(pseudonyme, auteur inconnu)
Éditions du Vert-Logis (p. 23-54).


CHAPITRE II


Lorsque le soir de ce même jour, Sarah rentra au logis, elle aperçut Léon, confus et inquiet, qui l’attendait en une encoignure.

Comme ses plans étaient dûment préparés, elle n’eut aucune hésitation. À l’infidèle, elle ne manifesta aucune rancune, se contentant de lui recommander :

— Tu vas monter derrière moi, tu te cacheras sur le palier pour que la boniche ne te voie pas quand elle viendra m’ouvrir. Ensuite, lorsqu’elle aura regagné sa cuisine, je t’entrebâillerai l’huis et nous gagnerons ma chambre.

Il acquiesça d’un sourire polisson et tout se passa comme la jeune fille l’avait prévu.

Dans la chambre, en cette demi-solitude, ils eurent l’un et l’autre une courte hésitation. Ce fut Sarah, encore une fois, qui prit les devants, si l’on put s’exprimer ainsi.

Elle s’assit sur son lit, les genoux hauts, avec au coin des lèvres un rire moqueur.

Léon rit également, d’un air bête, ainsi qu’il est de coutume chez un garçon de quatorze ans.

— Tu n’as pas de pantalon, t’as peut-être trop chaud ?

Narquoise, elle affirma :

— Si, j’en ai un, regarde de plus près, tu t’en apercevras.

Il obéit, quoi qu’il eût déjà une certitude. Sarah ricanait, se prêtant bénévolement à ses investigations oculaires.

Elle l’aida même en se dépouillant d’une robe superflue et, dès cet instant, il lui fut possible de prendre l’objet en main.

Naïf, il se complaisait en ces recherches scientifiques, d’autant que Sarah le guidait et de la voix et du geste.

Évidemment, ils ne hasardèrent que des jeux puérils, ignorant encore les finesses des préparatifs et les douceurs des préceptes de Sapho.

Mais, à son tour, le garçon réclama que l’amie lui vint en aide.

Sérieuse, elle feignit de ne rien voir ; elle se rappelait qu’une fois déjà elle avait travaillé sans obtenir aucune récompense.

En désespoir de cause, il s’occupa d’elle encore et finalement elle connut toutes les extases qui s’accompagnaient de petits tressaillements convulsifs.

Puis, quand elle se jugea satisfaite, elle redressa un front hautain, revêtit sa robe et annonça :

— Maintenant, tu peux t’en aller !

Il demeura stupide, prouvant de son mieux qu’il restait en suspens.

Cynique, elle ricana et ne lui accorda qu’une pichenette dédaigneuse.

Fâché, il s’installa dans un fauteuil, tandis que la jeune fille allait et venait en fredonnant, coulant, cependant, parfois un coup d’œil curieux du côté du compagnon.

Celui-ci, également, la narguait d’un air goguenard semblant dire :

— En somme, je n’ai pas besoin de toi !

Cependant, elle fut complètement renseignée et, pour l’instant, ne désira pas autre chose.

Dès le lendemain, elle méprisa définitivement la classe, se contentant de faire acte de présence. En revanche, elle repassa en sa mémoire tous les incidents de la veille, et, par déduction, se constitua une théorie de l’amour bien personnelle.

À midi, elle mangea peu, un crabe mystérieux semblait lui étreindre l’estomac. Le père, toujours sagace, lui dit :

— Tu es pâlote, fifille !

Elle éclata de rire :

— Tu me dis tout le temps cela… ce doit être ma couleur naturelle.

— C’est la croissance, fit la mère placide, étalant sur son ventre rebondi une serviette.

Sarah fila à l’école cette après-midi là, avec l’idée unique du retour. Maintenant, elle éprouvait de l’impatience et probablement plus que son complice dont l’énervement restait plus fugitif.

Néanmoins, ayant suffisamment joué au foot-ball, il fut là à l’heure prescrite et ils opérèrent avec autant de précaution que la veille.

Sarah n’eut pas d’hésitation : une fois dans sa chambre, elle se dépouilla de sa robe et circula allègrement en une courte chemise qui découvrait ses genoux charnus.

Léon se montrait plus hésitant ; la jeune fille bonasse l’encouragea :

— Fais comme moi, mets-toi à ton aise.

Il hasarda :

— Et ta mère ?

Les poings sur les hanches, retroussant un peu plus haut sa chemise minuscule, elle railla :

— M’man, elle tricote, un bombardement aérien ne la ferait pas bouger !

Il la crut et se débarrassa d’une veste et d’une culotte encombrantes.

Ils demeurèrent étonnés, face à face, en ce simple appareil. Léon, qui s’était renseigné durant le jour auprès d’un camarade plus âgé, aurait bien voulu oser le geste décisif. Pourtant, il n’en fit rien et, encore une fois, ce fut Sarah qui s’assit sur le lit, lui indiquant d’un doigt autoritaire ce qu’elle désirait.

Espérant une récompense, il se plia à une première fantaisie, puis à une seconde, une troisième, lorsque la complice parut se lasser. Elle avait des rires brefs, convulsifs, se tortillait comme une couleuvre juvénile.

Enfin, elle donna des ordres plus précis, l’obligeant à lui procurer les suprêmes délices.

Certes, il opéra maladroitement, mais cette maladresse elle-même avait une saveur particulière pour la jeune fille.

Enfin, elle le repoussa et, comme la veille encore, l’avertit :

— Tu peux t’en aller, j’ai plus besoin de toi !

N’aurait été la crainte salutaire de la maman toute proche, il se serait livré à un esclandre, aurait fait du tapage.

Boudeur, il fut s’installer sur le fauteuil ainsi que le jour précédent.

Toutefois, les détails qu’il avait appris dans le cours de la journée, il tint à les rapporter à l’associée, espérant vaguement ranimer ses désirs. Il expliquait avec intelligence, comme à un cours pratique, indiquant la place respective des différents objets dans l’œuvre de la procréation, la gymnastique suédoise qui était nécessaire pour compléter l’illusion du parfait bonheur.

Sarah savait un peu tout cela, mais la précision n’était point pour lui déplaire, d’autant que Léon, en un noble emballement, croyait déjà y être.

Plantée devant lui, les mains aux hanches, elle écoutait d’une oreille attentive, se gardant cependant de prêter, ce que l’on pouvait appeler main-forte au jeune garçon. Elle lui gardait rancune de son égoïsme du premier jour et ne se voyait pas prête de lui pardonner.

Tout a une fin en ce monde, les explications de Léon se terminèrent par une explosion qui arracha à Sarah un rire cristallin.

Dédaigneuse, elle lui tendit une serviette en intimant :

— Mouche… ton nez, grand idiot !

Ce qualificatif acheva de le désemparer et il n’eut plus que la hâte de s’éloigner.

De nouveau seule, Sarah réfléchit longuement, et le lendemain, en classe, elle partagea sa science toute neuve avec une compagne.

Celle-ci, prudente, lui conseilla :

— T’avises pas à ça, malheureuse, on attrape des enfants comme rien…

Et sérieuse, pudique, elle ajouta :

— Moi, je me conserve pour mon mari !

Sarah frissonna de terreur, elle se vit en imagination procréant des enfants « comme rien ». Ces simples mots eurent une influence considérable sur le cours de sa vie future, elle allia toujours en son esprit l’idée de l’accouplement à celui de la procréation inéluctable. Mais, d’autre part, sa sensualité naturelle la tyrannisait et il résultait de ce mélange des bizarreries qui, de prime abord, paraissaient inexplicables.

Le soir de ce même jour, elle reçut encore Léon dans sa chambre, et dès qu’ils furent ensemble, elle l’avertit que désormais, il ne devait plus lui demander ce qu’il lui avait demandé la veille. Il n’entrait pas dans ses intentions de jouer à la fille-mère.

Il avait quatorze ans, cette décision ne pouvait l’émouvoir beaucoup, il se contenta des à peu près puérils que lui concédait sa cousine.

Chaque jour, ainsi, ils passèrent ensemble deux longues heures de béatitude. Cependant, pour que la jeune fille daignât lui rendre un ultime service, il lui fallait longuement se soumettre à de multiples fantaisies que Sarah imaginait avec une adresse diabolique. Le souvenir de la fourrure maternelle lui revenait continuellement en mémoire et c’était régulièrement Léon qui pâtissait de cette réminiscence. D’ailleurs, il s’habitua lui-même graduellement, et bientôt plus rien ne l’étonna.

Deux années s’écoulèrent en cette douce monotonie. La sexualité de Sarah ne se montrait toujours point tyrannique et les sensations passagères, souvent répétées, suffisaient à apaiser sa chair en évolution. Elle était de ces natures de formation lente qui laisse l’adolescence en une relative quiétude. En Léon, elle avait trouvé un exutoire à son besoin de sensations et s’en contentait.

Mais tandis qu’elle atteignait dix-huit ans, Léon arrivait à sa seizième année. La bête en lui se révolta contre la tyrannie de la cousine et, un jour, il lui posa la question de confiance : to be or not to be. Sûre de son pouvoir, Sarah lui rit au nez ; il ne revint plus, ayant rencontré au Quartier Latin une compagne plus accommodante.

Sarah se trouva subitement enfoncée en une morne solitude, la compagnie du petit cousin lui manqua bientôt. En raisonnant, elle se dit : celui-là ou un autre… Ce fut le point de départ du changement définitif de toute sa vie.

Elle fréquentait encore le lycée, par habitude, préparant un tardif bachot. Elle s’ouvrit de ses inquiétudes à une amie qui, au su de tous, avait vu le loup en compagnie d’un jeune professeur du lycée de garçons. L’autre se moqua de ses craintes :

— Peuh ! on s’arrange… s’il fallait pondre un salé à tout coup, la vie deviendrait intenable.

Cependant, elle se refusa à lui fournir de plus amples précisions, se contentant de lui conseiller :

— Toute la question se résume à ne pas avoir affaire à des gamins qui ne connaissent rien !

Cette réflexion rendit Sarah songeuse, elle entrevit la possibilité de connaître les douceurs de l’amour en s’adressant aux hommes mûrs.

Dès ce jour, elle se montra plus assidue aux réunions familiales qui rassemblaient quelques joueurs de belote émérites.

Quoi qu’elle ne se l’avouait point, elle avait déjà jeté son dévolu secrètement sur un quinquagénaire encore suffisamment vert pour tenir son rôle. Il s’appelait Laveline, était veuf et possédait une fille de l’âge de Sarah, et par surcroît une barbe en pointe. Cette barbe surtout intriguait Sarah, à cause justement de la rareté de la chose parmi les spécimens masculins des jeunes générations.

À la première rencontre au salon maternel, elle se montra souriante et sut par une admiration puérile attirer l’attention du brave homme. Elle joua la comédie avec tant de finesse qu’il la considéra aussitôt comme une fille fort intelligente. Il l’invita :

— Faudra venir voir Odette un de ces jours !

Elle promit avec empressement, voyant là un moyen de resserrer une amitié naissante.

Les Laveline demeuraient en un antique appartement avenue des Ternes. Odette y était née, Madame Laveline y était morte.

Dès le lendemain, Sarah y courut en sortant du lycée. Elle espérait vaguement rencontrer le quinquagénaire plutôt que sa fille.

Pour cette Odette, elle n’éprouvait en réalité qu’une sympathie relative ; elles s’étaient connues au cours de danse, mais peu fréquentées. Odette, se contentant d’un brevet, avait tôt versé dans la dactylographie, mais ne travaillait que par intermittence. Sarah la considérait comme une grande dessalée et en avait un peu peur.

Par extraordinaire, elle la rencontra sur le seuil de l’immeuble, elle rentrait de promenade.

Sarah fut frappée de son élégance, depuis les chaussures guère composées que de languettes de daim, jusqu’au bibi de feutre noir, en passant par l’ample et cossu manteau de fourrure.

Belle blonde, à la lèvre charnue, aux traits réguliers, Odette avait le sourire engageant et le rire perlé.

Elle reçut la représentante de la famille Clarizet avec de grands transports de joie.

— Papa m’avait dit que tu viendrais. Tu ne peux te figurer comme ça m’a fait plaisir.

Elle l’entraînait par le bras vers les étages supérieurs, tout en babillant étourdiment.

Sarah aurait fort souhaité demander :

— Ton père est là ?

Mais elle se retint, craignant que l’on ne devinât ses intentions.

Odette ouvrit la porte de l’appartement et poussa la visiteuse en avant. L’antichambre était sombre, une senteur vague de remugle flottait.

Odette éclata de rire :

— C’est pas gai, hein, viens chez moi, il y a plus de lumière.

Elles pénétrèrent, en effet, dans une pièce claire dont les doubles fenêtres donnaient sur l’avenue. Sur le chiffonnier la jeune fille saisit une boîte et l’ouvrit :

— Une cigarette ?

Elle en choisit une elle-même et cavalièrement l’alluma, tandis que Sarah manifestait plus d’embarras. Un peu plus, elle considéra Odette comme une grande dessalée.

Celle-ci, toujours riant, l’installa dans un fauteuil et de sa voix au timbre un tantinet aigu, annonça :

— Mande pardon, faut que je donne un coup de téléphone.

Il y avait, en effet, un appareil accroché près du lit, ce pourquoi, Sarah conçut une grande admiration.

Un bruit de ressort la détourna de sa songerie passagère. Odette avait décroché le récepteur et criait :

— Allo !… Allo !

Sarah regarda et une stupeur se marqua dans ses grands yeux noirs.

L’amie, assise sur le lit, les jambes haut croisées laissaient voir une cuisse charnue et la naissance d’un ventre blanc aux reflets d’or. Sous le manteau de fourrure, elle ne possédait qu’une modeste chemise, sans doute par économie.

À la vue de la mine étonnée, elle éclata de rire, tout en téléphonant, puis raccrocha le récepteur :

— Pourquoi que t’as l’air ahuri ? Mon petit, le nu, il n’y a que ça !


L’amie, assise sur le bord du lit, les jambes haut
croisées, laissait voir… (page 38)

Elle le prouva en retirant son manteau encombrant.

Sarah se tenait droite, immobile en son fauteuil, les idées tourbillonnaient en son esprit, tandis qu’un sang brûlant lui montait aux joues.

Odette s’amusait de ce qu’elle prenait pour de l’innocence, quand ce n’était que le fruit d’un juste émoi.

Narquoise, toujours assise sur le bord du lit, elle affirma :

— Moi, j’ai une amusette !

Cette fois, Sarah s’abandonna, ne voyant pourquoi elle ne profiterait pas de l’occasion.

Avec des mines de chatte, en une démarche serpentine, Odette alla vers elle. Doucement, de ses deux bras, elle lui entoura le col et se mit à cheval sur sa cuisse dénudée.

Leurs lèvres se joignirent en une caresse profonde, perverse, tandis que tout leur être frémissait.

Le silence, durant longtemps, ne fut plus troublé que par le bruit de leurs baisers.

Sarah, au vrai, ne manifestait aucune activité, elle laissait toute la peine à la compagne. Sa molle sensualité ne pouvait se prêter qu’à ce rôle.

Cependant, lorsque une heure plus tard, elle se retrouva dehors, il y avait en elle un vague mécontentement.

Ce n’était pas là ce qu’elle avait été chercher avenue des Ternes. Elle ressentait plutôt une désillusion de cette passe d’armes qui, en définitive, ne lui apprenait rien et ne lui apportait que des satisfactions illusoires. Une compagne, elle ne pouvait la tyranniser, comme elle avait coutume de tyranniser Léon. Il lui semblait qu’un homme serait beaucoup plus maniable.

Elle rentra au logis assez dépitée, et négligea même de s’enfermer dans sa chambre. Elle demeura auprès de Madame Clarizet qu’elle s’acharna à tourmenter, la troublant en sa molle quiétude.

Le père, en rentrant pour dîner, remarqua encore :

— Un peu pâlote, petite !

Elle haussa les épaules avec mauvaise humeur :

— Tu répètes toujours la même chose.

On s’installa à table, autour d’une soupière qui fumait bourgeoisement.

En dépliant sa serviette, Clarizet énonça :

— J’ai vu Laveline, il aimerait à ce que tu fréquentasses un peu plus sa fille !

Les yeux de Sarah brillèrent de malice, mais en même temps, une mauvaise humeur gonflait son cœur :

— Cette grande dévergondée ! Ma foi, non…

Madame Clarizet opina :

— Oui, je me suis laissé dire que cette enfant n’avait point une conduite exemplaire.

Clarizet fronça les sourcils :

— Alors, tu ne la fréquenteras pas… et cet idiot de Laveline qui ne s’aperçoit de rien.

— Il a beaucoup d’indulgence, hasarda Sarah, les paupières mi-closes.

Le dîner s’acheva dans la monotonie d’une conversation familiale. Sarah, chaque jour, perdait un peu de sa gaieté, ce soir-là, elle fut presque morne et, aussitôt après le dessert, se réfugia dans la solitude de sa chambre.

Là, elle n’éprouva aucun goût aux jeux habituels, une langueur l’étreignait, elle avait l’impression profonde qu’il lui manquait quelque chose.

Elle se rappela brusquement la réflexion d’Odette :

— Le nu, il n’y a que ça !

Lentement, avec des gestes mous, elle se dévêtit et, quand elle fut nue, elle erra à travers la pièce, roulant de la croupe, guignant dans la glace cette rotondité qui ne manquait point de charme.

Découragée, elle s’allongea sur son lit et y resta inerte, les jambes éloignées l’une de l’autre, les mains croisées sur la nuque.

Une tiédeur régnait dans la chambre, le parfum de son corps de brune flottait, mettant une volupté terrible dans l’atmosphère.

Les paupières closes, elle s’abandonnait à une songerie nouvelle, sa taille avait parfois des tressaillements brusques, un soupir gonflait sa poitrine.

Elle monologua :

— Ce Laveline est un idiot… et sa fille me dégoûte… Je n’ai vraiment pas besoin d’elle pour cela et c’était beaucoup plus drôle avec Léon qui se montrait tout de même adroit.

Sérieuse, elle conclut :

— Ce n’est qu’une affaire d’éducation.

Le jour suivant, à la sortie du lycée, elle chercha un dérivatif à son ennui, en une longue promenade, ses pas la ramenèrent inconsciemment sur l’avenue des Ternes. Mais devant la maison de Laveline elle passa très vite, afin de ne point tomber en tentation.

Elle consulta la montre de son poignet et calcula mentalement dans combien de temps Laveline rentrerait au logis. D’après ce que lui avait dit son père, elle n’aurait qu’une heure à patienter.

Résolue, elle descendit l’avenue et alla s’asseoir à la terrasse d’un bar. D’un geste dégoûté, elle jeta sa serviette sur une chaise auprès d’elle et, très crâne, alluma une cigarette.

Le garçon, sur son ordre, lui apporta un modeste quinquina.

Ce qui la menaçait se produisit, un quidam vint s’asseoir auprès d’elle et lui adressa un sourire.

Elle ignorait que les ménages temporaires et clandestins se concluaient d’ordinaire par ce moyen. Bonne fille, elle sourit aussi, afin de ne pas désappointer le monsieur.

Encouragé, il rapprocha sa chaise et affirma d’une voix troublée que la température était merveilleuse pour la saison.

Elle songea au manteau de fourrure d’Odette et une malice brilla dans ses yeux.

L’autre insista, régla sa consommation, lui demandant si elle acceptait de le suivre un instant.

Elle consulta encore sa montre et acquiesça.

— Oui, j’ai encore dix minutes !

Il crut qu’elle exagérait et l’entraîna.

À quelques pas de là, il lui offrit une chambre d’hôtel. Son rire sonna clair dans le brouhaha de l’avenue.

— Vous me prenez pour une poule de demi-luxe !

Ayant remarqué la serviette sous son bras, il déduisit qu’il s’était trompé. Toutefois, afin de n’avoir pas payé en vain une consommation, ne fut-ce qu’un quinquina, il la poussa dans une porte cochère largement ouverte, mais faiblement éclairée.

L’attirant à lui, il l’embrassa sur la bouche. Elle en frémit d’aise et ne se révolta pas. Pendant ce temps, la main de l’homme s’occupait. Comme décidément elle méprisait les culottes, il découvrit incontinent ce qu’il cherchait.

À son tour, il voulut faire preuve d’autant de libéralisme, sa propre culotte ne fut pas un obstacle.

Sarah frissonna, elle crut percevoir le contact tiède d’un monument public, le dôme des Invalides, par exemple.

Peureuse, elle prétendit qu’il exagérait. Il rétorqua que rien en lui n’atteignait les anomalies. Quoi qu’il dit, elle ne voulut point le croire et se sauva effrayée.

Vraiment, Léon ne l’avait pas habituée à rien de semblable et elle admettait qu’avec un garçonnet les accouplements fussent permis ; mais plus tard, les choses lui apparaissaient malaisées.

La vue de Laveline, qui s’en revenait au logis, fit changer le cours de ses idées. Elle s’affirma que celui-ci, homme posé, demeurait dans une juste modération.

Il la salua, le chapeau à la main, très régence, elle crut un instant qu’il allait lui baiser le bout des doigts.

— Vous venez voir Odette ? s’enquit-il.

Elle le regarda fixement, audacieusement :

— Non, je passais par ici…

Elle sut immédiatement qu’il ne répéterait rien à ses vénérés parents.

Il ne répondit point, circonspect, n’osant comprendre. Pourtant, il ne détestait point les fruits verts. D’ailleurs, celui-ci commençait à mûrir déjà.

Ils firent quelques pas côte à côte, bavardant comme de vieux amis. Mais, en face de la maison, Sarah s’arrêta, elle ne tenait point à revoir Odette en présence de son digne père.

— Je me sauve ! annonça-t-elle avec un soupir mélancolique.

Soucieux, il la suivit des yeux.

— Que fabrique-t-elle par ici ?… Ses parents sont de si braves gens… J’aurais honte d’abuser de leur confiance.

Il monta chez lui, pour trouver Odette en peignoir grenat, les pieds nus dans des babouches. Il lui parla de Sarah ; elle rit, montrant ses dents, mais ne répondit rien.

Cependant, celle-ci avait sauté dans un taxi pour être plus vite au logis. À son arrivée, sa mère s’inquiéta :

— Comme tu rentres tard !

— Ce sont les cours du soir !

Et elle se sauvant en ricanant. Madame Clarizet retomba en sa molle somnolence, admettant aisément qu’il y eût des cours du soir pour les jeunes filles.

Dans sa chambre, Sarah demeura un instant pensive ; dans sa main, elle caressait un mince flacon de parfum et répétait :

— Comme ça, comme ça !

Ce lui parut effrayant, et une minute elle se livra à des essais prudents. Après un moment, elle conclut :

— C’est impossible ! Ce type-là doit être un gorille !

Satisfaite par cette explication, elle n’y pensa plus et se jeta sur son lit en attendant le dîner. Elle aimait cette position horizontale dans laquelle tout son être se détendait.

Elle gardait les jupes hautes afin de s’aérer, prétendait-elle. Pour l’instant, elle ne souhaitait rien d’autre, elle éprouvait une volupté douce, à cette demi-nudité, tandis que ses mains, mollement, caressaient ses cuisses charnues.

Elle songeait aussi à Laveline, le quinquagénaire circonspect. Elle s’étonnait encore qu’il ne lui eût pas proposé une chambre d’hôtel.

— Il doit être timide comme Léon ! pensa-t-elle.

À cette idée, elle rit, se voyant conquérant le brave homme par le même procédé que celui employé pour le garçonnet, derrière la table de la salle à manger.

Elle entendit le pas de son père dans le vestibule et sauta vivement à bas de son lit.

Rapidement, elle eut mis de l’ordre en sa toilette et en sa chevelure. Elle souriait malicieusement tout en retrouvant ses parents déjà installés autour de la table familiale.

Durant le repas, elle bavarda assez étourdiment et ranima ainsi la gaieté ancienne. Elle sentait naître soudainement au fond de son cœur un espoir encore confus mais qui n’en réagissait pas moins sur son humeur.

Quand elle se retrouva dans sa chambre, son premier soin fut de se mettre nue et, en ce simple appareil, elle déambulait, s’autorisant des ronds de jambes et des effets de buste qu’elle lorgnait curieusement dans la glace.

Elle s’étonnait que le désir du petit jour ancien ne la tourmentait plus, au contraire elle en ressentait comme une sorte de lassitude, fruit normal de l’uniformité.

Encore, elle s’allongea sur son lit et se roula mollement en tous sens, goûtant un plaisir imprécis mais quand même existant, à frôler sa chair contre la couverture rugueuse, le drap froid.

Elle se palpait aussi avec une satisfaction enfantine, caressant d’une main légère ses seins qui s’arrondissaient, ses hanches qui se faisaient plus charnues, sa croupe ferme coupée par un sillon tiède.

Ce n’était pas le besoin de la volupté qui la tourmentait, mais le besoin d’une sensation prolongée qui, cependant, se rattachait à la sexualité.

Ces sensations ne devraient pas être brèves, brutales, au contraire, il leur fallait durer, la titiller longuement jusqu’au plus profond d’elle-même.

Ce fut ainsi qu’elle s’endormit et, au matin, lorsqu’elle se réveilla, elle conçut quelque étonnement de se voir toute nue, couchée sur son lit, les couvertures non tirées.

Elle s’empressa de se glisser à l’intérieur et se permit un nouveau somme qui la conduisit jusqu’à l’heure du lever.

Au lycée, elle s’était toujours montrée distante à l’égard des compagnes, préférant la solitude aux réunions bruyantes. Cette attitude s’accentua encore dans les jours qui suivirent. Chacune des lycéennes qu’elle côtoyait, représentait pour elle un double d’Odette Laveline, elle s’étonnait de ne point les savoir nues sous le tailleur ou la robe.

Elle riait de ces amitiés sentimentales qui liaient deux beautés juvéniles, elle se moquait de leurs étreintes furtives, de leurs baisers sournois dans la pénombre des couloirs.

Certainement, elle préférait la barbe en pointe de Laveline et son poil rugueux. Pour elle, à cause de son âge même, il représentait l’homme, la masculinité. Les jeunes gens ne l’attiraient point parce que trop semblables à elle avec leur visage glâbre, leurs cheveux longs et soyeux. C’étaient encore des Odette Laveline en plus corsé.

Pourtant Laveline n’avait rien du séducteur ; ayant fait fortune dans le commerce des bois et charbons, il s’était retiré pour jouer à la belotte tout son saoûl. L’éducation d’Odette ne lui occasionnait aucun souci et sa propre santé demeurait florissante. Il s’offrait à époques régulières des amours rétribuées et considérait que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Mais son manque de séduction le rendait justement plus mâle pour une ignorante de la vie ; il n’avait point de mièvreries, son parler était rude, ses bras noueux, son rire sonore et sain.

Sarah ne s’en toqua point follement, elle n’y rêva point le jour et la nuit ; elle se dit seulement qu’il serait un excellent éducateur. Instinctivement aussi, elle devinait la puissance de sa jeunesse sur un amant grisonnant et espérait en profiter.

Malheureusement, si elle s’ingénia à le rencontrer à plusieurs reprises, allant même jusqu’à manquer le lycée, il restait hésitant, circonspect, peu désireux de troubler la quiétude de son existence par de folles amours. D’ailleurs, modeste, il ne devinait pas encore le désir réel de la jeune fille.