La Fiancée de Corinthe/Texte entier
Légende dramatique en trois actes
APOLLONIA.
MANTICLÈS, fiancé d’Apollonia.
BÉRÉNIKÈ, mère d’Apollonia.
MÉNŒCHOS, vieux serviteur.
UN PRÊTRE CHRÉTIEN.
STRATYLLIS,
MYRRHINA, |
jeunes filles amies d’Apollonia. |
DÉMOPHOS, serviteur de la maison des champs.
ACTE PREMIER
Scène première
à l’une des colonnes de la porte.)
Elle dort. Chère mère, tu reposes d’un salutaire sommeil que depuis longtemps tu ne connaissais plus. Hier encore, quand je franchissais cette porte, c’était pour venir pleurer devant l’autel et je suppliais les dieux d’épargner ma mère et de me frapper à sa place. Maintenant elle s’est endormie tranquille et souriante. Bientôt, sans doute, elle reviendra s’asseoir auprès de nous sur ces degrés… (Elle descend et s’assied au pied de l’autel, rêveuse, elle regarde autour d’elle.) Comme le ciel est clair ! Comme la lumière est douce sur les arbres ! Allons, Démophos, et toi aussi, Ménœchos, je veux qu’aujourd’hui l’autel domestique soit mieux paré que celui des temples. Vite, vite, cueillez-moi des fleurs et des rameaux. (Démophos et Ménœchos entrent, ils se dirigent vers le mur et se mettent à cueillir des branches.) Non, pas celui-là, pas celui-là ! Ne vois-tu pas dans ce rameau les feuilles jaunies !
Celui-ci ? Il est flexible et doux.
Celui-ci ? Parmi ses jeunes feuilles vertes les grappes noires resplendissent comme des joyaux ; il sera l’ornement de ta guirlande.
C’est bien, Ménœchos. (Ménœchos, debout devant elle, la regarde tresser sa guirlande. Elle lève la tête.) Allons ! Tu es déjà fatigué ! Il faut des roses encore pour les mêler aux ramures ; des roses pourpres et des roses blanches. À quoi penses-tu ? Si tu restes ainsi à me contempler, il vaudrait autant avoir près de moi Manticlès.
Ô Apollonia, il te serait sans doute plus agréable d’avoir pour aide Manticlès.
Les vieillards sont mauvais compagnons de la joie des vierges ; ils s’entendent mal à tresser les couronnes, et les fleurs sont plus belles dans les mains heureuses des jeunes hommes.
Tu pourras célébrer la jeunesse dans les hymnes qu’on chante aux Anthestéries. Je veux des roses, à moins qu’il n’y ait plus de rosiers dans la Hellas.
Scène II
sur les genoux d’Apollonia.)
Il y en a encore !
(Elles s’assoient sur les marches de l’autel et se mettent à tresser des guirlandes.)
Qu’as-tu besoin du vieux Ménœchos pour cueillir les fleurs ! Tes paroles les ont fait surgir autour de toi, plus éclatantes et plus nombreuses que dans les illustres jardins de Rhodes.
Comme dans le troupeau on choisit la plus belle génisse pour les holocaustes, ainsi sur les buissons sanglants nous avons cueilli pour les dieux les plus splendides roses.
Nous avons dépouillé le jardin. La prêtresse est-elle contente ?
Obéissantes hiérodoules, la prêtresse vous remercie. (Elle s’arrête un moment et rêve.) Être prêtresse ! S’avancer en un manteau de lin parmi les foules religieuses et offrir aux déesses les prémices du printemps et les fruits derniers de l’automne… Mêlée aux théories blanches, invoquer Artémis chasseresse ou la puissante Déméter, et, vierge, intercéder pour la fécondité du monde…
Que penserait de cela l’amant qui va venir, le Khalkidien Manticlès. Apollonia, si tu étais prêtresse, tu n’aurais sans doute pour époux qu’un dieu invisible et lointain.
une couronne commencée.
Nous ne finirons jamais seules ! Pourquoi Mélitta ne vient-elle pas nous aider ?
Mélitta est partie.
Elle est aux champs, elle surveille les esclaves qui sont dans les vignes, emplissant les grandes cuves. Dans la maison d’Iphis, ce jour fut de tout temps consacré au divin Dionysios. Enfant, j’ai suivi les vendangeurs et, jeune homme, j’ai foulé de mes pieds puissants les grappes mures ; et maintenant je ne puis même plus mener à la vendange les éphèbes et les vierges.
Tu regrettes sans doute de ne plus danser parmi les vendangeurs ? Tu regrettes les vendangeuses folles à la figure ensanglantée de raisins.
Célèbrera-t-on cette année les Iobacchies ?
Le temps des Iobacchies n’est plus ; ils ne sont plus les jours où l’on portait dans les maisons joyeuses la cruche de vin couronnée de fleurs, où l’on promenait dans la campagne, derrière le bouc couvert de guirlandes, le phallos glorieux. La Hellas est attristée par des sectes moroses et l’on n’entend plus résonner sur les collines de Korinthe les tympanons et les cymbales.
Les cymbales… les tympanons…
Antique demeure d’Iphis, le dieu étranger a franchi ta porte ! Comme un hôte trompeur ruinant la maison qui l’accueille, il s’est assis à ton foyer, et ton foyer ne brûle plus pour le daïmon familial. Ta femme, Iphis, n’offre plus sur l’autel méprisé les gâteaux de miel et les libations de lait. Elle a oublié les rites vénérables… Que dis-je ? Elle a oublié même son nom. Maintenant Derkèto se nomme Béréniké et sous ce toit elle adore le Crucifié.
Tais-toi, Ménœchos. Ne parle plus de cela. Parle plutôt des anciennes fêtes. Tu es heureux d’avoir vécu en ces temps où les dieux eux-mêmes ordonnaient la joie. Aujourd’hui j’aurais avec ferveur accompli les rites. Je suis joyeuse. Je ris de tout, de toi qui sembles prêt à chanter « Io Bacche », de Myrrhina qui me regarde, de Stratyllis qui s’embrouille en tressant le lierre.
Manticlès n’est pas si joyeux, lui qui s’en va.
Khalkis n’est pas loin de Korinthe. Manticlès reviendra bientôt.
Tu parles ainsi quand le fiancé est encore près de toi. Tes paroles seraient autres si tu avais vu derrière les lointains promontoires se perdre les blanches voiles de sa galère.
Si court que soit le voyage, nulle route sous le ciel n’est sûre pour les hommes. Partout veillent des dieux jaloux. Vierges qui vous avancez vers la maison nuptiale, craignez de rencontrer sur le seuil les Kères éternelles. Prenez garde, vous que souille aux yeux des Olympiens le crime d’être heureux.
Aujourd’hui je ne puis croire à la haine des immortels. La joie de la vie fleurit en mon âme. Cette journée d’automne m’est plus douce que les claires aurores du printemps. Iacchos furieux frappe-t-il les vignes aux belles grappes et Zeus a-t-il jamais puni de sa foudre les amandiers en fleurs ? Les dieux nous aiment, Ménœchos. Vois : Manticlès s’éloigne et depuis longtemps la maladie cruelle enferme ma mère dans la maison et cependant j’espère et je ris. N’est-ce pas une main divine qui écarte de moi la tristesse ?
c’est Bereniké qui appelle.)
Ménœchos ! Ménœchos !
Me voici ! (À Apollonia.) Ta mère m’appelle.
Scène III
Que lui veut-elle ? Sa voix est étrange.
Je l’ai toujours entendue parler ainsi.
Non, c’est assez, je ne veux plus tresser de guirlandes.
(Démophos sort, Stratyllis et Myrrhina s’avancent vers la maison, écoutent et se parlent bas. À ce moment on frappe à la petite porte.)
C’est Manticlès !
Myrrhina. Elle ouvre.
C’est Manticlès.
Scène IV
Salut à toi, Stratyllis ! Salut à Myrrhina !
Éros t’aveugle-t-il à ce point que tu ne voies pas Apollonia ?
Est-ce nous qui t’empêchons de la voir ? Viens, Stratyllis, allons achever de cueillir les roses.
Scène V
les mains unies.)
Apollonia !… Regarde-moi ainsi, silencieusement, regarde-moi encore de tes doux yeux de vierge et laisse sur mes bras ton corps s’incliner, pareil au souple sarment des treilles… Ma blanche fiancée, tu es belle comme ne le fut nulle nymphe, et ils n’ont pas connu mieux que moi le bonheur suprême, les héros qui furent élus entre les hommes pour recevoir des baisers de déesses.
Bien-aimé… Là-bas, dans la palestre poudreuse où jouait la jeunesse, tu m’es apparu comme un roi victorieux au milieu de captifs sans gloire. Il me semble qu’avant toi je n’avais jamais vu d’éphèbes. Tu viens vers moi, pareil au dieu resplendissant qui se lève dans les cieux, et, quand tu t’en vas, je te contemple au loin, triste et ravie, comme on regarde le soleil disparaître sur la mer. Depuis hier, je ne t’avais pas vu !
Je t’ai vue !
Tu m’as vue ?
Oui. Sur une galère aux voiles de pourpre, je t’emportais vers mes hautes demeures, vers la grande île d’Euboia. Tu étais assise sur un escabeau d’ivoire, plus radieuse qu’Hélène, et, dans le lointain, je voyais déjà paraître les murailles de Khalkis. Mais, devant le vaisseau rapide, fuyait la ville, comme devant le chasseur les roses flamants. J’étais couché à tes pieds et j’oubliais la mer, j’oubliais les prochains rivages. Insoucieux, je buvais tes regards. Au milieu du vaste océan, le navire voguait sans pilote et sans rameurs. Pareils aux ancêtres de la Hellas, pareils à Deukaliôn, fils de Promêtheus et à la divine Pyrrha, nous flottions sur la terre engloutie par une nouvelle colère de Zeus. Soudain s’éleva devant nous une cité prodigieuse qui semblait bâtie par les Titans. Elle étageait sur une colline blanche ses temples et ses palais, et dans son Pnyx se dressaient d’innombrables statues. La foule encombrait les places et les rues ; et les hommes étaient forts comme des athlètes, et les femmes avaient la beauté des Kharites immortelles. Les éphèbes se pressaient dans les gymnases et sous les portiques de marbre, où retentissait la parole des sages. Partout des guerriers majestueux préparaient les glaives pour les batailles et se hâtaient vers les forges rouges où les armuriers battaient le fer, ciselaient les boucliers, aiguisaient les javelots. Par les portes d’argent, des chariots attelés de bœufs apportaient les vendanges vermeilles ; d’admirables troupeaux paissaient dans les prairies vertes, et, dans les champs inépuisables, les blés splendides renaissaient sous la faux des moissonneurs. Nous regardions cela et nous nous demandions l’un à l’autre quel était ce peuple puissant et riche, aimé des dieux, lorsque nous entendîmes dans l’air une grande voix qui nous disait : « C’est ta race, ô Manticlès ; ces hommes sont sortis de tes flancs, Apollonia ! » Alors la ville devint trop petite pour nos générations futures, et les murailles s’entr’ouvraient, et l’enceinte s’élargissait quand le chant du coq me réveilla.
Manticlès, tes paroles sont magiques et ta voix est pour moi comme la flûte puissante dont l’harmonie enivre les Korybantes. Parle-moi encore, redis-moi les songes que t’envoient les dieux bienfaisants.
À quoi bon s’entretenir de mes rêves ! Tu es là maintenant. Que sert-il de parler de visions vaines quand je puis te serrer dans mes bras et de mes lèvres baiser ton front !
regardant dans le vide, elle se parle à elle-même.
Quand viendra-t-elle l’aube éclatante où, loin des étrangers, nous marcherons seuls dans nos jardins aux portes closes parmi les lauriers et les troënes ?
Laisse ma tête s’ensevelir dans ta chevelure fauve ; que nos haleines se mêlent, que les battements de nos cœurs se confondent. Ils sont aimés des Immortels ceux qui meurent jeunes. Je voudrais que les Euménides nous reçoivent tous deux au seuil de l’Hadès, comme des amants fugitifs dans un bois sacré ; car j’ai peur de périr séparé de toi.
Tais-toi, Manticlès ! Quelle divinité mauvaise te souffle ces paroles ? Un frisson d’épouvante s’est emparé de moi. Tais-toi, ne parle plus de la mort !
Comment n’y pas songer ? Je pars, Apollonia, et il me semble qu’en sortant de ta maison bien-aimée je quitte la terre radieuse. Je te dis adieu, et je crois saluer pour la dernière fois les belles campagnes, et la douce lumière des vivants.
Tais-toi ! J’ai supplié les Okéanides. Ainsi qu’elles guident vers Délos la trirème sacrée, ainsi elles conduiront à Khalkis le navire qui porte mon fiancé.
Tu as raison : à travers la mer paisible, mon navire atteindra la blanche Khalkis et j’entrerai dans le port familier. Les jeunes filles de ma demeure m’aideront à préparer la maison nuptiale. Bientôt je reviendrai te chercher et nous fuirons ensemble vers les jardins que tu rêvais.
Puissant fils de Khronos, toi qui, vêtu d’une armure d’or, fends les flots glauques et conduis sur l’Océan tes chevaux à la corne d’airain ; entends ma voix, ô Poseidaôn. Toi qui prosternas dans la poussière le fier Hippolytès, toi qui brisas les vaisseaux du redoutable Aias, sois favorable à mon bien-aimé. Époux d’Amphitrité, souverain des tempêtes, roi de la mer, toi qui entoures la terre, toi qui l’ébranles par ton trident et l’épouvantes par ta voix, sois-nous favorable. Dieu à la chevelure bleue, ancêtre honoré à Éleusis, créateur, fécondateur, voyant, maître des Tritons et des Okéanides, toi que les vierges servent à Korinthe ; ô Poseidaôn, reçois mes offrandes de myrrhe et d’encens ; protecteur des nefs rapides, exauce mes vœux.
l’attire sur sa poitrine.)
Je t’aime, Apollonia !
Manticlès !
Adieu ! (Il revient, l’embrasse encore et s’enfuit.)
Manticlès !
(Elle va vers l’autel, l’entoure de ses bras, reste un instant immobile,
agenouillée. Puis elle se relève plus calme.)
Scène VI
Il est parti.
Parti !…
Console-toi ; dans quelques mois, entourées de nos compagnes, la chevelure ornée d’hyacinthe, nous invoquerons Lètô au voile sombre, protectrice de la jeunesse, et nous chanterons à ta porte les chœurs hyménaiens.
Dans quelques mois !… À peine est-il disparu… Et avec lui s’est éloignée la joie. Quand je le savais près de moi, à Korinthe, jamais aucune crainte ne m’assaillait. Maintenant je ne dirai plus le soir, lorsque le soleil couchant voilera de pourpre la mer profonde : « Manticlès va venir ! » Et dans les crépuscules violets, nous ne marcherons plus ensemble au milieu des parterres éclatants de roses.
Ne vaut-il pas mieux, à jamais insoucieuse des noces fleuries, rester à filer la laine dans la chambre des vierges que de se soumettre ainsi tout entière à Kypris.
Règles-tu toi-même ton destin ? Prétends-tu échapper au royal Érôs, maître des hommes et des dieux ? Les poètes disent qu’il vainquit les magnanimes héros et les Olympiens vénérables, et qu’il trouble même les morts.
Scène VII
Apollonia !
Qu’y a-t-il donc, Ménœchos ? Pourquoi trembles-tu ainsi ? Tu es pâle comme un messager de mauvaises nouvelles.
Ta mère t’appelle… va, te dis-je. Elle veut te voir. Abandonne tes guirlandes, Apollonia ; car peut-être Bérénikè ne cueillera plus bientôt que les fleurs des champs d’asphodèles.
Scène VIII
Est-ce l’heure de votre vengeance, daïmones de la maison ?
Que se passe-t-il donc ?
Je l’ai trouvée assise sur son lit, les yeux creusés de fièvre, le visage pâle. Elle a tendu les bras vers moi et m’a fait signe de m’asseoir près de sa couche : « Reste là, Ménœchos, m’a-t-elle dit ; je ne veux pas être seule, la mort vient. » Ensuite elle m’a demandé si la nuit s’approchait. J’ai écarté les rideaux des fenêtres ; elle a vu le ciel déjà rougi par le crépuscule, et tout bas elle a murmuré : « C’est bien, il arrivera à temps celui qui doit me sauver. »
Elle espère donc encore ?
Quel médecin doit venir ?
Nul médecin ne viendra. C’est le prêtre de son dieu qu’elle attend, celui qui l’a éloignée de nos autels sacrés ; celui-là !
Scène IX
La paix soit avec vous, mon frère.
effrayées, entourent l’autel.)
ACTE II
Scène première
STRATYLLIS, MYRRHINA
Hélas ! hélas ! hélas !
Écarte de nous la mort.
Sois propice, sois favorable, protège-nous.
Hélas ! hélas ! hélas !
Toi qui es honoré dans la maison d’Iphis, ne nous abandonne pas. Divine Aurore qui va venir, n’ouvre pas au malheur les portes du monde.
Devant toi nous sommes suppliantes.
Entends nos prières.
Hélas ! hélas ! hélas !
Ô mon père, toi qui es là-bas au bord des fleuves de l’Hadès, ira-t-elle te retrouver ?
Le jour paraît. Les arbres du jardin frissonnent enfin dans l’air lumineux. Que les heures de cette nuit ont été lentes !
Le glorieux soleil s’avance. Peut-être réjouira-t-il la maison.
Puissant Phoibos qui éloigne la douleur, fais luire sur nous un matin salutaire !
Soleil vainqueur, tourne la face vers nous.
Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive, que ta volonté soit faite, sur la terre comme aux cieux.
Le prêtre ! Il est encore là.
Donne-nous notre pain quotidien ; pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ; ne nous induis pas en tentation, délivre-nous du mal. Amen.
J’ai peur de cet homme. Sa voix m’épouvante, et la vieille Drosilla m’a dit que ces prêtres étrangers étaient des magiciens.
Souvenez-vous de notre compagne Sostrata. Un de ces hommes lui a dit des paroles mystérieuses, et, depuis lors, on ne l’a plus entendue rire parmi les jeunes filles. Autour des belles fontaines, elle ne chante plus avec nous les chansons antiques. Elle passe tristement, loin des vierges, humble et tremblante, comme une suppliante qui va vers les sanctuaires.
Pourquoi dit-il cette prière ? Je veux savoir.
Scène II
Feuillages cueillis joyeusement pour être offerts sur les autels, cette nuit de deuil vous a fanés.
Regarde ; les caresses du jour triomphant semblent faire éclore d’autres fleurs.
Avec les ténèbres, ma peur s’est évanouie. La lumière du matin doit nous défendre de la mort.
Scène III
Elle va mourir !
Mourir !
Je ne pouvais entendre les paroles qu’elle disait tant sa voix était faible et voilée. Mais le chrétien s’est approché d’elle ; alors elle s’est ranimée et m’a ordonné de sortir pour les laisser encore seuls.
Et lui, lui, que dit-il ? N’y a-t-il aucun remède ?
Quel remède guérirait un mal étrange qui nous vient de dieux inconnus et mauvais ?
Peut-être quelqu’un, en frappant sur le rhombe d’airain, a brûlé des lauriers sur l’autel d’Hécatè en prononçant le nom de Bérénikè.
Il y a des herbes enchantées qui tuent les hommes comme la plante rend furieuse les cavales.
Elle dit elle-même que son mal vient du ciel… Du ciel… Je crois voir surgir autour de moi d’innombrables dieux ennemis. Myrrhina, Stratyllis, secourez-moi… Mourir !… Oh ! je veux la sauver, Stratyllis, je ne veux pas qu’elle meure. Si je pouvais donner ma vie pour la sienne ! Hélas ! hélas ! auquel des immortels offrirai-je des sacrifices ?
Offre donc à Asklépios la manne ?
Envoie à Sicyone pour implorer Hygeia.
Scène IV
Ce n’est plus aucun de ces dieux que tu devras implorer maintenant, Apollonia. Ta mère t’a consacrée au crucifié.
Est-elle sauvée ?
Je les ai entendus. Le prêtre disait qu’elle avait excité la colère de son dieu et elle s’est accusée de t’avoir laissée sacrifier aux Olympiens.
Si ce crucifié doit sauver ma mère, je jure (Ménœchos fait un geste pour l’arrêter) je jure de m’incliner en suppliante devant lui et de l’adorer.
Scène V
Apollonia le retient par son vêtement.
Tes dieux sauveront-ils ma mère ?
Notre dieu la guérira.
Penses-tu qu’il accueille ma prière ?
Il reçoit avec joie la supplication des pécheurs ramenés et des gentils qui viennent vers lui.
Allez donc chercher le lait parfumé, le miel blond et les figues vermeilles pour les offrir à ce Christ.
Arrêtez !
N’est-ce pas le sacrifice qui lui agrée ? Se contente-t-il de fleurs, exige-t-il le sang d’un agneau sans tache.
C’est lui, l’agneau. C’est lui la victime de l’éternel sacrifice. Si tu veux être sa servante, abandonne tes dieux.
Ne le crois pas, Apollonia.
Abandonner les dieux ? Ceux qui adorent le sanglant Mithra ou le noir Sérapis ont-ils pour cela délaissé Kypris et Démèter ? (Elle va vers l’autel et dit dans la posture des suppliantes) : Toi, Christ, qui es assis près de Zeus dans le divin Olympos…
Tais-toi, blasphématrice ! Si tu veux être chrétienne, il te faut oublier tes autels salis. Car mon Seigneur est le seul Seigneur et ne veut pas d’idole à ses côtés.
Il ne faudra plus alors, qu’entourée des jeunes filles, j’aille honorer Poseidaôn. Je ne le prierai plus pour mon fiancé. Je devrai délaisser les augustes Olympiens. Tous je les oublierai, et pour qui ?
Pour qui ? Pour l’Éternel tout-puissant qui a conduit les Hébreux hors de l’Égypte et pour Jésus son Verbe, qui est descendu parmi les hommes et a souffert pour eux ; pour Christ qui a rendu ineffable et méritoire la croix jusqu’alors honteuse, pour le Fils de l’Homme qui est mort, a ressuscité le troisième jour et nous a rachetés.
J’ai peur.
Il faut te vouer à lui tout entière, il n’admet aucun partage ; sinon laisse mourir ta mère, car elle est sauvée si tu renonces à tout.
À tout ! Et Manticlès ?
Tu resteras vierge ; Bérénikè t’a consacrée. Je te conduirai vers mes frères et l’eau baptismale lavera ton front. Je t’enseignerai, et parmi le troupeau des femmes vouées à Christ, tu seras l’une des plus pures et des plus belles, et ton sacrifice sera bienvenu, parce que tu auras sacrifié beaucoup. Efface le passé, rachète les péchés anciens, éloigne les tentations nouvelles, oublie Manticlès.
Jamais.
Fuis cet imposteur.
Songe à Sostrata.
N’écoute pas ce prêtre morose. Le triple Bakhos, le Bazaréen à la mître d’or sauvera ta mère.
Christ seul peut sauver. Entre tes mains est le salut de Bérénikè. Quitte tes compagnes et viens avec moi.
Ma mère !… Stratyllis… les dieux… Que faire ?
Je te défends de le suivre. Prêtre, Iphis m’avait confié sa fille. C’est moi qui devais, au jour des noces, lui ouvrir les portes du gynécée. Mais je ne veux pas te la livrer pour qu’elle vive tristement chaste et chrétienne.
La volupté c’est le mal.
Tu mens ! Éros est toujours roi !
Le Roi ! Il viendra bientôt, porté sur les nuées. Viens, Apollonia, tu le connaîtras.
Je me sens mourir… et je voudrais la mort. (Elle regarde éperdûment tous ceux qui l’entourent.) Je vous en prie, secourez-moi.
Reste à mes côtés. Ne crains rien de cet homme et de son dieu roux et laid. Comment veux-tu qu’il triomphe des invincibles immortels ?
Il les touchera, vos statues, et elles tomberont en poussière. (Il étend la main vers l’autel.)
il crie d’une voix terrible :
Ne le touche pas. Ne souille pas de ta main l’autel sacré, car, par Zeus, prêtre, tu verrais que Ménœchos n’est pas un faible vieillard. Ose approcher, toi qui insultes les dieux !
Tu ne connais pas Christ.
Je connais ses prêtres. Je connais leurs mensonges.
Apollonia, je t’expliquerai les divins mystères.
Aux sanctuaires d’Éphèse et d’Éleusis, nos prêtres savent les choses cachées. Et toi, en échange de sa jeunesse, quelle merveilleuse science lui donneras-tu ?
Nous avons le Livre, le Livre qui contient tout. (à Apollonia.) Suis-moi, et bientôt tu liras la parole.
Hélas ! Que veut ma mère ?
Tu peux la sauver, tu ne le fais pas.
Horreur ! Je serais parricide ! Horreur ! Je crois vous sentir autour de moi, Érynnies vengeresses. Fuyez, chiennes furieuses ! Vierges des ténèbres ne me saisissez pas ! Je veux sauver ma mère… Mais Manticlès… (Elle pleure et s’asseoit sur les marches de marbre.) Pourquoi le destin nous poursuit-il ?…
Le destin ? Peut-être…
Allons !
N’y va pas, reste avec nous.
Mère… mère !…
Vois !
Scène VI
Ma mère !
Va.
Bérénikè, pense à Manticlès.
Je pense à Dieu. (À Apollonia.) Va, le Seigneur l’ordonne… je t’en prie.
Ô Manticlès !… (Elle se tourne vers Ménœchos.)
Le destin…
Viens !
Reste !
Je te suis. (Elle écarte violemment les deux jeunes filles et sort.)
Scène VII
MYRRHINA, BÉRÉNIKÈ ET LA SERVANTE
qui est restée béante.
Apollonia !
Gloire à Christ ! (Elle rentre dans la maison.)
Scène VIII
Crucifié, il te fallait encore cette victime. Bientôt aucune femme dans la Hellade ne s’inclinera plus devant les autels antiques. Hélas ! hélas ! les dieux vont-ils mourir ?
ACTE III
Scène première
Karmidas de Sicyone est venu chercher les chèvres blanches ; il les paiera aux vendanges.
Autrefois, parmi les rochers de la plage, le long de la mer retentissante, Apollonia conduisait elle-même ces chèvres qu’elle aimait. Je me souviens… Elle riait en faisant jaillir le lait écumant de leurs mamelles… Elle avait promis d’offrir aux dieux la plus belle de ces chèvres le jour où elle reverrait Manticlès. Elle ne te reverra pas, jeune homme aux douces paroles ; je ne sais en quelle terre lointaine tu te caches ; mais elle, je sais trop bien où elle est : il y a près de la maison sous les noirs cyprès une tombe où l’on a mis les signes du dieu étranger.
Ne prononce pas son nom ; il pourrait jeter sur toi des enchantements. Vois Apollonia : depuis le jour mauvais où le prêtre l’a entraînée loin des autels, elle n’est plus venue visiter les vignes et nous avons connu des vendanges tristes. Elle a langui, pâle et affligée. Et maudit soit le mois où elle est morte, entourée de ces chrétiens !
Jadis les femmes thessaliennes jetaient des charmes sur les hommes qu’elles haïssaient. Maintenant, on dirait que des magiciens puissants ont enchanté la Hellas entière et tout le vaste univers. Ils ont vaincu les anciennes évocatrices. Peut-être ont-ils vaincu les dieux qu’elles appelaient ; peut-être, à la voix des sorcières, Sélènè ne descendrait plus sur la terre, parce que Sélènè aurait vécu.
Pourquoi ne serait-elle pas morte la déesse aux flèches d’argent ? Des présages inouïs troublent la terre et le ciel ; des bruits funèbres ont résonné parmi les chênes de Dodone et les hommes se répètent d’étranges récits. Un soir les pêcheurs qui viennent vendre leur poisson aux vignerons sont entrés en frissonnant dans la maison et leurs paroles nous ont glacés d’épouvante. Ce soir-là, Ménœchos, les vagues de la mer avaient rejeté sur le rivage le corps sacré d’une Néréide expirante. Elle tordait ses bras blancs et levait éperdûment ses mains divines vers les étoiles ; et, sur la plage où retentissaient des rumeurs mystérieuses, les pêcheurs avaient vu mourir la fille auguste du vieux Néreus.
Hélas ! hélas ! si les Olympiens périssent, si la race des dieux est vaincue, comment résisterons-nous ? Partout, dans la Hellas fleurie et dans le noir pays des Barbares, des prodiges éclatent aux yeux effarés. On dit que des guerriers surnaturels se lèvent contre les dieux. Dans la lointaine contrée d’Asie où triompha Bakhos un héros inconnu a surgi. Il était suivi d’hommes armés de thyrses et vêtus de peaux de lions. Pacifique, il a traversé la Phrygie et la Thrace. Il est venu en Khalkédoine, et, la nuit, il a accompli de terrifiants sacrifices. Puis il a disparu.
Aujourd’hui dans les champs de blé et dans les vignes splendides, les travailleurs ne connaissent plus l’antique joie ; de vagues terreurs serrent le cœur des jeunes filles. La terre est triste, Ménœchos.
Quel est ce bruit ? On dirait qu’un cavalier passe sur la route.
Scène II
Où est Ménœchos ? Tes comptes sont-ils rendus ?
Oui.
C’est bien, iras-tu demain à la maison des champs ?
Je partirai dans la nuit. Je veux être là-bas avant l’heure matinale où sortent les laboureurs et les bergers.
Scène III
Bérénikè ! Manticlès arrive. Un messager vient de l’annoncer ; avant une heure il sera ici.
Manticlès ! Je ne veux pas le voir…
Lui refuseras-tu l’hospitalité ?
Je ne le verrai pas.
Quand Manticlès est parti, Apollonia l’a accompagné sur le seuil de la porte… Aujourd’hui l’hôte revient dans la maison, ne trouvera-t-il personne pour le recevoir ?
Jésus, Christ tout-puissant, lumière du monde, ai-je bien agi ? Je t’ai consacré ma fille et tu as accueilli mon offrande puisque tu m’as sauvée de la mort. Et pourtant tu m’as encore châtiée. Avais-je de nouveau failli ? Dieu souverain qui as frappé les premiers-nés d’Égypte, pour lequel de mes péchés as-tu pris ma fille ? Est-ce ta colère qui me frappe, Seigneur ? Ou bien, en ta divine bonté, as-tu voulu me purifier ? As-tu voulu racheter ma fille et la convier aux félicités éternelles ? Voici maintenant qu’il revient, le fiancé qui devait la conduire aux autels mauvais. Est-ce une dernière épreuve que tu m’imposes, Seigneur ; et le fais-tu venir vers moi pour réclamer celle que je t’ai donnée. Que faire ? Faut-il le chasser de cette demeure à présent chrétienne, ou faut-il essayer de gagner à la foi révélée et à la vérité sainte le gentil qui vient vers moi ? Faut-il lui enseigner ta parole et le réunir à sa fiancée dans l’éternité de ta gloire ? Jésus conseille-moi…
L’heure avance. Qu’as-tu décidé ?
Écoute. Je vais me retirer. Reçois Manticlès. Seulement, ne lui parle pas d’Apollonia. Il ne faut pas qu’il connaisse déjà notre deuil. Demain je lui parlerai. Ce soir je n’en aurais pas la force.
Le voilà.
Je m’en vais.
Scène IV
Je te salue, Ménœchos, au nom des dieux immortels.
Sois le bienvenu dans la maison, Manticlès.
Me voici enfin dans la maison d’Apollonia. Des dieux cruels m’ont frappé et, loin de la blanche Khalkis, enchaîné parmi les esclaves sur le banc des rameurs, j’ai fatigué des mers étrangères. Mais qu’importent ces malheurs puisque ce soir j’ai passé le seuil de cette porte… Mais pourquoi ma fiancée ne vient-elle pas comme jadis à ma rencontre ? Sans doute mon messager est arrivé trop tard.
Oui, trop tard.
Sans doute elle s’était déjà retirée dans l’appartement des vierges. Elle dort.
Oui, elle dort.
Demain, avant le jour, j’attendrai le réveil d’Apollonia. Prie Bérénikè de ne pas la faire prévenir par ses servantes. Quand elle sortira de la chambre, je veux qu’elle me trouve sur son chemin.
Tu ne la trouveras plus sur ton chemin, la douce vierge. (Il regarde la croix qu’on aperçoit à travers les arbres.) Là-bas elle dort l’éternel sommeil. Pourquoi Zeus a-t-il permis de telles choses ? Apollonia ! pourquoi le fiancé ne t’a-t-il pas prise sur ses vaisseaux ? Pourquoi, avant le jour maudit où ces prêtres sont venus, ne t’avait-il pas conduite à son lit ?
Bérénikè doit, selon sa coutume, prier son dieu. Je ne troublerai pas ses invocations.
Tu as fait une longue route, viens te reposer dans la maison.
Je n’entrerai pas dans cette demeure où seules les femmes reposent, et moi, qui ne suis encore qu’un étranger pour vous, je passerai la nuit près de l’autel et j’attendrai l’aurore.
C’est bien. Il sied aux jeunes gens de respecter les daïmones du foyer.
Scène V
La déesse au manteau d’argent fait errer ses baisers sur le jardin embaumé de chèvrefeuilles et les arbres paraissent pâles d’amour. Jadis, en des soirs adorables, je marchais avec Apollonia sous les ramures en fleurs et il me semble qu’elle va paraître et glisser paisiblement dans les allées silencieuses. Mais je ne sais pourquoi, dans l’amicale paix de la nuit une étrange crainte m’oppresse. Là-bas, les oliviers des collines sont pareils à des fantômes ; la brise bruit dans les feuillages et j’ai cru surprendre un sanglot. Souvent, bien souvent, cette terreur inexplicable m’a saisi. Elle sort sans doute des choses et tout semble tressaillir d’effroi dans l’attente des jours nouveaux. Le souvenir me revient de cette soirée où j’écoutais un pilote revenu des pays lointains. C’était sur les côtes de l’Asie mystérieuse et l’homme racontait : Un jour, sur la mer tyrrhénienne, dans les airs brusquement obscurcis, un grand cri avait retenti : « Pan est mort, le grand Pan est mort. »
Quels événements terribles se préparent pour qu’ainsi d’effrayantes voix viennent nous avertir ? Mais je veux oublier et ne songer qu’à ma bien-aimée. Les heures vont se traîner, lentes. Puis quand resplendira la vermeille aurore, Apollonia s’avancera vers moi et nous irons cacher notre amour parmi les lauriers et les troënes… La peur malgré tout étreint mon âme et, je le sens, toi seule, douce amante, la dissiperas. Pourquoi n’as-tu pas quitté ta couche de vierge, Apollonia !
Scène VI
Manticlès !
Toi ! Tu as donc entendu mes paroles dans le profond gynécée. Tu t’es levée et tu as franchi les portes pour venir me trouver ?
Oui, elle est profonde la demeure où ta voix m’a éveillée. Oui, j’ai franchi les portes qui ne s’ouvrent jamais.
Que de fois sur les trirèmes errantes, à l’heure où tu reposais en ton lit d’ivoire j’ai crié ton nom au vent de la mer et tu ne m’as pas répondu !
Les temps n’étaient pas venus. Aujourd’hui, quand tu serais plus loin que les colonnes d’Héraklès, je t’entendrais.
Ne pensons plus aux épreuves passées. Je veux effacer sous tes baisers la mémoire des jours mauvais. Mes mains sont encore endolories par les rames, mes épaules sont encore meurtries par le fouet, et cependant il me semble que mes souffrances sont un songe frivole, maintenant que je sens sur moi la caresse de ton haleine. Je veux, ainsi qu’autrefois, t’étreindre dans mes bras. Je veux tes lèvres sur mes lèvres.
Mes lèvres sont trop froides pour répondre aux baisers.
Comme tu es pâle ! (Lui prenant la main.) Ta main est glacée !…
J’ai pâli loin du soleil, et l’hiver est éternel dans les ténébreuses cellules où l’on m’a descendue.
Que veux-tu dire, Apollonia ?
Apollonia n’est plus. Au printemps dernier, quand les jardins embaumés s’emplissaient de nouvelles roses, on m’a emportée hors de la chambre en deuil, et sur ma tombe pleure un morne dieu.
Pourquoi me parles-tu ainsi, mon aimée ? Quel délire te saisit ?
Mais regarde-moi donc !
Ah ! laisse-moi te regarder encore… mes cheveux se dressent sur ma tête… ma raison est troublée… j’ai peur… car je te crois vision !
Oui, il m’a entraînée, le Christ jaloux, celui qui étend sur la croix honteuse ses membres décharnés. Je suis morte de l’avoir adoré.
C’est impossible… Dis-moi que tu vis, mon âme… Dis-moi que demain nous échangerons les anneaux… Tu ne réponds pas ? Tu sembles pâlir davantage… Spectre adoré, je dois te croire et je ne te crois pas… Cependant, tu t’avances vers moi revêtue de lumière et ton visage resplendit. Tes pieds blancs ne touchent pas le sol, et ta voix n’est pas celle d’une mortelle…
J’ai voulu te revoir. J’avais juré de venir saluer ton retour, et j’ai quitté mon sépulcre humide pour te souhaiter la bienvenue.
Que m’importe la terre qui a pressé ton corps ? Que m’importe la mort même ? Tu revis pour moi et tu seras l’éternel soleil vers qui se tourneront mes pensées.
Le glorieux Éros m’a prêté sa force divine pour lever les pierres de la tombe ; la nuit funèbre n’a pu fermer mes yeux qui te cherchaient au loin.
Viens, Apollonia. Regarde : comme autrefois la lune baigne les jardins, le vent nous apporte l’odeur des plaines fleuries. Écarte ton voile pour que je contemple tes yeux pareils aux tranquilles étoiles, pour que je respire comme une moisson de fleurs ta chevelure dénouée… Mais je suis insensé ! Tu ne peux répondre à mes embrassements… et pourtant tu es là, devant moi… Est-ce un rêve ? Es-tu vivante, ou vas-tu disparaître quand le coq sonnera le jour ?
Pour toi, si tu le veux, je ne disparaîtrai plus.
Aucune puissance ne pourra maintenant l’arracher à mes étreintes. Je te garde.
C’est moi, si tu le veux, qui te garderai…
Oublions tout, mon aimée. Viens ; mes lèvres réchaufferont tes lèvres, tes mains ranimées presseront les miennes, tu me rendras mes baisers et je m’endormirai sur ta poitrine.
Oui, si tu le veux, tu t’endormiras près de moi et nous nous réveillerons pour nous aimer d’un éternel amour. Mais il faut que tu me suives ; il faut que tu descendes les degrés funèbres et que tu traverses de noirs pays. Alors nous arriverons à la couche où nous serons heureux. Plus jamais les étrangers ne viendront nous lasser de leurs paroles, et les soleils qui luiront sur nous seront radieux comme notre tendresse.
Je t’aime.
Scène VII
Quelles paroles ai-je entendues ? A-t-on perdu dans la Hellas le respect de l’hospitalité ? Quel vent de corruption est passé sur nous pour que l’hôte souille la maison, pour que les servantes impudiques se livrent aux étrangers ?
Qui es-tu, prostituée ?
Ma mère !
Dieu !
Que viens-tu faire ici ? Viens-tu troubler ma première nuit d’amour ?
Apollonia !
Va-t’en ! Tu n’as plus de pouvoirs sur moi. Jadis tu m’as arrachée aux sanctuaires vénérés. Pour te sauver de la mort, tu m’as vouée à ton dieu. Tu m’as condamnée à vieillir parmi les vierges, à jamais exilée du bien-aimé. Ils ont menti, tes prêtres ! Il a menti, ton dieu !
Seigneur, ceux que tu ressuscites se lèvent-ils contre toi ?
Bérénikè, qu’as-tu fait ? Iphis me l’avait promise. Toi, tu l’as donnée au roi des Juifs impurs, et les paroles magiques de tes chrétiens ont fait mourir ma fiancée.
Tu as accompli le sacrifice et le sacrifice est inutile ; car mon amour est plus puissant que Jésus.
Christ, tu l’entends et tu ne parais pas ?
Qu’il vienne, le supplicié ! Qu’il règne sur la terre triste, sur les bois où ne résonne plus le rire des amants, sur les villes où retentissent les lamentations des vierges. Partons, Manticlès. Tu devais préparer la maison nuptiale. Je t’ai devancé : la maison nuptiale, c’est le tombeau.
N’ai-je pas promis d’être toujours à toi ? Oui, je te suivrai, ma fiancée ! Nous quitterons les pays moroses où l’on ne connaît plus la divine joie.
Reste seule au pied de tes autels. Meurtris tes genoux sur les pierres, implore ton dieu qui ne peut rien.
à Manticlès
Nous, par des routes merveilleuses, nous monterons au clair Olympos. Envolons-nous vers les dieux anciens.
(Enlacés, ils reculent vers les arbres, où s’éveillent de mystérieuses harmonies, et bientôt ils se perdent dans la nuit resplendissante de surnaturelles clartés.)
Sauveur du monde, donne à leur âme le repos éternel.