La Fille de l’Île Rouge/La Porte de l’Orient

Ernest Flammarion, éditeur (p. 5-21).

I

La Porte de l’Orient


Le 20 octobre 1909, le Melbourne, paquebot des Messageries Maritimes, sortait lentement du port de la Joliette, à destination de Madagascar. L’appareillage avait été long, retardé encore par l’embarquement d’un gros courrier postal. Il était midi. Toutes les laideurs du port intérieur s’étaient effacées : les quais nus et tristes, salis par le charbon, les tas de marchandises alignées sous de plats hangars, les rames de wagons barrant de lignes noires des maisons lépreuses, et les moires graisseuses de la mer sillonnée de barques rondes, pareilles à ces gros insectes qui courent à la surface des étangs.

Maintenant le panorama de Marseille emplissait la moitié de l’horizon : les bassins avec les cheminées et les mâts d’innombrables navires, au pied de collines grises, les fils d’araignée du pont transbordeur, tendant leur trame métallique au-dessus du vieux port, les coupoles byzantines de la cathédrale, la montagne pierreuse où s’agenouille Notre-Dame-De-La-Garde. Sous le ciel hivernal d’un bleu très doux, la côte toute blanche irradiait de la lumière, la mer d’azur scintillait entre les îles. Puis la Corniche incurvait ses calanques, ouvrait ses ports en miniature, étageait parmi les chênes-liège et les oliviers ses bastides et ses villas.

Cependant le vent fraîchissait, mettait à la surface de la mer frissonnante d’innombrables franges d’écume. Sur le pont du Melbourne des femmes, déjà incommodées, se repentaient d’avoir voulu jouir de la vue de Marseille et songeaient à regagner leurs cabines. Les vieux coloniaux, blasés sur le spectacle, étaient descendus pour déjeuner. Seuls quelques rares passagers, demeurés à l’arrière, regardaient.

L’un d’eux, absorbé dans sa contemplation, oubliait l’heure. C’était un jeune ingénieur, engagé par la Compagnie Australe de Madagascar pour diriger les travaux et surveiller les affaires de cette société à Tananarive. Il venait d’éprouver une déception de cœur cruelle, en rompant un mariage depuis longtemps projeté, et il se remémorait les péripéties douloureuses de ce drame intime. Ses hésitations d’abord : épouserait-il ou n’épouserait-il pas Marthe Villaret ? Cette parisienne élégante, mondaine, éprise de tous les plaisirs qu’offre aux femmes inoccupées la vie contemporaine, convenait-elle bien à l’homme qu’il était ?… Puis leurs fiançailles. Sa passion grandissait, tandis que celle qui en était l’objet semblait n’avoir aucune hâte de renoncer à sa libre existence de femme divorcée. À mesure qu’il était moins hésitant, elle le devenait davantage… Enfin la rupture. Il revivait leur dernière entrevue au Ritz, quelques jours auparavant. Il la pressait de fixer la date de leur mariage : elle cherchait des atermoiements, arguait de mille petits obstacles matériels, puis elle avait eu pour lui un mot cruel ; ils s’étaient quittés sur une impression pénible. Par un soudain revirement, fréquent chez les impulsifs, il avait décidé de la fuir. On venait précisément de lui offrir une situation aux colonies. En rentrant chez lui, il avait écrit deux lettres, l’une de rupture à Marthe Villaret, l’autre d’acceptation pour la Compagnie Australe de Madagascar. Il avait entassé hâtivement les effets les plus indispensables dans ses malles, pris le train pour Marseille, signé son contrat pour la colonie. Maintenant l’irréparable était consommé : chaque tour d’hélice du Melbourne augmentait entre eux la distance, ce serait dans quelques jours toute la Méditerranée qui les séparerait, ensuite des milliers de lieues, de Marseille à Tamatave…

Et il éprouvait, malgré sa peine, comme une sensation de délivrance. Une sorte de joie tranquille, un apaisement lui venait, avec la conscience de sa liberté reconquise, des liens subtils qui l’attachaient à un autre être brusquement rompus. Sa vie de nouveau lui appartiendrait, il ferait ce qu’il lui plairait de ses journées, il allait travailler, redonner à son activité un but autre que le sourire ou le baiser d’une femme. Plus de visites, plus de five o’clock, finie la vie mondaine. Il redevenait l’ingénieur Saldagne, il cessait d’être le flirt de Madame Villaret.

En même temps, il ressentait un vide douloureux, une détresse profonde : dans l’horreur nouvelle de sa solitude, l’image de l’aimée flottait devant ses yeux prêts à s’emplir de larmes. Elle lui apparaissait, telle qu’il l’avait vue pour la dernière fois au Ritz : un costume tailleur, très sobre, moulait les épaules harmonieuses et la jeune poitrine, atténuait la matérialité des hanches, tout en accusant la ligne des jambes. Les cheveux blonds tempéraient par leur douceur l’expression un peu hautaine du visage. Elle incarnait la Race, en elle revivaient les générations d’êtres de joie, transformées par la civilisation, affinées par l’amour : elle personnifiait la Française, telle que l’ont faite des siècles de luxures et d’adorations ; elle était, sous l’aspect éphémère d’une époque, la femme redoutable et mystérieuse… Mais délibérément il chassa l’image importune et se remit à contempler Marseille-la-Joyeuse. Il s’en emplissait les yeux, puis, les fermant, imaginait dans l’île lointaine d’irréels tableaux où la lumière si douce de ce midi d’hiver rayonnait sur des villes de rêve. C’étaient des maisons blanches à terrasses, étagées en amphithéâtres au-dessus de golfes bleus, bordés de palmes, ou d’étranges villages, avec des avenues de cocotiers, sur des plages inconnues, parsemées de coquillages roses.

Un tirailleur malgache, ordonnance de quelque officier, se promenait sur le pont de long en large, berçant un poupon ; il chantait au bébé blanc, pour l’endormir, des airs de son pays, des chansons sakalaves ; et ce soldat bronzé aux jambes nues rattachait déjà Marseille à Madagascar.

Claude Saldagne voyait fuir, sans nul déchirement, les côtes de France, et ne se sentait point emporté vers l’exil. Presque tous les voyageurs du reste semblaient enchantés de partir. Il y avait bien eu quelques pleurs versés, quelques mouchoirs agités, tout à l’heure, quand le Melbourne était encore à quai et qu’une clochette du bord avait donné à tous les non-passagers le signal de descendre à terre. Mais ce n’avait été qu’une minute au milieu du va-et-vient affairé qui précède le départ. Maintenant le vent de la marche du bateau avait tout emporté. En bas, des gens déjeunaient ; le cliquetis des assiettes, des fourchettes et des couteaux accompagnait le bruit sourd et saccadé de l’hélice. Quelques personnes, sur le pont, installaient leurs chaises de bord aux bonnes places, se préparaient des habitudes pour la traversée. D’autres liaient connaissance avec les compagnons de route imposés par le hasard.

Soudain Claude s’aperçut qu’il était seul à regarder la côte, petite ligne blanche déjà moins précise à l’horizon. Un peu de lassitude, avec un grand apaisement, chassait de son cerveau toute pensée active, l’incitait au repos. Il alla chercher, lui aussi, son fauteuil de toile, et, le long du bord étendu à l’ombre, il se prit à rêver.

Sa pensée devançait la marche du navire, le portait vers ces bords lointains où le menait sa destinée. Mais là, son rêve se perdait en images vagues. Un malaise seulement l’angoissait, à cause de tous les dangers devinés et grandis par cette obscure inquiétude du terrien embarqué pour la première fois : maladies inconnues en Europe ou depuis longtemps oubliées, les filaires insinuées dans le sang, les mycoses paralysant l’organisme comme des algues l’hélice d’un navire, la lèpre qui mène à la plus hideuse des morts ; soleil torride cuisant les crânes sous les casques ; insectes venimeux, bêtes monstrueuses qui hantent l’eau des fleuves ou de la mer, caïmans sournois, requins voraces ; poisons subtils, épars dans le vent qui passe, dans l’eau du marécage, sous la feuille du mancenillier, ou versés par l’indigène hostile dans les mets et les breuvages de l’étranger.

Puis son imagination le ramenait, par delà les jours de Paris, vers l’âge heureux de son enfance et sa jeunesse, dans le calme sûr de sa province ; les gens n’y connaissent les colonies qu’à travers le Tour du Monde ou le Journal des Voyages ; ils citent volontiers le dicton : « Là où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute » ; jamais aucun d’eux n’a supposé qu’une chèvre, après avoir rompu son lien, pût franchir les mers. Claude évoquait ses parents qui dormaient leur dernier sommeil dans l’antique cimetière où reposaient les pères de leurs pères, depuis des générations immémoriales. Une sourde anxiété le tenait malgré lui, la peur héréditaire de briser toutes les racines sociales qui vous lient, comme un arbre à la terre, au sol des champs ou de la ville, d’arracher les radicelles ténues et innombrables qui vous attachent à la patrie. Toujours surgissaient les mêmes paysages du passé : de doux vallons tranquilles, avec des horizons de collines arrondies, toutes bleues dans la buée du matin ; sous de sombres hêtraies, l’humus noir, gonflé de champignons, sent la pourriture ; des genêts d’or et des bruyères roses fleurent bon dans les clairières ou sur la lisière des grands bois. Puis une image de femme se substituait à toutes celles-là ; bannie un instant, elle revenait comme le fantôme de l’Amour.

Il voulut, de toute son énergie, vivre le présent, s’arracher au passé mort, doux ou triste. Il se leva, se promena sur le pont, regarda longuement, à bâbord et à tribord, la mer sans limites. Il lia conversation avec des passagers, avec les officiers du bord. Le soir, à table, il causa avec ses voisins, s’attarda dans le fumoir.

La houle faisait rouler le bateau ; quand Claude regagna sa cabine, il éprouvait la sensation de vide et la vague douleur à l’épigastre, prodromes du mal de mer. Une bonne nuit le remit. Dès six heures, il était sur le pont, aspirant à pleins poumons la brise fraîche. Le lavage du navire, les manœuvres des matelots hissant et fixant la grande tente d’un bout à l’autre du bord, l’intéressèrent. À huit heures, un garçon lui apporta quelques lettres, arrivées à la dernière heure, au moment de l’appareillage. Il parcourut des yeux les adresses : l’une était de l’écriture de Marthe Villaret. Accoudé au bastingage, il regardait avec une attention douloureuse cette enveloppe évocatrice, sans oser l’ouvrir. Qu’allait-il y trouver ? Quels regrets ? Quelle tristesse ? Quelle amertume ? Valait-il pas mieux la jeter à la mer, avec son secret ? Après tout, c’était peut-être très banal ce que renfermait cette lettre. Il l’ouvrit et la lut :

« J’ai voulu, très cher ami, que cette lettre ne vous apporte plus que le souvenir déjà lointain de la Parisienne frivole qui faillit troubler votre vie, un souvenir ému des jolies heures qui furent et aussi de celles que peut-être nous avons rêvées tous deux. Ces quelques mots vous sont adressés sur le bateau, afin que le chemin mouvant de votre vie nouvelle ne vous permette plus le retour. Peut-être aurait-il été plus sage de ma part de vous laisser seulement dans le cœur un peu de la rancune, presque de la haine, dirais-je, que vous avez éprouvée pour moi dans le cadre élégant et factice que je vous avais imposé. Je n’en ai pas eu le courage.

« La Marthe Villaret que vous avez aimée n’est pas celle du Ritz, mais un être tendre et très doux que les adulations du monde ont sans doute un peu gâté, sans pouvoir détruire sa vraie nature. Cet être-là fût peut-être parvenu à vous comprendre ? Votre volonté parfois un peu brutale l’effarouchait, et alors il se vengeait par un mot vif qui vous blessait.

« Mon snobisme vous déplaisait. Savez-vous s’il ne cachait pas seulement le vide d’une existence qu’aucune affection sérieuse n’avait jamais remplie. Avec un peu de patience, peut-être nous serions-nous mieux compris ; mais pour vous c’était la perte de votre énergie, c’était pour d’autres la perte d’une force utile, donc vous avez agi sagement : il fallait fuir loin, très loin.

« Adieu ! Si la joie d’un soleil inconnu, si la révélation d’une vie nouvelle laissent parfois place aux souvenirs, donnez alors une pensée un peu émue à celle qui restera toujours pour vous une amie fidèle. »

« Marthe Villaret. »


Deux fois, trois fois, il relut les pages de longue écriture penchée ; c’était si loin de ce qu’il attendait, si simple, si tendre ! Il comprit que, s’il gardait cette lettre, c’en était fini de toutes ses résolutions. S’il la relisait à Port-Saïd, il prendrait le premier bateau pour Marseille. Soudain un doute cruel lui vint : dans leur jeu de l’amour et du hasard, Marthe Villaret sans doute avait voulu être belle joueuse, elle avait opposé simplement sa faiblesse désarmée à une rupture un peu brutale. Après tout, si elle l’avait vraiment aimé, si elle avait tenu à l’empêcher de partir, ne serait-elle pas venue à Marseille, avant qu’il montât sur le bateau ? Secrètement, il avait rêvé une telle folie de sa part, il lui en voulait de ne pas l’avoir osée. Maintenant c’était trop tard : leur destin devait s’accomplir. Mais il fallait détruire ce vestige trop matériel du passé, cette lettre dissolvante pour son énergie. Il la relut une dernière fois, la déchira en tout petits morceaux qu’il jeta au vent. Il les regarda s’éparpiller ; pendant qu’ils s’envolaient comme des papillons, l’hélice puissante poussait en avant l’énorme masse du navire, tout de suite il les perdit de vue. Ses yeux déjà se fatiguaient de fixer la mer brillante. Sur le bordage il vit une petite tache humide qui s’élargissait auprès de sa main, une larme… Il se donna jusqu’à la disparition de cette larme, vite desséchée au vent du large, pour bannir toute lâcheté de son cœur. Déjà on distinguait à peine sur le bois l’endroit où elle était tombée ; quelques secondes encore, la trace en était effacée. Cette fois, le passé était mort. Délibérément, il releva les yeux, regarda vers l’Orient, vers l’avenir où l’entraînait le Melbourne, vers l’horizon clair où rayonnait l’aube d’une vie nouvelle.

On était en vue de la Corse. Le soleil perçait lentement les brumes. De hautes montagnes, couvertes de maquis, restaient noires, mais les collines dénudées, près du rivage, s’éclairaient de tons roux, en contraste avec l’écume blanche des vagues. Un arc-en-ciel s’irisa, pont gigantesque jeté vers la Sardaigne à peine visible. La côte inhospitalière se hérissait d’énormes rochers, semblables à des monstres échoués sur la plage, et couverts sans cesse par la mer d’une toison d’écume. Sur un promontoire abrupt, d’autres rocs s’amoncelaient, des murs de pierre découpaient sur le ciel leur silhouette sombre. À cette distance, Claude ne savait pas si c’étaient les maisons d’une ville, les tours d’une église, ou de simples escarpements pierreux. Sur les paysages troubles, un peu gris, s’ouvraient et se fermaient tour à tour les voiles de brume agités par le caprice du vent. Puis, sous le soleil indécis, l’ossature des montagnes se vêtait de verdures très tendres, au bord de la mer s’éparpillaient les maisons d’une cité ou d’un village, dominées par une grande tour, à moins que ce ne fût un phare debout sur des rochers ruiniformes.

Dans la lumière plus claire, le contraste s’exagérait entre le chaos des monts granitiques, hérissés de pointes, fissurés de crevasses, et la ligne monotone des stratifications régulières dont les ondulations blanches dominaient le rivage. Sur la falaise, la ville de Bonifacio, laide comme son nom, étalait avec ostentation ses toits de tuiles et ses grandes casernes trop neuves. Elle rappelait désagréablement à Saldagne la vie moderne, au milieu de ce paysage cyclopéen ; il reporta ses regards sur la mer qui baigne éternellement des mêmes vagues les villes changeantes des hommes. Des phares sur la côte, et, sur les écueils, au large, d’autres phares encore surveillaient le détroit, pour montrer aux navires les îlots rocheux, éclaboussés de ressac. Sur l’un d’eux se dressait une sorte d’obélisque, enclos dans un mur de cimetière, en commémoration de la perte d’une frégate française. Par une nuit de tempête, 80 officiers et 1.200 hommes, envoyés en Crimée, s’étaient débattus au milieu des vagues en furie, et la mer les avait pris tous, payant en une fois à la Mort le tribut de plusieurs combats. Le souvenir de ce désastre, évoqué en ce paysage morne, rendit Claude mélancolique. L’idée de son propre malheur le hanta de nouveau, mais il sentait couler dans ses artères le flot rouge et chaud de sa vie ; il détacha ses yeux de la mer mauvaise et noire, pour les reporter sur le ciel clair, sur les terres vivantes. On voyait maintenant dans ses moindres détails la côte corse, éclairée de face ; la Sardaigne, au contraire, dans le halo, se détachait en une ombre chinoise énorme. Il marcha jusqu’à l’arrière ; on était sorti des bouches de Bonifacio ; il les regarda une dernière fois ; il lui semblait qu’il venait de franchir d’autres Colonnes d’Hercule, pour aller à la conquête de fruits d’or merveilleux dans les jardins des Filles-du-Soleil. Soudain il se rappela sa dernière causerie avec Marthe Villaret, comment il lui avait raconté le mythe de Kirkê l’enchanteresse, qui tant affolait d’amour les hommes qu’elle les muait en bêtes. Lui aussi avait subi l’emprise de la magicienne ; aussi heureux qu’Ulysse, il avait pu fuir la terre de Kirkê, mais, au plus profond de son être, il éprouvait encore la puissance du charme qui l’avait vaincu.

Il eut ainsi des alternatives de découragement et de calme, selon l’état de la mer, la couleur du jour, les impressions de l’heure…

Le troisième soir, au coucher du soleil, il vit la Crète. Hors des vapeurs rougeâtres flottant sur les eaux, surgirent tout à coup des montagnes de rêve : quelques sommets neigeux empourprés par les dernières clartés du jour semblaient émerger des nuages, si haut par delà l’horizon qu’on les eût dit perdus dans le ciel et reposant, comme les murailles fabuleuses de la Cité des Oiseaux, sur des amoncellements de nuées. La vision dura cinq minutes, des brouillards roses s’étendirent sur la mer, sous les voiles du soir, comme dans les apothéoses de théâtre, lient devant la scène des gazes transparentes. Le mouvement innombrable des vagues et leur clapotis monotone exaltaient l’immobilité silencieuse des monts lointains. La vie et l’agitation des hommes sur le navire semblaient à Claude vaines et puériles devant les cimes inaccessibles. Son imagination concevait avec peine qu’à leurs pieds, au-dessous de l’horizon, se cachaient, comme des fourmis, les peuples de l’Île-aux-Cent-Villes, et sa pensée remontait très loin dans le temps et dans l’histoire.

Sans doute ce fut en une telle minute que les ancêtres des Hellènes, portés par des barques fragiles sur les chemins humides de la mer, conçurent leur cité divine, et dans les neiges marmoréennes des hautes montagnes sculptèrent des palais pour les Immortels…

Les mouettes, annonciatrices de la terre, accompagnaient le Melbourne de leur essaim tourbillonnant, quelques dauphins jouaient à la surface des eaux. La Méditerranée palpitait dans le soir tiède, prête encore à enfanter des dieux. Claude, dans la douceur ineffable de cette heure, entendit chanter en lui les hymnes d’autrefois. « Ô mer brillante, mer féconde, où naquirent les Êtres de lumière et de joie qui vécurent les mythes de la Grèce ! C’est de tes flots d’un bleu sombre que sortit Poseidôn à la chevelure azurée, c’est par tes larges routes liquides qu’Europe, assoiffée d’inconnu, s’en fut vers l’Orient lointain, portée sur le dos du taureau blanc, c’est à tes écueils qu’Ariane, trahie par un dieu, conta ses injustices, c’est sur tes eaux maternelles que courut la trirème de Thésée, quand le héros retourna, lassé d’aventures, avec la vierge conquise… »

Ainsi la hantise de l’Amour revenait, du fond des siècles morts, s’imposer à Claude. Il songeait tristement que tous les mâles de sa race avaient toujours souffert du même mal secret et volontaire, depuis que Zeus avait donné à Prométhée une statue vivante de femme, et que Kypris Aphrodité, pour la joie des hommes et des dieux, était sortie nue des abîmes amers. Les histoires d’amour, depuis les drames intérieurs de l’antique maison d’Atrée, depuis les péripéties lointaines de la guerre de Troie, qu’aux crimes passionnels des modernes Cours d’Assises, n’était-ce pas l’essentiel de toutes les heures vécues par les fils des hommes sur la terre d’Europe ? N’était-ce pas la trame de tous les poèmes qu’ils avaient chantés ? Ainsi Claude, fuyant la patrie de ses ancêtres, se sentait obsédé encore par la Femme héréditaire.

En vain, il avait rompu les liens matériels, jeté les morceaux de la dernière lettre d’amour dans le sillage du Melbourne, en vain, il avait regardé de nouveaux visages, contemplé des paysages inconnus : le fantôme de Marthe Villaret était toujours là. Le soir, en face de la mer, il songeait que ces flots étaient les mêmes qui dormaient au pied des quais de la Joliette, d’où le rail va vers Paris, et, s’il levait les yeux, pensait, à voir scintiller la Grande-Ourse, qu’une femme là-bas fixait peut-être en même temps la même constellation, que leurs regards se rencontraient dans l’espace infini. Il n’était donc pas assez loin ; il souhaitait d’avoir contourné encore longtemps le dos immense de la terre, pour naviguer sur d’autres océans, pour ne plus voir les Sept Étoiles, pour contempler la Croix-du-Sud ou la Couronne-Australe.

Après Port-Saïd, la dernière rupture commença de s’accomplir. Déjà la ville orientale, avec le grouillement pouilleux de ses mendiants, les allées et venues silencieuses des femmes coptes, à la figure barrée d’un voile fixé au front par des cylindres de cuivre, avait déshabitué ses yeux des images familières de la vie de France. Lorsque le Melbourne glissa lentement entre les berges sableuses du Canal, il eut la conscience obscure qu’il franchissait le véritable frontière acceptée jadis par les ancêtres de sa race, et sentit une séparation d’avec le passé, plus profonde qu’à Marseille.

L’Afrique et l’Asie se confondaient dans le désert monotone, malgré la limite artificielle récemment creusée. À droite une ligne régulière de verdure, dominée par des palmiers, marquait le tracé du canal d’eau douce, annonçait la fertilité du Delta Égyptien. À gauche, la terre d’Asie, vieille d’avoir porté si longtemps des hommes, développait sa chauve et stérile nudité. Le désert jaune et morne s’étendait, comme un océan de vagues sableuses, des confins de l’horizon oriental jusqu’à la chaîne Libyque, dont la haute muraille se dressait à l’Ouest, prolongement des falaises escarpées de la Mer Rouge, vraie limite de l’Afrique.

Ici rien, hors du navire, ne rappelait plus l’Europe. Si loin que pût s’égarer la pensée de Claude, vers l’Arabie ou vers l’Égypte, elle ne rencontrait que l’inconnu : les solitudes mystérieuses, pleines d’oasis, où s’était élaboré l’Islam, et, plus avant, par delà d’autres mers, le Toit-du-Monde, qui avait abrité l’enfance pastorale de l’Humanité, l’Inde figée dans l’immobilité de ses castes, et la Chine dans l’antiquité de sa civilisation, ou bien, de l’autre côté des monts libyques, le Nil, père des eaux, dont les rives avaient vu commencer l’histoire, puis, après les déserts, la forêt équatoriale, où végètent les peuplades sans nom. En cette contemplation s’abolissait aussi la hantise de l’Amour. Les très antiques philosophies ignorent la femme ou plutôt ne connaissent que la génitrice. Les religions phalliques de l’Inde, comme les rites orgiastiques des nègres, ne s’adressent qu’à l’animalité humaine. Les mythes de la Perse ou de l’Égypte sont mélancoliques comme ceux des chrétiens : Istar descend dans les Enfers et chastement enlève à chaque porte une des sept parures de son vêtement. Osiris vit dans le monde des morts, et son peuple n’a été préoccupé que de rendre éternels les tombeaux. Claude ressentait une sorte d’éloignement pour les femmes de toutes ces races ; elles obscurcissaient, lui semblait-il, en son cerveau le concept français de l’Amour ; dans l’Inde, les bayadères sacrées dansaient pour les dieux seuls ; en Égypte, des déesses à tête de lionne étendaient pieusement leurs mains sur leurs genoux hiératiques, et partout l’exubérance du rut déchaîné avait préservé les hommes de l’Amour.


Autour du Melbourne, le soleil flamboyait sur le sable jaune, les hautes dunes monotones et l’eau immobile du Canal renvoyaient la lumière ; la machine du navire, haletant à de longs intervalles, faisait comme à regret tourner l’hélice. Déjà la torpeur de la Mer Rouge endormait le cœur de Claude, et, dans le triomphe immortel de ce midi tropical, il sentait s’émousser sa faculté de souffrir.