Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 33-43).

III

LA FORTERESSE


La forteresse de Bélogorsk était située à quarante verstes d’Orenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarpés du Iaïk. La rivière n’était pas encore gelée, et ses flots couleur de plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies par la neige. Devant moi s’étendaient les steppes kirghises. Je me perdais dans mes réflexions, tristes pour la plupart. La vie de garnison ne m’offrait pas beaucoup d’attraits ; je tâchais de me représenter mon chef futur, le capitaine Mironolf. Je m’imaginais un vieillard sévère et morose, ne sachant rien en dehors du service et prêt à me mettre aux arrêts pour la moindre vétille. Le crépuscule arrivait ; nous allions assez vite.

« Y a-t-il loin d’ici à la forteresse ? demandai-je au cocher.

– Mais on la voit d’ici », répondit-il.

Je me mis à regarder de tous côtés, m’attendant à voir de hauts bastions, une muraille et un fossé. Mais je ne vis rien qu’un petit village entouré d’une palissade en bois. D’un côté s’élevaient trois ou quatre tas de foin, à demi recouverts de neige ; d’un autre, un moulin à vent penché sur le côté, et dont les ailes, faites de grosse écorce de tilleul, pendaient paresseusement.

« Où donc est la forteresse ? demandai-je étonné.

– Mais la voilà », repartit le cocher en me montrant le village où nous venions de pénétrer.

J’aperçus près de la porte un vieux canon en fer. Les rues étaient étroites et tortueuses ; presque toutes les isbas étaient couvertes en chaume. J’ordonnai qu’on me menât chez le commandant, et presque aussitôt ma kibitka s’arrêta devant une maison en bois, bâtie sur une éminence, près de l’église, qui était en bois également.

Personne ne vint à ma rencontre. Du perron j’entrai dans l’antichambre. Un vieil invalide, assis sur une table, était occupé à coudre une pièce bleue au coude d’un uniforme vert. Je lui dis de m’annoncer. « Entre, mon petit père, me dit l’invalide, les nôtres sont à la maison. » Je pénétrai dans une chambre très propre, arrangée à la vieille mode. Dans un coin était dressée une armoire avec de la vaisselle. Contre la muraille un diplôme d’officier pendait encadré et sous verre. Autour du cadre étaient rangés des tableaux d’écorce, qui représentaient la Prise de Kustrin et d’Otchakov, le Choix de la fiancée et l’Enterrement du chat par les souris. Près de la fenêtre se tenait assise une vieille femme en mantelet, la tête enveloppée d’un mouchoir.


Elle était occupée à dévider du fil que tenait, sur ses mains écartées, un petit vieillard borgne en habit d’officier. « Que désirez-vous, mon petit père ? » me dit-elle sans interrompre son occupation. Je répondis que j’étais venu pour entrer au service, et que, d’après la règle, j’accourais me présenter à monsieur le capitaine. En disant cela, je me tournai vers le petit vieillard borgne, que j’avais pris pour le commandant. Mais la bonne dame interrompit le discours que j’avais préparé à l’avance.

« Ivan Kouzmitch n’est pas à la maison, dit-elle. Il est allé en visite chez le père Garasim. Mais c’est la même chose, je suis sa femme. Veuillez nous aimer et nous avoir en grâce. Assieds-toi, mon petit père. »

Elle appela une servante et lui dit de faire venir l’ouriadnik. Le petit vieillard me regardait curieusement de son œil unique. « Oserais-je vous demander, me dit-il, dans quel régiment vous avez daigné servir ? » Je satisfis sa curiosité.

« Et oserais-je vous demander, continua-t-il ; pourquoi vous avez daigné passer de la garde dans notre garnison ? »

Je répondis que c’était par ordre de l’autorité.

« Probablement pour des actions peu séantes à un officier de la garde ? reprit l’infatigable questionneur.

– Veux-tu bien cesser de dire des bêtises ? lui dit la femme du capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigué de la route. Il a autre chose à faire que de te répondre. Tiens mieux tes mains. Et toi, mon petit père, continua-t-elle en se tournant vers moi, ne t’afflige pas trop de ce qu’on t’ait fourré dans notre bicoque ; tu n’es pas le premier, tu ne seras pas le dernier. On souffre, mais on s’habitue. Tenez, Chvabrine, Alexéi Ivanitch, il y a déjà quatre ans qu’on l’a transféré chez nous pour un meurtre. Dieu sait quel malheur lui était arrivé. Voilà qu’un jour il est sorti de la ville avec un lieutenant ; et ils avaient pris des épées, et ils se mirent à se piquer l’un l’autre, et Alexéi Ivanitch a tué le lieutenant, et encore devant deux témoins. Que veux-tu ! contre le malheur il n’y a pas de maître. »

En ce moment entre l’ouriadnik, jeune et beau Cosaque. « Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement à monsieur l’officier, et propre.

– J’obéis, Vassilissa Iégorovna, répondit l’ouriadnik Ne faut-il pas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Poléjaïeff ?

– Tu radotes, Maximitch, répliqua la commandante ; Poléjaïeff est déjà logé très à l’étroit ; et puis c’est mon compère ; et puis il n’oublie pas que nous sommes ses chefs. Conduis monsieur l’officier… Comment est votre nom, mon petit père ?

– Piôtr Andréitch.

– Conduis Piôtr Andréitch chez Siméon Kouzoff. Le coquin a laissé entrer son cheval dans mon potager. Est-ce que tout est en ordre, Maximitch ?

– Grâce à Dieu, tout est tranquille, répondit le Cosaque ; il n’y a que le caporal Prokoroff qui s’est battu au bain avec la femme Oustinia Pégoulina pour un seau d’eau chaude.

– Ivan Ignatiitch, dit la femme du capitaine au petit vieillard borgne, juge entre Prokoroff et Oustinia qui est fautif, et punis-les tous deux.

– C’est bon, Maximitch, va-t’en avec Dieu.

– Piôtr Andréitch, Maximitch vous conduira à votre logement. »

Je pris congé ; l’ouriadnik me conduisit à une isba qui se trouvait sur le bord escarpé de la rivière, tout au bout de la forteresse. La moitié de l’isba était occupée par la famille de Siméon Kouzoff, l’autre me fut abandonnée. Cette moitié se composait d’une chambre assez propre, coupée en deux par une cloison. Savéliitch commença à s’y installer, et moi, je regardai par l’étroite fenêtre. Je voyais devant moi s’étendre une steppe nue et triste ; sur le côté s’élevaient des cabanes. Quelques poules erraient dans la rue. Une vieille femme, debout sur le perron et tenant une auge à la main, appelait des cochons qui lui répondaient par un grognement amical. Et voilà dans quelle contrée j’étais condamné à passer ma jeunesse !… Une tristesse amère me saisit ; je quittai la fenêtre et me couchai sans souper, malgré les exhortations de Savéliitch, qui ne cessait de répéter avec angoisse : « Ô Seigneur Dieu ! il ne daigne rien manger. Que dirait ma maîtresse si l’enfant allait tomber malade ? »

Le lendemain, à peine avais-je commencé de m’habiller, que la porte de ma chambre s’ouvrit. Il entra un jeune officier, de petite taille, de traits peu réguliers, mais dont la figure basanée avait une vivacité remarquable.

« Pardonnez-moi, me dit-il en français, si je viens ainsi sans cérémonie faire votre connaissance. J’ai appris hier votre arrivée, et le désir de voir enfin une figure humaine s’est tellement emparé de moi que je n’ai pu y résister plus longtemps. Vous comprendrez cela quand vous aurez vécu ici quelque temps. »

Je devinai sans peine que c’était l’officier renvoyé de la garde pour l’affaire du duel. Nous fîmes connaissance. Chvabrine avait beaucoup d’esprit. Sa conversation était animée, intéressante. Il me dépeignit avec beaucoup de verve et de gaieté la famille du commandant, sa société et en général toute la contrée où le sort m’avait jeté. Je riais de bon cœur, lorsque ce même invalide, que j’avais vu rapiécer son uniforme dans l’antichambre du capitaine, entra et m’invita à dîner de la part de Vassilissa Iégorovna. Chvabrine déclara qu’il m’accompagnait.

En nous approchant de la maison du commandant, nous vîmes sur la place une vingtaine de petits vieux invalides, avec de longues queues et des chapeaux à trois cornes. Ils étaient rangés en ligne de bataille. Devant eux se tenait le commandant, vieillard encore vert et de haute taille, en robe de chambre et en bonnet de coton. Dès qu’il nous aperçut, il s’approcha de nous, me dit quelques mots affables, et se remit à commander l’exercice. Nous allions nous arrêter pour voir les manœuvres, mais il nous pria d’aller sur-le-champ chez Vassilissa Iégorovna, promettant qu’il nous rejoindrait aussitôt. « Ici, nous dit-il, vous n’avez vraiment rien à voir. »

Vassilissa Iégorovna nous reçut avec simplicité et bonhomie, et me traita comme si elle m’eût dès longtemps connu. L’invalide et Palachka mettaient la nappe.

« Qu’est-ce qu’a donc aujourd’hui mon Ivan Kouzmitch à instruire si longtemps ses troupes ? dit la femme du commandant. Palachka, va le chercher pour dîner. Mais où est donc Macha ? »

À peine avait-elle prononcé ce nom, qu’entra dans la chambre une jeune fille de seize ans, au visage rond, vermeil, ayant les cheveux lissés en bandeau et retenus derrière ses oreilles que rougissaient la pudeur et l’embarras. Elle ne me plut pas extrêmement au premier coup d’œil ; je la regardai avec prévention. Chvabrine m’avait dépeint Marie, la fille du capitaine, sous les traits d’une sotte. Marie Ivanovna alla s’asseoir dans un coin et se mit à coudre. Cependant on avait apporté le chtchi. Vassilissa Iégorovna, ne voyant pas revenir son mari, envoya pour la seconde fois Palachka l’appeler.

« Dis au maître que les visites attendent ; le chtchi se refroidit. Grâce à Dieu, l’exercice ne s’en ira pas, il aura tout le temps de s’égosiller à son aise. »

Le capitaine apparut bientôt, accompagné du petit vieillard borgne.

« Qu’est-ce que cela, mon petit père ? lui dit sa femme. La table est servie depuis longtemps, et l’on ne peut pas te faire venir.

– Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, répondit Ivan Kouzmitch, j’étais occupé de mon service, j’instruisais mes petits soldats.

– Va, va, reprit-elle, ce n’est qu’une vanterie. Le service ne leur va pas, et toi tu n’y comprends rien. Tu aurais dû rester à la maison, à prier le bon Dieu ; ça t’irait bien mieux. Mes chers convives, à table, je vous prie. »

Nous prîmes place pour dîner. Vassilissa Iégorovna ne se taisait pas un moment et m’accablait de questions ; qui étaient mes parents, s’ils étaient en vie, où ils demeuraient, quelle était leur fortune ? Quand elle sut que mon père avait trois cents paysans :

« Voyez-vous ! s’écria-t-elle, y a-t-il des gens riches dans ce monde ! Et nous, mon petit père, en fait d’âmes, nous n’avons que la servante Palachka. Eh bien, grâce à Dieu, nous vivons petit à petit. Nous n’avons qu’un souci, c’est Macha, une fille qu’il faut marier. Et quelle dot a-t-elle ? Un peigne et quatre sous vaillant pour se baigner deux fois par an. Pourvu qu’elle trouve quelque brave homme ! sinon, la voilà éternellement fille. »

Je jetai un coup d’œil sur Marie Ivanovna ; elle était devenue toute rouge, et des larmes roulèrent jusque sur son assiette. J’eus pitié d’elle, et je m’empressai de changer de conversation.

« J’ai ouï dire, m’écriai-je avec assez d’à-propos, que les Bachkirs ont l’intention d’attaquer votre forteresse.

– Qui t’a dit cela, mon petit père ? reprit Ivan Kouzmitch.

– Je l’ai entendu dire à Orenbourg, répondis-je.

– Folies que tout cela, dit le commandant ; nous n’en avons pas entendu depuis longtemps le moindre mot. Les Bachkirs sont un peuple intimidé, et les Kirghises aussi ont reçu de bonnes leçons. Ils n’oseront pas s’attaquer à nous, et s’ils s’en avisent, je leur imprimerai une telle terreur, qu’ils ne remueront plus de dix ans.

– Et vous ne craignez pas, continuai-je en m’adressant à la femme du capitaine, de rester dans une forteresse exposée à de tels dangers ?

– Affaire d’habitude, mon petit père, reprit-elle. Il y a de cela vingt ans, quand on nous transféra du régiment ici, tu ne saurais croire comme j’avais peur de ces maudits païens. S’il m’arrivait parfois de voir leur bonnet à poil, si j’entendais leurs hurlements, crois bien, mon petit père, que mon cœur se resserrait à mourir. Et maintenant j’y suis si bien habituée, que je ne bougerais pas de ma place quand on viendrait me dire que les brigands rôdent autour de la forteresse.

– Vassilissa Iégorovna est une dame très brave, observa gravement Chvabrine ; Ivan Kouzmitch en sait quelque chose.

– Mais oui, vois-tu bien ! dit Ivan Kouzmitch, elle n’est pas de la douzaine des poltrons.

– Et Marie Ivanovna, demandai-je à sa mère, est-elle aussi hardie que vous ?

– Macha ! répondit la dame ; non, Macha est une poltronne. Jusqu’à présent elle n’a pu entendre le bruit d’un coup de fusil sans trembler de tous ses membres. Il y a de cela deux ans, quand Ivan Kouzmitch s’imagina, le jour de ma fête, de faire tirer son canon, elle eut si peur, le pauvre pigeonneau, qu’elle manqua de s’en aller dans l’autre monde. Depuis ce jour-là, nous n’avons plus tiré ce maudit canon. »

Nous nous levâmes de table ; le capitaine et sa femme allèrent dormir la sieste, et j’allai chez Chvabrine, où nous passâmes ensemble la soirée.