La Ferme des marais d’or (Verhaeren)

Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 63-73).

LA FERME DES MARAIS D’OR


Dépensant tous pour leur richesse ou leur besoin
Mille efforts solidaires,
Ils habitaient de père en fils le même coin,
En Flandre, sur la terre.

Les yeux de leurs défunts, les yeux de leurs vivants
— Depuis combien d’années ? —
Regardaient tous passer les mêmes pluie et vent
Sur leur plaine ordonnée.


Les sentiers des taillis reconnaissaient leur pas
Quand, au soir des dimanches,
Ils revenaient en écartant du bout des bras
Toujours les mêmes branches.

Quelle aïeule jadis encrassa le mur blanc
Avec sa main calleuse ?
Quel dos avait laissé aux lattes du vieux banc
Son empreinte anguleuse ?

Aux jours sereins des renouveaux, quand il fallait
Ensemencer la terre
Pour l’assoler dûment, le fils se demandait
Ce qu’eût voulu le père.

Les morts n’étaient point morts : on les sentait remplir
Eux seuls, tout le silence ;
Et la ferme vivait, non de leur souvenir,
Mais de leur existence.


Or, il se fit, un jour,
Quand la guerre soudaine incendia les bourgs
Et les villes en Flandre,
Que cette terre où les vivants et où les morts
Avaient mis leur sueur, leur travail et leur cendre,
Dut subir la bataille et affronter le sort.

L’obus fendit bientôt les arbres de la route
Qui bifurque là-bas, vers Pervyse et Nieuport ;
L’étable au large toit prit feu et brûla toute ;
On en sauva les bœufs en leur couvrant le front
D’un sac profond,
Pour qu’ils ne vissent rien de l’énorme épouvante ;
Un shrapnell tua net la plus vieille servante ;
La huche, le pétrin, l’âtre, le banc de bois
Furent dispersés tous à la fois
Et la muraille
Où l’aïeul, trait pour trait,
Était représenté dans un cadre à portraits
Subit la rage et la fureur de la mitraille.


Tenant leur dernier né serré contre leur chair,
Haletantes et hagardes,
Des femmes se portaient du côté de la mer ;
Des chariots chargés de meubles et de hardes
Se succédaient par les chemins ;
Des vieillards s’éloignaient en plaignant leur village
Et leurs petits enfants s’agrippaient à leurs mains
Sur ces routes, par où fuyaient les attelages.

Dans la ferme des beaux marais,
Nul ne suivit ceux qui partaient :
Les poings serrés et le cœur brave,
Dans la ruine et ses amas,
On se terrait, près des soldats,
Au fond des caves.

Là-bas,
Serpentaient à travers une dune ébréchée
Les premières tranchées.
Aux heures des combats brusques mais enragés,

On partageait le pain, la haine et le danger ;
Les gamins se glissant dans l’ombre à ras de terre,
Apportaient la gamelle aux postes militaires
Et parfois la grenade où la mort fermentait.
La ferme et tous ses gens âprement combattaient.

Derrière un mur encor debout, dans la nuit noire,
Ils avaient ménagé un brusque observatoire
Que l’ennemi pendant longtemps ne devina.
Sur les taillis voisins son canon s’acharna.
Dans le verger traînait le fil télégraphique
Qui reliait la ferme au terrain héroïque,
Si bien que tous les jours avec un élan fol,
Quoique fixée et maintenue au sol,
Grâce à ce grand pan de muraille écroulée,
Elle se projetait jusqu’au cœur des mêlées.

La nuit, quand la ténèbre était d’argent et d’or,
Le fermier s’en venait rendre visite aux morts :

Il contournait le mur de l’ancien cimetière,
Il parlait longuement, le front contre la terre,
Et puis s’en revenait tout en causant encor
À quelqu’un d’invisible
Qui passait avec lui le seuil du vieux jardin.

Ce fut aux temps tumultueux de la Toussaint
Que l’ennemi désabusé enfin
Prit la ruine et son grand mur pour cible
D’un peuple de canons qui tonnaient au lointain.
Ce qui se maintenait de la poterne blanche
Et de l’étable et du fournil et du grenier
Fut renversé, dès le matin, sous l’avalanche
Des mitrailles de fer et des bombes d’acier.

L’attaque à l’arme nue
Se déclancha des deux côtés de l’avenue
Qui mène du verger jusqu’aux bords de l’Yser ;
La baïonnette étincelait comme l’éclair,

Frappait, perçait ou se heurtait en un orage
De gestes violents et terribles ; la rage
Sautait des cœurs gonflés et giclait jusqu’aux yeux ;
Des hommes se mordaient en luttant deux par deux ;
Sur les fumiers tassés de la cour déjà rouge,
Un gamin de quinze ans avait saisi la vouge
Et combattait avec cette arme, atrocement.
Le flux de la fureur montait à tout moment.
L’ivresse de tuer et d’achever sa proie
Gonflait chacun d’une âpre et formidable joie
Et les rires sonnaient pendant l’égorgement.

Jusqu’au tomber du jour se balança la lutte,
Tantôt vers la montée et tantôt vers la chute :
On ne savait vers où la maintiendrait le sort,
Quand tout à coup, dressant sa géante poitrine
Entre deux pans encor debout de la ruine,
Le vieux fermier des marais d’or
Avec toute sa voix cria : « Voici les morts ! »
Et comme s’il poussait en avant une armée
De soldats pour la gloire et l’honneur enflammée,

Son geste accompagnait un invincible élan
Vers l’ennemi surpris et tout à coup branlant.

Terribles s’abattaient les coups de la mitraille ;
On ne savait quel dieu redressait la bataille
Pour la fixer ferme et debout entre nos mains ;
Des renforts survenus soutenaient notre droite,
Un clairon de rappel éclatait au lointain,
Le vent frais et léger traversa le soir moite,
L’adieu d’un soleil brusque illumina les cieux
Et l’orgueil remplaça la haine dans les yeux
Victorieux
De nos troupiers chantant leur chanson saccadée
Avant de s’endormir sur leur terre gardée.

Toute cette nuit-là
La présence des morts défendit la ruine ;
Le fermier leur disait des mots ardents si bas
Qu’ils faisaient moins de bruit que l’ombre ou la bruine.


Il sentait leur ardeur vivante s’amasser
Dans la pierre fendue et le sol convulsé
Et son âme comprit que leur sourde puissance
Était le gage désormais,
Jusqu’aux jours fermes de la paix,
Des invincibles résistances.