Tresse & Stock (p. 103-111).


XI



Cétait fait. La ferme des Goron appartenait à l’usurier de Caudebec.

Par une bravade idiote, l’usurier et l’homme d’affaires étaient allés voir les Goron dans la maison d’où ils les chassaient avec une honnêteté légale qui suffisait à leur assurer de n’être pas jetés à la porte de la ferme.

Ils n’avaient pas fait une aussi bonne affaire, après tout. Le notaire avait dit juste. Cette fantaisie revenait à une quarantaine de mille francs, avec les frais d’actes. Par un hasard inattendu, deux gros propriétaires voisins avaient poussé les enchères. L’usurier, piqué au jeu, s’était emballé, car il n’avait pas compté là-dessus, espérant qu’il ne lui en coûterait pas plus de trente mille francs de cette ferme qui en aurait valu cinquante mille dans des temps meilleurs.

Cette pensée égayait Mme Goron qui reçut les visiteurs, sans contrainte. Tous trois parlèrent presque amicalement.

— Qui que vous voulez ! Les affaires, c’est les affaires ! disait l’usurier.

— Bien entendu ! répondit-elle.

Mme Goron ne lui rappela point qu’il avait prétexté un grand besoin d’argent pour exiger le remboursement immédiat de l’hypothèque. Le fieffé menteur ! Il en avait si peu besoin qu’il pouvait disposer de trente autres billets de mille. Car la ferme était achetée au comptant !

Et ils prirent ensemble leurs arrangements. L’usurier ne voulait pas la mort des gens. Loin de là. Il priait Mme Goron de rester sur la ferme jusqu’au terme prochain, à l’arrivée d’un fermier, déjà trouvé, mais avec qui il n’avait pas encore signé de bail, ne voulant s’engager qu’après renseignements. Car, il faudrait que celui à qui il louerait son bien ait les reins assez solides pour acheter beaucoup de bétail et faire valoir en grand. Il n’y a rien de si mauvais pour une ferme que de ne pas en tirer tout ce qu’elle peut donner.

Quant à l’argent qui revenait aux Goron, — où fallait-il qu’il le versât ? Chez eux directement ? Mme Goron ne voulait pas avoir dans son armoire une aussi forte somme. Il fut convenu que les 30,000 francs seraient déposés chez le notaire de Jumièges, lequel traiterait avec l’avoué de Caudebec qui s’était occupé de la vente.

Et ces gens qui se détestaient, causaient avec des inflexions de voix amicales. Leur fausseté se voyait dans les regards et des plissements de lèvres. Mme Goron se faisait aimable, les invitant à ne point partir sans prendre la petite collation. Ça n’était pas de refus. Mais un rien suffisait. Deux cruches de cidre, une demi-tourte de pain, un fromage et un carafon d’eau-de-vie y passèrent.

Puis, l’usurier et l’homme d’affaires voulurent prendre congé de Mme Goron :

— Et bien le bonjour à votre mari !

— Ah ! vous allez peut-être le rencontrer ; il est allé jusqu’au bout de la grande herbage faire un petit bout de causette avec un voisin.

Ils se saluèrent avec des poignées de mains. Les deux hommes partirent le long de la cour, pendant que Mme Goron, debout sur le seuil de la porte, les regardait s’éloigner.

Ah ! quelle jolie paire de filous, pensait-elle. Mais elle n’avait pas osé leur dire ce qu’ils valaient. Vaut mieux être bien avec le diable, malgré tout. Puisqu’il n’y avait rien à y changer, c’était fini, réglé, autant faire bonne figure, quitte à penser, au fond, ce que l’on veut.

Et elle avait cette vague crainte des paysans pour tout ce qui touche à la procédure. L’homme d’affaires l’intimidait ; avec ces gens-là on ne sait jamais si on a tort ou raison et on finit toujours par être mis dedans. Elle venait d’ailleurs d’en faire l’expérience.

Les deux hommes marchaient sous les pommiers, inspectant et appréciant la ferme. L’usurier disait ses projets. Il créerait une pépinière qui ne coûterait presque rien. En dix ans, le pépin a donné un pommier bon à planter, et qui fournit après peu, sa razière de fruit. C’était l’avenir. Le phylloxera n’a pas laissé de vignobles dans la moitié du pays où il y en avait. On falsifiait tous les vins. Il faudra bien que les Parisiens, un jour ou l’autre, se mettent à boire du cidre. Et c’est alors que la Normandie gagnera de l’argent ! Et les malins avisés comme lui auront un revenu assuré, rien qu’avec la récolte des pommes ; car, le cidre renchérira lorsqu’il sera exporté en grand, au lieu d’être la boisson consommée seulement dans le pays d’origine.

L’usurier recevait, à son café, un journal où il avait lu le discours économique d’un député normand. C’était ces idées-là qu’il émettait, se servant des termes parlementaires, avec un ronflement de ses phrases qui détonnaient et surprenaient comme un son de cuivre qui sortirait d’une flûte.

Qu’en pensait l’homme d’affaires ? N’était-il pas de cet avis ? Il y avait bien des changements à opérer ; par exemple, faire creuser des rigoles dans le pré du vallon, y détourner, de temps en temps, le cours du petit ruisseau. L’herbe y pousserait plus drue et la récolte du foin doublerait.

Une chose encore qu’il ne souffrirait pas, c’était l’élevage des bœufs.

Il le défendrait à son fermier, formellement. Ça tue la terre. Ils rongent l’herbe et leur fumier ne vaut rien. Ce n’est bon qu’à faire en grand, dans les herbages des vallées, mais dans les cours, sous les pommiers, c’était de la folie. Et maintenant qu’on voit arriver tant de viandes d’Amérique ! N’était-ce pas là ce qui avait ruiné les Goron ? Il ne voulait pas les blaguer, ces pauvres gens, mais vraiment ils étaient trop bêtes. Et ce Cyrille, pourquoi donc s’était-il laissé mener comme ça par sa femme ! Et pourquoi n’était-il pas là, tantôt ? Il avait dû s’enfuir en les voyant arriver.

— Cyrille ! cria longuement une voix perçante.

Dans le calme de l’air ce cri monta, répété trois fois. C’était Mme Goron qui devant sa porte, appelait son mari.

L’usurier et l’homme d’affaires virent une silhouette vaciller sur la crête de la colline, aux arêtes nettement tranchées sur la grisaille du ciel qui s’embrumait.

Cyrille sortait du poste où, toutes les après-midi, il montait pour voir, par delà le ruban de Seine, la petite maison de Jumièges où il avait été si heureux.