Tresse & Stock (p. 34-38).


III



Marchand de cordages, toiles à voiles, instruments de pêche en eau douce, appâts pour poissons, ferblanterie, quincaillerie, etc., Cyrille Goron, établi à Rouen, rue Jeanne-d’Arc, vivotait tranquillement, mais sans parvenir à faire de réserve pour ses vieux jours, lorsqu’il avait hérité, par sa femme, de la ferme que les parents de celle-ci possédaient à Jumièges. La maison du propriétaire était située à cent mètres de l’abbaye. Cyrille y était venu voir son beau-père à l’agonie, et, n’osant passer l’eau, n’avait pu visiter sa propriété, de l’autre côté de la Seine. Jusqu’alors, il ne s’était pas inquiété de la connaître. Les fermiers payaient régulièrement, sa femme y faisait, de temps à autre, une courte apparition et, comme elle y avait été élevée, en parlait souvent.

À Jumièges où il était venu, autrefois, étant fiancé, ç’avait amusé les gens, son refus de voir son futur bien. Mais, à quoi bon railler ; sa terreur de l’eau était insurmontable. Et, faire exprès le voyage par terre, demandait deux jours au moins, quand il n’y avait à perdre que cinq minutes pour passer sur la barque du père Sandré.

Si, au moins, de la berge, il avait pu la voir, cette ferme, même avec la lorgnette du matelot ! Mais elle ne commençait qu’au sommet de l’autre versant de la colline ! Le fermier, se disait-il, a peut-être quelque raison de se plaindre de la peine qu’il prend à faire ses affaires. Parbleu ! Il connaissait bien sa femme, très bonne ménagère, mais dure à la détente, qui lui laissait juste de quoi avoir du tabac, à ce point qu’il n’osait aller au cabaret, le dimanche, de peur d’être forcé de régaler d’une tournée ses amis, ce qui l’aurait pour longtemps endetté.

Et sa femme, orgueilleuse de sa ferme, qui la faisait vivre en rentière, exagérait peut-être la valeur de rapport de sa terre. En tous cas, elle avait eu tort de secouer Rouland d’aussi violente façon, ce n’est pas à lui qu’un client, même le meilleur, aurait ainsi parlé, au temps où il débitait dans sa boutique ses cordages, toiles à voiles et instruments de pêche en eau douce.

Tout en se promenant sur la berge, baignée de clarté, Cyrille regrettait de ne pouvoir aller à la ferme. Il aurait fait des excuses à Rouland qui, somme toute, l’avait bien payé intégralement. Et, pour un malheureux dindon, sa femme s’était mise en colère ! Et, que lui arriverait-il, s’il mettait sa ferme en location ? Peut-être bien ne se présenterait-il personne pour la prendre.

Et ils seraient alors dans de beaux draps ! Car c’était leur seul revenu, ces deux mille francs. Il y avait bien la maison où ils habitaient qui leur appartenait, mais, puisqu’ils l’occupaient, elle coûtait les impositions, ce qui était déjà assez cher de loyer.

Ils ne dépensaient pas tout leur revenu. Mais son garçon, à qui il avait cédé son fonds, avait une nombreuse famille, et, de peur de le voir faire faillite, ce qui aurait déshonoré le nom des Goron, dans la rue Jeanne-d’Arc, on lui envoyait à tout moment des cent francs pour payer une traite, le loyer, et les livres de l’aîné, qu’ils avaient déjà mis à la salle d’asile, et les langes du jeune, encore en nourrice. À cela, il n’y avait rien à dire, car son fils n’était pas trop dépensier et lui-même se rappelait qu’il avait autrefois tout juste de quoi arriver.

Sous ses yeux, la Seine coulait lentement. Au coude, disparaissait un grand brick, toutes voiles ouvertes, que traînait un remorqueur. Et Cyrille s’amusait à regarder dans l’eau bleue l’ombre reflétée de la fumée noire.