La Fille d’Eléazar
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 673-709).
02  ►


LA FILLE D’ÉLÉAZAR



PREMIÈRE PARTIE


I

Debourah ! Debourah !

La voix gutturale de la vieille Esther retentit dans le calme du jardin.

Une jeune fille, aux tresses noires, aux grands yeux hébraïques, vêtue d’une robe flottante, apparut entre les roseaux de la « Baraque » de fête.

— Que me veux-tu, mamma Esther ?… Je mets les dernières fleurs… La toilette de ma souka sera bientôt terminée…

Un sourire épanouit le visage de Debourah. En même temps, elle promena un regard satisfait sur la Baraque qui, au milieu du jardin, se dressait rustique, rouge des lueurs du couchant…

C’étaient de grosses marguerites et des lys blancs que la jeune fille choisissait d’une main délicate dans une gerbe éparpillée sur une table à tréteaux. Elle les piquait à mesure le long des parois jusqu’au plafond tapissé d’algues jaunies et de laurier. On voyait, au milieu, un grand lustre de cuivre, supportant trois veilleuses, les trois veilleuses qui devaient brûler pour les saints Abraham, Isaac et Jacob. Il en tombait une lumière très douce sur la verdure des roseaux, sur les tentures de satin rouge ornées de grappes de raisin d’or, sur les panneaux de toile blanche où figuraient Joseph vendu par ses frères et la Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/676 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/677 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/678 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/679 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/680 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/681 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/682 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/683 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/684 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/685 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/686 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/687 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/688 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/689 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/690 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/691 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/692 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/693 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/694 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/695 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/696 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/697 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/698 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/699 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/700 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/701 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/702 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/703 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/704 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/705 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/706 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/707 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/708 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/709 Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/710 deviendra huile et tu auras un passage dans ses flancs…

Tous sont émus de ce voyage pour Paris… Mais ils songent au retour, et cela les console… Ils auraient voulu accompagner Jacob jusqu’à la passerelle… Mais la consigne est sévère, et le vieux gardien corse interdit brutalement l’accès du ponton à quiconque ne présente son billet de passage ou sa carte de faveur…

Les coups de sifflet se précipitent. Des appels résonnent par delà les cheminées… Des grincements de poulies… Les cables énormes qui retiennent le navire à la bouée, se relâchent, croulent sur l’eau, éclaboussent… tandis que l’essaim des pilotes en leurs barques rame à tour de bras vers la jetée…

L’ancre est levée. Jacob, debout sur la passerelle, fixe le tourbillonnement des milliers de mouchoirs… Il sent fondre sa poitrine… Un sanglot bouillonne en lui… Et puis, son regard s’élève vers la belle colline qui domine Alger, dans une apothéose de lumière… La maison de Debourah est perdue parmi les autres maisons blanches, et les grands arbres… Il lui murmure adieu… Il essaie de distinguer le chemin qu’il suivait parmi les falaises, côte à côte avec Rabbi Eléazar, dans ces soirs heureux du vendredi… Oh ! que tout cela déjà est loin !… L’image de Debourah, au pied du cèdre, dans le chaud après-midi, se représente à lui… Il revoit la vierge, sous ses lourdes tresses dénouées et le négligé de sa robe aux lignes antiques… Oh ! que de tout cela l’arrachement est douloureux !… Le sanglot éclate dans sa gorge… ses yeux s’embuent… Il s’éloigne vers sa cabine pour échapper à tous les cruels souvenirs qui l’assaillent…

Mais tout à coup, Jacob se redresse… ses mains se sont crispées au bastingage… Dans une tension subite de tous les nerfs de sa face, ses prunelles se figent, étincellent, d’un étincellement qui s’effare ou qui délire !… Là-bas… parmi l’animation des quais qui diminuent, contre la façade du hangar de la Transatlantique… la silhouette droite, drapée dans sa toge couleur tabac, de Rabbi Eléazar… Il la reconnu… Le rabbin dresse sa face angoissée… Son regard suit bien le navire qui gagne le large… Il a tiré de sa ceinture un foulard rose… qu’il porte lentement à ses yeux…


Elissa Rhaïs.


(La deuxième partie au prochain numéro.)