La Fille du Ciel/Texte entier
AVANT-PROPOS
Pour bien comprendre la Chine, il faut savoir qu’elle porte au cœur depuis trois cents ans une plaie profonde et toujours saignante. Lorsque le pays fut conquis par les Tartares Mandchous, l’antique dynastie des Ming dut céder le trône à celle des Tsin envahisseurs ; mais la nation chinoise ne cessa ni de la regretter, ni d’attendre son retour. La révolution est donc permanente en Chine ; c’est un feu qui couve éternellement, éclate en incendie dans quelque province, puis s’éteint pour se rallumer bientôt dans une autre.
L’Empire Jaune est sans doute trop immense pour que les révoltés puissent s’entendre et, par un effort collectif, briser enfin le joug des Tartares. Plusieurs fois cependant, les Chinois de race furent tout près de la victoire. Ainsi, il y a une vingtaine d’années, des événements que l’Europe n’a jamais bien connus, bouleversèrent la Chine. Les révoltés, victorieux pour un temps, proclamèrent à Nang-King un empereur de sang chinois et de la dynastie des Ming. Il s’appelait Ron-Tsin-Tsé, ce qui signifie : la Floraison définitive, et sa période fut nommée par ses fidèles Taï-Ping-Tien-Ko, ce qui signifie : l’Empire de la grande paix céleste. Il régna dix-sept années, concurremment avec l’empereur tartare de Pékin, et à peine dans l’ombre.
Plus tard, on s’efforça de supprimer même son histoire ; les livres qui la contaient furent confisqués et brûlés, et on défendit, sous peine de mort, de prononcer son nom.
Voici cependant la traduction du passage qui le concerne, dans le volumineux rapport adressé par le général tartare Tsen-Kouan-Weï à l’empereur de Pékin :
« Quand les révoltés se soulevèrent dans la province de Kouang-Tong, dit-il, ils s’étaient emparés de seize provinces et de six cents villes. Leur coupable chef et ses criminels amis étaient devenus formidables. Tous leurs généraux se fortifiaient dans les places qu’ils avaient prises, et ce n’est qu’après trois années de siège que nous fûmes de nouveau maîtres de Nang-King. En ce moment, l’armée rebelle comptait plus de cent mille hommes, mais pas un seul ne consentit à se rendre. Dès qu’ils se jugèrent perdus, ils mirent le feu au palais et se brûlèrent vifs. Beaucoup de femmes se pendirent, s’étranglèrent ou se jetèrent dans les lacs des jardins. Je parvins cependant à faire prisonnière une jeune fille et je la pressai de me dire où était leur empereur. « Il est mort, répondit-elle ; vaincu, il s’est empoisonné ; mais aussitôt après on a proclamé empereur son fils Hon-Fo-Tsen. » Elle me conduisit ensuite à sa tombe, que je donnai l’ordre de briser ; on y trouva en effet l’empereur, qu’enveloppait un linceul de soie jaune brodé de dragons. Il était vieux, chauve, avec une moustache blanche. Je fis brûler son cadavre et jeter sa cendre au vent. Nos soldats détruisirent tout ce qui restait dans les murs ; il y eut trois jours et trois nuits de tueries et de pillages. Cependant une troupe de quelques milliers de rebelles, très bien armés, réussit à s’échapper de la ville, après avoir revêtu les costumes de nos morts, et il est à craindre que leur nouvel empereur ait pu fuir avec eux. »
Cet empereur Hon-Fo-Tsen, qui, en effet, avait pu s’enfuir de Nang-King, fut considéré par les vrais Chinois comme le souverain légitime, et sa descendance, secrètement, lui succédera vraisemblablement sans interruption.
Il y a quelques années, un homme très remarquable, qui semblait incarner la Chine nouvelle, rêva une réconciliation pacifique et sincère entre les deux races ennemies. (Il avait bien d’autres rêves encore, comme par exemple celui de fonder les États-Unis du monde.) Il conçut le projet, presque irréalisable, de gagner à ses idées l’empereur de Pékin lui-même et, avec son concours, de réformer la Chine, sans verser de sang. Il s’appelait Kan-You-Wey. Pour se rapprocher de l’empereur, il ouvrit une école à Pékin en 1889.
Des rumeurs, mais combien contradictoires, couraient sur la personnalité de cet invisible empereur Kouang-Su, gardé en tutelle, comme captif au fond de ses palais, et si inconnu de tous. Les uns le disaient bienveillant, lettré, curieux des choses modernes. Les autres le représentaient comme faible d’esprit et de corps, livré à tous les excès et incapable d’agir.
Kan-You-Wey ne voulut croire que la version favorable ; il savait d’ailleurs ce que valaient les ministres de la Régente, maîtres, avec elle, du pouvoir ; il plaignait l’impériale victime, tout son cœur allait vers ce souverain, puisqu’il était malheureux. Mais comment l’atteindre, par delà ses quadruples murailles ? Comment éveiller l’attention de la mélancolique idole ?… Kan-You-Wey renouvela dix fois la tentative, avec un zèle d’apôtre, et réussit enfin, en 1898, grâce à l’un de ses disciples, à placer sous les yeux de l’empereur un mémoire qu’il avait préparé.
Alors le souverain-fantôme se réveilla ; très frappé par ces idées subversives, il voulut qu’elles lui fussent expliquées en détail et accorda une audience au novateur ; tout de suite il subit l’influence de ce grand esprit ; il fit de lui son ministre, son confident intime, et, soutenu par ses conseils, il parvint à ressaisir le pouvoir.
C’est à ce moment du règne de Kouang-Su que se déroule notre drame ; l’empereur lui-même en est le héros, et Kan-You-Wey y figure sous le nom de Puits-des-bois…
L’EMPEREUR DE PÉKIN, de race tartare et de la dynastie
des Tsin (30 ans)
PUITS-DES-BOIS, conseiller de l’Empereur tartare.
PORTE-FLÈCHE PRINCE-FIDÈLE PRINCE-AILÉ |
seigneurs chinois de la Cour de Nang-King. |
FILS DU PRINTEMPS, petit empereur chinois de Nang-King (7 ou 8 ans).
LUMIÈRE-VOILÉE, Conseiller de l’Impératrice.
LE GRAND ASTROLOGUE.
UN GÉNÉRAL TARTARE.
LE PEUPLIER, grand mandarin.
LE ROC PETIT-SAPIN LE COURBÉ LE FORT |
jardiniers du Palais de Nang-King. |
DEUX ESPIONS TARTARES.
DEUX BOURREAUX TARTARES.
UN EUNUQUE.
LA FILLE DU CIEL, impératrice de race chinoise et de la dynastie des Ming (24 ou 25 ans).
LOTUS D’OR CINNAMOME TRANQUILLE-ÉLÉGANCE LA PERLE |
filles d’honneur de l’Impératrice. |
LA GRANDE MAÎTRESSE DU PALAIS DE NANG-KING.
LA GRANDE MAÎTRESSE DU PALAIS DE PÉKIN.
MARCHANDES DE BONBONS ET DE FLEURS, DES RUES DE PÉKIN.
GRANDS MANDARINS ET GENS DU PEUPLE. SOLDATS CHINOIS ET SOLDATS TARTARES.
ACTE PREMIER
PREMIER TABLEAU
Les jardins du Palais de Nang-King. À gauche, le pavillon des filles d’honneur, précédé d’une véranda enguirlandée. Entre les arbres et les buissons fleuris, on aperçoit des toitures de faïence jaune, aux angles retroussés et hérissés de monstres. Grands cèdres contournés. Étangs, ruisseaux, ponts courbes en marbre et en laque rouge.
Préparatifs de fête. Au fond, des serviteurs plantent des bannières, des lances, des insignes de toutes formes. Plus près, d’autres nettoient le jardin, balaient la pluie de fleurs tombée des arbres. Soleil levant.
Scène PREMIÈRE
On entend dans le lointain une cloche et un tambour.
Entendez-vous la grosse cloche de bronze et le grand tambour ?… Encore un prince qui passe sous le portail d’honneur, un de plus qui fait son entrée dans notre palais de Nang-King.
J’entends, oui… Mais j’aimerais mieux voir…
Les beaux spectacles ne sont pas faits pour nous.
Les cérémonies n’ont pas besoin de nos regards.
Oui, oui, on sait : notre fonction est de travailler à l’écart, de préparer patiemment la beauté de la fête qui ne sera pas pour nos yeux.
Vas-tu te plaindre ?… Chaque être doit accepter la place qui lui échoit dans la vie.
La loi est pour tous. Il y a des animaux fiers et superbes, des oiseaux qui ont un magnifique plumage. Et il y a aussi des rats et d’affreux insectes qui répugnent.
Il se trouve des rois parmi les arbres et des princesses parmi les fleurs.
Et beaucoup de pauvres plantes n’ont ni beauté ni parfum.
La pluie les arrose tout de même et le soleil les réchauffe.
Il arrive aussi que le hasard favorise le plus humble… Tenez, moi, sans avoir mérité pour cela aucun reproche, j’ai vu ce qu’il m’était interdit de voir.
Toi ! Tu as vu ?
Quoi ? quoi ? Oh ! raconte-nous.
Eh bien… c’était hier, après le coucher du soleil, les autres travailleurs venaient tous de partir ; moi, qui n’avais pas fini, j’étais resté à polir un des grands lions de marbre, vous savez, au portail d’honneur. Je travaillais sans me méfier, quand tout à coup voilà que le tambour bat, que la cloche tinte, que les veilleurs descendent de la tour du guet pour ouvrir la grande porte. Des gardes accourent, et des chefs, et des ministres. J’entends dire que celui qui arrive est le plus important de tous les invités, le vice-roi des provinces du Sud. Comment m’échapper au milieu de tous ces beaux personnages ?… Impossible !… Je me cache derrière une des grosses pattes, je me fais tout petit, personne ne prend garde à moi… et j’ai vu, j’ai vu, à travers le globe ajouré, vous savez, que le lion tient sous sa griffe…
Toi ! tu as vu entrer le vice-roi avec son cortège ?…
Oui, moi !… Oh ! tant de costumes de soie et d’or ! tant de chevaux qui étaient tout brillants de pierreries ! tant de bannières ! Et des visages terribles, et des regards effrayants d’orgueil !… Mais quand il parut, lui, oh ! comme j’ai compris que tout le reste ne comptait plus… Pâle, l’air très las, sur un cheval maintenu par deux valets… Un costume simple, mais qui avait l’air plus riche que ceux des autres…Il était tellement imposant que mon cœur ne pouvait plus battre dans ma poitrine et il me sembla que si seulement il tournait vers moi ses yeux, qui ne regardaient rien, du coup je tomberais mort.
Eh bien ! vrai ! Si rien que pour un vice-roi c’est à ce point-là, que serait-ce donc, hein ! si on était regardé par l’empereur même ?
Non, je vous assure, celui qui ne l’a pas vu, ne peut pas…
Chut ! chut ! Un officier du palais.
Scène II
Alors, c’est cela, votre travail ! En vains bavardages, vous dissipez les précieuses minutes qui nous restent.
Le travail s’achève, seigneur.
Il s’achève ? Et moi je vois le sol encore tout jonché de pétales et de fleurs mortes… Ici, surtout, à l’entour du pavillon des filles d’honneur (à part), là où s’épanouit la fleur vivante que j’aime.
À peine a-t-on fait la place nette que le vent malicieux secoue les branches, et c’est à recommencer.
Enlevez au moins là, sur la mousse…, on dirait des taches, toutes ces fleurs fanées…
Scène III
Elles paraissent, furtivement, sous la véranda du pavillon. Lotus-d’Or s’avance lentement et s’accoude à la balustrade. Porte-Flèche la contemple avec émotion.
J’ai cru reconnaître la voix du seigneur Porte-Flèche…
Lotus-d’Or l’a reconnue avant toi.
Toujours ce jeune homme rôde par ici.
On sait pourquoi.
Voyez, il salue notre compagne comme on salue une reine.
N’est-elle pas la reine de son cœur ?
La brise du printemps m’effleure et me grise du parfum des lotus.
L’allusion est transparente…
On sait que « brise du printemps » signifie amour…
Et elle s’appelle : Lotus-d’Or !…
Seigneur ! j’ai entendu que vous commandiez d’enlever ces fleurs… Me suis-je trompée ?…
J’ai osé élever la voix pour donner cet ordre… peut-être vous ai-je déplu ?
Oh ! non !… mais je veux vous demander grâce pour ces mortes charmantes : laissez-les quelque temps encore former un tapis au pied de notre pavillon. Arrachées de leurs tiges elles sont belles cependant, et embaument.
Quelle gloire pour moi de vous obéir ! J’envie ces fleurs qui seront foulées par vos petits pieds.
Il fait signe aux jardiniers de s’éloigner.
Assez ! Lotus-d’Or ! Ce n’est pas convenable d’écouter de tels propos.
N’avez-vous plus rien à me dire ?
Allons ! viens ! Rentrons !
Non, attends un peu… (À Porte-Flèche.) Seigneur, vous le savez, les nouvelles sont lentes à parvenir dans le quartier des femmes… et ma curiosité est bien impatiente, en ce jour solennel entre tous, où notre impératrice va restaurer le trône de la lumineuse dynastie des Ming et prendre la régence de l’Empire. À quelle heure exactement commence la fête ?… Savez-vous l’ordre des cérémonies ?
Quelle joie pour moi de pouvoir vous répondre. Les crieurs du Ministère des Rites ont proclamé hier au soir l’ordre de la solennité. J’ai noté ce que j’entendais.
Il tire de sa manche un petit rouleau de soie.
Je compte en écrire plus tard quelques poèmes. C’est une date si unique dans les annales de la Chine !…
Oh ! lisez-nous, seigneur !
Les jeunes filles, curieuses, se rapprochent.
« En cette journée magnifique, où notre Impératrice, quittant le deuil de son illustre époux, va prendre le pouvoir au nom de son fils, en dépit de l’usurpateur qui, depuis trois cents ans, tient la Chine sous le joug :
» Ordre à tous les hauts fonctionnaires du palais, aux maîtres des cérémonies, aux grands secrétaires d’État, aux ministres, aux guerriers, aux princes, aux gardiens du Sceau Impérial, de se tenir prêts avant la dernière veille de la nuit et de réunir les objets précieux dont ils ont la garde, afin de les disposer selon les rites, sur les six tables d’or, dans le Palais de la Grande Pureté. L’intendant de la musique placera les orchestres et les chanteurs sur les galeries et dans la salle du trône. Dès que la dernière veille aura sonné, l’astrologue ira avertir l’Impératrice que c’est l’heure choisie où elle doit monter au temple de ses ancêtres pour faire aux Mânes augustes les offrandes prescrites. Sa Majesté ne sera accompagnée que des princesses et des filles d’honneur. »
Nous !… Alors, rentrons, il faut nous préparer bientôt.
On nous préviendra quand il sera temps.
« Du temple des ancêtres au palais de la Grande Pureté, tous les fonctionnaires, officiers, gardes, secrétaires, feront la haie sur le passage de l’Impératrice, qui sera portée dans un palanquin orné de dragons et de phénix, jusqu’au pied de l’escalier conduisant à la salle du trône, où aura lieu, la grande cérémonie de l’investiture. »
Est-ce que les femmes y assisteront ?
Oui ; les princesses et les filles d’honneur forment le cortège de l’Impératrice et se groupent autour d’Elle.
Ah ! je n’étais pas bien sûre… C’est cela surtout que je voulais savoir…
Le jeune empereur sera auprès de sa courageuse mère qui va régner en son nom… Régner, vous savez comment ! Régner dans le mystère, dans l’angoisse, à travers d’inextricables obstacles…
Tant de cœurs battent pour elle, tant de bras voudraient la défendre…
Tous les invités sont-ils arrivés au palais ?…
Je le crois… On a logé le plus puissant d’entre eux, le vice-roi du Sud, pas bien loin d’ici, dans le pavillon des Sources Claires. Si les buissons n’étaient pas si touffus, de votre demeure on verrait l’angle de son toit.
J’aimerais apercevoir le prince !…
Une question encore, seigneur : un danger prochain ne nous menace-t-il pas ? Des rumeurs viennent sourdement jusqu’à nous… Nos provinces reconquises sont-elles sûrement gardées ?…
Hélas ! même pendant les heures de joie l’inquiétude nous mord ; hélas ! quand l’arôme délicieux d’une fleur nous caresse, il nous faut redouter l’orage qui toujours gronde à l’horizon !… La gazelle avait un peu de répit parce que le tigre était blessé. S’il guérit, il se rejettera aussitôt à la poursuite de sa proie.
Quel est le sens de cette image ?
C’est que l’empereur tartare, celui qui règne à Pékin, et nous considère, nous Chinois dépossédés, comme des rebelles, vient d’être vaincu dans une guerre que lui ont faite les barbares formidables de l’Occident ; à grand’peine il a obtenu la paix et n’est pas tout à fait remis de sa défaite.
Ah ! oui, le bruit de cette guerre nous était venu ; mais quelle en fut donc la cause ?
Comme la politique l’intéresse…
Quand c’est ce jeune homme qui l’enseigne…
La cause en est singulière : un prince, parent de l’usurpateur tartare, a eu la folle idée de réunir une troupe de bandits, sous prétexte de la jeter contre les sujets chrétiens en exécration dans le nord de la Chine. Mais, la horde déchaînée, on n’a pu la retenir ; elle s’est ruée aussi contre les barbares étrangers, dont la présence était depuis longtemps tolérée autour des palais. Alors les armées des nations d’Occident sont venues saccager Pékin, d’où l’empereur tartare, avec toute sa cour, s’était enfui.
Sans doute, il est malheureux pour nous que l’usurpateur ait obtenu la paix…
Qui sait ? La Chine serait tombée peut-être sous une domination plus funeste encore…
La leçon n’est pas finie ?…
Il est temps, seigneur, de nous parer pour la fête.
C’est vous qui embellirez la parure.
Ne vous moquez pas… Au revoir, seigneur.
Oh ! rentrez vite !… Votre illustre voisin, le vice-roi du Sud, se promène dans les jardins et vient de ce côté-ci.
Si nous pouvions l’apercevoir à travers les stores !…
Adieu ! Je dois céder la place à un aussi noble promeneur.
Les jeunes filles rentrent, Porte-Flèche sort rapidement.
Scène IV
Je ne vois personne… Votre Majesté peut s’avancer.
« Votre Majesté »… Tu veux donc me perdre ?
Oh ! Sire !
Encore !
Quand nous sommes seuls, je ne peux m’empêcher…
Il le faut… Derrière ces stores, très probablement, des espions nous surveillent.
Des curieuses plutôt : c’est le pavillon des filles d’honneur.
Le pavillon des filles d’honneur !… Alors, il y a aussi des filles d’honneur ! Non, vraiment, je crois rêver ! Je savais pourtant ce que je venais chercher ici. Qu’en trois siècles de règne, les empereurs de ma dynastie n’ont jamais dompté la sourde révolte des vaincus, je le savais ! Que dans les provinces du Sud les rebelles n’ont jamais courbé la tête, oui, je le savais. Que Nang-King est leur centre et qu’ici même un descendant des Ming a régné pendant plus de dix-sept ans avant d’être anéanti par nos armées, je n’ignorais rien de tout cela… Mais je croyais que ce simulacre d’empire était plus mystérieux, plus dans l’ombre… Et voici que je trouve un palais aussi beau que le mien, des gardes, des fonctionnaires, des ministres, un cérémonial réglé comme dans ma propre cour… Notre empire est trop grand, vois-tu pour être gouverné par une seule tête… J’ai voulu voir par mes yeux. J’étais préparé à toutes les surprises et, cependant, ceci me dépasse !
Il s’assied sur un banc, au pied d’un arbre en fleur.
Ce qui est plus surprenant encore, c’est que vous soyez ici, vous, à l’insu de tous ; ici, chez vos implacables ennemis, et vêtu à la mode d’il y a trois cents ans !…
Il est heureux que ce vice-roi du Sud, dont j’ai pris la place, soit de ma taille… Que peut-il penser de cette aventure, dans le navire où on me le garde prisonnier ? Que se figure-t-il, hein ?…
Tout, plutôt que la vérité.
S’il s’échappait pourtant, serais-je assez perdu ?
Mon cœur est comme pris dans un étau… Ne l’êtes-vous pas, de toutes façons, perdu ?…
Tais-toi. Après tout, qu’est-ce que j’ai donc à risquer, moi ? Ma vie ? À l’ombre de ce trône, dont on m’écarte, n’est-elle pas une interminable agonie ? Ah ! de quel poids m’écrasent les heures lentes qui tombent !… Qui dira l’horreur de cette stagnation molle, de cette solitude oisive ? Oh ! la rage qui dévaste l’âme, quand on est le Maître, et que l’on n’a aucun pouvoir !… Si je trouve ici la mort, je serai encore heureux mille fois d’être venu ! Toute ma triste existence antérieure ne vaut pas ces quelques jours de fuite et de voyage, l’ivresse de m’être échappé, d’avoir rompu, pour un temps, toute cette trame grise et soyeuse qui m’emprisonnait. Oh ! agir ! Agir au soleil, agir comme un homme, entreprendre une action téméraire qui, si je meurs, au moins, restera pour honorer ma mémoire !
Vous êtes grand, vous êtes noble, vous êtes intrépide ; mais moi, qui ne suis rien, j’ai le droit de trembler !…
C’est toi, pourtant, qui as éveillé mon esprit, qui l’as tiré de sa torpeur mortelle ; c’est toi qui m’as insufflé la volonté et la force. N’as-tu pas approuvé mon projet ? N’as-tu pas trouvé noble, et digne d’un sage, le rêve dont je m’enivrais ?
J’ai crié d’enthousiasme, j’ai pleuré d’émotion, quand j’ai compris votre sublime pensée… Mais c’est un rêve impossible et, vouloir le réaliser, est une folie, généreuse autant que vaine ! J’ai peur pour vous. Sire, mon bien-aimé maître, j’ai peur !…
Peur de quoi ?… Jusqu’à ce jour, tout ce que j’avais imaginé ne s’est-il pas accompli comme par enchantement ?
Jusqu’à ce jour, oui, je ne dis pas non !
Ma sortie du palais, qui semblait si périlleuse : aucun obstacle !… Toi, mon cher ministre, dans ton palanquin officiel, moi à tes côtés sous le costume de ton secrétaire ! Je souriais, t’en souviens-tu ? comme un écolier qui prend la clef des champs ; j’avais l’air trop joyeux, cela te faisait peur… Et lui, ton pauvre petit secrétaire, ton élève, presque ton fils, consentant à prendre ma place, dans mon lit aux soies funèbres, au fond de ma chambre sépulcrale, grillée, murée, remurée, où l’on étouffe à respirer des parfums trop suaves !… Si j’en réchappe, que pourrai-je bien faire pour reconnaître ce dévouement prodigieux : s’être substitué au martyr que j’étais, être entré dans la momie d’un Empereur de Chine !
Ce rôle, saura-t-il le tenir ?
Ah ! c’est un rôle aisé, que celui de souverain, dans ma triste chambre close : dormir, lire ou méditer ; se garder de rien faire de plus… J’ai employé l’arme dont on se sert si souvent contre moi : on m’accuse d’être malade, quand je ne le suis pas ; cette fois je prétends l’être, qui osera ne pas le croire ?
Et le médecin, qui soigne ce faux empereur, êtes-vous sûr au moins de sa fidélité ?
Mon médecin ? quel intérêt aurait-il à trahir ? Il croit à quelque expédition galante et je lui ai promis une province si mon absence n’est pas découverte. Il veille sur son malade et interdit sévèrement à quiconque de l’approcher.
C’est admirable !…
Même dans ma ville de Pékin, qui donc risquait de me reconnaître, puisque aucun de mes sujets n’a jamais aperçu mon visage… Ah ! cela rend la fuite aisée, d’être un empereur invisible !… Et une fois sur le vaisseau, frété par tes soins, te rappelles-tu, quelle ivresse de s’envoler dans l’espace, légers comme les nuages de fumée que déroulait notre course !…
C’est vrai, l’enlèvement du vice-roi et de ses compagnons était un point plus dangereux encore, mais nos matelots s’en sont tirés comme à miracle ! Les immortels sont avec vous, Majesté !
Pauvre petit vice-roi ! Et l’escorte qui venait à sa rencontre, ne l’ayant jamais vu non plus, rien d’aussi simple que d’être pris pour lui. Je te dis, Puits-des-Bois, tout cela ne pouvait qu’être d’une facilité enfantine !
Sire, vous auriez composé des romans d’aventure mieux encore que l’illustre Lo-Kouan-Tson.
Que veux-tu ! on ne m’a laissé que deux choses dans ma solitude magnifique : l’amour et l’opium. L’opium exalte l’imagination, et j’ai eu tout le loisir d’échafauder des projets.
Moi, je construis l’avenir dans des écrits, prophétiques peut-être, mais je laisse aux générations prochaines le soin d’accomplir l’œuvre. Tandis que vous, c’est votre propre sang que vous offrez en sacrifice, pour fléchir la haine invincible. Les immortels se pencheront vers vous, comme vers leur égal ; mais ceux-là mêmes que vous voulez combler de vos bienfaits, vous serez déchiré par eux !
Qui sait ! La haine souvent cède à l’amour…
Pas celle-là, pas cette haine séculaire, que rien n’a pu amollir et qui, pendant ces trois cents ans, n’a pas connu même une faiblesse amoureuse : jamais un Tartare ne s’est uni à une Chinoise, jamais un Chinois n’a aimé une femme tartare et, voyez, depuis trois ans, que, par un décret, vous avez autorisé les mariages entre les deux races, personne n’a usé de la permission.
Si ! Il y a eu un mariage…
Un mariage ! Un de vos courtisans pour vous plaire a épousé la fille d’un de vos ministres, et rappelez-vous de combien de faveurs vous avez dû payer un acte aussi méritoire.
Toi, pourtant, tu es Chinois et je veux croire que tu m’aimes un peu.
Pour moi seul, vous avez laissé rayonner la lumière de votre âme, et j’ai d’ailleurs rejeté tous les préjugés qui entravent la vie : je vous aime et je vous admire.
Eh bien ! c’est déjà ma récompense…
On vient par là ! Prenons garde…
Scène V
De légers palanquins, portés chacun par deux hommes, s’arrêtent devant le pavillon. Deux intendants les accompagnent et montent l’escalier.
Des eunuques qui, sans doute, viennent chercher les filles d’honneur.
Je croyais qu’il était interdit d’employer des eunuques, hors de mon palais de Pékin.
On se permet tout, dans le palais de NangKing.
Ils s’écartent un peu, tandis que les jeunes filles descendent.
Scène VI
Ces seigneurs sont là encore.
Ils ont grand air.
Ils nous regardent à la dérobée.
Feignons de ne pas les voir.
L’Impératrice va sortir de son palais. Vous bavarderez demain.
Si nous sommes en retard, c’est ta faute.
Il fallait nous prévenir plus tôt.
Vite, vite ; la dernière veille va sonner…
Elles montent dans les palanquins, qui s’éloignent à la file, précédés et suivis d’un eunuque.
Scène VII
Elles sont gentilles.
Et si gracieusement vêtues ! Cela me donne à regretter que mes ancêtres conquérants aient imposé au peuple le costume tartare. Ces vêtements chinois sont tellement plus jolis !
Ils rendent la femme plus souple et plus fine.
Est-ce que dans la ville tous les habitants ont repris la mode antique ?
Dans leurs maisons, c’est très probable ; en public, dans les rues, ils dissimulent encore.
Le vice-roi, que j’entretiens ici, ne doit rien ignorer de tout cela ; comment ne sommes-nous pas mieux avertis ?
Votre vice-roi, Sire, n’est pas un Tartare, mais un Chinois, autant dire qu’il fait cause commune avec les rebelles. Cependant à Pékin, en dehors de votre palais d’éternel silence, on sait à peu près ce qui se passe. Tandis que vous rêvez la paix définitive, on prépare la guerre.
Hélas !…
On entend sonner, alternativement, la trompe, le claquebois et le gong, frappant chaque fois cinq coups. Bientôt les sonneurs passent, lentement.
La cinquième veille.
Faut-il rentrer ?
Pas encore. L’Impératrice va se rendre au temple de ses ancêtres, cela nous donne du temps.
L’Impératrice !… Dans quelques instants je la verrai ! L’image que je m’en suis faite sera détruite par la figure réelle… Ah ! elle ne se doute guère, cette femme, pour qui je dois être l’épouvantail suprême, elle ne se doute pas que, depuis des mois, elle emplit toutes mes pensées, qu’elle seule hante mes veillées solitaires. Oh ! si elle savait que l’Empereur-fantôme, séquestré là-bas dans le palais de Pékin, écrivait chaque nuit des poèmes en son honneur…
On la dit belle et charmante ; mais ce sont, peut-être, paroles de courtisans.
Si elle ne l’est pas, mon sacrifice n’en deviendra que plus méritoire…
Oh !… venez là, c’est elle ! Elle traverse les jardins et, comme il n’y a personne, son palanquin est grand ouvert.
Ah ! (À travers les buissons en fleurs il regarde ardemment. On entend la musique d’une marche.) Mais je la reconnais, ami, cette femme !… belle et touchante, majestueuse et fragile, fleur rare, fleur impériale… Ami, que penses-tu de ce présage : elle est telle, absolument, que je l’avais vue, reflétée dans le miroir des songes…
Les regards du dragon traversent l’espace.
Vois comme l’émotion brise mes forces…
Vous êtes comme la lyre sacrée dont les cordes frémissent au moindre souffle.
Scène VIII
Sire, prenez garde de trop vous échauffer.
Non, non, donne ! Je veux jouer encore !
Seigneur, il n’est pas convenable de demeurer en la présence de Sa Majesté, notre jeune Empereur.
C’est lui !…
Le volant du petit Empereur de Nang-King vient tomber sur les genoux du grand Empereur, qui le prend entre ses doigts.
Laisse-le assis là, je le veux. Tu vois bien qu’il est malade ! (À l’Empereur.) Pourquoi es-tu si pâle ? Tu t’es fait mal ?
Non… Sire… C’est une émotion qui m’a fait pâlir.
Laquelle ?
Celle de vous voir, peut-être.
C’est pour rire… Trouves-tu que je joue bien au volant ?
Avec une grâce infinie.
Tout à l’heure, pendant la cérémonie, il va falloir se tenir bien tranquille ; alors je me remue beaucoup, pour avoir de la patience après… Tu comprends ?
Voulez-vous continuer le jeu ?
Non, garde-le. Tu le donneras, de ma part, à ton fils.
Je n’ai pas de fils.
Oh ! que c’est triste ! Eh bien ! garde-le tout de même, en souvenir d’un enfant qui, lui, n’a plus de père…
Merci ! (Détachant un bijou de sa ceinture.) Prenez, en échange, ce bijou, en mémoire d’un homme dont le plus grand désir serait de vous avoir pour fils…
Oh ! merci !…
Venez, Sire, il est temps.
C’est un petit dragon, un dragon impérial, je le connais va !… Mais comment l’avais-tu sur toi ? Tu n’as pas le droit de le porter ?… Sois tranquille, je ne dirai rien. Au revoir !…
Au revoir !…
L’enfant s’en va en courant, suivi des femmes. L’Empereur remonte un peu, pour le voir plus longtemps.
Scène IX
Vous voilà encore tout vibrant…
C’est un trouble plein de douceur… Ne dirait-on pas que le ciel m’approuve et veut me seconder ? Cet enfant, qui vient à moi, prend ma défense, s’inquiète de ma pâleur, qui me donne son jouet !… Ah ! qu’il m’est précieux, ce léger cadeau !…
Oui, je l’ai subie comme vous, l’émotion imprévue de cette rencontre… Mais laissez le calme descendre dans votre âme. Vous avez besoin de tout votre sang-froid, pour ne pas vous trahir, pendant cette cérémonie de l’investiture, où, cette fois, vous ne jouez pas le premier rôle. Songez aux trois agenouillements, aux neuf prosternations ; vous n’êtes guère accoutumé à vous y soumettre.
Mais j’en connais les nuances mieux que personne, moi qui suis condamné à voir toujours l’homme prosterné à mes pieds, et battant le sol du front…
Des officiers, des gardes, des hérauts d’armes, commencent à s’agiter, au fond de la scène, et à se ranger en haie. On déploie les bannières. Les chefs crient des ordres.
Rentrons ! Il est temps, puisque vous voulez repasser votre discours… Surtout, Sire, n’y changez rien ; je crains tant que vous vous trahissiez par quelques paroles imprudentes,
Je le trouve trop banal, ce discours… depuis que je l’ai vue, Elle !… J’en improviserai un autre…
Oh ! non, je vous en supplie ! Vous pourriez vous troubler, rester court, ou plutôt vous laisser entraîner plus qu’il ne serait raisonnable…
Tu me prépareras une pipe d’opium, alors tout sera clair et facile pour mon esprit.
Oh ! vous aviez promis de renoncer à ce poison ! Vous savez pourtant qu’il a été le grand destructeur de vos énergies et de votre volonté ! L’exaltation qu’il vous communique, vous savez bien de quel accablement il faut la payer après !
Viens, viens ! Une bouffée seulement. Je te jure que ce sera la dernière.
Ils s’éloignent. Des appels de trompettes, des cris de commandement, tandis que le rideau se ferme.
DEUXIÈME TABLEAU
La salle du trône, au palais de Nang-King, vue de biais L’Impératrice et le trône, sur lequel elle est assise, se présentent de profil. Le petit Empereur est assis près d’elle. Le trône est surélevé de plusieurs marches ; les filles d’honneur sont derrière l’Impératrice, tenant au bout de hampes les grands écrans de plumes. Les gardes du corps sont rangés sur les marches du trône et portent des encensoirs où fume de l’encens du Thibet. Tous les mandarins, tous les dignitaires et officiers sont rangés en ordre et debout. Au fond de la scène, à travers une colonnade, on aperçoit, sur des galeries extérieures, des instruments de musique, des musiciens et des choristes ; on aperçoit aussi le palanquin à dragons d’or de l’Impératrice. Au dehors, des foules que l’on doit deviner et vaguement apercevoir. En face du trône, sur une estrade, des danseurs, costumés en guerriers et armés, se tiennent immobiles. Toute l’assistance est debout, sauf l’Impératrice et le petit Empereur son fils.
Scène PREMIÈRE
Dix mille années ! Dix mille années !
Qu’il vive heureux notre roi !
Qu’il vive heureux et longtemps !
Dix mille années ! Dix mille années !
La musique continue au fond de la scène.
Ce vieux palais est infiniment plus joli que le mien, d’un art plus exquis et plus pur.
Notre art chinois, Sire, dans toute sa pureté ancienne.
Vous êtes restés nos maîtres en toutes choses ; auprès de vous, nous ne sommes toujours que des barbares, nous les conquérants et les envahisseurs… Que ce soit l’unique gloire de mon règne, de restaurer la noble tradition chinoise, en fusionnant nos deux peuples pour jamais…
Ne parlons pas trop, ô mon bien-aimé maître ; on nous observe… Et puis n’oubliez pas qu’il va falloir vous prosterner…
Devant Elle ! Oh ! cela me sera bien facile.
Et votre discours, de grâce, faites-le tout à l’heure correct et banal… Le charme, qu’Elle semble exercer sur vous, déjà m’épouvante…
Du haut du ciel tournez les yeux[1],
Vers ce palais, ô mes aïeux !
Moi, votre fils, élu des dieux,
Je monte au trône glorieux.
Les danseurs exécutent trois évolutions de la danse rituelle dite : danse de la plume et de la flûte.
Que votre esprit, votre valeur
Et vos vertus guident mon cœur !
Je triompherai du malheur
Et des méchants serai vainqueur.
Les danseurs évoluent encore trois fois.
Sur l’étendard, dans le ciel pur,
Le dragon d’or baigne en l’azur,
Sous son abri, puissant et sûr,
Je ferai grand le temps futur !
Les danseurs exécutent les trois dernières évolutions.
Musique.
Le maître des cérémonies s’approche du garde des Sceaux, le salue et du geste l’invite à le suivre. Il le conduit à une table d’or placée au fond. Le garde des Sceaux, après avoir ployé le genou, prend sur cette table, posé dans un plateau, le grand sceau de l’Empire. Le maître des cérémonies le conduit jusqu’au pied du trône, puis se retire. Le garde des Sceaux ploie un genou et offre le sceau à Prince-Fidèle, Quand Prince-Fidèle l’a pris, le garde des Sceaux s’agenouille devant le trône, fait trois prosternements, se relève et se retire à reculons, Prince-Fidèle ploie un genou et élève à deux mains vers l’Impératrice le grand sceau d’or, puis il se relève.
La musique cesse.
Au nom de tous les princes ici assemblés, au nom du peuple fidèle et de l’armée prête à mourir pour la Dynastie Lumineuse, je présente à Votre Majesté le trésor sacré entre tous, le dépôt sans prix que vos ancêtres se sont transmis de génération en génération, le symbole de la Toute-Puissance, le grand Sceau de l’État. En vous le remettant, nous vous reconnaissons comme souveraine de l’Empire, pendant la minorité de votre fils bien-aimé. Acceptez le mandat du ciel avec recueillement et piété…
Deux filles d’honneur descendent les marches du trône, viennent prendre le plateau et vont le déposer sur une autre table toute proche de l’Impératrice.
Ô fille du Ciel, que nous jurons de fidèlement servir ! Pour achever l’œuvre de vos ancêtres déifiés, n’oubliez jamais les dix préceptes, qui sont la règle de conduite des souverains. Tels qu’ils furent gravés, ici, dans le jade précieux, mon devoir est de vous les relire en ce jour et devant tous.
Lisant sur un bloc de jade qu’on lui présente.
Craindre le ciel.
Aimer le peuple.
Élever l’esprit.
Cultiver les sciences.
Honorer le mérite.
Écouter les conseils.
Diminuer les impôts.
Adoucir les lois.
Épargner le trésor
Fuir l’entraînement des sens.
En obéissant à ces commandements, on est assuré de suivre la voie droite ; mais il faut s’y avancer sans distraction ni défaillance. Ô notre souveraine, soyez attentive et anxieuse, comme si, à toutes les heures de votre vie, vous portiez une coupe trop emplie d’eau, dont pas une goutte ne doit se perdre. Faites ainsi, alors votre œuvre sera juste et votre dynastie ne finira jamais…
Dix mille années ! Dix mille années !
L’orchesire joue, Prince-Fidèle s’agenouille, fait trois prosternements, se relève, puis retourne à sa place. La musique cesse, un grand silence s’établit, l’Impératrice se lève.
Scène II
Éclaire-moi, ô divine Raison ! Esprits de mes ancêtres, descendez en mon esprit, soutenez ma faiblesse, fortifiez mon cœur !…
Ce sceptre, trop lourd encore pour les mains frêles de mon bien-aimé fils, mes mains de femme auront-elles la force de le porter assez haut ?… Du moins elles ne trembleront pas ; elles le tiendront d’une étreinte constante, que la mort seule pourra desserrer. Et vous m’aiderez, tous, mes fidèles, vous m’aiderez de vos conseils, de vos sagesses et de vos courages.
Le nom indiqué par le Livre des Siècles pour le règne du dernier descendant de la Dynastie Lumineuse est : la Grande Concorde définitive. Mais qu’elle semble encore lointaine, hélas ! cette concorde, annoncée depuis les vieux temps de notre histoire, et que nos cœurs meurtris appellent de tous leurs vœux ! Au lieu de ce rêve de l’avenir, nous avons le présent terrible, l’incertitude, l’instabilité, la guerre ! Et cet Empire dont vous me proclamez souveraine, il faudra, chaque jour, en refaire la conquête ; lambeau par lambeau, l’arracher au ravisseur…
Oh ! que de sang, depuis trois siècles ! C’est un flot empourpré de sang, qui soutient le navire chargé de nos nobles espoirs !… Il est ballotté, il fuit devant la tempête, ce navire aux flancs rougis, mais il ne peut pas faire naufrage, car il porte la justice et le droit ; un jour, il jettera l’ancre dans le port pacifique, la Dynastie Lumineuse sera rétablie à jamais, — et tous nos morts, dont les débris jonchent la terre, dont les âmes emplissent au-dessus de nous les nuages, nos innombrables morts auront ainsi leur vengeance magnifique et recevront le prix de leur martyre.
Comme vous tous qui êtes ici, je voue ma vie à cette cause sacrée ; mais il ne suffit pas de mourir sans regret, il faut combattre à outrance, nous défendre jusqu’au dernier souffle, afin que notre mort soit féconde.
Pour reconquérir notre patrie, pour briser le joug qui la déshonore, faisons notre cœur intrépide, notre âme implacable. Ni pitié, ni merci pour le Tartare ; que jamais ne s’apaise notre héroïque colère, notre sainte haine !…
Envers tous les autres vivants, nous connaissons nos devoirs : bienveillance, compassion, charité. Quels que soient les hommes, d’où qu’ils viennent, du Midi, du Nord, de l’Occident avide, à tous ceux qui se diront amis, tendons des mains fraternelles, selon l’immémoriale tradition que, seuls, nos envahisseurs ont violée !
Je jure, devant vous, ô Mânes de mes ancêtres, et devant vous, ô mes sujets bien-aimés, je jure de veiller sévèrement sur moi-même, de m’appliquer à ne manquer à aucun de mes devoirs, d’être attentive et anxieuse comme si je portais entre mes mains une coupe trop remplie, dont l’eau ne doit pas être renversée ; je jure d’affronter la tête haute les menaces de l’avenir, de subir avec résignation la destinée cruelle et de ne pas ciller des paupières même devant le glaive levé sur moi !
Dix mille années ! Dix mille années !
La musique reprend au fond de la scène. Sur un signe du maître des cérémonies, les mandarins quittent leurs places et viennent se ranger en plusieurs lignes au pied du trône.
Agenouillez-vous !
même ordre à la foule qui est sur les terrasses et
dans les cours.Agenouillez-vous !
Prosternez-vous !
Prosternez-vous !
Tous les mandarins se prosternent par trois fois en approchant leur front du sol trois fois par chaque prosternement.
Relevez-vous !
Relevez-vous !
Que le vice-roi du Sud, au nom de tous, réponde à Sa Majesté.
Le maître des cérémonies s’approche de l’Empereur tartare et le guide vers le trône. Le petit Empereur de Nang-King échange des signes avec l’Empereur tartare ; il lui montre le dragon d’or, suspendu à son cou, tandis que l’Empereur tartare lui fait voir un coin du volant, caché sur sa poitrine. L’Impératrice, surprise, interroge son fils du regard. L’enfant sourit mystérieusement, et se presse contre elle. L’Empereur tartare contemple d’abord l’Impératrice, puis, lentement se prosterne. Il se relève. La musique cesse.
Ô divine Majesté ! Moi, votre esclave, et en ce moment l’un des premiers dignitaires de votre cour, pourquoi donc suis-je si peu de chose ? Pourquoi est-elle stérile, ma volonté fervente de créer sous vos pas une route unie et triomphale ?… Oh ! devant mon impuissance à dompter le sort menaçant, quel tumulte de désirs et de colère bouleverse mon âme !…
Et pourtant, voici que le céleste rayonnement de votre présence m’illumine et m’inspire. Une lumière éclatante, qui émane de Votre Majesté, semble traverser les nuages des horizons, percer les ténèbres… et je vous vois, là-bas, dans la grande ville des Tsins !… je vous vois assise et toute-puissante, sur le trône même de l’Empepereur tartare ; l’immense empire, indivis et calmé, étendu sous vos pieds comme un tapis de gloire !…
Non, la destinée ne pourra pas vous être cruelle ; devant votre personne sacrée, ses armes se briseront. Pour certains êtres, à ce point supérieurs au niveau commun, les lois du ciel et du monde ne semblent-elles pas toujours fléchir ?… Souvenez-vous de cette favorite, si belle, qui jadis subjugua l’un des souverains vos aïeux : quand vint le jour où, déchue de la faveur impériale, elle fut livrée aux bourreaux, tranquille, elle les regarda, et dès qu’ils brandirent leurs sabres, pour toute défense elle sourit. Alors, ils jetèrent leurs armes à ses pieds, car aucun ne se sentit le courage d’éteindre ce radieux sourire.
Ainsi vous désarmerez le destin, et vos plus redoutables adversaires ploieront le genou devant vous…
Merci, mon noble sujet. Vos paroles audacieuses nous ont surprise, mais nous ont aussi charmée. Les tragiques circonstances de notre investiture excusent d’ailleurs les pensées ardentes, les discours exceptionnels ; et votre vision prophétique nous a émue… très profondément… Merci à vous, merci à tous !
L’Empereur tartare se relève et regagne sa place. Musique. Marche. L’Impératrice descend lentement de son trône, le cortège se forme à sa suite et traverse la scène ; Elle atteint l’ouverture de la terrasse où l’attend son palanquin à dragons d’or. Tous les assistants, sans quitter leurs places, s’agenouillent et se prosternent.
Que le bonheur et la paix[2].
Ici règnent à jamais
Ô ciel, exauce nos souhaits !
Accorde-nous tes bienfaits :
La douce pluie, le vent frais.
Que jusqu’au séjour des dieux
S’élèvent nos chants pieux…
Dix mille années ! Dix mille années !
Le grand tambour et la cloche sonnent alternativement. Le rideau tombe.
ACTE DEUXIÈME
Décor tout en blancheurs de marbre, au clair de lune. Au milieu de la scène, très on recul et surélevé par des terrasses de marbre blanc, le pavillon de l’Impératrice : toits courbes, ornés de monstres et de clochettes. On monte à ces terrasses par un « sentier impérial » qui occupe le centre du décor et qui se compose d’un plan incliné en marbre blanc sur lequel un immense dragon est sculpté en bas-relief. On y monte aussi par deux escaliers de marbre blanc, symétriques de chaque côté du sentier impérial : ces escaliers sont bordés de bêtes en bronze et en jade, et de grands brûle-parfums sur des socles de marbre blanc. Kiosques latéraux et symétriques de chaque côté de la scène ; toits courbes, comme celui du pavillon, ornés de clochettes et de monstres.
Au lever du rideau, la scène est vide ; la brise fait tinter les clochettes, suspendues aux angles des toits.
Scène PREMIÈRE
L’impératrice sort du pavillon et s’avance lentement au bord de la terrasse, les yeux levés à la lune. Quatre suivantes sortent après elle, mais restent en arrière.
Ô nuit enchantée ! Pure lumière ! Frais silence !… Étoiles diamantines, enveloppez-moi de vos scintillements, et toi, lune pâle, prends-moi dans tes rayons bleus ; calmez mon âme, éteignez ma fièvre !… (Elle commence de descendre par le sentier impérial, deux des suivantes descendent aussi, l’une par l’escalier de gauche, l’autre par l’escalier de droite, réglant leur marche sur l’Impératrice, qui reste isolée au milieu.) Le rêve, l’étrange rêve qui me chasse de ma couche j’en subis encore l’épouvante… (Baissant la voix.) l’épouvante et le charme. (À ses suivantes.) Qu’on éveille en hâte l’astrologue, qu’il découvre le sens d’un tel songe, et l’explique sans rien feindre. Écoutez bien mes paroles ; j’allais être la proie d’un serpent aux écailles brillantes ; déjà il m’enlaçait, m’étouffait lentement de ses anneaux froids. Et, fascinée par ses yeux fixes, je n’avais pas la force de lutter ; engourdie, inerte, je m’abandonnais, sans redouter de mourir ; à la terreur et à la souffrance, une langueur presque délicieuse était mêlée… Un effort suprême de volonté cependant me dégagea de l’étreinte, et, rejetée soudain hors du rêve, hors du sommeil, je me pris à regretter ces anneaux mortels qui m’enserraient… Quel peut être ce présage ? (Aux femmes.) Rapportez ce que j’ai dit à l’astrologue : qu’il interroge l’inconnu, et, sans tarder, qu’il me donne sa réponse, ici même. Allez ! (Deux des suivantes sortent à ce commandement. L’Impératrice continue de lentement descendre. Elle est seule au milieu du sentier impérial, qui est très large et dont la blancheur est comme semée de petites paillettes brillantes.) Comme la rosée brille sur le sentier de marbre ! Il me semble fouler un tapis d’étoiles. Mais mon passage éteint leur lumière, et mon vêtement qui traîne change les gouttelettes étincelantes en un peu d’eau quelconque, dont le bas de ma robe est trempé. ({Elle descend encore.) Pourquoi est-elle toujours devant mes yeux, l’image de cet homme que j’ai vu ce matin pour la première fois ?… Pourquoi, de cette journée, où de si lourds devoirs sont échus à ma faiblesse, n’ai-je retenu qu’un regard ardent et profond, plongeant dans le mien avec une audace souveraine ? Comment n’étais-je pas offensée par ce regard-là, pas plus que par les rayons du bienfaisant soleil, lorsqu’ils violent ma demeure ?… Il me trouvait belle, et son admiration fut, pour moi, une parure plus précieuse que le phénix impérial de ma coiffure. Ah ! j’ai bien compris, quand il s’est enfin prosterné, quel sentiment le jetait à mes pieds… Et mon fils, qui échangeait avec lui des signes d’intelligence ! D’où le connaît-il donc ? Et pourquoi n’ai-je même pas osé le lui demander, comme si, de moi à mon enfant, parler de cet homme était déjà criminel ?… Puissances bienfaisantes de la nuit, Esprits des ancêtres déifiés qui m’entourez dans l’air, Mânes augustes à qui j’ai rendu hommage au fond de vos temples d’or, descendez sur moi, assemblez-vous autour de votre fille indigne et défaillante !… Cet homme, cet étranger sur ma route, en un tel jour !… Ô divinités dont je suis descendue, écartez de mon âme jusqu’à son souvenir. Dans un serment solennel, j’ai dépouillé ma personnalité terrestre. Rien de moi n’est plus à moi. Fille du Ciel, impératrice et régente, j’appartiens toute à ma mission surhumaine… Faites que je triomphe des faiblesses qui étaient le charme de la vie. Faites que je ne sache plus qu’il y a des fleurs, des perles et des parfums ; accordez-moi d’oublier à jamais que l’amour est l’unique royaume de la femme, et la beauté sa vraie puissance. Que ma poitrine désormais ne soit que la prison de marbre de mon cœur glacé ; s’il se révolte et veut battre encore, que ma volonté lui devienne un geôlier inflexible !… Aidez-moi, descendez, purs Esprits de l’air ! Faites-moi rigide comme les déesses de jade, qui tiennent les paupières baissées pour ne rien voir des choses de ce monde !…
Les deux suivantes reviennent par le jardin au bas du sentier impérial, et se prosternent.
L’astrologue est prêt à répondre à Votre Majesté.
Qu’il vienne. (Les suivantes se relèvent et s’éloignent.) Ce serpent qui m’enlaçait. Ah ! ce ne peut pas être lui !… Son regard dominateur, rivé au mien, restait noble et clair, pourquoi me serait-il apparu sous cette forme hostile et affreuse ? Non, dans une âme qui a ces yeux-là, aucune trahison ne saurait germer… Ce ne peut pas être lui… Et cependant… je m’enivrais de cette étreinte glacée : alors, quel autre au monde ?…
Scène II
Il a cent ans. Il a une barbe blanche, raide et ébouriffée. Il est aveugle et conduit par un jeune garçon. Il veut se prosterner, mais l’Impératrice l’arrête.
Reste debout, vénérable vieillard ; ton âge et tes yeux éteints te dispensent des formules.
Mes yeux éteints voient dans l’invisible ; mon esprit, qui médite depuis tant de jours obscurs, est clairvoyant et prophétique.
Comment explique-t-il le mystère de ce rêve qui m’obsède ?
Sous l’apparence d’un serpent, le Dragon lui-même est venu vers le Phénix pour l’enlever et lui livrer des trésors ; mais le Phénix n’a pas compris, il a battu des ailes et s’est échappé. Qu’il s’abrite à présent de l’orage terrible que, sans le vouloir, le Dragon traîne à sa suite.
Ces paroles sont plus impénétrables encore que le songe.
C’est cela que les chiffres ont répondu.
Ne peux-tu éclairer ces ténèbres ?
Le voile qui couvre l’avenir ne saurait être arraché ! En soulever un coin, tout au plus, nous est permis.
Mais par là, du moins, devrait-on entrevoir quelque lueur.
Que l’on s’abrite de l’orage terrible ; que le précieux flambeau, qui éclairera l’avenir, soit mis hors des atteintes du vent. Tel est l’arrêt. Rien de plus.
C’est bien. Je méditerai ces énigmes. Va en paix, noble vieillard.
Que le ciel propice verse tous ses bienfaits sur la dynastie lumineuse.
Il se retire. Le jour commence à paraître. Les plates-bandes de fleurs qui sont au premier plan, près de la rampe, déjà s’éclairent : ce sont des fleurs jaune impérial.
Par grâce, une fois dans ma vie, qu’on me laisse seule ; aucun soin ne m’est nécessaire. Allez !
Scène III
viendra du Nord comme toujours… Nuées noires à l’horizon, les armées qui s’avancent contre mon simulacre d’empire ; nuées noires, les armées de l’Empereur tartare… Mais ce « flambeau qui éclairera l’avenir », quel est-il ?… Ah !… Mon fils sans doute !… Oui, c’est cela : mon fils !… L’« abriter », a-t-il dit, le cacher, l’éloigner, peut-être, de ce palais menacé de toutes parts ; me séparer de lui, dans le danger suprême : c’est cela qu’on me demande encore… Toujours l’angoisse, toujours le sacrifice… Et c’est à moi de guider tout un peuple, quand la force me manque pour me guider moi-même… Oh ! celles qui peuvent s’appuyer sur un bras robuste ! Oh ! celles qui ont pour les aider les conseils d’un esprit viril et clairvoyant ! Oh ! les épouses qui trouvent dans le cœur de l’époux un refuge à leur faiblesse !… Mais je suis l’Impératrice, moi, et l’Impératrice veuve, seule et trop haute, n’ayant même plus d’égal à qui confier mes anxiétés et mes défaillances… (Elle s’avance au milieu des fleurs du parterre.) Eh bien ! entendez la confession qui m’étouffe, ô vous fleurs du matin, humides de rosée fraîche !… Esprits légers qui planez sur les parterres à l’aube du printemps, écoutez-moi, puisqu’il faut que je parle et que quelqu’un m’entende : cet homme, vous savez, celui d’hier, dont le regard tyrannique et caressant ne ressemble à aucun autre, il a troublé la triste souveraine, et voici qu’à l’heure du grand péril, elle ne s’appartient plus… Il n’est qu’un de ses sujets, et elle aimerait lui obéir…
Scène IV
Je dois avertir Votre Majesté que l’heure matinale, fixée pour les audiences de congé, est proche.
C’est bien. Je rentre.
Tout est prêt pour la toilette de l’Impératrice. Quels sont les ordres ?
Je recevrai ici et en simplifiant, le plus possible, le fastidieux cérémonial.
Les devoirs de ma charge m’obligent à faire observer à Votre Majesté que ceci est contraire aux rites : les audiences doivent avoir lieu dans la salle du trône, et s’accomplir d’après toutes les règles de l’étiquette séculaire.
Nous sommes au-dessus des rites et des règles : j’ai dit ma volonté.
Les ordres de Votre Majesté vont être transmis aux officiers du palais, qui aviseront les princes et les grands.
C’est bien.
Scène V
Sortie du parterre, elle s’arrête avant de monter par le sentier de marbre, et se retourne vers les fleurs.
Gardez-le-moi, ô fleurs du matin, ce secret que je vous ai confié. Maintenant il s’est échappé de mon âme !… Pour qu’il n’y rentre jamais, enfermez-le, ô fleurs, dans vos calices. (Elle monte de quelques pas.) Et vous. Ombres ancestrales, que j’implore une dernière fois, secourez votre fille impuissante à triompher de soi-même. Rendez invulnérable mon cœur, puisque vous m’avez appelée à la mission souveraine ; donnez-moi la force de repousser tout ce qui n’est pas ma noble tâche. Oh ! faites que je ne songe plus qu’à « la coupe trop pleine qu’il faut porter sans qu’elle déborde ! »
Scène VI
Ils entrent précipitamment par le parterre qui est au pied des escaliers. Porte-Flèche, levant la tête, reconnaît l’Impératrice qui s’éloigne par le sentier impérial ; il fait un signe d’alarme à ceux qui le suivaient, et tous se jettent terrifiés la face contre terre. Dès qu’Elle a disparu, Porte-Flèche fait signe aux serviteurs de se relever.
Mettez le trône ici, et placez ce siège tout auprès, pour le cas où l’Impératrice accorderait à quelque privilégié la faveur de s’asseoir. (À d’autres.) Disposez les parfums dans les cassolettes et que les filles d’honneur n’aient plus qu’à les allumer.
Scène VII
Si Votre Excellence voulait dire un mot pour moi à l’Impératrice, mes désirs seraient comblés et j’obtiendrais le globule rouge, que j’ai gagné par mes services.
Je connais vos mérites et je sais ce que vous valez. Mais, croyez-moi, la vraie grandeur est au-dessus des grandeurs. Nous vouons notre vie à une noble cause, pour la joie de la voir triompher, et non dans l’espoir d’un salaire. Si nous mourons à la tâche, notre nom brillera d’un éclat plus durable, je vous l’assure, que celui d’un rubis au sommet de votre chapeau… Cependant, soyez tranquille, je m’emploierai à vous le faire obtenir, puisque vous l’ambitionnez.
Je vous en serai reconnaissant jusqu’à mon dernier jour.
Puis-je m’enquérir de votre santé si précieuse ?
Que vous êtes bon de vous inquiéter d’une si négligeable chose ! Ma santé est bonne, merci. J’ose espérer que la vôtre, d’un prix infiniment supérieur, se maintient excellente, pour notre joie à tous.
Vous me voyez confus d’une sollicitude que je mérite si peu. Merci, je suis bien. J’atteins sans trop de peine le chiffre, encore bien misérable, il est vrai, qui marque le nombre de mes années.
Avez-vous pu voir ce serviteur de nos ennemis, qui est le vice-roi de Nang-King ?…
Je l’ai vu et je lui ai dicté le rapport qu’il convenait d’envoyer à Pékin, mais j’ai dû payer chèrement sa discrétion.
Si nous gagnons par là quelques jours de répit, il ne faut pas regretter l’appât jeté dans la gueule du Tigre : les trésors des Ming, heureusement, sont loin d’être épuisés et les souterrains, inconnus des Tartares, en recèlent encore, plus qu’il n’en faut pour soutenir la guerre.
C’est la manière d’obtenir des calebasses d’un rouge magnifique : on greffe le jeune plant avec des crêtes de coq…
Des crêtes de coq !… Se peut-il ?
On les enfouit à côté des racines et il faut faire passer les tiges à travers la chair…
Je connais aussi un procédé pour obtenir des courges d’un bleu céleste.
D’où tenez-vous la recette ?
Je l’ai lue dans le Tou-Tien-Chan, un ouvrage en vingt volumes qui contient vraiment les plus curieux secrets de l’horticulture.
Que notre Impératrice est bonne de nous donner audience en plein air, au milieu des fleurs !…
Et de nous dispenser des prosternements ; à mon âge, avec ma corpulence, cet exercice est très pénible, et l’on est, vous ne l’ignorez pas, si facilement ridicule !…
J’ai rencontré une fois le gouverneur du Sud, mais je dois le confondre avec un autre, car je me souviens d’un personnage tout différent de celui-ci. Cependant, si j’avais déjà vu ces yeux-là, il me semble qu’ils seraient restés dans ma mémoire.
En effet, il a une expression de visage et une dignité peu ordinaires.
Pourquoi sembles-tu si inquiet ?
Pourquoi ?… Je suis certain d’avoir reconnu, ici, dans le palais, deux officiers de Pékin, déguisés, comme nous le sommes nous-mêmes.
Vraiment ?… Sans doute des espions lancés à ma poursuite.
Je ne le crois pas… Plutôt les chefs d’un complot, dirigé contre Nang-King peut-être pour surprendre la ville… Il faut la quitter au plus vite. Tout est prêt, les chevaux sellés, le navire sous vapeur… Vous vouliez vous rendre compte par vos propres yeux ; vous avez réussi, maintenant partons.
Partir avant d’avoir revu une dernière fois l’Impératrice ! Oh ! non, rien ne pourrait me faire renoncer à cette faveur, qui est devenue, pour moi, la chose la plus enviable qui soit au monde.
À chaque minute, ici, nous jouons notre tête… Au moins, dès que vous aurez votre congé, je vous en supplie, ne vous attardez pas un instant…
Je te le promets.
Le Prince-Fidèle a tourné plusieurs fois ses regards vers nous, et vous ne pouvez vous dispenser de le saluer. Il est premier ministre et général en chef, le plus important personnage d’ici : un grand cœur et un beau caractère. Son grade le place au-dessus d’un Vice-Roi.
Que pourrai-je bien lui dire ?
Quelques banalités courtoises.
Saurai-je ?… (Il s’approche de Prince-Fidèle et le salue.) Illustre Prince ! puissiez-vous vivre de longs jours heureux !… C’est une largesse du ciel que d’être admis à contempler votre noble face, et à croiser du regard le feu de vos yeux…
En vérité, je pourrais vous dire de même… Mais, je vous en prie, laissons les compliments. Êtes-vous satisfait de votre gouvernement du Sud.
Cette région est la plus fidèlement rebelle de tout l’empire et elle est si lointaine que les ordres de répression se perdent en route. Les habitants refusent de payer l’impôt aux Tartares et le versent spontanément dans nos caisses.
Vous n’omettez pas de n’en accepter que la moitié, et de le refuser complètement, dans les mauvaises années ?…
Je n’ai garde de négliger ce soin, qui porte à son comble notre popularité.
Peut-être aimeriez-vous à vous rapprocher du trône, à obtenir un grade supérieur, plus digne de vos mérites. Usez de mon crédit, pour appuyer votre demande…
Je suis l’esclave de Sa Majesté, prêt à la servir dans le poste où elle voudra bien m’employer, mais je ne demande rien, et la bonne opinion que Votre Excellence a de mes mérites est pour moi la plus belle récompense.
Je vous félicite d’être sans ambition et de ne pas fixer le prix de votre dévouement… Notre souveraine va paraître.
M’en suis-je bien tiré ?
Avec des mots bien dangereux. Ah ! que je voudrais vous voir hors d’ici.
Que ne puis-je y rester toujours !… Elle vient !
Scène VIII
Dès qu’Elle paraît en haut de la terrasse, les parfums fument dans les cassolettes. Les gardes déploient les bannières qu’ils tenaient à la main. Les chambellans et les grands écuyers font la haie sur les marches de l’escalier en ployant un genou. Devant Elle on porte le parasol jaune à trois volants, à manche courbé en cou de cygne ; derrière, deux suivantes tiennent les hauts écrans de plumes, emblèmes de la souveraineté.
Dix mille années ! dix mille années ! dix mille fois dix mille années !…
Le bonheur avec vous, mes fidèles : puissiez-vous vivre de longs jours !…
Les fleurs pâlissent d’envie à l’approche de notre souveraine.
Sa présence double l’éclat du jour.
Il est vrai qu’elle est aussi belle que la pivoine rose.
Dis plutôt que la fleur est à peine jolie comme elle.
Il est des heures où la nature parait plus splendide, la lumière du ciel plus rayonnante, où toutes les choses de ce monde semblent transfigurées et nouvelles, et l’âme alors se dilate comme dans la joie d’exister… Oh ! mes fidèles, malgré nos lendemains chargés de menaces, l’heure présente est, pour votre souveraine, une de ces heures si rares… (Plus à part et plus bas.) En moi la vie tout à coup est comme doublée : les ivresses et les espoirs inconnus emplissent éperdument mon cœur.
Ce que j’éprouve moi-même, elle vient exactement de l’exprimer… Avant cette heure qui rayonne, ami, je ne savais pas ce que c’était que vivre…
Vous désiriez le gouvernement de la forteresse de Tang-Men. L’Empereur vous accorde ce titre, et les apanages qu’il comporte.
Je redoublerai de zèle pour être digne d’une telle grâce.
Faites ainsi… (Elle passe. Le Grand Écuyer remet un rouleau de satin jaune à Lumière-Secrète qui le reçoit toujours à genoux. À un officier.) L’Empereur vous nomme au grade supérieur, que vous avez su mériter si bien.
Ma vie appartient à Vos Majestés, mon seul désir est de pouvoir la sacrifier utilement.
Conservez-la pour notre service. ({On donne à l’officier un rouleau jaune.) J’offre à chacun de vous un léger cadeau, comme gage de ma bienveillance et souvenir de mon avènement…
Dix mille années ! Dix mille fois dix mille années !
Votre serviteur dévoué ambitionne de voir le corail de sa coiffure se changer en rubis. J’ose appuyer sa requête auprès de Votre Majesté.
Recommandé par vous, le mérite est certain. J’accorde le grade avec plaisir.
Mon cœur déborde de reconnaissance.
Et vous, Prince, ne désirez-vous rien ? Êtes-vous trop fier, pour désigner la faveur qui vous plairait ?
Oh ! j’en demande une au ciel, une seule ! C’est qu’il retarde la fuite du temps et prolonge cette heure enivrante.
Est-ce que cela dépend uniquement du ciel ?
L’Impératrice accorde le thé !
Dix mille années i…
Des échansons sentent le thé, les fruits et les gâteaux. Chacun reçoit la tasse en ployant le genou.
Venez là, Prince : il y a aussi un présent pour vous.
D’un mot, elle l’a créé Prince, et maintenant, elle lui permet de s’asseoir !…
Il n’a pas l’air surpris d’un tel honneur.
C’est le favori de demain… Il va falloir compter avec lui.
Vous avez donné à mon fils un bijou merveilleusement ciselé : un dragon, emblème du pouvoir impérial. Il en est ravi, et veut que je vous offre, en son nom, l’emblème des impératrices : un Phénix, aux ailes de saphirs et de rubis.
Je veux le recevoir à genoux, et jurer qu’il ne me quittera jamais.
Lotus-d’Or, as-tu fait mettre, comme je te l’avais recommandé, un anneau pour le suspendre.
Oui, Majesté !
Jusqu’à ce jour je n’avais vu que des nids d’oiseaux vulgaires, et l’oiseau incomparable, le Phénix, je n’y croyais pas. C’est aujourd’hui seulement que son existence m’est révélée par le témoignage de mes yeux charmés.
Hélas ! le Phénix et le Dragon portent aujourd’hui des chaînes et ne peuvent s’élever aussi haut qu’ils le voudraient dans les nuées, dans les airs…
Ah ! que je souhaiterais être l’Empereur tartare qui règne à Pékin !…
Quelle sombre et étrange idée ! Vous souhaiteriez être mon plus mortel ennemi ? Pourquoi donc ?
Pour tenter de mettre la Chine entière à vos pieds, vous rendre votre bien, et devenir, après, votre sujet le plus fidèle.
Quel rêve !… Mais de cet Empereur-là, je ne pourrais rien accepter… que la mort. Ne désirez pas être un autre que vous-même, car nul, jamais, ne m’a inspiré une aussi subite et profonde sympathie. Ne quittez pas encore le palais… Attendez mes ordres : puisque vous n’avez pas d’ambition, je veux en avoir à votre place, et vous garder, peut-être, plus près de moi… Au revoir.
De près ou de loin, ma pensée demeure prosternée aux pieds de Votre Majesté. (Il s’éloigne, bas à Puits-des-Bois.) Ami, sous mon déguisement, je triomphe ! Pour la première fois, depuis trois cents ans, une Chinoise donne son amour à un Tartare !
Oui, emportez-la, cette glorieuse joie ; mais, de grâce, partons vite !…
Il ne s’agenouille même pas pour recevoir le thé impérial.
Il comprend qu’il peut déjà tout se permettre.
Je ne suis plus maîtresse de ma volonté… Les mots s’envolaient de mes lèvres, comme des oiseaux captifs qui retrouvent le ciel… Je me suis trahie… avec bonheur !…
Une rumeur, des cris, tous les assistants effrayés. Des officiers du palais entrent précipitamment. La main sur la garde de leur sabre, Prince-Fidèle et Prince-Ailé s’approchent, comme pour la défendre, de l’Impératrice qui s’est levée du trône.
Scène IX
Qu’y a-t-il ?
Un complot !
Il est déjoué !
Notre jeune Empereur est sauf !
Mon fils !… C’était contre mon fils !… Où est-il, mon fils ?…
Scène X
Me voici, mère !…
Ah !… toi !… (Elle le relève et l’entoure d’un de ses bras.) Maintenant j’ai la force d’entendre… Parlez !
Divine souveraine, deux espions tartares se sont introduits dans le palais avec le monstrueux dessein d’enlever notre jeune empereur. Comme des tigres aux aguets, ils s’étaient cachés dans les buissons. Ils en sont sortis, à r improviste, et ont osé porter la main sur la personne sacrée de votre fils.
Mère ! ils m’ont jeté un voile sur la tête, en me serrant la gorge…
Oh !…
Je ne pouvais pas crier, mais je me suis bien débattu. Oh ! c’est que je suis fort, moi !…
Nous faisions bonne garde. Les femmes, avec des cris d’horreur, ont appelé au secours ; nous sommes accourus et nous avons saisi les criminels.
Ah ! vous les tenez !… Qu’on me les amène !
Leur procès ne sera pas long.
Le ciel veillait sur son jeune fils, et l’a sauvé.
Dix mille années, dix mille fois dix mille années.
Scène XI
Qui êtes-vous ?
Les serviteurs fidèles de la dynastie des Tsin.
D’où venez-vous ?
De l’unique capitale du grand et pur Empire.
Votre crime est flagrant, et n’a pas besoin de preuves, qu’avez-vous à dire ?
Rien.
Eh bien, oui ! Nous voulions enlever l’enfant pour avoir un otage et vous tenir mieux à notre merci. Nous ne dirons rien de plus. Bouche close.
Nommez vos complices.
Nous ne parlerons pas.
Oh ! oh ! oh ! on en a fait parler d’autres. (À l’Impératrice.) La torture, tout de suite, n’est-ce pas ?
La torture, non. La mort. Qu’ils meurent à l’instant.
J’ose faire observer à Votre Majesté qu’il vaudrait mieux, peut-être, garder ces hommes dans un cachot. Nous ne savons pas qui ils sont, ni de quelle importance aux yeux de l’ennemi. Quels secrets, sans doute, on pourrait tirer de ces deux têtes !…
Quoi ! après ce qu’ils ont fait, vous voulez qu’ils voient encore la lumière du jour ?… Songez qu’ils ont porté la main sur l’être sacré en qui vit tout votre espoir ; qu’ils ont meurtri ce cou frêle comme la tige d’une fleur. L’enlever comme otage, disent-ils ! Est-ce que je sais, moi, s’ils n’allaient pas plutôt tuer mon enfant !
Oh ! oh ! à mort ! à mort !…
Oui ! à mort ! Et qu’ils soient jetés aux bêtes mangeuses de cadavres ; pour sépulture, le ventre des corbeaux et des chiens ! Faites !
Nous avions joué notre vie, nous avons perdu, nous acceptons la mort.
Nous serons promptement vengés par l’armée formidable qui marche contre vous et sera demain sous vos murs.
À mort ! à mort !
Scène XII
Ô mon bien-aimé ! Ô vous, qui portez le doux nom de Fils du Printemps, j’ai donc failli vous perdre ?…
Dis ; on va faire mourir ces hommes ?
C’est la moindre punition qu’ait mérité leur crime.
Non, c’est trop, puisqu’ils ne m’ont pas tué.
Mais ils voulaient votre mort : la peine est trop douce. Et voyez, je leur ai pourtant épargné la torture… Maintenant, je n’oserai plus m’éloigner de vous ; non, même pour une minute, ô mon diamant sans prix, vous ne serez plus jamais hors de ma vue.
Ô ma souveraine ! Qu’il me coûte d’être contraint de déchirer votre cœur en vous indiquant ce que nous croyons être votre cruel devoir, nous dont Votre Majesté daigne écouter les conseils. Depuis bien des jours, nous avions résolu de parler, et nous reculions devant cette pénible tâche. Mais aujourd’hui, l’heure est trop grave…
Oh ! qu’allez-vous dire ?
Hélas ! mes paroles vont être comme la bise de neige qui en automne fait tomber les fleurs.
J’ai déjà froid jusqu’à l’âme.
Il faut pour un temps, vous séparer de votre fils !
J’avais compris !
L’Espoir de tous, la Victoire future, notre jeune Empereur !… Il doit être à l’abri des hasards de la guerre, en sûreté, loin d’ici dans quelque province inaccessible.
« Que le précieux flambeau qui éclairera l’avenir soit mis hors des atteintes du vent, » ainsi l’astrologue a parlé. Oui, l’aveugle a vu dans l’invisible. Voici que l’énigme de ses paroles est expliquée !…
Il faut obéir à l’oracle : le malheur, lorsqu’il est prévu, peut être évité encore. Prince-Ailé, et vous Lumière-Voilée, sages conseillers, votre avis est-il pareil au mien ?
Il est pareil de tous points.
Et vous tous, nobles chefs, savants lettrés, dignitaires, votre pensée est-elle aussi qu’il faut éloigner le jeune Empereur ? (Tous inclinent la tête en silence.) Et non pas demain, non pas ce soir, hélas ! car chaque minute aggrave le péril !… Dés maintenant, si Votre Majesté consent au sacrifice.
Oh ! vous me prenez dans un cercle de fer, que vous resserrez, que vous resserrez trop vite… Mais où donc sont-elles, les armées du Tartare ?… Pas sous nos murs encore, nous ne sommes pas investis ! Les routes sont ouvertes… Elle serre son fils contre elle-même.) Laissez-le moi encore un jour. Au moins, donnez-moi le temps de trouver de la force, pour accepter le désespoir… Je suis l’Impératrice, oui ; mais je suis aussi une mère !… À une mère, on n’enlève pas son enfant comme on arrache une fleur de sa tige… Attendez !…
Attendre, ô ma souveraine ! Mais votre chagrin ne serait-il pas infiniment plus affreux si un malheur arrivait par la faute d’une tendre faiblesse ? Songez au désordre d’un siège, à l’horreur et aux risques des combats ! Remercions le ciel d’avoir le temps encore d’y dérober notre jeune maître. Dès que le danger sera conjuré, il vous reviendra.
Ah ! non, ne parlez pas de retour, pour leurrer ma détresse, comme on fait aux enfants !… Laissons l’avenir, qui est nébuleux et noir… Mais la sagesse a parlé, et ma révolte est passée, j’aurai la force de me soumettre. (À l’enfant, qu’elle tient toujours serré contre elle-même.) Mon fils ! il faut, pour quelque temps, vous éloigner de moi… Ah ! les larmes noient mes yeux à cette idée. Mais si je pense à vous garder en ce palais au milieu de si terribles dangers, l’angoisse broie mon cœur dans ses serres… Mon bien-aimé, il faut partir…
Quoi ! À cause des Tartares, partir ? Mais je n’ai pas peur, moi !… Est-ce que vous le croyez, que j’ai peur ?… Vous restez bien, vous, ma mère, et, où vous restez, je resterai aussi… À cause des Tartares, quitter ma mère ? Je ne veux pas ! Vous m’entendez tous : non, je ne veux pas !
Mon fils !… Votre courage sera plus grand encore de me dire adieu. Et il faut vous montrer digne, déjà, de votre mission haute et surhumaine. Songez que vous n’êtes pas un enfant ordinaire. Sous votre chair de fleur, dans le délicat réseau de vos veines, une sève divine est enfermée ; la dynastie de la Lumière aboutit à vous seul. Ô mon bien-aimé 1 Vous êtes le Fils du Ciel.
Levez le front, ne le courbez pas devant l’éblouissement du nom lumineux de vos ancêtres. Déjà il vous faut maîtriser vos sentiments. Votre cœur, vous le devez à ce peuple innombrable, qui est vaincu, et opprimé, qui attend de vous sa délivrance ; à lui seul appartiennent vos pensées, vos actions, votre vie même.
Je partirai… Je ne pleurerai pas…
À qui le confierons-nous, notre bien suprême ? car vous y avez pensé déjà, je devine que vos plans sont faits.
Notre jeune Empereur a montré, sans le connaître, de la sympathie au vice-roi du Sud, qui est justement le mieux situé pour lui offrir un inviolable asile. Mon avis est qu’il lui soit confié.
Cela vous plairait ?…
Oui.
C’était aussi ma pensée. Ce vice-roi est certainement encore au palais, attendant mes ordres. (À Porte-Flèche.) Faites-le appeler.
Préparez tout pour un départ immédiat. Vous ne quitterez pas votre maître.
Je les envie. Je voudrais être, aujourd’hui, seulement votre servante.
Une escorte de cinq cents hommes, choisis et bien armés. (Les gardes sortent. À Prince-Ailé.) Prince, vous accompagnerez l’Empereur, et dès qu’il sera en sûreté, vous reviendrez prendre votre place dans nos rangs.
Je m’efforcerai d’être digne de votre confiance ; mes préparatifs seront brefs.
À vos postes, maintenant, nobles défenseurs des Fils du Ciel. Nous sommes toujours prêts à la guerre, je le sais, mais fortifions-nous encore. Et élevons nos courages, préparons aussi nos âmes… Que des émissaires soient détachés à l’instant même pour déterminer exactement la position et l’importance de l’armée qui marche sur nous. (L’Impératrice fait un geste.) Vous avez votre congé.
Je vous contemple, pour graver dans ma mémoire vos traits adorés ; j’en emplis mes yeux, comme si je n’en connaissais pas intimement la moindre inflexion, la moindre ligne ; mais ils vont m’échapper… Je voudrais les sculpter dans le marbre, et le souvenir est inconsistant comme l’eau…
Scène XIII
Un courrier vient d’arriver, qui apporte une singulière nouvelle.
Qu’y a-t-il encore ?
Le vice-roi du Sud envoie dire à Votre Majesté que, s’il n’a pu arriver au palais pour la cérémonie à laquelle il était convié, c’est qu’il a été fait prisonnier au moment où il allait entrer à Nang-King.
Mais le vice-roi était ici.
Ce n’était pas le véritable.
Ce n’était pas le véritable !
On l’a gardé sur un navire, mais sans lui faire aucun mal, et même en l’entourant d’égards… Comment il s’est échappé, sa lettre le raconte…
En l’entourant d’égards ? Que veut dire encore cela ? Les espions des Tsin sont moins généreux !…
Le vice-roi expédie ce courrier en toute hâte ; il attend des ordres pour venir se prosterner au pied du trône et demander son pardon.
Alors, cet homme, qui était ici ?… Oh ! de quelle trame effrayante sommes-nous donc enveloppés ?… Et j’allais moi-même livrer mon fils à cet inconnu !… Je lui avais donné l’ordre de rester encore : courez ! peut-être n’est-il pas parti.
Le pavillon est vide : ce rouleau de soie, à l’adresse de Votre Majesté, était placé de façon à attirer les regards.
Donnez !… (Porte-Flèche remet le rouleau à Prince-Fidèle, qui le donne à l’Impératrice. À part.) Dans mon rêve… ce serpent venu pour m’enlacer… Alors, c’était lui ! (Elle s’écarte un peu pour lire.) Des vers !… Dans mon trouble, j’aurai peine à les lire. Et puis le sens en paraît si mystérieux !… (Aux officiers les plus proches.) Vingt cavaliers, lancés au galop, dans toutes les directions, à sa poursuite… Et qu’on fouille aussi la ville dans nos alentours. Cent mille taëls à qui me ramène cet homme. Allez ! (Deux officiers s’inclinent et sortent en courant. À Prince-Fidèle, en lui tendant le rouleau de soie.) Lisez, vous, Prince-Fidèle.
Masque inconnu de tous, guettant votre passage.
Vous m’avez regardé sans voir mon vrai visage
Vous m’avez écouté sans entendre mon cœur ;
Mais vienne le triomphe, alors jetant le voile.
Je vous protégerai comme une sûre étoile,
Quand tout s’inclinera sous le Dragon vainqueur.
Le traître est un fin lettré, mais il ne se démasque pas.
Votre Majesté ne va plus garder, pendu à son cou, comme une relique, ce présent qu’il tient d’un imposteur.
Si ! je le garderai. J’ai pensé à mon père mort, en voyant cet homme, et, quand il m’a dit qu’il voudrait m’avoir pour fils, il retenait des larmes.
L’instinct des enfants ne les trompe pas… Moi, non plus, je ne peux croire que cet inconnu nous voulait du mal… Attendons encore, pour le haïr…
Elle tend la main et reprend le poème, qu’elle place sur sa poitrine, dans l’entre-croisement de sa robe.
Scène XIV
Nos préparatifs sont terminés.
L’escorte est prête.
Oui ! Mais à qui maintenant confiez-vous votre Empereur ? Prenons le temps de penser, au moins !… Ou alors, pour qu’il y ait une telle urgence, c’est que vous m’avez trompée, nous sommes investis ?… Où est-elle, l’armée tartare ? Je ne suis pas une idole enfermée dans un tabernacle : qu’on me dise la vérité !… Où est-elle ?
Tout près, et formidable !… Les émissaires nous fixeront mieux ce soir… Pour ne pas assombrir le front de Votre Majesté, pendant les journées radieuses de l’investiture, nous avions dissimulé, c’est vrai. Pardonnez-nous.
C’est bien… Et maintenant, mon fils, à qui ?…
Au vice-roi du Sud, toujours, au véritable, nous le confierons ; son dévouement de dix années est à l’épreuve de tout. Donc, il s’agit de marcher à sa rencontre, et que, sans perdre une heure, il rebrousse chemin vers le Yun-Nam avec son précieux dépôt. Pour cela, partir à l’instant même, afin que la jonction des deux escortes ait lieu avant la tombée de la nuit. (À Prince-Ailé.) Prince, jusqu’à nouvel avis, restez auprès de l’Empereur. Établissez une communication constante avec la frontière, et, à la première alerte, emmenez l’enfant hors de l’Empire.
Et que, chaque jour, un courrier m’apporte des nouvelles… aussi longtemps du moins que les routes seront libres autour de nos murs et nos portes ouvertes.
Je veillerai à tout, ne me fiant qu’à moi-même.
Et nous savons tout le prix de votre vigilance…
Un des officiers, qui était parti tout à l’heure sur un signe de l’Impératrice, arrive en hâte.
Les cavaliers sont rentrés… On les a vus, les deux fuyards, l’homme et son complice ; ils avaient des chevaux qui dévoraient l’espace… Un de ces navires rapides, comme en ont les barbares d’Occident, attendait au bord du fleuve ; il les emporte à cette heure, avec la vitesse de la foudre. Toute poursuite serait vaine.
Je m’y attendais… Lui, se laisser reprendre comme un fuyard vulgaire !… Non ! Je savais qu’il emporterait avec lui le mystère qu’il lui a plu de garder.
Majesté, l’heure est venue, l’heure presse…
Oui, je suis prête… Rien qu’un instant, une suprême minute encore. (Elle conduit le petit Empereur jusqu’au trône, où elle le fait asseoir.) Laissez-moi rendre au Fils du Ciel l’hommage qui lui est dû. (Elle s’agenouille.) Que votre vie soit heureuse et longue ! Votre règne paisible et prospère. (Elle s’incline trois fois.) Que votre dynastie dure éternellement.
J’ai promis de ne pas pleurer.
Puissent le triomphe et la gloire vous ramener ici bientôt.
Elle se relève. L’enfant descend du trône, s’approche de l’Impératrice et s’agenouille à son tour.
Dis, mère, ce n’est pas pour longtemps que je m’en vais ?…
Non, mon bien-aimé, non… Pour peu de jours, s’il plaît à nos Dieux que j’implore !… Aie du courage, chère petite fleur !… (Aux femmes.) Allez, maintenant.
Les femmes entraînent le petit Empereur, Il sort, les regards toujours fixés sur sa mère.
Scène XV
L’Impératrice le regarde s’éloigner, puis monte les marches de la terrasse pour le voir encore et, quand il a disparu, jette un grand cri, en se tordant les bras.
Bonne souveraine, prenez courage.
Ah ! non, laissez, je suis à bout de force !… J’ai bien fait ma souveraine, n’est-ce pas, tant qu’il était là, mon enfant ?… À présent qu’il est parti, laissez-moi être une femme, laissez-moi être sa mère !… Je ne le reverrai jamais, lui, que vous venez de m’enlever, jamais, entendez-vous !… Je le sens, je le sais !… Puisque nous sommes au-dessus des hommes, que le Ciel pour nous soit juste et nous donne une force surhumaine !… Pourquoi avons-nous un cœur comme les autres et des sanglots qui le brisent ?… Ah ! celles qui mendient, en haillons, dans les rues, sont moins misérables !… Il ne leur vient pas un bel espion charmeur, pour faire chanceler leur âme, et puis s’enfuir… et, après, on ne leur arrache pas leur enfant !… Votre Impératrice, tenez, elle voudrait être la mendiante, qui a faim, qui a froid, mais qui serre son petit sur sa poitrine…, oui, la mendiante, je vous dis, qui tend la main aux passants, assise sur les marches d’un temple !…
ACTE TROISIÈME
Avant le lever du rideau, on a entendu des coups de feu sur la scène. À la tombée de la nuit, l’intérieur de la citadelle impériale de Nang-King à moitié démantelée par les Tartares. Haute muraille à créneaux, derrière laquelle on entend sonner des trompes et hurler des soldats qui s’éloignent. Au fond et à gauche, une porte de bronze dont les battants sont arc-boutés par des madriers, et qui est surmontée d’un donjon noir, à trois étages de toits cornus. Au milieu de la scène, un bûcher en bois de charpente et en fagots. Au fond et vers la droite, la muraille crénelée se prolonge ; on aperçoit des terrasses et, tout au loin, la silhouette du palais qui se détache sur le ciel encore jaune du couchant. Du haut de la muraille, au-dessus de la porte, des soldats chinois tirent les derniers coups de feu contre les assiégeants invisibles.
Scène PREMIÈRE
Des blessés sanglants gisent çà et là parmi les décombres. L’Impératrice est au milieu de la scène, vêtue en guerrière, casquée, tenant une arme dans sa main qui saigne. Prince-Fidèle est sur le haut du rempart avec les soldats. Porte-Flèche, blessé à mort, gît à gauche, sur le devant de la scène.
Assez, mes braves amis !… Ne tirez plus sur des fuyards… Gardons la poudre pour l’assaut suprême. (Les soldats cessent de tirer.) Ils s’en vont !… Une fois encore nous voici délivrés !…
Ah ! délivrés, oui !… Délivrés pour quelques minutes du moins… le temps de nous recueillir avant la mort. (Elle s’assied sur une pierre. Aux filles d’honneur qui s’empressent autour d’elle.) Voyez plutôt à ceux qui souffrent trop, par terre. Je n’ai rien, moi : une main qui saigne, cela ne compte pas… Voyez ce qu’ils demandent, allez à leur secours… Le poison, les buires, vous les avez, n’est-ce pas ?
Nous les avons, bonne souveraine…
Ce qu’ils veulent, sans doute, c’est mourir… Aux plus blessés, vous verserez la liqueur de la Grande Délivrance… Épargnez-la cependant, car, hélas ! nous n’en avons pas pour tous… Le contenu de la petite tasse de jade enchaînée au flacon, pour un homme, c’est la dose qu’il faut… Allez, mes chères filles, leur porter le sommeil : là est votre devoir à cette heure… (À Cinnamome.) Toi, Cinnamome, reste auprès de moi, et tu me verseras de tes mains le breuvage… Sur cette pierre, ici, tout près, pose ta buire, avec ma coupe impériale.
Cinnamome obéit. Les autres filles d’honneur se répandent parmi les blessés, se penchent sur eux, et à voix basse leur offrent le breuvage. On continue d’entendre au lointain des coups de feu.
Seigneur, voulez-vous mourir ?… Et aussitôt après vous, je viderai moi aussi la coupe… Voulez-vous mourir, seigneur ?
Non, ma belle fleur tremblante, ma belle fleur des lacs !… Avant que vous soyez venue là, je le voulais… À présent, je ne le veux plus… Laissez-moi rester un peu encore parmi les vivants, pour m’enivrer de cette parole d’amour que vous venez de dire… Secourez ceux qui souffrent plus que moi, sans une amie… et puis vous reviendrez, j’appuierai ma tête sur vos genoux, avant de m’en aller chez les Ombres…
Qu’il soit fait tout ce que vous commanderez, cher seigneur… Près de vous, oui, je vais revenir…
Elle va se pencher sur d’autres blessés, suivie des yeux par le mourant. Les soldats, au fond, agrandissent le bûcher, apportant des poutres, des fagots, des branches. Une rumeur à droite, dans la coulisse, par où de nouveaux soldats arrivent.
Qu’est-ce, là-bas ?
C’est notre envoyé Ouan-Tsi, qui a pu se rapprocher de nos murs, et nous rapportera les nouvelles du dehors… Nous lui avons jeté les cordes, et le voici de retour.
Ah !… Qu’il vienne !… (Aux soldats qui, derrière elle, chargent toujours le bûcher.) Reposez-vous, mes amis !… C’est bien plus qu’il ne faut, allez, pour consumer mon corps… Pourquoi donc faire le bûcher si grand ?
Pourquoi nous voulons tant de flamme… Le Prince-Fidèle vous le dira, Majesté, en vous présentant notre requête suprême.
Scène II
Relève-toi, va !… Plus de prosternements. Nous voici tous égaux. Il n’y a plus qu’une seule et même grandeur, celle que nous donne, pareillement et à tous, la noblesse du sacrifice… (Ouan-Tsi se relève.) Maintenant, parle… N’atténue rien… D’ailleurs, je devine…
Eh bien ! oui, c’est fini, ô ma souveraine !… Votre palais seul tient encore.
Oh ! pas pour longtemps…
Les abords de vos murailles sont évacués… Jusqu’à la fin de la nuit peut-être, ils nous laisseront vivre…
Le reste de la ville, les citadelles de l’Ouest ?…
Aux mains des Tartares, tout !… Cette défroque d’un ennemi, seule, m’a sauvé… Dans les rues, on brûle, on pille, on égorge… Quelques milliers de femmes ont réussi à se jeter dans le fleuve… Les autres, on les viole, en même temps qu’on les étrangle… Le sang coule sur les pavés, autant que l’eau du ciel après l’orage… Chaque ruisseau déverse au fleuve comme un grand éventail rouge… Tout le long des rues, les morts, les torses encore chauds, se vident de leur sang, par l’entaille du cou tranché… Bonne souveraine, pour venir, j’ai enjambé mille cadavres… Mes pieds s’embarrassaient dans les longues chevelures, traînant après elles des têtes coupées… Majesté, c’est la fin !… (Il s’agenouille à nouveau.) Et maintenant pardonnez-moi d’être le messager de malheur.
Un brave et fidèle messager, que je remercie… Relève-toi, t’ai-je dit, et, parmi mes derniers soldats, reprends ton poste suprême… (Ouan-Tsi se relève et se mêle aux soldats, qui, au fond de la scène, continuent de dresser le bûcher. À Cinnamome, en lui indiquant la buire et la tasse d’or :) Allons, Cinnamome, c’est l’heure.
Oh ! Majesté, pas encore.
Les autres filles d’honneur, qui étaient disséminées parmi les blessés, ont entendu et reviennent en silence se grouper autour de la souveraine.
Aimes-tu mieux qu’ils me prennent vivante ?… L’homme qui était là, tu as entendu ce qu’il vient de dire.
Mais le palais tient toujours !
L’armée du Sud peut venir nous délivrer.
Nous venger peut-être… plus tard… Mais nous délivrer… Enfant, qui veux-tu qui nous délivre ? (À elle-même.) Ah ! le secours mystérieux, que si follement j’espérais… « L’étoile, avait dit le bel espion trompeur, l’étoile qui devait si bien veiller sur moi, quand tout fléchirait devant le triomphe du Dragon. » Enfant, qui veux-tu qui nous délivre ?… Plus de poudre, plus de vivres, plus d’eau, plus rien ; nous avons jeté les pierres de nos créneaux ; les portes cèdent, les murailles croulent… (À Cinnanmome.) Donne, va, c’est l’heure !…
Parfois, quand on croit tout perdu, le destin change.
Ô notre souveraine bien-aimée, ne hâtez pas l’irréparable.
L’irréparable serait de trop tarder. Elle fait un signe impérieux à Cinnamome, qui verse le poison dans la coupe. Mais on entend une rumeur, au faîte du rempart où vient de remonter le Prince-Fidèle, au-dessus de la porte barricadée. Le jour continue de baisser.) Qu’est-ce encore ?
Un petit groupe de Tartares, venus témérairement sans armes, là, jusqu’au pied des murs… L’un d’eux, l’air tranquille et superbe, se dit envoyé par leur Empereur… Une communication suprême à Votre Majesté… Sur un rouleau de soie jaune, à la lueur d’une torche qu’on vient d’allumer, il montre le sceau impérial des Tsin.
Une communication ? De l’Usurpateur à votre souveraine, une communication ?… Mais l’idée seule n’en est-elle pas une insulte ? Qu’on leur fasse grâce de la vie, à ces audacieux, mais que, sur l’heure, ils se retirent !
Celui qui a si haute mine, il me semble l’avoir déjà vu…
Déjà vu ? Où cela donc ?
Souveraine, il me semble… Cet inconnu qui vint le jour du sacre… J’en suis sûr, c’est lui…
Pourquoi parler bas ?… Prince, vous m’offensez presque, avec ce ton de confidence, lorsqu’il s’agit de cet homme… Vous voulez dire celui qui se présenta par imposture comme notre vice-roi du Sud… celui-là, n’est-ce pas ?
Oui !
Eh bien, qu’on l’amène alors… Jetez-lui les cordes nouées, et qu’il comparaisse ici devant moi… (On jette du haut du mur les échelles de corde.) Cache le poison, Cinnamome, et la buire d’or… Il n’a pas besoin de savoir, celui qui arrive… Est-ce que la fumée n’a pas noirci mon visage ?…
Votre Majesté est pâle et belle… Et ses yeux en ce moment resplendissent comme des astres…
Les nouveaux venus émergent au-dessus du rempart, l’Empereur tartare d’abord, ensuite Puits-des-Bois et trois autres personnages vêtus comme eux en guerriers tartares, mais sans armes.
Scène III
L’Empereur s’avance tandis que les quatre guerriers de sa suite restent en arrière. Sur un signe de l’Impératrice, les filles d’honneur et les autres assistants reculent jusqu’au fond de la scène.
Ô souveraine, ô guerrière ! Puissent, un jour, s’éclaircir pour vous les destins noirs !
Ah ! laissons les formules vaines ! Les minutes nous sont avarement comptées… Bas les masques, et parlons vite : qui êtes-vous ? Un Tartare, hélas ! n’est-ce pas ?… Sans cela, vous n’auriez pu franchir leur cercle de fer… Un Tartare, dites ?
Oui !
Un espion, alors, quand vous vîntes le jour du sacre ? Rien qu’un espion, hélas !
Non ! Un qui jouait sa vie, ce jour-là, comme à présent, pour sauver la vôtre.
Ah ! ma vie n’importe plus, et le droit de la sauver n’appartient à personne… Auprès de l’Usurpateur qui règne à Pékin, quel rôle est le vôtre ?… Ministre secret pour les aventureuses besognes ? Non, grand dignitaire plutôt, dites ?
Oui.
Et prince ?
Eh ! qu’importe qui je suis ! C’est de Votre Majesté qu’il s’agit, non de moi-même. Daignez entendre ce que l’Empereur…
Où est-il votre Empereur ? À la tête de ses armées ?
Mais… non, dans son palais, là-bas… Les rites, je ne vous l’apprendrai point, ne lui permettent pas d’en sortir.
Pendant tout ce dialogue, on ne cesse d’entendre, dans les lointains de la ville, le canon de la bataille.
Les rites, ah ! les rites !… Vous voyez ce que j’en fais, des rites, moi qui suis la fille des Ming, la fille du Ciel et l’Invisible… Je parais au milieu de mes soldats, je me bats comme eux !… Et c’est lui, votre Empereur-fantôme, qui ose m’envoyer un message ?
Un message de grâce, on ose toujours…
Dites plutôt qu’un message de grâce, c’est ce que l’on devrait oser le moins, lorsqu’on est lui et qu’il s’agit de moi !… Ah ! en effet, ils s’y entendent, les Tartares, à faire grâce !… Vous venez de traverser ma ville de Nang-King, et vous avez vu ? C’est beau, n’est-ce pas, leur œuvre ?…
Hélas ! J’ai vu, oui, avec horreur… Mais, je puis l’attester sur ma vie, tels n’étaient pas les ordres qu’il avait donnés, mon souverain…
Ah !… Un souverain alors qui n’a même pas la force de se faire obéir !… D’autres que vous, en effet, me l’avaient dit… Je le haïssais déjà, de cette indéracinable haine de race que vous savez ; à présent le mépris s’y ajoute. Oh ! cet Empereur, qui fume l’opium dans son palais de momie, tandis que ses hordes de soldats vont à leur gré, à travers les provinces, laissant des traînées rouges et des charniers pour les vautours !…
Et si, par impossible, je m’humiliais jusqu’à l’accepter, sa grâce, qui me la garantirait après tout, puisqu’on ne lui obéit pas ?… Contre cette armée de bêtes fauves, qui était là tout à l’heure, et va revenir hurler la mort derrière cette muraille, qui donc le ferait respecter, l’ordre de grâce de votre Empereur-fantôme ?… Mais qui ?
Moi !
Vous ! (Plus douce et plus troublée.) Vous ! Peut-être en effet, car vous ne semblez pas de ceux à qui l’on ose désobéir… Du reste, votre superbe audace, de reparaître à cette heure !… Mais, si elle ne trompe pas, la loyauté que je lis dans vos yeux, cessez le jeu que vous faites, et, cette fois, répondez : Qui êtes-vous ?
Qui je suis ? Jusqu’ici rien ; inexistant comme une fumée dans de l’ombre ; rien, mais demain tout, peut-être si vous vouliez… demain tout, et rayonnant à vos côtés comme un soleil dans de l’éther bleu…
Ah ! vous vous souvenez trop de mon indulgence, naguère, à tolérer vos énigmes. Dans le parfum de l’encens, dans la pompe et les atours, j’avais la faiblesse d’une femme. Aujourd’hui, non, vous me retrouvez plus haute et plus inaccessible, précisément parce que je suis vaincue et que je vais mourir.
Oh ! souveraine, jamais vous ne me fûtes plus sacrée… Ne vous offensez pas de mes paroles et pour un temps encore laissez-moi mon masque et mon mystère. Écoutez seulement ceci : échappé de ce même palais où, il y a quinze jours à peine, vous m’étiez apparue dans la splendeur impériale, je courais vers Pékin, pour demander à l’Empereur, que vous haïssez tant, d’arrêter l’horrible guerre. En route, j’ai su qu’elles marchaient comme la foudre, nos armées tartares, et j’ai rebroussé, de toute la vitesse de mon navire et de mes chevaux, pour les donner de moi-même, les ordres d’apaisement et de trêve ; j’en avais le droit, tenez : voici le sceau qui m’accorde, au nom des Tsin, les pleins pouvoirs. Vous l’avez dit, je ne suis pas de ceux à qui l’on ose désobéir… du moins en face, quand c’est moi-même qui parle… J’ai appris maintenant comment on ordonne et comment on impose… Daignez seulement permettre aux vôtres de faire les signaux qui demandent grâce… rien qu’un pavillon hissé là sur une tour… et pas une de leurs têtes ne tombera, je le jure…
Pour m’offrir cela, prince, il faut que vous ne soyez pas de sang impérial… La Fille du Ciel n’accepte point la merci d’un Tartare !…
Scène IV
Une armée, là-bas, là-bas !… Ils reviennent, les Tartares ! Des milliers, des milliers… Dans le crépuscule, au loin, c’est, comme une traînée noire…
La distance ?
Au tournant du fleuve, leur avant-garde arrive… Ils remontent par la longue avenue de Sitche-Men.
Allons, leur dernier assaut… Au tournant du fleuve seulement… Donc, il nous reste une demi-heure…
Ils allument des torches… Et maintenant j’entends sonner leurs trompes de guerre.
C’est bien !… Nous serons prêts…
Souveraine !
Pour moi, non !… J’ai dit ma volonté. Il suffit !… (Désignant les soldats.) Mais tous ces braves-là, qui tombent d’épuisement, de faim et de soif… (À Prince-Fidèle.) Eh bien ! oui, pour eux, qu’on les fasse, les signaux qui demandent grâce.
Les signaux qui demandent grâce ?…
Oui, j’ai bien dit cela, ô mon noble sujet ! Je l’ai bien dit !… Ma mort doit suffire aux vainqueurs. Puisqu’il n’y a plus d’espoir, à quoi bon ce carnage de la fin ?… Les signaux, qu’on les fasse.
Pas un seul des combattants ne se rendra.
Cependant, si je l’ordonne !… Ne suis-je déjà plus l’Impératrice ?
Soumis en toutes choses à votre volonté, à cet ordre-là seulement vos soldats n’obéiront pas.
Est-ce vrai ?… Est-ce vrai ?… Mes amis, à présent, je l’exige, vous m’entendez !… Oh ! vous m’épargnerez cet excès d’angoisse, vous, mes chers révoltés !… Vous ne voudrez pas que je sois emportée dans l’autre monde sur les flots de votre sang…
Majesté, le Prince a déjà répondu pour nous tous ! Non, nous ne voulons pas de grâce.
Ah ! vous le voyez, me voici comme votre Empereur tartare : on ne m’obéit pas !… Allez le lui dire, à votre maître… Et en même temps, vous lui conterez comment on sait mourir dans le palais des Ming… Allez, Seigneur, vous avez votre congé.
Souveraine !… Et si c’était moi, à présent, qui l’implorais la grâce… la grâce de rester ici et de tomber à vos côtés…
L’honneur de tomber aux côtés de l’Impératrice, je ne l’accorde qu’à ces braves, — qui sont de ma race, entendez-vous, — et qui ont prodigué leur sang pour me défendre. Allez, Seigneur, j’ai dit. (Se rapprochant de lui, parlant très bas et vite, cette fois, comme une affolée.) Un seul mot encore pourtant… Mon fils, autour de qui l’armée du Sud tient toujours… Mon fils… puisque vous semblez tout oser et tout pouvoir… essaieriez-vous de le délivrer, lui ?… Mais non… quand c’est la mère qui parle en moi, je déraisonne et ne sais plus… Essayer cela, ce serait trahir le maître que vous devez servir…
Je ne sers point de maître, je suis au-dessus des trahisons, libre comme les Dieux et seul devant ma conscience… J’essaierai… Je vivrai pour essayer…
Faites ainsi !… Et, à ce prix-là… plus tard, dans les nuages où tous les morts se retrouvent et se fondent… mes Mânes ne seront point hostiles aux vôtres… Maintenant, allez. Seigneur… Nos dernières minutes nous sont nécessaires… (À Prince-Fidèle en lui faisant signe d’emmener l’Empereur tartare.) Prince, l’audience est close.
Venez, Seigneur. Vous avez entendu notre souveraine vous donner congé.
Non, ouvrez cette porte : nous en avons le temps. Une dernière fois, je veux que l’on sorte de mon palais comme si j’avais encore la liberté et la puissance… Ouvrez ! (Des soldats se précipitent, font tomber les madriers et ouvrent à deux battants la porte.) Rendez les honneurs au messager de grâce !…
Oui, messager de grâce, malgré vous et quand même !… Se retournant sur le seuil et parlant comme un illuminé.) Du haut des nuées de l’orage sombre, le Dragon saura descendre… Et dans ses serres, il recueillera doucement, malgré lui, le beau Phénix qui avait voulu mourir…
Il sort suivi des quatre guerriers tartares. Les soldats barricadent à nouveau la porte avec des madriers et des pierres.
Scène V
Quel est cet homme… qui ressemble à un Dieu ?
En tremblant nous le regardions de loin…
Ses yeux rayonnaient d’amour sublime…
Mais Votre Majesté, si bonne envers tous, semblait hautaine envers lui.
« Soyez attentive et anxieuse comme si vous portiez dans vos mains un vase trop rempli d’eau, dont pas une goutte ne doit tomber. »
Les torches de leur avant-garde arrivent au tournant de l’avenue de l’Est… On commence d’entendre rouler les chariots de leur artillerie…
Déjà, au tournant de l’avenue de l’Est !… Pour venir à nous, la mort a des ailes… (Elle prend elle-même la coupe emplie de poison que Cinnamome avait cachée derrière une pierre.) Allons, c’est l’heure !… (Aux filles d’honneur qui l’entourent, désignant le bûcher.) Quand le breuvage aura fait son œuvre, vous m’étendrez ici, et, dès que la flamme montera, bien haute et claire, alors, votre service à jamais terminé auprès de votre souveraine, vous viderez aussi le bol d’or, pour me suivre… Elle laisse redescendre le bol de poison qu’elle avait commencé d’élever jusqu’à ses lèvres. Prince-Fidèle… j’aurais voulu lui dire adieu… Qu’il vienne !…
Pendant le dialogue précédent, Prince-Fidèle, au fond de la scène, une torche à la main, dirigeait un groupe de soldats armés de leviers et de pioches.
Là-bas, n’est-ce pas lui ?
Prince-Fidèle fait signe aux soldats de déplacer un rocher, qui démasque une étroite porte de bronze.
Ah ! j’ai compris…
Que fait-il ?…
Ce qui devrait être fait… Jugeant, lui aussi, que l’heure est venue pour moi de m’endormir, il préparait ma couche ; ces galeries souterraines abritent mon tombeau. (La porte de bronze s’ouvre. La Perle se jette à genoux et cache son visage. Lotus-d’Or, restée un peu en dehors du groupe, s’est agenouillée près de Porte-Flèche et lui parle bas, en lui soutenant le front.) Inutile à présent, ce tombeau orgueilleux, dès longtemps édifié dans le mystère… Là plutôt, là parmi la belle flamme et la tumultueuse fumée, mon âme s’envolera vers les nuages… Rien de moi ne restera, que les mains d’un Tartare puissent profaner ; ils m’auront cernée vainement, je leur échappe dans l’air…
Mais, souveraine, puisqu’il est caché, ce tombeau, puisqu’il est inviolable, laissez au moins vos filles vous ensevelir là, dans la magnificence… Laissez, de grâce, bien-aimée souveraine !… Cette flamme, pourquoi cette flamme ?… Non, c’est trop horrible.
Enfant, ignores-tu donc l’histoire de notre race ?… Mon ancêtre, vaincu ici même, vaincu comme je le suis, et qui s’était donné la mort… Une heure après, sa tombe violée, son corps dans la rue, jeté en pâture aux chiens et aux vautours… Allons, j’ai dit ma volonté… Prince-Fidèle, va l’appeler ; il s’épuise à d’inutiles besognes ; son sang tiens, coule… inondant sa robe… Sa blessure s’est rouverte, il n’y prend pas garde… Au moins qu’il ait le temps de recevoir mon adieu… Va ! je le veux…
Élégance se relève et fait quelques pas vers le Prince. Pendant le dialogue précédent, Prince-Fidèle a fait allumer d’autres torches et les soldats qui les portent sont entrés dans le souterrain.
Prince !… L’Impératrice…
Prince-Fidèle s’approche aussitôt de l’Impératrice.
Scène VI
Prince, je voulais vous dire adieu, et que ma dernière parole fût pour vous, avec mon remerciement suprême.
Non, ma divine Impératrice, non !… L’heure du repos, hélas ! n’est pas venue, ni pour vous, ni pour moi… Non ! votre lourde tâche n’est pas achevée encore !…
Ma tâche, dites-vous, n’est pas terminée ?… Mais le palais n’est plus que ruines, les portes cèdent, les murailles croulent… Cette fois, nous ne tiendrons pas dix minutes… C’est la fin !…
Eh ! je ne le sais que trop, qu’il n’y a plus d’espérance !…
Alors, laissez !… Puisqu’ils reviennent, les Tartares !… Tenez, je commence à les entendre sonner, moi aussi, leurs trompes de guerre !… Qu’elle soit prise vivante, votre Impératrice, ou seulement qu’on trouve encore son cadavre pour le jeter aux corbeaux, ce n’est pas ce que vous voulez, je pense ?
Écoutez, de grâce !… (Il fait signe d’approcher à Lumière-Voilée qui venait d’apparaître au fond de la scène. L’Impératrice a déposé la coupe sur une pierre.) L’héroïque et dernier effort que nous comptions vous demander, nous avions différé de vous le faire connaître… Souffrez que votre conseiller vous le dise, de notre part à tous.
Majesté, deux cent mille soldats sont morts pour vous… Ces quelques centaines, qui restent ici dans nos murs, tout à l’heure vont encore sacrifier leur vie. Voulez-vous donc qu’ils meurent pour une cause perdue… (Il fait signe au chef des soldats de s’approcher.) Daignez permettre à leur chef de vous implorer avec nous.
Fièrement et sans regret, nous la donnons, notre vie, pour la souveraine… qu’Elle fasse aussi ce que nous attendons de son courage, plus grand mille fois que celui de ses humbles défenseurs…
Ô Majesté, il faut les envier, ces hommes, qui vont mourir si glorieusement et si vite… Notre devoir, à nous, est autre ; il est plus long, il est plus terrible.
Notre devoir, plus long et plus terrible ?… Alors, qu’attendez-vous de moi ?… Dites-le, ce qu’il faut faire ; l’Impératrice vous obéira, mais dites-le, je ne comprends plus…
Ce qu’il faut faire, ô ma souveraine bien-aimée, il faut s’enfuir et vivre !…
Ah ! non !… Tout ce que vous me demanderez… Mais lâchement prendre la fuite, non !
S’enfuir, hélas ! oui… Échapper à l’ennemi, lui enlever l’enjeu de la guerre… Et ainsi, la partie qu’il gagne ne lui fait rien gagner ; la victoire n’est plus la victoire ; bientôt le sang de nos héros enivre d’autres héros ; une nouvelle armée se groupe autour de la Fille du Ciel, et la guerre recommence.
Et le sang coule encore… Et la Terre désertée peuple le royaume des Ombres… Non, assez de morts… J’ai peur, à la fin, peur d’être une souveraine meurtrière et fatale… Tout ce sang, tout ce sang versé pour moi, il me semble que j’ai les mains rouges…
Il est inépuisable, le sang de vos sujets… et leur dévouement est sans limite…
Mais mon courage est à bout… (Désignant les soldats, qui entassent toujours le bois du bûcher.) Prince, j’aimerais mourir avec ceux-ci…
Vivez, pour que leur mort ne soit point stérile… Vivez pour ramener notre jeune Empereur, que l’armée du Sud nous garde ; vivez pour nous tous et pour lui…
Mon fils !… Ah ! ne prononcez pas ce nom-là… Pour m’entraîner, n’essayez pas de faire jouer cette corde, c’est la seule que je vous défends de toucher. À l’instant précis où vous me l’avez arraché, j’ai eu la certitude que je ne reverrais jamais, jamais le cher petit visage, jamais les chers yeux… Je trouve la force de tout entendre, excepté si l’on me parle de lui…, car, alors, voyez-vous, je redeviens une mère, rien qu’une mère, comme les autres femmes… et je ne peux plus, je ne peux plus… (Elle détourne la tête, et sa phrase finit par des sanglots.) Oh ! ne pas s’appartenir, ne pouvoir même pas laisser sur le chemin le fardeau de sa vie !… Être l’idole impersonnelle, dont tout un peuple dispose à son gré ; être le triste fétiche que chacun veille des yeux comme les tablettes de ses ancêtres sur l’autel familial !…
Vous êtes la bannière étincelante, la déesse toujours radieuse, vers qui nous tournons les yeux dans la détresse suprême… Et vous ferez ce que des millions de sujets vous demandent, par la bouche de ces quelques braves qui vont mourir.
Il se jette contre leur avant-garde, l’homme qui était ici tout à l’heure, le messager de grâce… Avec les trois autres qui l’accompagnaient, il se jette contre leur avant-garde, comme pour les arrêter !… Oui… il veut les arrêter, c’est bien cela. Et il semble commander en maître, et semer parmi eux l’épouvante…
Bien !… Qu’on ne me parle plus de cet homme. Et toi, tu pourras bientôt descendre, pauvre veilleur dont la tâche est finie, et te joindre à tes frères d’armes pour mourir. Que nous importe à présent ce qu’ils font, les Tartares ?… Nous ne sommes déjà plus de ce monde… (À Prince-Fidèle.) Mais encore faut-il que ce soit possible, ce que vous demandez !… De toutes parts investis !… Fuir par où, fuir comment ?… Où se cacher ? Où ?
Les soldats qui ont descellé le rocher sont restés devant la porte de bronze, tenant toujours les pioches et les leviers, et ils ont l’air d’attendre.
Là, dans ce tombeau !… Et, sur le ciment tout préparé qui scellera les roches, nous jetterons de la poussière… quand vous serez entrée…
Dans mon tombeau, murée vivante… Soit ! Et après ?
Il y a ce couloir souterrain qui passe par les caveaux où dorment votre père et votre époux ; vous le savez comme moi, il va déboucher parmi les broussailles, dans la campagne, au pied de la colline des Supplices…
S’il n’est pas obstrué déjà par la terre, oui !… Et, tout autour de la colline des Supplices, les Tartares sont campés.
Nous attendrons qu’ils n’y soient plus…
Et de l’air pour nos poitrines, de l’air dans ces caveaux des morts, en trouverons-nous ?
Je le crois, oui… Mais emportons toujours ce breuvage, que tout à l’heure vous vouliez boire.
Et s’ils nous prennent là, les Tartares, s’il nous prennent comme des bêtes de nuit forcées dans leur terrier ?… Rappelez-vous, ils avaient violé la tombe de mon aïeul…
Elle n’était pas cachée comme la vôtre.
Et des vêtements ensuite, pour fuir dans la campagne où l’ennemi rôde. (Touchant sa robe de guerrière.) Pas avec ceux-là ?
Des dépouilles d’ennemis nous serviront à souhait… La terre doit en être jonchée…
Pour vêtir votre Impératrice, des loques arrachées à quelque cadavre qui se décompose… Soit ! même à cela je consens… Mais, pour vivre, dans ces couloirs de tombeau, pour durer, quand on n’est pas encore des ombres, il faut manger, vous savez bien !… Les derniers grains de riz, je les ai partagés ce matin avec vous et mes soldats !… Alors, quoi ?…
Les gâteaux sacrés, là, sur la table des morts.
Horreur et sacrilège !
Il n’y a pas de sacrilège, quand il s’agit de sauver la Dynastie Lumineuse… Les Mânes augustes viendront eux-mêmes vous convier au repas ; notre sacrifice nous les rendra indulgents et favorables.
Ainsi, je serai celle qui vivra dans les froides ténèbres, avec l’incertitude d’en sortir jamais ; je serai celle qui se traînera comme une larve dans les souterrains peuplés de fantômes, mangeant à tâtons les offrandes pieuses qui se dessèchent sur les autels des morts… Oh ! oui, c’est plus épouvantable que de mourir ici… Alors, j’accepte… Emmenez-moi, je suis résignée !…
Ils ont arrêté leur marche, les Tartares… Un petit groupe seul s’avance en courant, sans armes, portant des écriteaux sur des hampes… Malgré l’obscurité, on dirait les signes qui accordent grâce.
Ah ! la grâce imposée… serait plus insultante encore… Dans ma tombe emmurez-moi, prince, avant qu’ils soient ici !…
Votre conseiller et moi-même, nous vous suivrons dans ces demeures (Désignant les filles d’honneur), et peut-être deux de ces jeunes filles, si elles se sentent assez fortes pour l’épreuve.
Scène VII
C’est cela… Ma suite, ma funèbre cour et sans doute mon dernier cortège : quatre personnes… (Aux filles d’honneur.) Quelles seront les deux d’entre vous, mes filles, qui auront le courage de me suivre dans les noirs sentiers, là-bas ?…
Toutes, nous sommes prêtes… Que Votre Majesté daigne prononcer deux noms.
Élégance, Cinnamome… (Élégance et Cinnamomee s’approchent de l’Impératrice.) Toutes, vous m’êtes chères, mais j’ai appelé celles qui, dans l’adversité, m’ont montré un cœur plus viril. (Aux autres.) Et vous, mes fraîches fleurs si tôt fauchées, que l’eau de la Grande Délivrance vous mène hors de ce monde, très doucement, à travers la paix d’un sommeil.
Aux blessés nous l’avons toute versée.
Nos buires sont vides.
Le bûcher nous effraie… Mais nous savons comment mourir, bonne souveraine.
Le lac du jardin est profond, au pied de l’île des Jades.
Quand nous aurons conduit Votre Majesté jusqu’au seuil du sentier noir, en nous donnant la main, nous irons au bord du lac.
Sur la vase où nous dormirons tranquilles, les lotus nous enlaceront de leurs racines, et nous revivrons dans leurs fleurs…
Et toi, Lotus-d’Or ?
Ô Majesté, acceptez ici même mon suprême salut… M’éloigner de lui, laisser retomber son front, pardonnez-moi si je n’en ai pas le courage…
On commence d’entendre au dehors les trompes des Tartares, leurs gongs et une clameur qui se rapproche.
Tenez, pauvres fiancés sans lendemain, voici le cadeau de noces de votre Impératrice. (Elle verse du breuvage empoisonné plein sa coupe d’or et le leur donne.) Adieu ! Soyez unis par delà les nuages… (À Prince-Fidèle.) Allons, Prince, montrez-moi le chemin… Me voici tout à fait prête.
Prince, parlez pour nous.
Vos soldats. Majesté, implorent une dernière grâce…
Il est donc encore en mon pouvoir d’accorder une grâce… Oh ! tout, tout ce qu’ils voudront.
Vous demandiez pourquoi tant de bois qu’ils accumulaient : c’était pour eux-mêmes. Ils veulent mourir là avant l’entrée des Tartares… Et cette grâce suprême qu’ils implorent, c’est que vous allumiez vous-même leur bûcher.
Le chef des soldats s’agenouille et tend à l’Impératrice une torche enflammée.
Ô mes bien-aimés soldats ! Sachez tous que votre Impératrice vous suivra bientôt dans la mort ! Elle n’accepte de vous l’ordre de fuir que pour essayer de vous venger ; mais si des temps meilleurs surviennent pour la Dynastie Lumineuse, elle refusera de les vivre ; devant vous tous, elle en fait ici le serment : sa tâche implacable une fois terminée, elle se hâtera de vous rejoindre chez les Ombres…
Ô victimes surhumaines ! Ô vaincus auréolés de gloire ! Ô mon héroïque armée !… Un jour viendra où l’histoire de votre fin sublime sera gravée dans le jade impérial, en lettres d’or, pour que la postérité pleure sur vous. (Elle jette la torche dans le bûcher) et que l’éclat de votre bûcher éblouisse le monde, éternellement !…
Le bûcher prend feu. Les soldats se jettent en chantant dans les flammes.
Qu’il vive, notre Roi !
Qu’il vive heureux et longtemps !
(Un nuage de fumée noire commence de les envelopper. On entend se rapprocher un gong qui résonne à coups espacés et la voix d’un héraut tartare.
Ordre de l’Empereur. Respectez ceci !
Le rocher, replacé comme nous avons dit ! Murez vite ! Et beaucoup de terre jetée sur le ciment frais, beaucoup de poussière…
Le chef des soldats va rejoindre les quelques hommes qui attendent devant le tombeau, tenant les pioches et les leviers. L’Impératrice, Prince-Fidèle, Lumière-Voilée, Élégance et Cinnamome se dirigent vers la porte de bronze. Les autres filles d’honneur suivent en se donnant la main, elles s’agenouillent en arrivant près de la porte.
Entrez d’abord. Je passe la dernière : ce sont mes funérailles !… Et puis, je veux encore une fois les regarder, mes héros, et là-bas, mon beau palais qui se dessine toujours. (Aux filles d’honneur agenouillées.) Vous, mes filles chéries, relevez-vous, ne vous attardez pas, le lac où vous allez n’est pas proche d’ici…
Les filles d’honneur s’en vont, en se donnant la main, et on entend leurs sanglots. L’Impératrice franchit la porte et puis se retourne sur le seuil comme une hallucinée, regardant la flamme du bûcher qui commence de monter, et levant les bras en grands gestes extasiés.
Ah ! la belle flamme rouge !… Ah ! la belle fumée qui tourbillonne !… Il fait clair dans mon palais, pour le dernier soir. Et je les vois, leurs nobles âmes, qui montent, qui montent, dans le tournoiement des spirales brunes !…
Dix mille années ! Dix mille années !
Allez, mes braves !… Montez, montez, volez, vers le ciel des ancêtres, planez là-haut chez le Dieu des nuages !…
Dix mille années ! Dix mille années !
Et moi, je suis une morte comme vous, sachez-le bien ! C’est plus tard seulement que je prendrai mon essor ; mais déjà je suis une morte, — morte à tout ce qui ne sera pas vengeance, fureur de bataille, haine sans merci !… Et je referme sur moi ma porte de bronze ! (Aux soldats proches qui tiennent les leviers.) Scellez-la bien, mes amis, sur votre Impératrice ! Roulez le grand rocher !… Murez-la bien dans son tombeau, la morte vivante !…
Elle referme sur elle-même le battant de la petite porte de bronze. Le chef des soldats, avec quelques hommes qui restent, replacent le rocher, jettent en hâte le ciment et la poussière.
Ordre de l’Empereur ! Respectez ceci : à tous, sans condition, grâce de la vie et de la liberté !… Ouvrez et n’ayez point de crainte !… À tous l’Empereur fait grâce !…
Trop tard, l’insulte de votre pardon !… Avant que vous ayez enfoncé nos portes, il n’y aura plus ici que des morts !
Ouvrez et n’ayez point de crainte !… À tous, notre Empereur accorde la vie.
Non, pas même des morts pour la recevoir votre grâce ! Plus rien que des cendres.
Et notre beau Phénix, faute de pouvoir déployer ses ailes, se sera dérobé à vous sous la terre !…
Dix mille années à la Dynastie Lumineuse !… Dix mille années !
La flamme et la fumée envahissent tout.
ACTE QUATRIÈME
PREMIER TABLEAU
Avant le lever du rideau, on a commencé d’entendre les vociférations de la foule, mêlées à des bruits de gongs et de sonnettes.
Le lieu des exécutions au pied des remparts de Pékin. Une colossale muraille grise, à créneaux, occupe tout le fond de la scène, et, vers la gauche, s’en va à perte de vue dans le lointain. Le long de cette muraille, les prisonniers chinois sont attachés à des poteaux, d’autres sont à la cangue, sous un écriteau rouge. Çà et là des têtes coupées et saignantes sont pendues à des clous. Il y a des taches de sang partout sur le sol. Une foule loqueteuse se presse sur le devant de la scène ; les gens portent le costume de Pékin de nos jours, longue natte, robe de coton bleu, sayon de peau de bique ; des femmes tartares, du peuple aussi, sont coiffées de deux cornes de cheveux, avec de grossières fleurs artificielles. En avant et à gauche, la grande tente, largement ouverte, d’un général tartare : elle est en cuir verdâtre, avec toiture jaune, surmontée d’un clocheton d’argent ; l’intérieur est tapissé de peaux de bêtes ; autour du mât central, une table circulaire : tapis, pliants, petite table, un drapeau carré avec le nom du général. Gardes, soldats, sabre au clair. Des chameaux sont couchés alentour, parmi des ballots et des armes. Voitures, palanquins.
Au lever du rideau, la foule continue de vociférer tumultueusement. Des marchands de boissons chaudes se promènent avec des urnes de cuivre sur le dos ; des barbiers agitent des sonnettes : des sorciers aveugles jouent de la flûte ; des marchands de bonbons frappent sur des gongs. Des bourreaux, au premier plan, essuient les lames saignantes de leurs sabres.
Scène PREMIÈRE
C’est que nous avons les bras fatigués, mes petites belles…
Ah !… Ils ont pourtant l’air solides, vos bras, monsieur le bourreau.
Solides, je ne dis pas. Mais tout de même…
Pivoines impériales, lotus variés, toutes les fleurs de la saison !
Doux comme le miel, le fruit rouge des montagnes !
Dites, monsieur le bourreau, il faut frapper fort pour couper ?
Des hommes, portant un baquet plein d’eau pendu à l’épaule, arrosent le sol avec une grande cuiller de bois.)
C’est de l’adresse, mon petit agnelet… trouver juste la place… de l’adresse et de la force aussi, bien entendu… Ah ! ça n’est pas en un jour, tu penses, que notre métier s’apprend…
Elle a le goût de la canne à sucre, la gourmandise que je vends !
Ay ! Ay ! Blanc comme la graisse, blanc comme le jade, le melon frais !
Écoutez la légende du roi des Dragons :
Auprès du lac des bambous,
Trois hiboux, hiboux, hiboux !
Le deuxième groupe, là ?… Tout à l’heure, son tour. Le maître des exécutions nous accorde un temps de repos, et nous l’avons bien gagné, hein ?…
Tous les caprices de la coquetterie dans mon étalage… Voyez, jeunes femmes ; voyez, jeunes filles !
Oh ! regarder couper les têtes, moi je ne suis pas de celles qui s’y complaisent… Et puis, n’est-ce pas un spectacle toujours pareil ?… Non, mais c’est leur Déesse que j’aurais désiré voir…
Leur Déesse ?… Leur Impératrice ?… Tiens, et moi de même, et nous toutes aussi ; voir leur Déesse, c’est cela qui nous intéresserait le plus !…
Et on va te la montrer, comptes-y !
Pourquoi donc pas ?… On nous montre bien leurs généraux, et leurs princes, et tous les autres… Les prisonniers, c’est fait pour être vus, c’est pour ça d’ailleurs qu’on nous les a amenés jusqu’à Pékin.
Oh ! mais elle… Il paraît que, pour nous la conduire ici, c’était tout le temps des égards en route comme pour une reine… Et l’Empereur l’a fait mettre dans la Ville Interdite, vous savez, dans son palais même…
On dit qu’elle a des yeux, des yeux dont les petites gens comme nous ne peuvent pas supporter le regard…
Oh !… Et puis, j’aurais peur, moi !… Une femme qui a été morte… car elle a été morte la durée d’au moins deux lunes, vous savez !…
D’abord Fleur-de-Jasmin croit tout ce qu’on lui dit.
Dame ! chacun le sait bien, qu’elle a été morte… Deux lunes, je vous dis, elle est restée pendant deux lunes dans son tombeau…
Ay ! Ay ! Blanc comme la graisse, blanc comme le jade, le melon nouveau !
On sait bien aussi que les balles, la mitraille, tout cela passait au travers d’elle, comme au travers d’une ombre… (Avisant un chef des soldats qui est là.) Tenez, demandez plutôt à Lee-Phuang, qui était là quand on l’a prise ; n’est-ce pas, Lee-Phuang ?
Ah ! pour ça oui, et j’en ai été témoin… Les balles ne l’arrêtaient guère, leur Déesse…
Place !… Faites place !…
Les prisonniers passent pour aller rejoindre les autres, qui attendent déjà leur tour d’exécution au pied de la muraille.
Le dernier qui arrive là ! Regardez ! regardez !… Celui qui marche la tête si fière : le plus grand chef des rebelles de Nang-King. Il se nomme Prince-Fidèle, c’était le bras droit de la Déesse ; au milieu de la bataille, tout le temps à ses côtés…
Tous les caprices de la coquetterie dans mon étalage ! Voyez, jeunes femmes voyez, jeunes filles !…
Scène II
Entrez ici, noble vaincu. Ne regardez pas là-bas. Chaque homme ne doit mourir qu’une fois, et vous, vous mourrez à chaque tête qui tombera. Ce supplice ne vous suffit donc pas, de devoir être la dernière victime ?…
Ma présence, peut-être, les soutient, mes pauvres soldats, si simplement héroïques.
Plutôt votre souffrance s’ajoute à leur peine… Accordez l’honneur à un loyal ennemi de passer sous sa tente les dernières minutes de votre vie glorieuse… Vous êtes déjà au-dessus des petitesses du monde et des rancunes implacables.
Le glaive n’est pas responsable, ni même bourreau.
Pas même le général.
On attache les nouveaux prisonniers à des poteaux.
Je n’ai pas de rancune…
Il entre sous la tente avec le général tartare.
Et moi, je n’ai pas d’orgueil. Je sais que les sages réprouvent la guerre et estiment que l’œuvre du vainqueur se résout en la poussière de dix mille squelettes…
Et qu’on ne doit, aux triomphateurs, que des honneurs funèbres.
Oui, la gloire des armes n’est, vraiment, que la fumée d’un incendie…
Ils se sont assis sur des pliants, et on leur sert du vin de riz. Pendant le dialogue suivant, les exécutions recommencent au fond de la scène, au milieu d’un remous de la foule. À chaque minute, on voit le sabre d’un bourreau décrire une courbe en l’air, et aussitôt après une nouvelle tête coupée, saignante, est accrochée à la grande muraille de Pékin qui ferme le tableau. Cris et tumulte, un peu assourdis, pendant la conversation des deux hommes sous la tente.
Avant de quitter ce monde, n’avez-vous pas quelque mission, envers vos proches, qu’il vous serait précieux de voir accomplir ?… Je m’en chargerais avec respect.
Ils ont péri, sans nul doute, tous ceux qui m’étaient chers. Je vous remercie de votre offre bienveillante.
N’avez-vous pas quelque désir ?…
Un seul : celui de connaître le sort de notre Impératrice. Dans cette bataille funeste où j’ai été fait prisonnier, elle combattait aussi. Est-elle vivante ou morte, libre ou captive ?…
Elle est vivante, captive depuis une demi-lune seulement et, depuis hier, gardée à Pékin, non loin d’ici, dans la Ville Interdite.
Non loin d’ici, ma souveraine !… Ah ! si les Dieux, las de nous frapper, pouvaient permettre… Savoir qu’elle est là tout près !…
Sur la fin de ce combat, qui fit tant d’honneur aux vaincus, elle a pu s’échapper avec un millier de soldats. Mais la retraite était coupée et depuis longtemps l’impériale guerrière aurait été prise, si des ordres contradictoires, entravant nos mouvements comme à plaisir, ne lui avaient donné la faculté de retarder de jour en jour sa captivité. On eût dit que quelqu’un de puissant veillait sur elle avec une singulière sollicitude, l’avertissait des dangers ou s’efforçait de les écarter de sa route.
Que celui-là vive de longs jours heureux et que sa renommée soit impérissable !…
Ah ! quand donc finira cette guerre toujours renaissante qui imprègne le sol de la patrie du sang de ses fils ?
Elle ne finira, je le crains bien, que par l’extermination d’une des deux races… Pourtant la haine serait moins farouche peut-être, si les vainqueurs, après la victoire, traitaient les vaincus avec plus de clémence… Pas tant d’exécutions ! Pas tant de sang !… Tout soldat qui ne peut plus défendre sa vie devrait être sacré.
On offre aux vôtres la vie sauve, s’ils se soumettent ; tous refusent.
Leur héroïsme devrait être une raison de plus de les épargner.
Que faire ?… Notre devoir est d’obéir.
Pas jusqu’au crime. Une petite pierre peut quelquefois enrayer un lourd chariot. Nous, les chefs, en sacrifiant seulement notre vie, nous pouvons sauver des foules.
Comment cela ?…
En résistant à l’iniquité… Vous souvenez-vous ?… Une autre guerre, toute pareille à celle-ci, le sac d’une ville, l’ordre au bourreau de faucher toutes les têtes comme à présent ; alors, un jeune chef, fou de douleur à l’idée d’un pareil carnage, trouve de tels accents pour supplier le général de faire grâce, ou tout au moins de restreindre les exécutions, que celui-ci consent à limiter la tuerie au temps que pourra mettre à se consumer une baguette de parfum. Le parfum s’allume, la première tête va tomber ; mais le jeune chef, frémissant d’horreur, saisit la baguette, la réduit en poussière, et court au bourreau en criant : « C’est fini ! c’est fini ! on fait grâce ! » Puis, comme il a désobéi, il va se briser la tête contre un rocher… À ce héros, le peuple éleva un temple, qui se dresse aujourd’hui encore sur une haute colline et dont les marches, depuis des siècles, n’ont cessé d’être jonchées de fleurs fraîches.
À ce héros, le peuple éleva un temple !…
Scène III
Depuis quelques instants, la foule, plus turbulente, commence à murmurer contre le carnage. Devant une nouvelle troupe de condamnés que l’on amène, des cris éclatent.
Oh ! oh ! assez ! assez !
Les ministres de l’Empire sont des bouchers !
Assez ! assez !… Mort aux tigres !…
Sans doute, c’est mon tour ?…
Non, non. Restez encore, nous serons avertis.
Oui ! Mort aux tigres !… (Il se baisse et trempe le bout de sa ceinture dans le sang.) Et je vais l’écrire, moi, tenez, sur cette muraille : Mort aux tigres !
Il monte sur une pierre et commence, avec le bout de sa ceinture, à tracer des caractères sur un pan de muraille. Le général est sorti de la tente.
Des hommes par ici !… Qu’on disperse cette foule insolente !… Arrêtez celui qui écrit…
Qui donc commande sans mon ordre ?…
Seigneur, un commencement d’émeute… n’est-ce pas mon devoir ?…
Vous n’avez d’autre devoir que d’obéir… (Il renvoie d’un geste les soldats qui s’étaient avancés pour saisir l’homme.) Les bourreaux doivent être las : une seconde fois, que le chef des exécutions leur donne l’ordre de se reposer. l’officier
Pendant combien de minutes ?
Aussi longtemps que mon sabre restera fixé ici.
Prenez garde, mon généreux ennemi ! Peut-être va-t-on croire que vous avez peur.
Des vivants, non… Mais des spectres, c’est vrai oui, j’ai peur des spectres…
Ils entrent ensemble sous la tente. La foule, dont la rumeur va croissant, s’écarte de la place des exécutions, laissant voir les corps sans tête qui gisent à terre, et les mares de sang. Les marchands reprennent leurs cris et leurs musiques.
Pivoines royales, lotus variés, toutes les fleurs de la saison !
Vous le voyez, je me compromets, comme le héros de votre légende, et cependant on ne m’élèvera point de temple.
Mais vous n’espérez pas les sauver, ceux des miens qui restent encore ?…
Qui sait !… Tant que les têtes ne sont pas détachées des épaules… Vous entendez dehors : le flot du peuple irrité grossit toujours… Souvent une courte émeute a délivré bien des victimes… Je puis être débordé, avoir la main forcée : le ciel le veuille !…
Votre noble générosité m’encourage à vous demander une grâce.
Ce sera une joie pour moi de l’accorder.
Avant de m’agenouiller là-bas, contre la muraille sanglante, je souhaiterais obtenir une heure de liberté, sur ma parole…
La parole d’un homme tel que vous est plus solide qu’une chaîne de fer à ses jambes ou qu’une cangue de bois de cèdre à ses épaules… Une heure oui, même une heure et demie, nous pouvons attendre… L’emploi que vous voulez en faire, peut-être le deviné-je : c’est la grande captive, n’est-ce pas, que vous rêvez de revoir… Là, je ne puis, hélas ! en rien vous servir… Les Dieux vous viennent en aide !… (Présentant une robe brodée d’or qui est accrochée au mât de la tente.) Une seule chose : consentez à revêtir une de mes robes ; elle vous sera toujours une sauvegarde.
Comment oserais-je ?…
Je vous en prie… Ce vêtement me deviendra précieux, au contraire, pour vous avoir protégé. (Il passe la robe à Prince-Fidèle, qui ne résiste plus, et puis il soulève une portière au fond de la tente.) Par là, Prince, fuyez !…
Scène IV
Un grand mouvement dans la foule, qui vociférait toujours. Et on entend, au fond de la scène, les trompettes sonner.
Qu’est-ce donc ?… Le salut rituel !… Qu’arrive-t-il encore ?
Un courrier de l’Empereur.
Des soldats se rangent en haie sur le passage du courrier et mettent un genou à terre. Le courrier est à cheval et porte sur l’épaule un petit paquet enveloppé de soie jaune.
Ordre de l’Empereur.
Deux soldats apportent aussitôt une table sur laquelle on pose la lettre, puis on allume des parfums : le général met en hâte sa veste de cérémonie, salue trois fois le message et le prend enfin.
Pourquoi cet ordre arrive-t-il si tard ? il est parti au point du jour de la Ville Interdite, et la distance n’est pas longue.
C’est vrai ; seigneur, mais des gens malintentionnés étaient postés à plusieurs endroits sur ma route. J’ai dû faire un détour, et mon cheval a renversé bien du monde avant de dépasser les obstacles.
Que le ciel délivre notre Empereur des méchants qui oppriment sa volonté !
Que le ciel vous exauce pour le bonheur du peuple !…
Voilà qui sauve bien des existences, sans compter la mienne… (À la foule.) Ordre de l’Empereur, écoutez tous : « Telle est mon expresse volonté ; je fais grâce de la vie, sans condition, à tous les captifs de la guerre, chefs et soldats, et je leur accorde la liberté entière. Respectez ceci. »
Dix mille années ! Dix mille années à notre Empereur !
Écoutez encore. L’ordre devait arriver à temps pour sauver tous les condamnés. Des obstacles, semés sur la route du messager, sont la cause d’irréparables malheurs dont le maître, mal obéi, n’est pas responsable.
Malheur aux ministres infidèles ! Mort aux tigres !
Les femmes s’empressent aussi à détacher les prisonniers qui s’approchent du général.
Notre général laisse pousser de tels cris séditieux…
Dites même qu’il les provoque !
Mes amis, écoutez un sage conseil : ne vous attardez point en ce lieu maudit. Autour du grand Dragon qui fait grâce, hurlent des fauves, toujours exaspérés de lâcher leur proie… Allez ! ne perdez pas une minute. Mais ne fuyez point par la campagne ; trop facilement on vous rejoindrait. Dispersez-vous, égarez-vous dans la ville immense, dans les quartiers purement chinois où la foule ne saurait vous trahir…
Nous suivrons vos avis. Le ciel épande sur vous ses faveurs…
Ils saluent et se dispersent. Le général reprend son sabre, fiché en terre, et le remet lentement au fourreau.
Mort aux tigres ! Dix mille années à notre Empereur !…
Pendant que le rideau descend, ou que la nuit se fait sur le théâtre pour un changement instantané, on entend encore les cris des marchands.
Pivoines royales ! Lotus variés, toutes les fleurs de la saison !
Tous les caprices de la coquetterie dans mon étalage ! Voyez, jeunes femmes ; voyez, jeunes filles !
DEUXIÈME TABLEAU
La grande salle du trône au Palais de Pékin, immense, entièrement rouge et or : le trône, au milieu sur une estrade où l’on monte par trois escaliers bordés de brûle-parfums et d’emblèmes. Colonnes de laque rouge, soutenant un plafond très élevé, où d’énormes dragons d’or se tordent parmi des nuages rouges ; le plus grand, comme détaché, prêt à tomber du ciel, tient dans sa gueule une boule d’or, juste au-dessus du trône. Par terre, tapis jaune où se contournent des dragons de vingt mètres de longueur. Sur le côté de la scène, un carillon : il est fait de plaques de marbre alignées et suspendues par des chaînes d’or à un immense châssis dont les pieds d’or représentent des monstres, et dont les angles supérieurs sont ornés de phénix d’or éployant leurs ailes vers le plafond. Près de l’entrée principale, deux eunuques tiennent des chasse-poussière en queue de rhinocéros. On prépare une grande audience solennelle, à l’occasion du triomphe des armées tartares. Des blocs de porcelaine, représentant des monstres, sont posés en rang sur les tapis ; ils marquent les places où doivent se tenir et se prosterner les différents groupes de dignitaires. Des personnages en robe de gala vont et viennent avec agitation. On parle bas, on marche en silence. Attitude respectueuse. On s’incline en passant devant le trône.
Scène PREMIÈRE
Là ; le dix-huitième groupe des grands lettrés s’arrêtera là, face au trône, mais tourné un peu de biais.
Tout me semble ainsi réglé pour le mieux… Nous serons prêts.
L’Empereur, prétend-on, est extrêmement fébrile depuis ce matin…
On l’affirme en effet… Lui si sombre et abattu depuis quelques jours… tellement que chaque victoire de ses armées paraissait l’accabler comme un désastre.
Oui, qui eût dit qu’il exigerait un tel apparat pour célébrer son triomphe ?…
Et vous savez la nouvelle ?… La prisonnière doit y paraître.
Laquelle ?…
Laquelle !… Voyons, est-ce que cela se demande ? La grande, bien entendu, l’unique, celle dont tout le monde… l’ex-impératrice des rebelles.
Ah ! la Déesse !… Alors on va la voir.
Et on pourra juger de sa puissance surnaturelle, à moins qu’elle l’ait perdue.
Oh ! pour de la puissance, elle en a toujours… Hier au soir, par ordre de l’Empereur, on a décapité deux eunuques, coupables seulement de lui avoir annoncé la mort de son fils, sans y mettre les formes…
Et moi, je sais des détails, par la Grande Maîtresse… Ce matin, elle a daigné parler, la Déesse, pour demander des vêtements de deuil… Alors, dans les réserves de feu l’impératrice-mère on est allé chercher ce qu’il y avait de plus magnifique, en fait de robes blanches et de souliers blancs.
Scène II
Ordre de l’Empereur !… (Tous écoutent en courbant la tête.) Que les membres du conseil privé, les ministres, les dignitaires, revêtus de leur costume d’apparat, se réunissent en silence dans les galeries voisines de la salle du trône, prêts à entrer quand Sa Majesté frappera TROIS FOIS sur ce gong. (Il désigne le grand gong placé au pied des marches du trône.) Personne ici. Et des gardes à toutes les portes.
Scène III
Faites silence.
Sortez tous ! Fermez les portes ! Voici l’Empereur !
Tous sortent effarés. Le grand maître et Puits-des-Bois restent seuls ; ils se prosternent, et l’Empereur paraît.
Scène IV
Combien de têtes, dites-vous, étaient déjà tombées ?
Cinquante à peine, sire !… Votre général, comme par un pressentiment de la clémence de Votre Majesté, avait mené les choses avec une audacieuse lenteur…
Il en sera récompensé par le ciel et par moi… Quant aux grands de ma cour qui osèrent arrêter mon courrier de grâce, ceux-là, oui, qu’on me les trouve, et que le bourreau les fauche demain… Comment les Dieux permettent-ils qu’au sommet où je suis, le bien soit presque irréalisable, tandis que le meurtre est si aisé !… Maintenant, allez !… (Indiquant Puits-des-Bois.) J’ai besoin de m’entretenir avec mon conseiller…
Scène V
Relève-toi, ami, nous sommes seuls… Mon projet, n’est-ce pas, tu l’as deviné : je veux qu’elle vienne là, elle, auprès de moi. (Montrantle trône) Pâle et dans la blancheur de son deuil, peu importe, je veux qu’elle vienne là, à mes côtés, sur ce trône… Aujourd’hui, la faire reconnaître par mon peuple comme mon épouse ; que les grands de ma cour se prosternent devant leur Impératrice, en même temps que devant leur Empereur… Sans elle, vois-tu, il n’y a pour moi ni empire ni triomphe…
Elle a consenti ?…
Hélas ! le sais-je, si elle acceptera ?… Je me suis dérobé jusqu’ici à cette entrevue de charme et d’épouvante… C’est maintenant, c’est ici même, que nous nous reverrons pour la première fois… Le ciel me soit en aide !… Tu diras que je suis toujours un enfant : j’ai voulu entourer de magnificence notre heure décisive… Ah ! s’il n’y avait pas entre nous cette mort de son fils, je tremblerais moins…
Son fils ! Mais vous avez fait tout au monde pour le sauver… Puisque votre conscience ne vous reproche rien, Sire, il convient mieux à vos projets que cet enfant soit en paix chez les Ombres… L’imposer à vos Tartares eût été bien dangereux… Tandis qu’une dynastie mêlée, un autre fils qui naîtrait de votre sang et du sien…
Un fils qui me viendrait d’elle !… Oh ! ami, tais-toi !… Les rêves trop beaux, il ne faut pas les formuler… (Il frappe sur le gong un seul coup léger.) Allons, va !… Voici l’instant terrible de la revoir… Va !… (À un officier qui se présente, appelé par le gong.) Qu’on amène ici la captive, avec les égards que j’ai commandés. Allez ! (Rappelant l’officier qui s’en va.) Attendez encore… (À Puits-des-Bois qui s’en allait aussi.) Non, sa fierté pourrait s’offenser d’être ainsi amenée en ma présence. Plutôt, qu’elle soit ici la première au rendez-vous ; et c’est moi ensuite qui aurai l’air de comparaître devant elle, comme un vaincu demandant grâce. (À l’officier qui attend.) Dès que je serai sorti, faites introduire ici l’Impératrice, et qu’on la laisse seule… Allez, cette fois !…
Elle vous aime, sire !… Ayez confiance… Quelle est la femme, même presque déesse, qui ne céderait pas ?
Elle, justement !… Elle seule.
Mais puisqu’elle vous aimait…
Et aujourd’hui, ne doit-elle pas me haïr ?… Tant de sang, que des traîtres ont fait couler malgré moi… Partout, mes ordres de grâce, interceptés ou changés en arrêts de mort… La haine, l’implacable haine de nos deux peuples, toujours triomphante…
Mais vous avez cependant sauvé tant d’existences… Et elle doit le savoir…
Oh ! cette heure, dont le souvenir encore enchante ma vie !… Cette heure, là-bas, dans le jardin de son palais, au milieu de cette foule où nous étions si seuls, quand elle m’avait pris dans son regard, et que nos âmes se sont unies en une étreinte souveraine… Mais maintenant, voici qu’à l’idée de la revoir, je tremble comme un coupable.
L’Empereur sort avec son conseiller par une porte latérale. Deux eunuques et deux suivantes amènent aussitôt l’Impératrice, jusqu’au pied du trône, et, après s’être prosternés, se retirent, la laissant seule. Elle est en grand deuil tout blanc, les mains liées par une corde de soie.
Scène VI
Tant d’égards dont ils m’entourent… m’épouvantent… plus que le supplice et la mort. Pourquoi son palais, à lui, au lieu d’un cachot… Lui. lui, qu’ose-t-il espérer ? Lui, que me veut-il ?…
Oh ! le ciel est encore clément, puisqu’il permet qu’avant de mourir je me prosterne une dernière fois devant mon Impératrice adorée.
Vous ? C’est vous qui êtes ici ?… Cher prince !… Alors, sommes-nous donc partis de la Terre, est-ce déjà notre réunion plus haut que la vie ?… Sans cela, par où seriez-vous venu, comment par quel sortilège, à travers tous ces murs qui font peur ?…
L’audace ne coûte pas, quand on n’a plus rien à perdre… Et puis les Dieux, sans doute, étaient avec moi… Oui, j’ai passé, comme par sortilège, ainsi que vous dites, j’ai passé les murs, les portes gardées… Un de ses soldats, à lui, m’a guidé aussi, pour ce qui me restait d’or… Pardonnez-moi, voici que je pleure : est-ce de joie ou de détresse, je ne sais plus… De joie, oui… car je ne souhaitais que cette grâce : avoir revu Votre Majesté, lui avoir dit une fois, à genoux, ma vénération passionnée… qui, si près de la mort, n’offense plus, n’est-ce pas… Et surtout, lui offrir le présent magnifique, le présent qui délivre de tous les outrages du vainqueur… Elle est donc accomplie jusqu’au bout, ma mission de sujet fidèle, car ce présent, je l’ai apporté à mon Impératrice.
Le poison ! (Comme un cri de délivrance et de triomphe.) Ah !…
Le poison… Hélas ! je n’ai pas pu… Rien que cela, tenez.
Eh bien ! mais cela suffit… Frappez-moi, avant qu’il paraisse, lui !
Oh ! ma bien-aimée souveraine !… Ne commandez point à votre serviteur, qui vous a toujours obéi… ne lui commandez point ce qui est trop au-dessus de ses forces…
Non, vous ne voulez pas ?… Alors donnez !… Je frapperai moi-même… J’essaierai… Je pourrai…
Mais, vos mains… Oh ! moi qui n’avais pas vu !…
Ah ! c’est vrai…
Dois-je les délier ? Avons-nous le temps ?
Non, trop long… Là, dans les plis de ma robe, cachez l’arme… (Le Prince hésite encore.) Vous n’osez pas ?… C’est vrai, toucher la souveraine !… Oh ! vous pouvez ; c’est comme une morte à présent, votre Impératrice.
Mais, avec ces liens, comment ?…
Ah ! il les fera délier, celui devant qui je vais comparaître… Et puis, — on est excusable, n’est-ce pas, de changer d’idée, si près de la mort, — je voulais que vous me frappiez avant qu’il vienne… À présent, j’aime mieux le revoir, lui, l’Empereur.
Le revoir ?… Vous le connaissez donc ?
Oui… Restez jusqu’à ce qu’il soit là.
Oh ! non, que l’on ne me trouve pas ici !
Qu’importe ? au point où nous en sommes…
C’est que… Là-bas, les dernières têtes tombent… On fait l’appel de ceux qui restent… Il est temps… mon tour vient… Ils m’avaient laissé libre une heure sur ma parole… Je ne voudrais pas avoir eu l’air de fuir…
Alors, oui, partez, prince… Adieu… Je vous rejoindrai bientôt, tous, mes fidèles !… À ceux qui restent dites-le, que je vais vous rejoindre…
Scène VII
Fille du Ciel, daignez lever les yeux vers le vainqueur désolé qui s’incline devant vous ; daignez le regarder et vous souvenir ; sans doute, vous le reconnaîtrez, mais puissiez-vous le regarder sans haine !
Pour le reconnaître, je n’ai besoin ni de réentendre sa voix, ni de revoir son visage. Dans mon esprit, la lumière s’est faite pendant les heures de ma captivité : avant d’entrer ici, je savais en quelle présence j’allais être amenée… (Un silence pendant lequel l’Empereur reste incliné.) À la fille des Ming, que peut avoir à dire l’empereur des Tartares ?…
Oh ! vos mains liées !… C’était pour vous défendre contre vous-même, que j’avais ordonné cela… Mais, à présent… (Il s’approche, mais avec hésitation, pour les délier. L’Impératrice recul, en le regardant pour la première fois.) Oh ! pardon… Devant vous, dans mon trouble infini, je ne sais plus… C’est vrai, j’allais oser les toucher, vos mains meurtries… Et cependant vous m’êtes plus sacrée encore, ici, que là-bas, dans la splendeur… (Il frappe un coup léger sur le gong. Un officier paraît. À l’officier.) La grande maîtresse ! Qu’elle vienne à l’instant même. (À la grande maîtresse, qui entre aussitôt et se prosterne.) Déliez les mains de l’Impératrice, et laissez-nous. (La grande maîtresse obéit et sort. Un silence.) Votre voix n’est plus votre voix. Vos yeux ne sont plus vos yeux. Vous êtes devant moi, et votre âme semble restée dans l’inappréciable lointain. Je ne vous attendais pas ainsi et vous me faites peur. La majesté de la mort est en vous.
Un m’appelle au pays des Ombres. Permettez-moi bientôt d’en franchir le seuil ; de vous, je ne puis accepter d’autre grâce. Mes fidèles, mes guerriers s’étonnent que je tarde à les rejoindre, et mon fils écoute s’il n’entend pas derrière lui dans le sentier obscur, venir le bruit de mes pas.
Votre fils !… Oh ! votre fils !… Qui donc, après vous, l’a pleuré comme moi ?… Dix courriers ont été lancés, mes plus rapides cavaliers, nuit et jour au galop, crevant leurs chevaux, jalonnant les routes de cadavres époumonés, pour essayer d’arriver à temps, de détourner l’irrémédiable malheur…
Qu’en a-t-on fait ?… Le corps de mon fils, où est-il ?…
À cette heure, dans un grand char impérial, il s’achemine lentement vers le Nord, précédé de musiques funèbres, suivi de mille dignitaires en vêtements de gala, avec tout le faste d’un jeune souverain.
Et où le conduit-on, mon fils ?
Vers les forêts inviolables où reposent les Empereurs tartares. Là, dans une vallée où jamais l’homme n’a creusé la terre, deux lieues de cèdres sombres jetteront leur silence autour de son mausolée de porcelaine…
M’accorderez-vous de dormir auprès de lui ?
Mais… suivant l’usage des Impératrices, c’est vous-même qui, dans la forêt, choisirez le site, les perspectives, et tracerez les longues avenues de marbre… pour quand votre heure sonnera…
Elle a sonné, mon heure, et depuis bien des jours… Je l’ai entendue, mais j’avais les mains liées, et vos gardes, sans trêve, autour de moi… À présent, vous me la donnez, n’est-ce pas, ma liberté suprême, et je m’en vais rejoindre tous ces morts qui m’attendent ? Me retenir, serait indigne de vous, mon noble ennemi, vous ne ferez pas cela !…
Vous retenir ?… Oh ! moi, non… mais, le devoir… Fille des Ming, au devoir vous êtes incapable de faillir…
Le devoir !… Quel devoir ?… Ah ! déjà une première fois on m’a leurrée avec ce mot-là, et on m’a conduite à fuir, comme une femme vulgaire que la peur talonne ; pendant qu’ils savaient mourir comme des braves, tous, mes guerriers, mes princes, jusqu’à mes filles d’honneur, je m’en allais, moi, lâchement, par les souterrains de mon palais… pour obéir au devoir !… Tenez, c’était à l’heure où mes soldats tombaient par milliers, frappés par les vôtres, où mes murailles croulaient sous le heurt de vos armées… on m’avait apporté, dans une coupe d’or, le breuvage de la Grande Délivrance… et j’étais là, tranquille comme en ce moment… plus souriante toutefois, prête à porter la coupe à mes lèvres ; j’allais échapper à tout, m’en aller fière et intangible, dans ma parure impériale ; les demeures souterraines où dorment mes ancêtres s’ouvraient là tout près, non connues de vos Tartares, et on avait le temps encore de m’y emporter… Mais le devoir !… Oh ! le devoir, paraît-il, était de fuir, et j’ai cédé… Et, jusqu’au jour où vos soldats m’ont prise, j’ai traîné longuement dans la campagne, aux avant-gardes de mes armées toujours vaincues, moi, l’Impératrice et l’Invisible, me profanant au milieu des hommes, marchant devant eux comme une sorte de fille exaltée !…
Dites que vous avez été l’héroïne sublime, la grande impératrice guerrière, la déesse des combats qui défiait les flèches et la mitraille, celle qui revivra éternellement dans les poèmes et l’histoire !
J’ai cherché à racheter ma fuite, voilà tout ; j’ai fait ce que j’ai pu, mais une action lâche ne se rachète pas. C’était dans mon palais qu’il fallait mourir, dans l’autodafé allumé de mes mains et qui a consumé tant de braves… Ma cendre mêlée aux leurs, c’était cela qu’il fallait… Le devoir, dites-vous ?… Mais, j’appartiens donc encore à la Terre, vous croyez ?… Mes villes sont détruites, mes armées sont anéanties, mon fils est mort… Et à cette heure, tenez, je le sais, là, au pied de votre grande muraille tartare, les têtes une à une tombent dans la poussière, les têtes de mes derniers fidèles… Alors, quel devoir je vous prie ?… (Elle retire le poignard de sa robe et tend le bras pour se frapper.) Celui-ci, rien que celui-ci… (L’Empereur se jette sur elle avec un cri, l’arrête en lui saisissant le poignet et jette le poignard à terre.) Ah ! vous portez les mains sur moi, à présent !
Pardon !… Écoutez-moi seulement ; vous mourrez après si vous voulez, je vous le promets… mais d’une façon plus douce…, pas comme cela avec du sang… Même je vous en fournirai les moyens, si vous voulez toujours…
D’une façon plus douce !… Cela, je le veux bien… Le breuvage de la Grande Délivrance, nous autres souverains, nous n’allons point sans cela. Vous l’avez aussi, n’est-ce pas ?
Nuit et jour à portée de main, depuis surtout que vous avez commencé de jouer votre vie à chaque heure, au plus fort des batailles. J’avais tant de crainte de ne pouvoir le prendre vivant, mon beau phénix de guerre !… Soyez rassurée, nous l’avons avec nous, la Délivrance : parmi les bijoux de ma ceinture, là, dans cet étui d’or.
Et vous m’en donnerez ?
Oui.
Vous le jurez ?
Oui ! Après que vous m’aurez écouté, j’aurai ce suprême courage. Vous le refuser serait indigne de vous et de moi… Mais, après que vous m’aurez entendu, seulement après…
Eh bien ! parlez, sire. En échange de votre serment, prenez les dernières minutes où il sera donné à mes oreilles d’entendre, à mes yeux de voir…
Scène VIII
Doublez les gardes aux portes ! Et la mort immédiate à qui, pour n’importe quelle raison, oserait entrer avant que j’aie frappé de nouveau sur ce gong, frappé TROIS COUPS. C’est compris ? Allez ! (Mouvement de l’officier pour sortir.) Attendez ! (Montrant les brûle-parfums sur les marches du trône.) De l’encens, des baguettes, vite, rallumez !… Je veux des parfums dans l’air. (L’homme allume en hâte des faisceaux de baguettes et la fumée monte.) Bien. Sortez !
Scène IX
Hélas ! je lis dans vos yeux la résolution obstinée… Vous allez mourir, je le sais… Je parlerai sans espoir… Une grâce à vous demander encore me l’accorderez-vous ?
Sans doute, oui… Mais d’abord, qu’est-ce donc ?
Notre entretien suprême, je voudrais qu’il eût lieu là-haut. Une fois dans votre vie, ne fût-ce qu’une seule fois sans lendemain, je voudrais vous avoir vue assise sur ce trône des conquérants tartares.
N’est-ce que cela ? S’il vous plaît ainsi, je le veux bien. (Elle commence à monter les marches du trône.) Je monte lentement : je suis brisée et défaillante… Ce breuvage que vous allez me donner, c’est celui qui endort, n’est-ce pas ?… On ne verra point mes traits douloureusement se contracter ? Le Phénix, même agonisant, aimerait conserver un peu de grâce.
C’est mieux encore que ce que vous souhaitiez ; cela vient des Barbares de l’Ouest : des perles brillantes sous une mince feuille d’or… On passe à néant à travers un sommeil soudain, dans un vertige très doux…
Ah !… dans un vertige… (Ils sont arrivés en haut. Elle s’assied à demi couchée sur le trône, qui est presque large comme un divan. L’Empereur reste debout.) Eh bien ! maintenant, ne tardez plus, parlez…
Ce n’est pas seulement pour un vain caprice que j’ai voulu vous voir assise là… Ce que nous avons à nous dire est si solennel ! Entretien d’Empereur à Impératrice, de puissance à puissance… Ici, mieux qu’en bas, abstraits l’un et l’autre de nos personnalités terrestres, nous saurons prendre conscience de nos missions surhumaines.
De puissance à puissance ?… Mais je ne suis plus rien, moi, qu’une captive qui ne compte pas.
Vous êtes toujours souveraine et doublement souveraine, maîtresse des destinées de la Chine, arbitre de tout… (L’Impératrice l’arrête d’un regard, comme offensée.) Maîtresse des destinées de la Chine, oui !… Et, ne vous offensez pas, je n’entends point là parler de votre pouvoir sur son Empereur… Mais, vaincue, captive, peu importe, n’êtes-vous pas toujours la fille des Ming ? Des cœurs, par centaines de millions, vous appartiennent secrètement… La révolte, un moment domptée par mes soldats, renaîtra demain, renaîtra toujours… Vous seule au monde auriez le pouvoir de l’apaiser à jamais… et cela ne vous laisse plus le droit de mourir…
Les morts m’attendent… Je suis des leurs, maintenant… J’entends leurs voix qui me pressent de venir…
Je voudrais vous dire en peu de mots… Je vous sens déjà partie, déjà glacée… Je me hâte et je me perds… Il me semble que je parle à la pierre d’une tombe… Des puissances, vous et moi, disais-je, oh ! oui, de grandes puissances !… Deux lignées rivales d’empereurs fabuleux, de héros déifiés, qui allaient s’étiolant depuis des siècles, sous l’oppression des rites et des formules, dans des prisons trop magnifiques ; deux dynasties qui semblaient vouées à la durée poussiéreuse des momies, ont par miracle abouti à vous et à moi, qui sommes vivants et jeunes ; de notre union pourrait surgir une Chine nouvelle, qui serait vivante aussi et dominerait le monde ; ensemble nous accomplirions cette tâche sainte, pour le bonheur de nos peuples et la gloire éternelle de nos deux noms unis… Mais sans vous, non, je ne puis plus rien, je retombe dans l’isolement doré, l’oisiveté maladive, les fumeries endormeuses… Si vous saviez ce qu’a été mon enfance, enfermée, solitaire, au fond d’un appartement d’ébène noire !… Dans l’obscurité de ce palais, j’ai ébauché, comme un enfant qui rêve, ce projet de m’unir à vous, dont mon imagination était hantée… et votre fils eût été mon fils… C’est comme un enfant encore que je suis parti pour cette aventure, d’aller vous voir dans votre palais de Nang-King. Et je vous ai vue, et ma volonté d’homme, qui flottait encore dans les songes, s’est concentrée soudain vers le but précis et unique… Oh ! tant d’obstacles j’ai déjà surmontés !… D’abord m’échapper de vos palais ; rentrer sans encombre ici, entre ces terribles murs de la Ville Jaune… et puis arracher le pouvoir aux mains des sombres malfaiteurs, qui avaient été longuement les tortionnaires de ma jeune volonté et de ma raison… La guerre déjà battait son plein ; les haines déchaînées, l’odeur de sang dans l’air, Chinois et Tartares hurlaient comme des fauves… Tout cela, vous le savez bien, je ne pouvais plus l’arrêter…
Je le sais.
Que j’aie fait tout au monde pour sauver votre fils, le croyez-vous ?
Maintenant, je le crois.
Si je dis ces choses, c’est pour qu’au moins vous ne me haïssiez pas.
Je n’ai contre vous aucune haine.
Les têtes de vos fidèles, qui tout à l’heure tombaient encore là, près de nous, c’est contre ma volonté : j’avais donné l’ordre de grâce. Quant à celui qui sort d’ici (souriant), — car je vois tout, moi, l’Empereur-fantôme, comme vous m’appeliez, — oui, celui qui vous parlait à cette place même et qui, si héroïquement, se figure courir à la mort, il aura la vie sauve, et vous le reverrez !
Je vous tenais déjà pour un ennemi généreux et grand…
De mon amour, je n’ai même pas osé vous parler.
Je vous sais gré d’avoir maintenu plus haut que cela notre entretien.
Chacune de vos paroles tombe sur moi, tranquille et glaciale comme les gouttelettes d’une lente pluie d’hiver… Et cependant j’aurai la force d’aller jusqu’au bout… Écoutez bien ceci, c’est la fin, vous serez libre après : malgré cette guerre à outrance que nous nous sommes faite, malgré ce cortège de deuil, qui défile là-bas, emportant votre fils vers les forêts du Suprême Repos, je poursuivais encore ce rêve, d’éteindre les haines séculaires en m’unissant à vous, de fondre en une seule nos deux dynasties rivales, pour laisser le grand empire à jamais apaisé…
Depuis que vous m’avez fait asseoir là, j’avais compris…
Et votre réponse ?
Ma réponse : ni vivante ni morte je ne permets que l’Empereur des Tartares frôle seulement ma main… Il est trop tard ; entre nous deux, il y a trop de sang qui coule en ruisseau…
Encore un mot, un dernier… Nous ne sommes pas seuls, à cette heure solennelle de l’histoire, dans ce lieu qui nous paraît vide et plein de silence… Des Ombres de guerriers et d’Empereurs des Mânes illustres s’assemblent de tous les points de l’air, descendent autour de nous et prêtent l’oreille, anxieux de la décision que vous allez prendre. Vos morts sont là tous, unis à présent aux miens, dans la concorde haute et céleste ; vous vous trompez, ils ne vous appellent pas ; ils vous ordonnent avec moi de demeurer quelques années encore, pour m’aider dans cette œuvre de la grande pacification que je rêve et que sans vous, assise à mes côtés sur ce trône, je serais impuissant à accomplir. Vous n’avez pas le droit de vous dérober à la tâche. Au nom de ces milliers d’invisibles qui nous entourent, je vous adjure : Fille du Ciel, restez !… (Un silence.) J’ai dit tout ce qu’il était en mon pouvoir de dire… J’attends votre arrêt… J’ai fini de parler.
Alors, maintenant, donnez !
Non ! non !… De mes propres mains, vous donner… Je ne peux pas !… Ayez pitié !… Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
Ah ! votre serment, sire, votre parole impériale… Donnez, voyons !…
L’Empereur, après un silence encore, s’agenouille devant elle, arrache de sa ceinture la boîte d’or et la lui présente lentement, le visage caché contre terre.
En effet… de très petites perles qui brillent… Et la mort, c’est cela !… La paix, le néant, c’est cela !… (Elle porte les perles à ses lèvres, puis jette à terre la boîte d’or, et se lève exaltée. Triomphante, debout et dominant la salle, aux Invisibles qui sont dans l’air :) Ô mes ancêtres, regardez moi tous : ne suis-je pas glorieuse ? Me voici à cette place d’où, pendant des siècles, vous avez dominé le monde, et c’est sur le trône, usurpé par le Tartare, que je vais mourir ! Votre fille est restée digne de sa race ; malgré la tentation surhumaine, elle a tenu sa parole. Ouvrez toutes grandes devant elle les portes funèbres : la voici, elle vient !… (Souriante et douce tout à coup, à l’Empereur resté agenouillé.) Et maintenant que tout est accompli, approchez-vous, sire. (Elle le prend doucement par la main, pour lui indiquer de se relever et de s’asseoir.) Une seconde fois dans sa vie, l’Impératrice vous invite à vous asseoir… comme jadis là-bas, vous souvenez-vous, un matin, dans mon palais qui n’est plus…
Comme jadis là-bas, dans vos jardins, l’inoubliable matinée… Autour de nous, ces grandes fleurs des lointains climats qui s’ouvraient, humides encore des rosées de la nuit… Et ce beau Phénix impérial, qui rayonnait dans toute sa gloire…
Aujourd’hui, sur ces fleurs, la flamme des incendies a passé… Et il agonise, le Phénix, qui a brûlé ses ailes à tous les feux de la guerre… Mais, au seuil de la mort, il vous dira son secret le plus profond ; à votre tour, entendez-le !… (L’Empereur redresse la tête et la regarde.) Tout à l’heure, vos paroles de noble et magnifique sacrifice… oh ! sous mon masque impassible, avec quel trouble ne les ai-je pas écoutées !… Et j’aurais cédé peut-être, si ce devoir que vous me présentiez n’avait dû être qu’un pénible devoir ; mais il m’eût été trop aisé et trop doux… car je vous aimais… (L’Empereur se lève.) Et, vivante, je n’ai plus droit au bonheur, puisque ce grand bûcher humain dans mon palais, c’est moi qui…
Ô ma souveraine !… ma belle fleur fauchée !.. Entendre cela de vos lèvres, au moment où elles vont se glacer pour jamais… Oh ! être aimé de vous, je n’y croyais plus, moi… Et pas un secours possible, ni des hommes, ni des dieux, rien !…
Un secours !… Est-ce que je l’accepterais ?… Je n’ai parlé que parce que je vais mourir… Un secours !… Mais, puisque c’est moi, je vous dis, qui ai allumé le bûcher… puisque c’est cette main-là, tenez, qui a porté la torche enflammée… Et, pendant qu’ils se jetaient tous dans la fournaise, mourant pour mon fils et pour moi, je leur criais mon serment : je viens bientôt, au pays des Ombres, je viens, je vous suis… Après cela, vous me voyez, demeurant vivante à vos côtés, vivante et heureuse… Je me ferais horreur !… (Près d’elle, toujours assise, l’Empereur se jette à genoux, la tête appuyée sur les coussins du trône.) En pénétrant dans ce palais, c’était de moi-même que j’avais peur, rien que de moi-même… car l’imposteur étrange, apparu dans mon palais un jour, jamais, même quand je ne savais pas, même quand je ne comprenais pas, jamais je n’ai pu le haïr. Et, dans la litière si close qui m’amenait à Pékin, à chaque étape du lugubre voyage, grandissaient mes épouvantes et mes angoisses… à mesure que ce pressentiment s’affirmait, jusqu’à la certitude, que l’Empereur, ce serait vous ! (Se levant dans un sursaut d’épouvante.) Vous ne m’avez pas trompée, au moins ?… C’est bien la mort que vous venez de me donner ?… Oh ! non, vous n’auriez pas fait cela… Vous êtes trop noble pour m’avoir tendu ce piège…
Non, ma souveraine, non, je ne vous ai pas trompée ; la mort, oui, elle est bien là, dans votre sein, toute proche et inéluctable…
Ce sera long ?… Combien de minutes encore ?
Des minutes ?… Oh ! des secondes à peine… C’est tout de suite que vous allez m’échapper dans le néant… La frêle enveloppe dorée, qui brillait, vous protège encore… Dès qu’elle se dissoudra…
Je souffrirai !
Non !
Comment passerai-je, dites ?
Là, dans vos tempes, vous croirez entendre comme si l’on sonnait pour vous la grande cloche d’honneur… Et puis, un vertige… et soudain ce sera l’éternelle paix… (Il se relève et déchire ses vêtements.) Ô dieux, si vous êtes capables de miséricorde, abaissez sur moi vos regards, ayez pitié !…
Où vais-je ?… Qui me dira où je vais, où je serai tout à l’heure ?… Les Morts, les Ombres, que peut leur importer l’emploi de ce dernier lambeau de ma vie, qui n’aura pas de durée ?… À présent que j’ai tenu ma parole, qu’au moins il m’appartienne, ce suprême instant, qui pour nous vaut l’éternité… (À l’Empereur.) Qu’il m’appartienne… et que je vous le donne ! (Elle se rassied sur le trône.) Viens près de moi, mon époux, mon maître, mon Dieu… (L’Empereur s’assied près d’elle, d’abord comme avec une sorte de crainte religieuse.) Viens, je veux appuyer ma tête sur ton épaule, pour mourir… (L’Empereur l’enlace de ses bras.) Vois-tu, nous étions comme deux astres, séparés par l’incommensurable abîme, mais qui se jetaient éperdument leur lumière… Et à présent, l’abîme est franchi, et mon mortel ennemi pleure d’amour entre mes bras… Approche aussi ta poitrine, plus près, tout ton être, que je m’en aille comme en toi !
En moi, et avec moi, car je te suivrai, va, mon beau Phénix qui m’échappe et s’envole…
Non !… Reste sur la terre, reste pour garder l’amour que je t’ai donné… Qui donc se souviendrait de moi et rendrait un culte à mes Mânes ?… Dans la vallée d’éternel silence, par les avenues de marbre, sous l’ombre des cèdres obscurs, qui donc viendrait rêver aux grâces évanouies de ma forme d’un jour… Dis, tu resteras… Mais, viens plus près encore… Si tu n’as pas peur du dernier souffle d’une mourante, approche aussi tes lèvres, mon époux, que j’aie au moins connu ton baiser…
Oh ! même ta poussière me serait désirable, même la décomposition de ton corps… Peur, tu demandes si j’aurai peur !… Le respect seul desserrera mon étreinte… quand je sentirai que tu ne vis plus…
Ah ! oui… je l’entends, la grande cloche qui sonne… C’est le signal, alors ?… Et je sombre… Retiens-moi, mon époux.. Empêche que je sombre ainsi… que je m’abîme… dans le vide…
Pendant un instant de silence, ils restent enlacés. Et puis l’Empereur se rejette en arrière en poussant un cri, et la morte s’affaisse sur le dossier du trône.
Scène X
L’Empereur descend les marches en courant et frappe trois profonds coups d’appel sur le gong. Les portes s’ouvrent. Les dignitaires et les officiers paraissent aux seuils.
Venez tous, dignitaires, grands de l’Empire !… Des parfums dans les cassolettes, des fumées d’ambre !… Qu’on sonne le Carillon de Marbre… comme pour les Dieux !… Venez rendre hommage à votre Impératrice !… À genoux ! tous, devant la Fille du Ciel !…
Il se jette lui-même à genoux sur les marches. On sonne le Carillon de Marbre.
La foule magnifique envahit la salle et se prosterne devant la morte. — Rideau.