La Fiancée (recueil)/L’Oiseau rare

La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 239-248).



L’OISEAU RARE


De son pas traînard et régulier, le père Sylvain, après une semaine d’absence, venait reprendre son travail de bûcheron, dans la forêt de Bondy, tout près de l’endroit où venait d’avoir lieu le pèlerinage de Notre-Dame-des-Anges.

Contrairement à son habitude, il ne sifflotait pas tout en marchant, et si, comme à l’ordinaire, il gardait paisiblement ses poings dans ses poches, ses fortes épaules, comme en colère, remuaient par saccades et déplaçaient violemment le bissac qu’il portait en bandoulière. À chaque instant il s’arrêtait en grognant et, du bout de son gros soulier ferré, il roulait et enfonçait dans la terre les papiers gras qui s’étalaient sur son chemin.

Tous les ans, à l’automne, c’était la même chose, il le savait bien, mais il ne pouvait rester calme à regarder sa forêt toute salie.

Jamais il n’avait voulu assister à ce pèlerinage. Il savait seulement que de joyeuses bandes de Parisiens y venaient en partie de plaisir et qu’il s’y faisait un grand commerce.

C’était un homme simple et peu bavard. Depuis longtemps on l’appelait le père Sylvain quoiqu’il n’eût pas d’enfants. C’était son grand regret. Et, comme pour les remplacer, il rapportait à sa femme tous les oisillons tombés des nids qu’il trouvait dans la forêt. La mère Sylvain les nourrissait et les élevait avec soin, mais dès qu’ils sentaient leurs ailes assez longues, ils les ouvraient et quittaient la maison pour s’envoler au bois. Le père Sylvain montrait toujours du dépit, au retour de son travail, en ne retrouvant plus les petits, et sa femme, pour lui rendre sa bonne humeur, ne manquait jamais de lui dire :

— Mais, voyons, il faut bien que les oiseaux s’envolent !

La dernière fois, devant son furieux mécontentement de la fuite d’un geai qu’il comptait bien apprivoiser et garder toujours, la brave femme, pour le consoler, lui avait dit en riant :

— Si, un jour, tu m’apportes un oiseau rare, je le mettrai en cage, et ainsi tu le retrouveras chaque soir en rentrant.

Arrivé devant sa hutte, le père Sylvain fut bien surpris de voir que l’entrée en était fermée par un vieux jupon accroché aux branches sèches des fagots. Il pensa qu’une mendiante avait trouvé là un refuge et il secoua le jupon en disant :

— Eh ! la mère, vous êtes dans ma chambre !

Comme rien ne bougeait, il dit plus fort :

— Je voudrais bien y déposer mon bissac.

Il attendit et comme le silence continuait, il déplaça un peu le jupon pour regarder derrière. Mais ce qu’il vit lui sembla si extraordinaire qu’il jeta brusquement de côté le mauvais rideau et entra dans la hutte. Il se baissa aussitôt devant un gros tas de fougères, et il resta là, le dos courbé, les mains sur les genoux et si stupéfait qu’il dit tout haut :

— Trois petits enfants qui dorment bien.

Tout près de lui, un garçon de cinq ou six ans dormait sur le dos et sa poitrine à moitié nue servait d’oreiller à une petite fille de deux ou trois ans dont les cheveux presque jaunes s’éparpillaient comme de la soie en effiloche. Quant au troisième, il était si bien enfoui dans la fougère qu’on ne voyait de lui que sa tête rasée et parfaitement semblable à celle du premier. Tout au fond de la hutte il y avait un autre tas de fougères, où personne ne dormait mais où traînaient de vieux vêtements posés comme des couvertures.

Le père Sylvain, toujours baissé, regardait tout cela lorsqu’une voix forte venant du dehors dit tout à coup :

— Qu’est-ce que vous faites là, l’homme ?

À l’instant même, le père Sylvain fut debout devant une femme qui posait sur lui un regard hardi en répétant avec autorité :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

Le père Sylvain n’avait rien à répondre, il montra seulement du doigt les enfants en demandant à son tour :

— C’est-i vous la mère ?

— Oui, c’est moi, dit la femme sans baisser le ton.

Le père Sylvain avait bonne envie de lui poser d’autres questions. Il aurait voulu savoir pourquoi elle était si misérablement vêtue, pourquoi elle portait au bras un panier rempli de petits paquets aux enveloppes sales, qu’il devinait être des restes de nourriture ramassés n’importe où.

Il aurait voulu savoir pourquoi les enfants dormaient dans la fougère et où était leur père et il demanda seulement :

— Est-ce que votre mari est bûcheron aussi ?

Elle eut un geste par-dessus l’épaule :

— Oh ! mon mari, fit-elle…

Et sans plus s’occuper du père Sylvain, elle posa son panier et appela les enfants qui arrivèrent aussitôt en secouant leurs fougères.

Peu après, assis sur le même fagot que leur mère, deux garçons de même taille et pareillement dépenaillés dévoraient des croûtons graisseux, au creux desquels restaient encore quelques débris de charcuterie, tandis que la petite fille, tout en grignotant du bout des dents, sautait sur un pied et menaçait à tout instant de tomber dans le panier aux paquets sales.

La femme gronda :

— Vas-tu rester tranquille, Tati ?

Mais Tati continuait de sauter, si légère qu’elle ne parvenait pas même à froisser les herbes. Elle ne semblait vraiment faite que pour sauter ou voler. Ses petites jambes maigres, noircies par le hâle et la poussière tout autant que ses pieds nus, faisaient penser à des pattes. Ses menus coudes, constamment en mouvement pour assurer son équilibre, avaient beaucoup de ressemblance avec les ailes sans plumes des oisillons, et son petit jupon rouge, recouvrant à peine le ventre et s’allongeant par derrière comme une queue, rappelait au père Sylvain un drôle d’oiseau tout en hauteur qu’il avait vu un jour au jardin des plantes.

Sans cesser de sauter d’un pied sur l’autre elle appelait d’une voix fluette et harmonieuse :

— Bertin, Bertin.

Et, brusquement, en trois sauts, elle fut près du garçon qui lui avait servi d’oreiller et qu’elle voulait entraîner au jeu. Mais Bertin n’avait pas envie de jouer, il préférait rester tout à côté du panier au fond duquel il y avait encore quelques petits paquets.

La mère fit un geste de menace à Tati qui disparut derrière un arbre en continuant son appel modulé comme un chant :

— Bertin, Bertin.

En même temps qu’elle, s’envolèrent deux moineaux qui convoitaient les miettes de son croûton et que le même geste avait effrayés.

Silencieux, le père Sylvain restait toujours là les bras ballants, attendant il ne savait quoi, lorsque la femme se mit à se lamenter.

Elle disait :

— Tout le temps que la fête a duré, il est venu des dames et des messieurs qui m’ont donné des sous ; il y avait aussi les marchands de pommes de terre frites et les enfants en avaient autant qu’ils voulaient, mais depuis hier il n’y a plus personne dans la forêt, et ce matin j’ai ramassé tout ce qui peut se manger et que les gens avaient jeté dans l’herbe.

Elle repoussa Bertin qui allongeait sournoisement la main vers le panier :

— Celui-là a toujours faim, dit-elle, et quand il a mangé sa part il mangerait encore celle des autres.

Peu rassasiée elle-même, elle poursuivait ses lamentations. Elle disait ses craintes de mourir de froid et de faim avec les trois petits, lorsque l’hiver viendrait supprimer les pèlerinages qui les faisaient vivre. Et personne, personne pour leur venir en aide.

Si encore elle n’avait pas Tati qui ne voulait rien manger et ne deviendrait jamais robuste comme ses frères !…

Le père Sylvain ne semblait pas l’entendre Il suivait des yeux Tati qui s’éloignait en sautillant et gazouillant et il prêtait l’oreille à sa voix harmonieuse qui s’effaçait peu à peu.

La femme, tout en parlant, prêtait aussi l’oreille à la petite voix déclinante, mais son regard ne quittait guère le père Sylvain. Soudain, elle se plaça devant lui, et ce fut comme si elle demandait la charité, quand elle dit :

— Les garçons savent déjà mendier, mais la petite ne sert qu’à m’embarrasser.

Tous deux, alors, face à face, se regardèrent profondément, comme si leurs yeux avaient de la peine à déchiffrer une page embrouillée. Puis, la femme, les deux mains levées, eut l’air d’offrir une très belle chose, tandis que le père Sylvain arrondissait son bras comme s’il s’apprêtait à soutenir un objet très fragile. Ils prirent encore le temps de se sourire, ainsi que des gens parfaitement d’accord, et aussitôt, le père Sylvain consolida d’un coup d’épaule son bissac et s’en alla à grands pas sonores vers l’endroit où Tati venait de disparaître.

Bientôt après, sur la route opposée, la femme poussait devant elle ses deux garçons qui pleuraient en appelant leur petite sœur.

Le soir, à la nuit tombante, quand le père Sylvain déposa Tati sur la table où la soupière fumait déjà, la mère Sylvain tout intriguée demanda en s’approchant :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça, dit tout joyeux le père Sylvain, c’est encore un petit oiseau tombé du nid.

Et, devant l’air stupéfait de sa femme, il ajouta en soulevant les coudes pointus de Tati :

— C’est un oiseau rare, mais tu n’auras pas besoin de le mettre en cage ; il faudra du temps avant que ses ailes deviennent longues.

La mère Sylvain ne pouvait détourner ses yeux de la fine bouche de Tati, de ses yeux bleus, de ses cheveux jaunes et de son petit cotillon rouge.

— Quel oiseau ! dit-elle en riant à son tour.

À table, très haussée sur sa chaise, Tati prit tout de suite à pleines mains la soupe qui emplissait son assiette, puis elle allongea sa langue rose pour essayer de laper comme un jeune chien. Ce que voyant, la mère Sylvain l’obligea de prendre sa cuillère, mais au lieu de s’en servir pour manger Tati s’en servit pour taper à grands coups sur sa soupe, faisant rejaillir le bouillon sur les autres et sur elle-même, éclaboussant le pain, le fromage et même les confitures dont on venait d’ouvrir un pot exprès pour elle.

Et le père Sylvain, au lieu de gronder, riait, riait, riait…


FIN