La Fenêtre du coin du cousin


Contes posthumes
Traduction par Champfleury.
(p. 278-313).


LA FENÊTRE DU COIN DU COUSIN
Traduit par Champfleury

Mon pauvre cousin a éprouvé le même sort que le célèbre Scarron. Ainsi que celui-ci, mon cousin a perdu complétement l’usage de ses jambes par une longue et douloureuse maladie ; maintenant il est obligé d’avoir recours à de solides béquilles et au bras nerveux d’un invalide grognard, qui ne fait auprès de lui le garde-malade qu’à son bon plaisir, pour le traîner de son lit dans son fauteuil garni de coussins, et de son fauteuil à son lit ; mais ce n’est pas là l’unique ressemblance de mon cousin avec le Français. Aussi bien que Scarron, mon cousin écrivaille ; comme Scarron il est doué d’une certaine humeur joviale, et il fait à sa manière les plaisanteries les plus humouristiques. Toutefois il faut remarquer, à l’honneur de l’écrivain allemand, qu’il n’a jamais regardé comme nécessaire d’épicer ses mets piquants d’assa-fœtida, pour chatouiller le palais de ceux de ses lecteurs allemands qui ne trouveraient pas ses plats tout à fait de leur goût. Il se contentait de la noble saveur qui excite et fortifie. Aussi les gens aiment à lire ce qu’il écrit ; cela doit être bon et divertissant ; moi, je ne m’y entends guères. D’ordinaire la conversation de mon cousin me faisait du bien, et il me semblait plus agréable de l’entendre que de le lire. Cependant cette invincible manie d’écrire est ce qui a attiré de noirs malheurs sur mon pauvre cousin. La plus pénible maladie ne put arrêter le mouvement rapide de l’imagination qui continuait à manœuvrer en lui, en fabriquant toujours, toujours du neuf. Aussi me racontait-il parfois toutes sortes de charmantes histoires qu’il inventait, au milieu d’affreuses douleurs. Mais le méchant démon de la maladie avait barré le chemin que la pensée aurait dû suivre pour arriver à se formuler sur le papier. Ainsi quand mon cousin voulait écrire quelque chose, non seulement ses doigts lui refusaient le service, mais la pensée elle-même s’était évanouie et envolée. Aussi tombait-il dans la plus noire mélancolie.

« Cousin, me disait-il un jour d’un ton qui m’effraya, cousin, c’en est fait de moi. Je me fais l’effet de ce vieux peintre halluciné qui restait assis des journées entières devant une toile tendue dans le cadre, chargée seulement de quelques couleurs, et qui vantait à ses visiteurs les beautés sans nombre du magnifique chef-d’œuvre qu’il venait de finir ; — je renonce à la vie active et créatrice, — mon esprit se retire dans sa cellule. »

Depuis ce temps, mon cousin ne se laissait plus voir ni par moi ni par personne. Le vieil invalide grognard nous repoussait de sa porte en y bougonnant comme un hargneux chien de garde. Il est nécessaire de dire que mon cousin habite de petites chambres basses en haut de la maison. C’est aujourd’hui l’usage des écrivains et des poètes. Qu’importe un plafond bas si l’imagination vole haut et se construit une immense voûte aérienne qui monte jusqu’au ciel bleu et resplendissant ?

Le logis de mon cousin est situé dans le plus beau quartier de la capitale, c’est-à-dire sur le grand marché, qui est entouré de bâtiments de luxe et au milieu desquels resplendit le théâtre colossal, bâti avec tant de génie. C’est la maison faisant le coin que mon cousin habite, et de la fenêtre d’un petit cabinet, il embrasse d’un seul regard tout le panorama de cette place grandiose.[1] C’était justement un jour de marché que, perçant à travers la foule, j’arrivai au bas de la rue d’où l’on aperçoit de fort loin la fenêtre du coin de mon cousin. Mon étonnement ne fut pas mince quand je vis reluire à cette fenêtre la petite calotte rouge que mon cousin portait dans son bon temps. Bien plus, en m’approchant davantage, je remarquai que mon cousin avait endossé sa magnifique robe de chambre de Varsovie et qu’il fumait dans sa pipe turque des dimanches. — Je lui fis signe, j’agitai mon mouchoir de poche et je réussis à attirer sur moi son attention. Il me répondit amicalement de la tête : Que d’espérances ! Rapide comme l’éclair, je grimpai l’escalier ; l’invalide ouvrit la porte, sa figure d’ordinaire ridée, plissée, pareille à un gant qui a été mouillé, semblait avoir été touchée par un rayon de soleil, et était devenue un masque presque aimable. Il dit qu’il croyait que Monsieur était dans son fauteuil, et qu’on pouvait lui parler. La chambre était faite, et sur le paravent du lit on voyait attachée une feuille de papier, où se lisaient ces mots écrits en grosses lettres :

Et si male nunc, non olim sic erit.[2]

Tout indiquait l’espérance revenue, la force vitale ressuscitée. « Ah ! te voilà donc enfin, me cria mon cousin comme j’entrais dans le cabinet ; ah ! te voilà donc enfin, cousin ; sais-tu bien que je me suis vraiment ennuyé après toi ? Mon Dieu, quand même tu ne t’inquiètes pas de mes œuvres immortelles, je t’aime pourtant, va, parce que tu as l’esprit gai, et que tu es amusable sinon bien amusant. » À ce compliment de mon sincère cousin, je sentis le sang me monter au visage. « Tu t’imagines, continua-t-il sans faire attention à mon mouvement, tu t’imagines bien certainement que je suis en pleine convalescence, et même tout à fait délivré de mon mal. Il n’en est pourtant rien. Mes jambes sont des vassales tout à fait infidèles, qui sont en pleine révolte contre la tête de leur seigneur, et qui ne veulent plus rien avoir à faire avec le reste de mon cher cadavre. Cela veut dire, en un mot, que je ne puis plus bouger de place, et je me charrette humblement dans ce fauteuil à roues de côté et d’autre, d’après les très mélodieuses marches que mon vieil invalide me siffle, en souvenir de ses campagnes. Mais cette fenêtre est ma consolation. Ici, j’ai retrouvé la vie avec ses bigarrures, et je me sens maintenant en fort bon rapport avec ses agitations incessantes. Tiens, cousin, regarde plutôt là-bas. »

Je m’assis vis-à-vis de mon cousin sur un petit tabouret, dans l’embrasure de la fenêtre.

Le coup d’œil était en effet étrange et saisissant. Tout le marché ne ressemblait plus qu’à une masse populaire si étroitement pressée, qu’on eût pu croire qu’une pomme jetée à travers, n’eût jamais pu arriver jusqu’à terre. Les couleurs les plus différentes resplendissaient au soleil, par toutes petites places ; ce spectacle faisait sur moi l’effet d’un grand carré de tulipes ondoyant au gré du vent, et je fus obligé de m’avouer que ce coup d’œil agréable, mais un peu fatigant à la longue, était dans le cas d’occasionner à des gens quelque peu predisposés à de telles sensations un léger vertige, semblable à cejui qui précède les rêves. C’est en cela que je fis consister le plaisir que cette fenêtre du coin donnait à mon cousin, et je. le lui dis tout net.

Le cousin se frappa la tête des deux mains et le dialogue suivant commença entre nous.

LE COUSIN. — Ah ! cousin ! cousin, je vois bien maintenant que la plus petite étincelle de talent littéraire ne brûle pas en toi. La disposition la plus élémentaire te manque pour marcher jamais sur les traces de ton cousin, si digne et si boiteux, c’est-à-dire l’œil qui voit réellement. Ce marché ne t’offre que l’aspect d’un tourbillon confus et bariolé de gens du peuple, en proie à une animation insignifiante. Ho ! ho ! mon ami ! moi, au contraire, je vois se développer là la mise en scène la plus variée de la vie bourgeoise, et mon esprit, à la manière de Callot et de Chodowiecki[3], enfante mille esquisses l’une après l’autre, qui ne manquent ni de hardiesse ni de trait. Voyons, cousin, il faut que j’essaye si je ne pourrai pas mettre à ta portée les principes de l’art. Tiens, voici ma lunette, regarde devant toi, là, dans la rue ; aperçois-tu cette personne un peu étrangement habillée, un large panier de marché au bras, qui est en grande conversation avec un marchand de balais, et qui semble traiter d’autres affaires domestiques que celles relatives à la nourriture du corps ?

MOI. — Je l’aperçois. Elle a un éclatant mouchoir citron, ployé à la mode française en turban autour de la tête, et son visage, ainsi que toute sa personne, indique clairement une française. C’est bien certainement une restante de la dernière guerre qui aura su tirer son épingle du jeu[4].

LE COUSIN. — Pas mal deviné. Je gage que l’homme est redevable à quelque branche d’industrie française, lui rapportant un joli profit, de la possibilité où se trouve sa femme de remplir son panier de toutes sortes de bonnes choses. Maintenant elle se perd dans le tourbillon. Tâche donc, cousin, de suivre sa course dans tous ses zig-zags sans la perdre des yeux. Le mouchoir jaune brille devant toi.

MOI. — Dieu ! comme ce brillant point jaune fend la foule ! La voilà déjà près de l’église. — Elle marchande quelque chose près des étalages. — Maintenant, la voilà partie. — Ah ! je l’ai perdue ! — Non, là-bas elle se relève. — Là-bas près de la volaille. — Elle prend une oie plumée. — Elle la tâte en connaisseuse.

LE COUSIN. — Bien, cousin. La fixité du regard fait que l’on voit distinctement. Cependant au lieu de prétendre t’initier si ennuyeusement à un art qui ne peut presque pas s’apprendre, laisse-moi plutôt te faire remarquer toutes ces drôleries qui se déroulent devant nous. Remarques-tu dans ce coin, là-bas, cette dame qui, malgré la foule qui n’est pas trop grande, se fait jour à l’aide de ses deux coudes pointus ?

MOI. — Quelle singulière tournure ! — Un chapeau de soie sans formes qui nargue toutes les modes, avec des plumes bigarrées qui voltigent dans les airs ; — un petit surtout de soie, qui n’a rien gardé de sa couleur primitive. — Par-dessus, un châle assez honnête ; — la garniture de gaze de sa robe de coton jaune lui descend jusqu’à la cheville du pied. — Bas gris bleu. — Bottines lacées. — Derrière elle une superbe servante avec des paniers, un filet à poissons, un sac à farine. — Bon Dieu de là-haut ! quels regards furieux la soyeuse personne jette autour d’elle, et avec quelle fureur elle se précipite dans les groupes les plus serrés ! — Comme elle saisit tout, légumes , fruits, viandes ! Comme elle examine tout ! Comme elle tâte tout ! Comme elle marchande tout pour ne rien acheter !

LE COUSIN. — Cette femme-là, qui ne manque pas un marché, je l’appelle la ménagère enragée. Il me semble qu’elle doit être la fille d’un riche bourgeois, peut-être d’un fabricant de savons aisé, dont la main avec les annexes (la dot) a été obtenue non sans peine par quelque petit secrétaire intime. Le ciel ne l’a douée ni de beauté ni de grâces ; par contre, elle passait chez tous les voisins pour la jeune fille la plus laborieuse et la meilleure ménagère ; et c’est la vérité. Du matin au soir elle s’agite tant dans son ménage, que le pauvre secrétaire intime effrayé voudrait être au pays du poivre[5]. Tous les registres à trompettes et à cymbales des achats, des commandes, des petites empiètes et des besoins si variés du ménage, sont toujours tirés comme ceux d’un orgue, ce qui fait que la maison du secrétaire intime ressemble à une tabatière à musique, dans laquelle un mécanisme remonté joue sempiternellement une symphonie insensée, composée par le diable en personne. — Presque tous les quatre jours de marché elle est accompagnée d’une autre servante. Sapienti sat ![6] — Tiens, vois-tu là, ce groupe qui se forme ? Ne serait-il pas digne d’être éternisé par le crayon d’un Hogarth ? Regarde donc, là-bas, sous la troisième porte du théâtre ?

MOI. — Deux vieilles femmes assises sur de petites chaises basses ; — toute leur marchandise étendue devant elles dans une moyenne corbeille. — L’une vend des mouchoirs, à attraper les myopes. — L’autre a un magasin de bas bleus et gris, de tricots, etc. — Elles viennent de se pencher l’une vers l’autre ; elles se chuchotent à l’oreille. — L’une savoure une tasse de café. — L’autre semble si absorbée par la conversation, qu’on dirait qu’elle en oublie le petit verre de schnaps qu’elle était sur le point de laisser glisser dans son gosier. — En effet, ce sont des physionomies frappantes ! Quel sourire de sorcières ! Quelles gesticulations avec leurs bras osseux et secs !

LE COUSIN. — Ces deux femmes sont continuellement ensemble, et malgré la différence de leur commerce pas de collision, par conséquent pas de jalousie de métier. Cependant, jusqu’à ce jour, elles se sont toujours guettées d’un œil hostile, et si mon expérience physionomique ne me trompe pas, elles doivent s’être jeté à la tête plus d’une expression railleuse. Oh ! tiens ! tiens ! regai donc cousin, les voilà qui deviennent de plus en plus intime de cœur et d’âme. La marchande de mouchoirs partage un demi-tasse avec la marchande de bas. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ah ! je sais. Il y a quelques minutes, une jeune fille de seize ans au plus, belle comme le jour, dont la mise indiquait les mœurs et la timide pauvreté, est venu près de la corbeille, attirée par les attrapes. Son attention était captivée par un mouchoir blanc, avec une bordure de couleur, dont elle avait peut-être grand besoin. Elle le marchanda, et la vieille déploya toutes les ressources de sa finesse mercantile, en déployant le mouchoir et en faisant briller au soleil ses couleurs éclatantes. Elles tombèrent d’accord, mais quand la pauvrette voulut tirer sa bourse du coin de son mouchoir de poche, elle ne trouva pas assez d’argent pour une pareille dépense. Les joues en feu et les yeux pleins de larmes, la pauvre jeune fille s’éloigna aussi vite qu’elle put, pendant que la vieille éclatait de rire méchamment, en repliant le mouchoir et en le rejetant dans la corbeille. Il a dû s’ensuivre de jolis propos. Mais voici maintenant que l’autre sorcière connaît la jeune fille et la triste histoire de sa famille ruinée qu’elle met sur le tapis, en y joignant une chronique scandaleuse pour le divertissement de la marchande abusée. Il y a certainement là-dessous quelqu’abominable calomnie, grosse comme le poing, qui aura été payée par cette tasse de café.

MOI. — De toutes les combinaisons que tu déroules là, cousin, il est possible qu’aucune ne soit vraie ; et cependant, en regardant ces femmes, il me semble, grâce à ton exposition animée, que tout cela est on ne peut plus plausible ; et je suis, bon gré mal gré, obligé de le croire.

LE COUSIN. — Avant de nous éloigner des murs du théâtre, laisse-nous jeter encore un regard sur cette bonne grosse femme aux joues bouffies de santé, qui est assise avec un calme et un sang-froid stoïque sur cette chaise de joncs, les mains cachées sous son tablier blanc, et qui a déployé devant elle, sur des linges blancs, un si riche magasin de cuillers polies, de couteaux, de fourchettes, de tasses à thé, de cafetières, de tricots, de faïence, d’assiettes, de plats de porcelaine à la vieille mode, et que sais-je encore ! Si bien que sa pacotille achetée de bric et de broc dans les encans, comme il est probable, forme un véritable orbis pictus[7]. Elle écoute l’offre de la pratique, la figure tranquille, sans avoir l’air de s’inquiéter qu’on achète où qu’on n’achète pas ; elle tire seulement une main de dessous son tablier pour recevoir l’argent et laisse prendre à ses pratiques les objets qu’elles ont achetés. C’est une marchande calme et réfléchie qui veut mettre quelque chose de côté. Il y a un mois, tout son commerce consistait en à peu près une demi-douzaine de bas de coton fins, et autant de gobelets. Ses affaires ont augmenté à chaque marché ; cependant elle n’a jamais apporté une meilleure chaise, elle cache toujours comme auparavant ses mains sous son tablier, ce qui indique qu’elle possède une grande égalité d’esprit et ne se laisse pas entraîner par la fortune à devenir hautaine et orgueilleuse. Quelle idée baroque me vient tout à coup ! Je me figure un petit diablotin mauvais sujet, tel que celui de la gravure de Hogarth, sous la chaise de la bigotte, un petit diablotin qui se glisserait ici sous la chaise de la marchande, et, envieux de son bonheur, scierait le pied de la chaise sans le moindre bruit. Pata pouf ! la voilà qui tombe au milieu de ses verres et de ses porcelaines, et tout le commerce est à vau-l’eau. Quelle faillite !

MOI. — En vérité, cher cousin, tu m’as déjà appris à mieux voir. Pendant que je laisse errer mes regards dans ce tourbillon bigarré de la foule ondoyante, j’aperçois de côté et d’autres des jeunes filles accompagnées de cuisinières proprement vêtues, qui portent à leur bras de vastes paniers et qui marchandent les provisions dont le marché est couvert. La mise distinguée de ces jeunes filles ne me permet pas de douter qu’elles ne soient au moins de la première bourgeoisie. Comment se fait-il qu’elles viennent au marché ?

LE COUSIN. — Cela peut s’expliquer très facilement. Depuis quelques années, la coutume est d’envoyer au marché même les filles des plus hauts fonctionnaires de l’État, afin de leur apprendre, par la pratique, cette branche de la tenue du ménage qui regarde l’achat des provisions.

MOI. — En effet, c’est une louable coutume qui, en sus de l’avantage pratique, doit conduire en outre à des manières de voir toutes domestiques.

LE COUSIN. — Crois-tu, cousin ? Eh bien, quant à moi, je pense tout le contraire. Quel but peut-on avoir en faisant ses achats soi-même, sinon de s’assurer de la qualité de la marchandise et de la véracité des prix ? Les qualités, la mine, les marques d’un bon légume, de la viande fraîche, une ménagère débutante peut apprendre tout cela très facilement d’une autre manière ; et la petite épargne que l’on croit faire en empêchant la cuisinière de faire danser l’anse du panier, n’existe pas, parce que la cuisinière ne laisse pas que de s’entendre secrètement avec la marchande, en sorte que cela ne balance pas le dommage que la fréquentation du marché peut amener. Jamais je ne voudrais, pour quelques kreutzers, exposer ma fille à être entourée de gens mal élevés, à entendre des équivoques et des propos malhonnêtes des gens du marché. Et encore il faut parler des coups d’œil des langoureux jeunes gens en habit bleu, à cheval, ou en redingote jaune à collet noir, à pied, dont le marché est… — Mais tiens, regarde donc, regarde, cousin ; comment trouves-tu la fille qui nous arrive du côté de la pompe, accompagnée d’une cuisinière déjà âgée ? Prends ma lunette, cousin, prends ma lunette.

MOI. — Ah ! quelle créature ! c’est l’amabilité en personne ; — mais elle baisse pudiquement les yeux ; — chacun de ses pas est craintif, — chancelant ; — elle se retient timidement à sa compagne, qui lui ouvre avec effort un passage dans la foule. — Je la suis. — Voilà la cuisinière qui s’arrête devant les paniers de légumes. — Elle marchande, — elle attire la petite, qui prend vite, vite de l’argent dans sa bourse, en détournant à moitié son visage, et tend cet argent, toute joyeuse de pouvoir en être quitte. — Je ne puis la perdre, grâce à son châle rouge. — Elle semble chercher quelque chose en vain. — Enfin ! enfin ! les voici qui s’arrêtent près d’une femme qui vend des légumes plus délicats dans de jolis paniers. Toute l’attention de la jolie petite est absorbée par un panier des plus frais choux-fleurs. — La jeune fille elle-même en choisit une tête et la met dans le panier de la cuisinière. — Comment ? l’effrontée cuisinière retire sans se gêner cette tête de son panier, la remet dans celui de la marchande, et en choisit une autre, sans compter qu’on peut voir, aux secousses violentes de sa lourde tête ornée de dentelles, qu’elle accable de reproches la pauvre petite qui, pour la première fois, avait voulu choisir à son gré.

LE COUSIN. — Comment te figures-tu les sentiments de cette jeune fille dont on veut à toute force faire une ménagère, ce à quoi s’oppose tout à fait sa délicatesse d’esprit. Je connais cette charmante petite ; c’est la fille d’un haut conseiller secret, une nature naturelle, éloignée de toute afféterie, animée des vrais sentiments de son sexe et douée de ce tact exquis, de cette intelligence toujours sûre d’elle-même, spéciale aux femmes de cette sorte. — Ho ! ho ! cousin, voilà une heureuse rencontre. Ici, au coin, vois-tu venir la contre-partie de ce tableau. Comment trouves-tu cette jeune fille, cousin ?

MOI. — Oh ! quelle tournure svelte et mignonne ; — jeune, — alerte, — regardant le monde autour d’elle d’un œil libre et hardi. — Au ciel, toujours l’éclat du soleil ; — dans les airs, toujours joyeuse musique. — Comme elle s’avance fière et sans gêne au milieu de la foule pressée ! — La servante qui la suit avec un panier ne semble pas plus vieille qu’elle, et une certaine cordialité semble régner entre ces deux femmes. — La demoiselle est bien habillée ; — le châle est moderne, — le chapeau très convenable pour une toilette du matin, aussi bien que la robe qui est de fort bon goût. — Tout est bien convenable. — Ah ! mon Dieu, que vois-je ? La demoiselle a mis des souliers de satin blanc ! — Une chaussure de bal usée pour venir au marché ! — En somme, plus j’observe cette jeune fille et plus je suis frappé de certaines particularités que je ne puis exprimer avec des mots. C’est vrai, elle fait, à ce qu’il me semble, les achats avec une soigneuse attention ; elle choisit, elle marchande, elle parle, elle gesticule à propos de tout d’un air animé ; mais on dirait qu’elle voudrait acheter autre chose encore que des provisions de ménage.

LE COUSIN. — Bravo ! bravo ! cousin, ton regard s’aiguise. Vois-tu, mon cher, malgré l’élégance simple de l’habillement et abstraction faite de la démarche alerte, ces souliers de satin blanc au marché auraient déjà dû te faire deviner que la petite demoiselle appartient au ballet ou au moins au théâtre. Ce qu’elle désire ne sera pas long à se révéler. — Ah ! c’est cela ! Regarde donc, cher cousin, un peu à droite en haut de la rue, et dis-moi qui tu vois sur le trottoir, devant l’hôtel, à un endroit un peu désert ?

MOI. — Je vois un grand jeune homme élancé, à courte redingote jaune avec un collet noir et des boutons d’acier. Il porte une petite casquette rouge brodée d’argent, sous laquelle flottent de belles boucles de cheveux noirs peut-être un peu trop touffus. La petite moustache noire de la lèvre supérieure rehausse à merveille ce visage pâle, énergique et bien coupé. Il a un carton sous le bras ; — ce ne peut être qu’un étudiant qui se rend au cours. — Mais il reste là comme enraciné, le regard fixement tourné vers le marché, et il semble avoir oublié l’heure de son cours et tout ce qui l’environne.

LE COUSIN. — Tu y es, cher cousin. Toute son attention est dirigée vers notre petite comédienne. Il s’approche du grand marché aux fruits, dans lequel les plus belles marchandises sont empilées d’une manière appétissante, et il semble demander certains fruits qui justement ne se trouvent pas à la main. Il est tout à fait impossible de faire un bon dîner sans des fruits au dessert. Il faut donc que notre petite comédienne termine ses empiètes en s’adressant à cette boutique. Une pomme ronde et rouge échappe espièglement de ses petits doigts. — L’étudiant à la redingote jaune se baisse, ramasse la pomme. La petite fée de théâtre fait une gracieuse révérence. — La conversation est en train. — De réciproques conseils et une réciproque assistance à propos d’un choix d’oranges assez difficile complètent une connaissance qui certainement a déjà été commencée ailleurs, car voilà qu’en même temps se conclut un gracieux rendez-vous, qui certainement se répétera en se variant de bien des manières.

MOI. — Que ce nourrisson des Muses batifole et choisisse des oranges tant qu’il voudra, cela ne m’intéresse pas, et d’autant moins, qu’au coin de la façade du théâtre, où les marchandes de fleurs ont leur étalage, l’angélique enfant, la ravissante fille du conseiller secret, vient de reparaître.

LE COUSIN. — Je n’aime pas à regarder du côté de ces fleurs, cher cousin, et pour cause. La fleuriste qui y vend les plus beaux choix d’œillets, de roses et d’autres plantes rares, est une toute belle et toute gentille jeune fille, cherchant à cultiver son esprit ; quand son commerce ne l’occupe pas, elle lit avec attention des livres dont la reliure prouve qu’ils appartiennent au grand corps d’armée esthétique de Kralowski[8], qui répand victorieusement la lumière de l’instruction jusque dans les coins les plus éloignés de la résidence. Une lectrice fleuriste est pour un romancier un spectacle irrésistible. Il advint donc qu’après avoir depuis longtemps passé devant cet étalage, — qui est du reste exposé tous les jours, — en voyant lire la fleuriste, je m’arrêtai tout surpris. Elle était assise comme sous un épais berceau de géraniums en fleurs, le livre ouvert sur ses genoux, la tête appuyée dans les mains. Il fallait que le héros du roman se trouvât alors dans un danger sérieux ou que la lectrice en fût arrivée à un des moments importants de l’action, car les joues de la jeune fille s’animaient, ses lèvres frémissaient ; elle paraissait avoir complètement oublié son entourage. Cousin, je veux t’avouer d’une manière désintéressée la faiblesse étrange d’un écrivain. Tantôt j’étais pour ainsi dire cloué sur place ; tantôt je trottinais de ci et de là. Que peut donc lire cette jeune fille ? Cette idée occupait toute mon âme. La vanité d’écrivain s’agitait et me chatouillait du pressentiment que c’était une de mes œuvres à moi qui emportait en ce moment cette jeune fille dans le monde fantastique des rêveries. À la fin, je pris mon cœur à deux mains, j’entrai et m’informai du prix d’un pied d’œillets qui était au rang le plus éloigné. Pendant que la jeune fille allait me le chercher, je me mis à dire : — Qu’est-ce que vous lisez donc là, ma belle enfant ? en m’emparant du livre ouvert. Oh ! ciel ! c’était en effet un de mes livres. La jeune fille m’apporta les fleurs en m’en disant le prix. Que m’importaient les fleurs et les pieds d’œillets ? La jeune fille était pour moi en ce moment un public bien autrement précieux que tout le monde élégant de la résidence. Ému et tout enflammé du plus doux sentiment d’auteur, je demandai avec une indifférence simulée comment la jeune fille trouvait ce livre. — Eh ! mon cher monsieur, c’est un tout drôle de livre ; d’abord il vous trouble la tête, mais bientôt c’est absolument comme si on était assis au beau milieu de l’histoire. À ma surprise très grande, la jeune fille s’empressa de raconter le roman si nettement et si bien, que je compris qu’elle avait du déjà le lire plusieurs fois. — Quel livre singulier ! reprit-elle ; parfois il m’a fait rire de tout cœur, puis, d’autre fois, j’avais envie de pleurer. Je vous conseille, si vous ne l’avez pas encore lu, d’aller le chercher après-midi chez M. Kralowski, car c’est cette après-midi que je change mes livres. Le moment devenait solennel. Les yeux baissés, d’une voix d’une douceur comparable à celle du miel de l’Hybla, le sourire béat d’un auteur dans l’enchantement, je me mis à gazouiller : — Mon doux ange, l’auteur de ce livre, qui vous a tant fait plaisir, est devant vous en personne... C’est moi ! La jeune fille me regarda de ses grands yeux, et resta sans rien dire la bouche ouverte. Je prenais cette manifestation pour l’expression du plus grand étonnement, d’un certain effroi joyeux, de voir le sublime génie qui avait fait une pareille œuvre apparaître tout à coup près des géraniums. — Peut-être, me dis-je en voyant que la figure de la jeune fille ne changeait pas, peut-être ne peut-elle croire à l’heureux hasard qui amène près d’elle le fameux auteur de ***. Je cherchai à établir mon identité par tous les moyens possibles, mais on eût dit que la fleuriste était pétrifiée ; de ses lèvres il ne s’échappait pas autre chose que des : — Hum ! — Vraiment ! — Tiens, tiens, tiens ! Mais comment te décrire la honte qui me saisit au même instant ? Il se trouvait que cette jeune fille n’avait jamais pensé que les livres lus par elle avaient été préalablement inventés. L’idée d’un auteur et d’un poète lui était absolument étrangère ; et, je crois en vérité qu’en insistant un peu, elle m’eût avoué avoir cru jusques-là que le bon Dieu faisait pousser les livres comme les champignons. Je me remis à demander tout capot combien coûtait le pot d’œillets. Cependant, il fallait qu’il fût vaguement venu à la jeune fille une autre idée sur la composition des livres ; car, lorsque je lui comptai l’argent, elle me demanda naïvement si c’était moi qui avais fait tous les livres de la librairie de Kralowski. Plus rapide qu’un trait, je m’enfuis avec mon pot d’œillets.

MOI. — Cousin, cousin, j’appelle ceci vanité d’auteur punie. Pendant que tu me racontais ta tragique histoire, je n’ai pas détourné l’œil de mon idole. Ce n’est qu’auprès des fleurs que l’orgueilleux démon de la cusine lui a laissé toute liberté. La grognarde cuisinière avait posé son lourd panier à terre, et s’abandonnait avec trois collègues aux indicibles charmes de la conversation, en croisant ses bras replets tantôt l’un sur l’autre, tantôt en les plantant sur la hanche, selon les exigences de l’expression rhétorique mimée de ses discours, regarde dans la belle collection de fleurs que ce bel ange s’est choisie et que lui emporte ce fort gaillard qui la suit. Comment ?... Ah ! par exemple, voilà qui ne me plaît guères : tout en marchant, elle grignote des cerises de son petit panier... Des cerises, avec le fin mouchoir de batiste qui est certainement dans ce même panier, doivent faire un vilain ménage.

LE COUSIN. — Les jeunes appétits ne s’inquiètent pas des taches de cerises, qu’il est facile d’enlever avec du sel d’oseille. Et voilà précisément le vrai sans-gêne de l’enfance ; une fois sortie de la cohue de ce maudit marché, la petite profite en plein de sa liberté retrouvée.

LE COUSIN, continuant la conversation. — En attendant, voilà déjà longtemps que cet homme m’a frappé, et qu’il reste pour moi une énigme indéchiffrable ; tu vois bien, cet homme que voilà là-bas près de la seconde pompe, vers cette voiture, sur laquelle cette femme vend à même d’un grand tonneau de la marmelade aux pruneaux. D’abord, les grosses ventes d’une livre, d’une demie et d’un quart, puis viennent les lécheurs impatients, qui tendent leurs petits papiers et même leurs casquettes à poils. Elle leur jette, avec la rapidité de l’éclair, la petite quantité de confitures qu’ils demandent et qu’ils dévorent aussitôt avec bonheur, comme un bon repas du matin. Caviar du peuple[9] ! À cette adroite distribution de confitures, au moyen de la cuiller renversée, il me souvient d’avoir entendu raconter une fois dans mon enfance que, dans une riche noce de paysans, tout avait été fait d’une manière si splendide, que le riz délicat, sur lequel s’étendait une superbe croûte de cannelle, de sucre et de girofle, avait été partagé entre les convives à coups de fléau. Tous les convives n’avaient qu’à ouvrir bravement la bouche pour recevoir leur part, de sorte qu’ils étaient là tout à fait comme dans un pays de Cocagne. Eh bien, as-tu trouvé mon homme ?

MOI. — Parbleu, oui. Quelle drôle de tournure ! Au moins six pieds de haut, sec comme une trique et raide comme un cierge, avec une bosse au dos. Dessous un petit tricorne applati sous la cocarde d’une bourse à cheveux, qui retombent doucement tout au large de son dos. Son habit gris, d’une mode déjà bien vieille et boutonné par-devant du haut en bas, sans faire un seul pli au corps ; et, à mesure qu’il approchait de la voiture, j’avais déjà remarqué sa culotte noire, ses bas noirs et les grandes boucles d’étain de ses souliers. Que peut-il donc avoir dans la boîte carrée qu’il porte si soigneusement sous le bras gauche, et qui ressemble presque à la balle d’un colporteur ?

LE COUSIN. — Tu vas bientôt le savoir, fais seulement attention.

MOI. — Il ouvre le couvercle de sa boîte, — le soleil donne dedans, — reflets rayonnants ; — la caisse est doublée de plomb. — Il ôte son chapeau et fait à la marchande de confitures une courbette presque respectueuse. Quel est donc ce visage original ? Lèvres finement closes, — un nez de vautour, — grands yeux noirs, saillants et fortes prunelles, — un front haut, — cheveux noirs, — le toupet frisé en cœur avec de petites boucles raides sur les oreilles. — Il tend sa boîte à la marchande, qui la lui remplit de confitures et qui lui sourit amicalement ; puis, après avoir refermé sa boîte, l’homme s’éloigne avec une seconde courbette : voici qu’il passe près d’une tonne de harengs ; il tire un petit tiroir de sa boîte, y fourre quelques harengs qu’il vient d’acheter et referme le tiroir. — Un troisième tiroir me paraît destiné, à ce que je vois, à loger le persil et d’autres herbes. — Maintenant, il traverse en différents sens le marché d’un pas lent et plein de gravité, jusqu’à ce qu’il soit arrêté par la vue d’une belle volaille plumée, étendue sur une table. Comme partout il fait quelques profondes courbettes avant de marchander ; il cause longtemps à la femme qui l’écoute avec une mine particulièrement amicale. — Il pose avec précaution sa boîte à terre et prend deux canards, qu’il enfile très-commodément dans ses grandes poches. — Ciel ! voilà qu’une oie prend également le même chemin. Quant à la dinde, il se contente de lui faire les yeux doux, et cependant il ne peut s’empêcher de la toucher un peu, en la caressant de ses deux doigts. — Il reprend vite sa boite, s’incline devant la marchande avec beaucoup de politesse, et s’éloigne en s’arrachant avec effort du séduisant objet de son envie, — et va tout droit aux étalages de viande. Serait-ce un cuisinier qui a un grand festin commandé ? Il marchande une cuisse de veau qu’il fait encore glisser dans ses poches gigantesques. Maintenant voilà ses emplètes terminées. Il monte la rue Charlotte d’un air aussi étrange que s’il venait de tomber du ciel.

LE COUSIN. — Je me suis déjà plus d’une fois cassé la tête à propos de cette figure exotique. Que vas-tu penser de mon hypothèse ? Cet homme est un vieux maître de dessin, qui a passé sa vie dans de médiocres institutions scolaires et qui l’y passe peut-être encore. Il a gagné beaucoup d’argent dans toutes sortes d’entreprises industrielles. Il est avare, méfiant, célibataire cynique, ordurier. — Il n’a qu’un dieu, — son ventre ; — tout son plaisir consiste à bien manger seul dans sa chambre. Il n’a pas de domestiques ; il fait tout lui-même, va au marché chercher ses provisions pour la moitié de la semaine, et prépare sans aide, dans une petite cuisine, qui est tout à côté de son misérable cabinet, ses repas qu’ensuite il dévore avec un appétit féroce et même bestial. N’as-tu pas remarqué comme il a adroitement et commodément converti une vieille boîte à couleurs en panier de marché ?

MOI. — Arrière cet homme repoussant !

LE COUSIN. — Pourquoi, repoussant ? Il faut qu’il y ait aussi de ces originaux, a dit un homme qui savait le monde ; et il a raison, car la variété ne peut jamais être assez bizarre. Cependant, puisque cet homme te déplaît tant, cousin, je puis encore sur ce qu’il est, sur ce qu’il fait, te fournir d’autres hypothèses. Quatre Français, et qui plus est quatre Parisiens, un maître de langues, un maître de danse, un maître d’armes et un pâtissier, sont venus en même temps à Berlin pendant leur jeunesse ; comme cela ne pouvait manquer alors, vers la fin du siècle passé, ils y gagnèrent beaucoup d’argent. Depuis le moment où ils se trouvèrent en diligence, ils se lièrent de la plus étroite intimité, ils ne firent plus qu’un cœur et qu’une âme, et, leur travail fini, ils passaient toutes leurs soirées ensemble, comme de vrais Francais, en soupant frugalement et en causant avec animation.

Les jambes du maître de danse se sont rouillées. Le bras du maître d’armes s’est énervé avec l’âge. Des rivaux qui se vantaient de posséder les plus nouvelles locutions parisiennes ont supplanté le maître de langues, et les inventions raffinées du pâtissier ont été surpassées par de jeunes fricoteurs, élèves des plus subtils gastronomes de Paris ; mais chaque membre de ce quatuor si fidèlement uni avait fait de certaines économies. Ils s’installèrent dans un logement spacieux, retiré, mais agréable, abandonnèrent leurs professions et vécurent ensemble à la vieille mode française, tout joyeux et sans soucis, car ils surent échapper aux tourments et aux charges d’une malheureuse époque. Chacun a sa tâche à part, d’où la société tire joie et profit. Le maître de danse et le maître d’armes vont rendre visite à leurs anciens élèves, des officiers en retraite d’un grade élevé, des chambellans, des maréchaux, etc., etc. Ils avaient une clientèle de haut parage, et ils recueillent ainsi les nouvelles du jour pour servir d’étoffe à leurs conversations qui ne doivent jamais chômer. Le maître de langues fouille les boutiques de bouquinistes pour y découvrir de belles œuvres classiques ; le pâtissier veille à la cuisine ; il achète lui-même les vivres aussi bien qu’il les apprête, avec l’aide d’un vieux domestique français. En outre, le service est augmenté d’un gamin joufflu, que les quatre associés ont retiré des Orphelins français, depuis la mort d’une vieille Française sans dents, qui, de gouvernante est devenue relaveuse. — Voilà un petit homme habillé de bleu, portant des pains blancs dans le panier du bras droit, et une salade dans celui du bras gauche. Ainsi, j’ai en un instant transformé le sale et cynique maître de dessin allemand en un agréable pâtissier français, et je crois que son extérieur ainsi que toute sa personne y répond parfaitement.

MOI. — Cette découverte fait honneur à ton talent d’écrivain, cher cousin. Cependant voici quelques minutes que de grandes plumes blanches flottantes, qui se dressent là-bas au plus épais de la foule, captivent mon attention. Enfin voilà l’apparition juste auprès de la pompe. — C’est une grande créature svelte qui n’a pas trop mauvaise apparence. — Son surtout d’épaisse soie rose foncé est toute à fait neuf. — Le chapeau et le voile brodé de riches dentelles, sont de la dernière mode. — Des gants glacés blancs. Qu’est-ce qui oblige donc cette élégante dame, invitée à quelque déjeuner, à se hasarder au milieu de la cohue du marché ! — Ah bah ! elle aussi, c’est une acheteuse. Elle s’arrête et fait signe à une vieille femme sale et déguenillée, image vivante de la misère dans la lie du peuple, qui se traîne péniblement après elle en boitant. L’élégante dame reste au coin du théâtre pour donner une aumône à cet invalide aveugle de la landwehr, qui est appuyé contre le mur. Elle tire avec difficulté le gant de la main droite. — Ah ! Dieu ! il en sort un gros poing tout rouge et de forme passablement masculine. Cependant, sans beaucoup chercher et choisir, elle met dans la main de l’aveugle une pièce d’argent, court rapidement jusqu’au milieu de la rue Charlotte, et prend là un majestueux pas de promenade, sans se soucier davantage de la guenilleuse qui la suit ; elle gagne ainsi l’allée de tilleuls au-dessus de la rue Charlotte.

LE COUSIN. — La vieille a mis pour se reposer son panier à terre, et d’un regard tu peux voir toutes les emplètes de la belle dame.

MOI. — En effet c’est assez singulier. — Une tête de chou, beaucoup de pommes de terre, un petit pain, quelques harengs enveloppés dans du papier, un fromage de brebis qui n’a pas l’air trop frais, un foie de mouton, un petit rosier, une paire de pantoufles, un tire-bottes.

LE COUSIN. — Silence, silence ! Assez, assez de la femme au surtout rose. Observe attentivement cet aveugle auquel la frivole enfant de corruption fait l’aumône. Y eut-il jamais une plus émouvante image de la misère humaine non méritée, et de la résignation la plus absolue et la plus confiante en Dieu et le destin. Le dos appuyé contre le mur du théâtre, ses deux mains osseuses et sèches croisées sur le bâton, qu’il a eu la précaution d’avancer un peu devant lui pour que la foule brutale ne lui écrase pas les pieds, sa face livide levée en l’air, la casquette landwehr rabattue sur ses yeux, dès le grand matin jusqu’à la fin du marché, il est là immobile à la même place.

MOI. — Il mendie ; cependant ne prend-on pas grand soin des militaires devenus aveugles ?

LE COUSIN. — Tu es dans une grande erreur, cher cousin. Ce pauvre homme sert de domestique à une femme qui vend des légumes et qui appartient à la basse classe des marchandes, car les jardiniers plus aisés font arriver les légumes emballés dans des paniers et sur des voitures. Cet aveugle vient donc tous les matins chargé de légumes comme une bête de somme ; si bien que la charge le courbe presque jusqu’à terre et qu’il a grand’peine à arriver, d’un pas chancelant, en se soutenant avec son bâton. La grande et robuste femme au service de laquelle il est, et qui ne s’en sert que pour transporter ses légumes au marché, daigne à peine, quand les forces de l’aveugle sont presque épuisées, le prendre par le bras pour l’aider à arriver à l’endroit où le voilà maintenant. Là elle lui enlève de dessus son dos ses paniers, qu’elle porte elle-même de l’autre côté, et le laisse sans s’inquiéter de lui, jusqu’à ce que le marché finisse et qu’elle lui remette ses paniers vides sur le dos.

MOI. — C’est cependant une chose remarquable que l’on reconnaît immédiatement les aveugles, quand même ils n’ont pas les yeux fermés, et que rien dans le visage ne trahisse d’ailleurs cette infirmité, à cette seule manière de tourner la tête en haut, qui est propre à tous les aveugles. Il semble qu’il y a en eux comme un effort opiniâtre de voir quelque clarté dans la nuit qui les enveloppe.

LE COUSIN. — Rien ne m’émeut autant que de voir ainsi un aveugle, qui, la tête en l’air, paraît regarder dans le lointain. Le crépuscule de la vie a disparu pour le malheureux ; mais son œil intérieur tâche d’apercevoir déjà l’éternelle lumière qui luit pour lui dans l’autre monde, plein de consolations, d’espérances et de béatitudes. — Mais je deviens trop sérieux. — À chaque marché le vieux landwehr aveugle me fournit un trésor d’observations. Tu t’aperçois,cher cousin, comme l’esprit charitable des Berlinois se montre à l’occasion de ce pauvre aveugle. Souvent il passe devant lui une grande quantité de gens, et pas un de ces gens ne manque de lui faire une aumône. Mais c’est dans la manière dont l’aumône est faite que se trouve le prix… Regarde un instant, cher cousin, et dis-moi ce que tu aperçois.

MOI. — Voici justement trois, quatre, cinq superbes et fortes servantes ; leurs paniers trop remplis et trop chargés de marchandises leur coupent presque les bras, qui se gonflent en bleuissant. Elles devraient être pressées d’aller se débarrasser de leur charge, et cependant elles s’arrêtent un moment, cherchent dans leur panier et mettent une pièce de monnaie dans la main de l’aveugle, sans même le regarder. Cette dépense compte comme nécessaire et indispensable sur la note du jour de marché. C’est bien. — Voici venir une dame à la mise de laquelle on reconnaît clairement l’aisance. — Elle s’arrête devant l’invalide, tire une toute petite bourse, cherche et cherche, et ne trouve pas de pièce de monnaie assez menue pour faire la charité. — Elle appelle sa cuisinière. — Mais celle-ci a dépensé également sa petite monnaie. — Il faut qu’elle change d’abord auprès de la jardinière. — Enfin voilà une pièce de trois hellers (liards) trouvée, elle frappe alors sur la main de l’aveugle pour le bien avertir qu’il va recevoir une offrande. — L’aveugle ouvre le creux de sa main ; la bienfaisante dame lui met la pièce dedans, puis lui referme la main de peur qu’il ne perde ce splendide cadeau. — Pourquoi cette mignonne petite demoiselle trottine-t-elle ainsi de côté et d’autre en s’approchant toujours de plus en plus du côté de l’aveugle ? — Ha ! elle lui a vite glissé en passant une pièce que personne n’a certainement vue que moi, qui tiens le bout de ma lorgnette braqué sur elle. — Ce n’est pas une misérable pièce de trois hellers. — L’homme important et gros, en habit brun, qui arrive là-bas, est certainement un riche bourgeois. Lui aussi s’arrête devant l’aveugle et entre en longue conversation avec lui, ce qui bouche le chemin aux autres gens et les empêche de faire leur aumône à l’aveugle. — Enfin, enfin, il tire une grosse bourse verte de sa poche, la dénoue , non sans peine, et fouille si vivement dans son argent, qu’il me semble l’entendre cliqueter d’ici. — Parturiunt montes[10]. — Cependant je veux réellement croire que, saisi par l’image de la misère, le noble philanthrope se sera fendu de quelque gros groschen. Tout cela me donne à croire que l’aveugle fait une certaine recette les jours de marché, et je m’étonne qu’il prenne tout sans donner le moindre signe de reconnaissance ; seulement un mouvement de lèvres, que je crois apercevoir, montre qu’il murmure quelques mots de remerciement sans doute... quoique je ne remarque ce mouvement que de temps à autre.

LE COUSIN. — Tu as là l’expression parfaite de la résignation complétement concentrée. À quoi bon cet argent ? Il ne peut l’utiliser. Ce n’est que dans la main d’un autre, auquel il est obligé de s’en rapporter sans restriction, qu’il reprend sa valeur. — Je peux me tromper beaucoup, mais la femme dont il porte les paniers de légumes me paraît une mauvaise créature qui agit mal avec l’aveugle, quoique très probablement ce soit elle qui s’empare de tout l’argent qu’il reçoit. Chaque fois qu’elle revient du marché, elle se met à grogner contre l’aveugle plus ou moins fort, selon qu’elle a fait bon ou mauvais marché. Déjà la mine livide, la tournure affamée, les habits en lambeaux de l’aveugle, donnent à supposer que sa position est assez triste, et un ami de l’humanité devrait veiller à sa situation.

MOI. — Pendant que je contemple tout le marché, je remarque que ces voitures à farine, là, sur lesquelles sont étendues des toiles comme des tentes, donnent quelque chose de pittoresque à l’ensemble, parce qu’elles servent de fonds sur lequel la foule bigarrée se détache en groupes distincts.

LE COUSIN. — Je vois aussi un certain contraste dans ces blanches voitures de farine, entourées de garçons meuniers poudrés à blanc et de filles de moulin aux joues rouges, dont chacune représente une bella molinera. Je regrette de ne pas apercevoir une famille de charbonniers, qui d’ordinaire étale sa marchandise vis-à-vis ma fenêtre, là, près du théâtre ; il faut qu’elle soit aujourd’hui de l’autre côté. Cette famille se compose d’un homme grand et robuste, au visage très expressif, aux traits énergiques, vif, presque violent dans ses mouvements, en un mot le véritable type des charbonniers de romans. Certainement, si je rencontrais seul cet homme dans un bois, je frissonnerais bien un peu ; et sa disposition amicale dans cet endroit serait ce qui pourrait m’être le plus agréable au monde. Comme contraste à cet homme, vient le second membre de la famille, un gaillard de quatre pieds de haut à peine, et bizarrement tourné, qui est la drôlerie même. Tu sais, cher cousin, qu’il existe des gens de tournure si étrange, qu’au premier moment on les croit bossus, et cependant, en les considérant plus attentivement, on ne sait pas où est effectivement leur bosse.

MOI. — Ceci me rappelle le naïf propos d’un militaire très spirituel qui, dans l’exercice de ses fonctions, fut mis un jour en face d’un cas singulier de bizarreries semblables : « Le malheureux, disait-il, a cependant une bosse, une vraie bosse ; mais, où elle se trouve, voilà ce que le diable est seul à savoir. »

LE COUSIN. — La nature se proposait de faire de mon petit charbonnier un géant d’au moins sept pieds, cela se devine à la dimension colossale de ses pieds et de ses mains, les plus grands peut-être que j’aie vus de ma vie. Ce petit gaillard, vêtu d’un petit manteau à grand collet, une bizarre casquette à poils sur la tête, est en agitation continuelle. Il trottille et saute de tous côtés avec une mobilité désagréable ; il est tantôt ici et tantôt là ; il s’efforce de jouer le rôle d’aimable, de charmant, de primo amoroso du marché. Il ne laisse passer aucune dame, à moins qu’elle n’appartienne à la haute classe, sans trottiller après elle et sans lui lancer avec des poses, des gestes et des grimaces inimitables, des douceurs qui doivent être bien certainement dans le goût des charbonniers. Parfois il pousse si loin sa galanterie que, tout en causant, il passe doucement son bras autour de la taille d’une jeune fille, et, la casquette en main, rend hommage à sa beauté ou lui offre ses services chevaleresques. Il est assez remarquable que non seulement les jeunes filles en prennent leur parti, mais qu’elles rendent un sourire amical à ce petit monstre, et semblent enchantées de ses galanteries. Ce petit gaillard est sans doute doué d’une forte dose de causticité naturelle et d’un talent remarquable pour la drôlerie. C’est le paillasse, le Tausendsasa[11] connu de tout le pays aux environs. Il n’y a ni baptême, ni noces, ni ripailles, ni bal dans les tavernes sans lui ; chacun s’amuse de ses farces plaisantes et en rit une année durant. Le reste de la famille ne se compose, sauf les enfants et les servantes restés à la maison, que de deux femmes de robuste nature et de mine sinistre et grognarde, ce à quoi contribue beaucoup la poussière de charbon qui est collée dans les plis de leur visage. L’attachement tendre d’un gros loulou, qui partage tous les morceaux que la famille mange pendant le marché, me fait voir que dans une cabane de charbonnier les choses peuvent se passer très patriarcalement. Le petit charbonnier est, du reste, d’une force de géant, et la famille s’en sert pour faire porter les sacs de charbon aux pratiques. Je l’ai vu souvent, chargé par la femme d’au moins dix grands paniers empilés sur son dos, et il s’en allait en sautillant comme s’il n’eût pas senti le poids. Par derrière, sa tournure est on ne peut plus comique et extravagante à voir. Naturellement on n’aperçoit pas le plus petit brin de la figure du gaillard ; on ne voit qu’un horrible sac à charbons sous lequel on dirait qu’il a poussé deux petits pieds. Il ressemble à une bête fabuleuse, à une sorte de kangourou impossible qui sautille à travers le marché.

MOI. — Tiens, tiens, regarde, cousin, là-bas, près de l’église, on fait vacarme. Deux jardinières se sont probablement prises de querelle à propos du tien et du mien, et, à les voir les poings sur les hanches, nul doute qu’elles ne se débitent les propos les plus délicats. Le peuple accourt, un cercle épais se forme autour des querelleuses ; leurs voix deviennent de plus en plus fortes et percantes, leurs mains fendent l’air avec vivacité. Elles se rapprochent de plus en plus ; tout à l’heure les coups de poing vont pleuvoir. La police se fait faire place. Comment ? tout à coup j’apercois une foule de chapeaux luisants entre les furieuses ; on réussit à calmer les têtes échauffées des deux commères. La dispute est finie sans l’aide de la police. Les femmes retournent paisiblement à leurs paniers de légumes. Le peuple qui, aux instants les plus violents de la dispute, manifestait son approbation par ses bruyantes clameurs, se disperse.

LE COUSIN. — Remarque, cher cousin, que depuis que nous sommes à la fenêtre, c’est la seule querelle qui ait eu lieu sur le marché, et encore a-t-elle été apaisée par le peuple lui-même. Une dispute, fût-elle plus sérieuse et plus menaçante, serait également calmée par les gens du marché ? La dernière fois il y avait entre les boutiques de bouchers et de fruitiers un grand gaillard en guenilles, d’une mine insolente et sauvage, qui, tout à coup, se prit de querelle avec un garçon boucher qui passait devant lui : sans autre forme de procès il voulait tomber sur le garçon avec l’énorme trique qu’il portait dans ses bras comme un fusil, ce qui eut infailliblement étendu par terre le boucher, s’il n’avait eu l’adresse de s’esquiver et de se réfugier dans sa boutique. Une fois là, il s’arma de sa pesante hache de boucher et voulut s’élancer sur son adversaire ; tout donnait à croire que cette rixe se terminerait par un coup mortel, et que le tribunal criminel en verrait le dénouement. Mais les fruitières vigoureuses crurent de leur devoir d’étreindre si tendrement le garçon boucher qu’il ne put faire un mouvement. Il était debout, la hache levée, comme il est dit dans le discours du farouche Pyrrhus, ainsi qu’un barbare en peinture qui, indécis entre la force et la volonté, ne peut agir. Pendant ce temps d’autres femmes et des marchands de brosses, de tire-bottes, etc., avaient cerné le gaillard ; la police put s’approcher et s’emparer de cet homme qui ressemblait à un affreux bandit.

MOI. — Ainsi tu penses qu’il règne dans le peuple un sentiment de l’ordre qui ne peut être que profitable à tout le monde.

LE COUSIN. — En tout cas, mon cher cousin, les observations du marché m’ont fortifié dans mon opinion qu’il s’est opéré un remarquable changement dans notre peuple berlinois, depuis cette époque de malheur où un ennemi téméraire et orgueilleux s’emparait du pays et s’efforçait en vain d’écraser cet esprit qui devait bientôt, comme un ressort, se redresser avec une force toute nouvelle. En un mot le peuple a gagné une moralité extérieure, et si tu te donnes une fois la peine, par une belle journée d’été, d’aller visiter les tentes et d’observer les sociétés qui s’embarquent pour aller à Moabit, tu remarqueras parmi les filles du commun et les ouvriers une aspiration à une certaine politesse qui a son côté comique. Il en est de la masse comme des individus, qui ayant beaucoup voyagé, beaucoup regardé, ayant éprouvé beaucoup de sensations extraordinaires, ont gagné l’aménité des formes extérieures tout en subissant le nil admirari[12]. Autrefois le peuple berlinois était rustre et brutal ; un étranger pouvait à peine demander des renseignements sur une rue, une maison, sans essuyer une moquerie grossière pour réponse, à moins qu’on ne le bernât par une fausse indication. Le gamin de Berlin qui se servait du moindre prétexte, d’une toilette un peu voyante, d’un malheur drolatique arrivé à quelqu’un, pour en faire un sujet de risée, n’existe plus. Quant à ces jeunes drôles que l’on voit aujourd’hui offrir sous les portes des cigares de Hambourg avec du feu, ces gibiers de potence qui vont unir leur vie à Spandau ou à Straussberg, ou, comme cela est encore arrivé dernièrement à un de leur race, sur l’échafaud, il ne faut pas les confondre avec le vrai gamin berlinois, lequel n’est pas vagabond, mais bon apprenti chez quelque maître et qui, cela est risible à dire, malgré toute la dépravation qui court les rues, a cependant un certain point d’honneur, et ne manque pas d’un certain esprit naturel de saillies.

MOI. — Laisse-moi pourtant te dire, en passant, cher cousin, combien une de ces maudites saillies populaires m’a révolté dernièrement. Je sors par la porte de Brandebourg, je suis poursuivi par les cochers de fiacre de Charlottenbourg, qui m’offrent de monter dans leur voiture. L’un d’eux, un gamin de seize à dix-sept ans au plus, pousse l’impudence jusqu’à me saisir par le bras avec ses mains sales : « Veux-tu bien me lâcher ! lui dis-je tout en colère. — Eh mais ! me répond tout bonnement le gamin en me regardant en face fixement, eh ! mais, Monsieur, pourquoi donc vous lâcher ? auriez-vous peur d’être arrêté ? »

LE COUSIN. — Ha ! ha ! cette saillie en est vraiment une, mais sortie des fosses puantes de la plus profonde dépravation. Les pointes des fruitières de Berlin étaient jadis célèbres, et on leur faisait même l’honneur de les appeler shakspeariennes, bien que, considérées plus attentivement, leur énergie et leur originalité consistaient avant tout dans une impudente effronterie qui leur faisait prendre pour un ragoût très épicé ce qui n’était que de basses grossièretés. Autrefois le marché était le théâtre de disputes, de batailles, de tricheries, de vols, et pas une honnête femme ne pouvait se hasarder à surveiller elle-même ses emplettes, sans s’y exposer aux plus grands outrages. Car non seulement alors les revendeurs étaient en lutte entre eux, mais avec tous les acheteurs ; il y avait aussi des hommes qui prenaient à tâche de provoquer du tumulte afin de pêcher en eau trouble. Vois, cher cousin, comme aujourd’hui, au contraire, le marché offre la gracieuse image du bien-être et de la paix morale ; je sais qu’il y a des rigoristes enthousiastes, des enragés patriotes qui voient d’un mauvais œil cette augmentation de bonne tenue extérieure du peuple, en s’imaginant que ce vernis de mœurs lui fait perdre son cachet populaire. Quant à moi, j’ai la ferme et intime conviction qu’un peuple peut traiter son compatriote aussi bien qu’un étranger, non avec grossièreté et un esprit railleur, mais avec politesse, sans perdre nullement par là son caractère. Et cependant je serai fort mal reçu desdits rigoristes quoique avec de frappants exemples à l’appui de la vérité de mon opinion.


La cohue avait diminué de plus en plus, le marché se vidait peu à peu ; les marchands de légumes emballaient leurs paniers sur des voitures, ou les transportaient à bras. Les voitures de farine partaient ; les jardinières entassaient sur de grandes brouettes les fleurs qu’elles n’avaient pas vendues. La police se montrait active à maintenir l’ordre dans les files de voitures ; et cet ordre n’eût pas été troublé, s’il n’était arrivé de temps en temps quelque jeune paysan schismatique ayant la prétention de créer un nouveau détroit de Behring à travers la place et de diriger sa course hardie au milieu des étalages de fruits, juste contre la porte de l’église allemande. Il en résultait alors bien des cris et bien des malheurs pour l’audacieux charretier. « Ce marché, se mit à dire mon cousin, est encore maintenant une fidèle image de la vie toujours changeante. Une activité fiévreuse, le besoin du moment réunit des masses d’hommes ; puis, au bout de quelques instants, tout redevient désert ; les voix, qui se croisaient en tous sens dans un brouhaha confus, s’assoupissent, et chaque place vide n’exprime que trop vivement l’horrible : cela fut ! »

Une heure sonna. L’invalide entra dans le cabinet et dit d’un air grognon : « Monsieur devrait pourtant enfin quitter la fenêtre et manger, sans quoi tout va se refroidir. — Est-ce que tu as de l’appétit, cher cousin ? demandais-je. — Oh ! oui, répondit le cousin avec un douloureux sourire ; tu vas le voir immédiatement. » L’invalide le roula dans la chambre. Le dîner consistait en une petite assiette à soupe pleine de bouillon gras, en un œuf mollet debout dans un coquetier et en un demi-petit pain blanc.

« Une seule bouchée de plus, dit doucement et tristement le cousin en me serrant les mains, le plus petit morceau de viande légère m’occasionnent les souffrances les plus insupportables, m’enlèvent toute énergie et me font perdre cette dernière étincelle de bonne humeur qui tâche encore de se réveiller par-ci par-là. »[13]

Je regardais la feuille de papier attachée au paravent, en me jetant dans les bras du cousin et le pressant vivement contre moi.

« Oui, oui, cousin, » s’écria-t-il d’une voix qui me pénétra jusqu’au plus profond de mon cœur ; puis il ajouta avec une mélancolie navrante : « Oui, cousin, et si male nunc, non olim sic erit. »

Pauvre cousin !


  1. Fidèle peinture de la chambre d’Hoffmann. (Note d’Hitzig)
  2. Et si maintenant le mal se fait sentir, il n’en sera pas toujours ainsi.
  3. Chodowiecki était un dessinateur et graveur fort spirituel qui a illustré de petites eaux-fortes charmantes tous les romans allemands et suisses du temps d’Hoffmann. Lavateur en faisait grand cas.
  4. En allemand : qui a su mettre ici à l’abri de l’inondation son petit agneau.
  5. Comme nous disons : à tous les diables.
  6. Assez de science : c’est-à-dire tu en sais assez.
  7. Peinture du monde entier, de l’univers.
  8. Cabinet de lecture de Berlin.
  9. Caviar, composition faite avec des œufs d’esturgeon. C’est un mets tellement recherché par les hautes classes, qu’Hoffmann l’a comparé aux confitures du peuple.
  10. La montagne accouche.
  11. Mot allemand, sans sens précis, qui signifie à peu près : Heureux farceur.
  12. Ne rien admirer.
  13. Peinture exacte de la situation où se trouvait alors Hoffmann. (Note d’Hitzig)