce soit votre volonté de seigneur. Et maintenant je vous salue jusqu’à terre.

« Votre fidèle esclave,

« Arkhip Savélieff. »


Je ne pus m’empêcher de sourire plusieurs fois pendant la lecture de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en état d’écrire à mon père, et, pour calmer ma mère, la lettre de Savéliitch me semblait suffisante.

De ce jour ma situation changea ; Marie Ivanovna ne me parlait presque plus et tâchait même de m’éviter. La maison du commandant me devint insupportable ; je m’habituai peu à peu à rester seul chez moi. Dans le commencement, Vassilissa Iégorovna me fit des reproches ; mais, en voyant ma persistance, elle me laissa en repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que lorsque le service l’exigeait. Je n’avais que de très rares entrevues avec Chvabrine, qui m’était devenu d’autant plus antipathique que je croyais découvrir en lui une inimitié secrète, ce qui me confirmait davantage dans mes soupçons. La vie me devint à charge. Je m’abandonnai à une noire mélancolie, qu’alimentaient encore la solitude et l’inaction. Je perdis toute espèce de goût pour la lecture et les lettres. Je me laissais complètement abattre et je craignais de devenir fou, lorsque des événements soudains, qui eurent une grande influence sur ma vie, vinrent donner à mon âme un ébranlement profond et salutaire.