Traduction par Mlle A.-C. Strebinger.
E. Dentu (p. 149-300).

DEUXIÈME PARTIE



Mme de Kossow prit le journal de Julian et l’ouvrit devant elle sur la table.

— Les jours, les soirées qui suivirent furent empreints d’une douce joie, dit-elle d’un ton fort bas. Nous avions tant à nous dire, à nous raconter ! Nous restions aussi de longues heures embrassés, sans parler, et nous contemplant avec extase. Je l’aimais. Il était à moi. Je jouais avec son âme comme avec un instrument. Que d’heures exquises nous passâmes à admirer les principaux chefs-d’œuvre des écoles italienne et hollandaise, dont Julian possédait les gravures tracées au burin de main de maître ! Nous lisions aussi Gœthe, Shakespeare, Pouchkine. Je comprenais la poésie maintenant ; il n’était rien que je n’eusse pu comprendre. Puis, je devins une amazone accomplie.

Julian m’avait fait confectionner une petite rapière et une cuirasse qui moulait ma gorge sous ses écailles luisantes ; je maniais mon arme d’une main ferme, et, lorsque nous croisions l’épée, que j’évitais ses attaques avec la grâce d’une lionne, le poing gauche campé sur ma hanche, mon œil brillant dardé sur le sien, que je parais ses coups par de petits mouvements du coude, et qu’enfin, profitant de ses distractions fréquentes, je m’en rendais maître, le faisais reculer jusqu’à la muraille et que là j’appuyais sur son cœur la pointe de mon épée, l’illusion était complète : il tenait la réalisation de son rêve, il se trouvait en face de son idéal, de la cruelle Wlasta ![1]

La triste position financière dans laquelle se trouvait mon mari vint comme un formidable coup de foudre s’abattre sur notre bonheur.

Les créanciers ne voulaient plus patienter. Mon mari, qui jusque-là avait joué gros jeu, se trouva tout d’un coup dans la situation la plus critique. Menacé de toutes parts, affolé, il se tourna vers moi et implora mon aide. Le sentiment de ma culpabilité, l’idée que je le trompais, que je foulais chaque jour aux pieds ses droits, me donnèrent la force de le soutenir. Je savais que Julian aurait sacrifié son sang pour moi, s’il eût pu en tirer de l’or. Mais je ne pouvais rien attendre de lui : il était pauvre. Je me rendis chez Moscheles. Je priai, je pleurai. Son intention était de rendre la situation aussi difficile que possible. Ses calculs étaient, du reste, fort justes : il attendait ma chute, en présence des masses incalculables de chiffres qui nous menaçaient de la ruine. Je sortis de chez lui, pâle et mourante. J’avais un rendez-vous avec Julian. Il me trouva presque évanouie.

— C’est mon devoir de sauver le père de mes enfants, l’homme que j’ai trahi d’une manière aussi infâme ! m’écriai-je tout en larmes. Il faut que je le sauve à tout prix. En venant te voir, j’ai passé devant la prison pour dettes et j’ai regardé aux fenêtres grillées et noires. Elles m’ont donné un frisson. Il me semblait que mon mari était là-haut enfermé, et j’ai senti mes genoux fléchir à l’idée de cette honte. Il faut que je le sauve, le malheureux, il le faut ! Écoute Julian ! Tu sais si je t’aime ! Je t’adore comme je n’ai encore adoré personne, comme je n’aimerai jamais plus. Eh bien ! je te quitte… il le faut… je le dois…

— Que vas-tu faire ? s’écria Julian, tout pâle.

— Le misérable qui nous a ruinés sous le manteau de l’amitié, eh bien, cet homme m’aime ; il me désire, il me veut, il me l’a dit tout à l’heure. J’expierai mes crimes, je traînerai ma fierté dans la boue, je serai sa…

— Pour l’amour de Dieu ! (Julian se prit la tête à deux mains), non, Anna, cela ne sera pas ; cela est impossible, au nom de notre amour ; ce serait ta perte. Je vais vendre tout ce que j’ai, mes livres, mes tableaux, mes meubles ; je coucherai sur la paille, je ferai des dettes, je me laisserai emprisonner… Mais ne fais pas cela, Anna ; oh ! non, ne le fais pas !

Je ne savais plus où j’en étais. Je saisis ses mains et les portai à mes lèvres, Et au même instant une idée se fit jour dans mon cerveau. Mon père, mon père me sauvera ! Je courus chez lui. Je trouvai la force de tout lui dire. Je lui racontai que son élection, il la devait à Julian, il me la devait à moi ; je le conjurai de nous sauver, s’il voulait éviter que je me vendisse comme la dernière des filles.

Mon père, très embarrassé, prit d’abord une pincée de tabac et finit par se rendre à ma prière. Julian, ivre de joie, se battit en duel deux jours après, avec un officier de cuirassiers trois fois plus fort que lui.

Voici comment l’affaire arriva. Cet officier avait marché sur le pied de Julian au théâtre. Au lieu de s’excuser lorsque celui-ci lui reprocha sa maladresse, il fit le fanfaron et répondit à Julian avec une grossièreté toute soldatesque. Il ignorait avec qui il avait à faire. Quand il sut qu’il aurait en face de lui un gentilhomme, il changea de ton. Il se montra si humble, que tout parut un instant s’arranger. Le duel eut lieu cependant. Le combat devait cesser au premier sang. Julian coupa à son adversaire les artères de la main droite. Naturellement, on prétendit que Julian ne s’était battu que pour moi. Ce bruit parvint aux oreilles de mon mari. Moscheles, qui avait vu sa proie lui échapper au moment où il croyait bien la tenir, vint lui rendre visite et l’avertit de tout ce qui se disait dans la ville, ce qui était plus que superflu, car Julian me rendait ses hommages très ouvertement, et ne se donnait aucun souci de cacher son amour aux yeux de mon mari. Il lui eût été absolument impossible de le nier. Nature étrange ! cet homme pouvait tout dire ; sa manière d’exprimer les choses était si naïve, si franche, si sérieuse ! Vraiment, c’était un caractère antique.

Tous devinèrent son amour, à commencer par mon mari. Un matin, il entra chez moi, très abattu, et s’approcha de mon lit.

— Julian t’aime, dit-il d’une voix brisée, et toi, tu l’aimes aussi. Aie la complaisance de lui interdire notre maison ou de me quitter aujourd’hui même. Je sors ; je vais me promener avec les enfants. Décide-toi, d’ici à mon retour.

Je ne répondis rien. Il me quitta. Lorsqu’il revint, je lui dis : Je parlerai à Julian, je le prierai de ne plus venir chez nous. Es-tu satisfait ?

— Oui.

Quand je dis cela à Julian, il me répondit, fort calme :

— Est-ce ton désir, ou celui de ton mari, que je cesse mes visites ?

— Celui de mon mari, balbutiai-je.

Je ne me sentais pas le courage de lui faire de la peine.

Il ne répliqua rien.

Le jour suivant, Turkul nous arriva, le visage grave, et remit à mon mari une lettre de Julian. Elle contenait cette phrase :

« Votre femme m’a défendu sa maison en votre nom. Je considère cet acte comme blessant pour moi. J’exige que vous me disiez, en présence de deux témoins, les motifs qui vous ont poussé à agir de la sorte. »

Mon mari répondit :

« Cher ami, si ma femme vous a prié de cesser vos visites dans notre maison, c’est à elle, il me semble, d’en accepter la responsabilité, et non à moi. J’espère, au contraire, que vous ne cesserez pas de venir nous voir. Je ne me refuse pas à une explication, seulement je la demande sans témoins, et, si vous le voulez bien, je vous attendrai ce soir chez moi.

» Agréez l’assurance de ma haute considération.

» De Kossow. »

— Un détail exquis à ajouter à l’histoire naturelle du mari ! dis-je en riant.

— De cette manière, continua-t-elle, Turkul rentra un peu dans l’arrière-plan. Le drame commençait, l’intrigue préparait son nœud, Turkul se sentait de plus en plus dans son élément. Lorsque vint le soir, et que je me rendis dans notre asile, anéantie par les reproches que m’avait adressés mon mari, je trouvai Turkul auprès de Julian :

— Pardonne, dit ce dernier, si j’ai amené Turkul dans notre temple. Mais je ne puis te laisser seule, durant l’explication que je vais avoir avec ton mari. Turkul prendra soin de toi, tu peux compter sur lui comme sur moi.

Turkul rougit de plaisir lorsque je consentis à le garder avec moi, et il me divertit de son mieux, tandis que Julian partait pour la ville dans ma voiture. Je ne le vis pas s’éloigner sans un serrement de cœur.

— Mon Dieu, que va-t-il se passer ? dis-je à Turkul.

— Il salera votre mari comme un hareng, répondit celui-ci gaiement.

— À quoi cela mène-t-il ?

— Je connais Julian, vous verrez qu’il franchira en un clin d’œil tous les obstacles.

— Justement, c’est parce que, moi aussi, je connais Julian que j’ai peur pour lui. Il a, comme don Quichotte, la passion d’aider les opprimés. Et avec cela, il a le besoin de se lancer dans des aventures mystérieuses extraordinaires. Sa nature a besoin de drames, d’excitants de toute espèce. Notre amour lui-même n’est-il pas une sorte de comédie pour laquelle je suis obligée de me vêtir comme une actrice ? Tenez, voilà mon costume.

Je lançai sur les genoux de Turkul ma jaquette de fourrures et ma cuirasse, que j’avais oubliées sur le canapé le jour précédent.

— Vous croyez que Julian a en tête autre chose que votre bonheur ? demanda Turkul d’un ton de reproche.

— Oh ! non, certes, m’écriai-je ; mais je crains que l’intervention de Julian ne me plonge dans une situation pire que celle où je suis, comme le paysan à qui don Quichotte vient en aide et que son maître rosse doublement pour cela.

Sur ces entrefaites, Julian, la tête haute, pénétrait dans le cabinet de mon mari, qui lui présenta des cigares, fort embarrassé. Julian remercia, puis il entra hardiment en campagne, selon son habitude.

— Quelles raisons vous ai-je données pour me défendre votre maison ? commença-t-il.

— Mais, cher ami, cela ne me vient pas à l’idée, affirma Kossow en le poussant dans un fauteuil.

— Je n’ai rien fait de déshonnête, à ce que je sache, continua Julian. J’aime votre femme. Oui, c’est vrai ; mais ce n’est pas un crime. Votre femme m’aime, c’est vrai encore. Mais elle m’a souvent assuré que vous la maltraitez, la négligez, l’humiliez par tous les moyens imaginables. Vous l’abandonnez au milieu de toutes les tentations qui l’entourent. Elle m’a dit qu’elle ne vous a jamais aimé. Votre conduite à son égard la délie absolument de ses devoirs envers vous. Votre femme m’appartient devant Dieu, sinon aux yeux des hommes, c’est encore vrai, mais je ne suis pas son séducteur.

Mon mari se prit la tête.

— C’est très joli, très joli ! s’écria-t-il d’un air abattu, et vous dites ?… Vous n’êtes pas son séducteur ! Ah ! j’y suis… le comte… Eh bien ! que voulez-vous maintenant ? Vous voulez me prendre ma femme, enlever leur mère à mes enfants ? Non. Il est impossible que ce soit votre dessein. Je vous connais pour un honnête cœur, pour un homme loyal. Et vraiment, je vous admire dans ce moment, j’admire votre franchise. Ma femme vous aime. Vous avez de l’ascendant sur elle. J’attends tout de vous, mon ami. Je ne nie pas mes torts. Cela est vrai, j’ai manqué à mes devoirs, j’ai vécu comme un Turc. Mais tout changera, je ne veux plus exister que pour elle. Vous seul pouvez nous réconcilier, la décider à me revenir, à me pardonner.

— Qu’exigez-vous de moi ? dit Julian, mon sang, ma vie ! Je vois que vous êtes incapable de comprendre un amour comme le mien. Mais encore, ce sacrifice, je l’aurais accompli il y a un an, il y a quelques mois, alors que votre femme pouvait être heureuse avec vous. Maintenant, je vous l’assure, elle n’aime que moi, elle ne peut vivre sans moi. Elle n’éprouve pour vous que de la haine, bien plus…

— Que faire alors ? demanda mon mari.

— Séparez-vous, repartit Julian. Vous ne pouvez vivre ensemble, aux yeux du monde, si vous voulez éviter le scandale.

— Cela m’est impossible, soupira Kossow ; je n’ai pas la force de renoncer à elle.

— Et moi, s’écria Julian brusquement, j’ai la force de la retenir malgré vous ! Je ne vous la rendrai pas. Il vaut mieux qu’un seul d’entre nous soit malheureux que tous ensemble. L’un de nous deux est de trop ; si vous aimez votre femme comme je l’aime, moi, une balle décidera de sa possession.

Mon mari leva la main et l’agita au-dessus de sa tête :

— Mon amour pour ma femme n’est pas si grand que je ne puisse supporter l’idée de la partager avec un autre. Et cependant… oui, tenez, la jalousie me torture, me déchire l’âme.

— Comment se fait-il alors que vous ayez dit à Aaron : Je serais ravi si les choses s’enchaînaient sérieusement ? Mais une liaison platonique ne prend pas de fin !…

— Ah ! souvent je ne sais pas ce que je dis ! s’écria Kossow.

— Vous savez encore moins ce que vous voulez, dit Julian. Maintenant, un peu d’attention, je vous prie. Voulez-vous vous battre avec moi ?

— Non.

— Alors, vous vous séparez de votre femme ?

— Non, repartit mon mari en bâillant.

— Dans ce cas, elle quittera votre maison aujourd’hui même. Adieu.

Julian retourna vers moi aussi vite que possible. Je reconnus son pas dans l’escalier. Je volai à sa rencontre.

— Ton mari sait tout, s’écria Julian tout essoufflé. Je lui ai offert un duel. Il le refuse.

— J’en étais sûre.

— C’est un lâche coquin. Il veut te posséder, mais il ne te sacrifierait pas une goutte de sang. Il n’est pas malheureux de ton abandon. Ce qu’il ne veut pas, c’est que tu sois heureuse avec un autre. Mais je ne veux pas t’influencer, mon enfant. Retourne chez lui, si tu le veux.

— Non ! non ! il me tuera ! m’écriai-je en me cramponnant à Julian convulsivement.

— Quelle idée ! dit-il en pâlissant.

Et vraiment, c’est que j’avais une peur réelle. Une fois, quelques années auparavant, mon mari avait vu le nègre Ira Aldridge dans Othello, et il était rentré du théâtre très sombre. Au milieu de la nuit, il m’avait éveillée, et les paroles qu’il me dit me revenaient maintenant à la mémoire : « Si je savais que tu me trahisses, je t’égorgerais à cette heure, comme le More de Venise. »

— Tout est fini… sanglotai-je en me cramponnant toujours à la poitrine de Julian. Mes enfants ! mes pauvres enfants ! Mais je reste avec toi, car, vois-tu, il me tuerait, et j’aime tant la vie !

Nous décidâmes donc d’envoyer Turkul chez les parents de Julian et dans ma famille pour leur annoncer ce qui était arrivé, Moi, je resterais dans notre petite villa, où nul ne soupçonnerait ma présence. Turkul nous quitta pour aller s’acquitter de ses commissions.

Vers onze heures, comme je ne rentrais pas, les paroles de Julian commencèrent à tourmenter mon mari et à l’inquiéter sérieusement. Il sortit, erra au hasard à travers les rues, alla me demander chez mon père, puis chez les Romaschkan, où il réveilla toute la maison, à minuit. Là on lui dit que Julian m’avait enlevée, mais on ne sut lui dire où nous étions allés. Il ne renonça pas cependant à l’idée de me chercher. Il arpenta les rues jusqu’à l’aube. Puis il entra dans un café et y resta jusqu’à ce qu’il fît jour.

Pendant ce temps, nous étions très calmes, Julian et moi. J’avais mis ma jaquette de fourrures et préparé du thé. Vers dix heures, l’heure à laquelle j’avais l’habitude de coucher mes petites filles, je fus envahie par une grande tristesse et je commençai à pleurer.

— Que font mes enfants maintenant ? dis-je en sanglotant. Ma bonne Waleska, ma gentille petite Lola !

Puis je devins d’une gaieté folle. Je chantai avec Julian des refrains d’étudiants et des chansonnettes françaises. Nous ne nous couchâmes qu’au matin. Je m’étendis sur le divan, couverte du manteau de Julian ; lui, s’étendit par terre, à mes pieds. Après quelques heures d’un sommeil fiévreux, Turkul vint nous réveiller. Mon père était furieux de toute l’affaire. À ma grande surprise, ma belle-mère, qui détestait Kossow, prenait ma défense. Mon père était décidé à s’opposer à une séparation légale. Il ne voulait pas que je perdisse mon rang dans la société, car il ne croyait pas à la durée de mon amour. Il connaissait bien sa fille, hélas !

Il pria Turkul de revenir le voir à midi. Turkul y rencontra mon mari, qui, après une scène aussi pénible que désagréable, consentit à renoncer à moi. Seulement, et pour ménager la situation des enfants, il exigeait que j’habitasse avec lui. Il voulait que je réintégrasse tout de suite le logis conjugal, avant que nos gens se fussent aperçus de ma fuite et que son honneur fût atteint publiquement. De son côté, Turkul promit, au nom de Julian, que celui-ci renoncerait absolument à ses visites chez moi.

Une heure plus tard, je retournai chez mon mari, accompagnée de ma belle-mère. Mon mari me reçut d’un air affable, il me salua poliment, et ne parla pas de ce qui s’était passé. Mes enfants se jetèrent dans mes bras, tout joyeux.

J’étais heureuse d’avoir acquis ma liberté à si bon marché, et je me sentais le cœur léger ; mais j’appris bientôt que mon mari n’avait consenti si facilement à me laisser libre que parce qu’il ourdissait un plan avec mon père et qu’il avait besoin de mon intervention auprès de lui. Cette nouvelle me rendit plus insouciante que jamais. J’invitai Julian et son ami à célébrer ma victoire, le jour suivant, dans notre petit ermitage. Tous deux y vinrent. J’avais commandé un déjeuner superbe. Nous babillâmes, nous rîmes, nous fîmes sauter le bouchon de plus d’une bouteille de champagne, et je taquinai Turkul en prodiguant à Julian, en sa présence, les plus chaudes caresses.

Ce pauvre garçon, à qui une jeune fille avait joué le mauvais tour d’en épouser un autre à son nez, était légèrement hypocondriaque. Son humeur devint des plus noires lorsqu’il me vit revêtir ma kasabaïka princière, courir au miroir et couvrir les boucles de mes cheveux d’une petite confederatka garnie de fourrures. Ils perdirent tous deux la tête lorsqu’ils me virent, les bras croisés, les joues rosées par le champagne, les yeux étincelants, faire toutes sortes de plaisanteries.

Julian s’agenouilla devant moi et cacha son visage dans les plis de ma robe. Turkul alla vers la fenêtre, attrapa des mouches, et se répandit bien fort en imprécations contre la société, contre la vie et toutes ses désillusions.

Je l’écoutai un moment en silence, puis je posai en riant ma main sur son épaule.

— Cela ne vous empêche pas de vous faire friser les cheveux chaque jour, m’écriai-je en désignant du geste ses magnifiques boucles brunes.

Turkul tressaillit. À partir de ce moment, il me tint sûrement aussi pour une nouvelle Sémiramis. Cela ne le découragea pas néanmoins et il resta mon adorateur sincère. Ma cruauté ne l’épouvanta nullement.

Le soir suivant, Julian arriva dans notre retraite, comptant m’y trouver. Il attendit deux heures, trois heures ; il s’inquiéta, je ne parus pas.

Il m’attendit en vain le lendemain. Il ne reçut aucune nouvelle. Il lui était impossible de venir me rejoindre, ou même de m’écrire. Il avait coupé lui-même tous les fils qui le reliaient à moi. Il me chercha dans les rues, à l’église ; il passa de longues heures sous mes fenêtres, sans rien découvrir. Enfin, il s’imagina que je l’abandonnais, et il se laissa aller à cette apathie sinistre qui mène les caractères faibles au suicide. Enfin, il reçut de mes nouvelles. Turkul, envoyé par ma belle-mère, lui apporta un papier où ces lignes étaient tracées au crayon : « Kossow a manqué à sa parole. Il martyrise la pauvre Anna jusqu’à la mort ; elle a le délire. Julian seul peut la sauver. »

Ces quelques mots rendirent à Julian son sang-froid et son énergie habituels. Il était sûr de moi. Il se serait battu avec des géants ou des dragons. Puis, Turkul lui avait confié un secret qui pouvait lui servir beaucoup. Son père, le général, tenait en main la preuve que Kossow avait dû donner sa démission à la suite d’un attentat odieux qu’il avait commis sur la personne d’une femme. Il n’avait échappé à la justice qu’en sacrifiant des sommes énormes. J’étais au lit, dévorée par la fièvre. Ma belle-mère et mon père surveillaient mon mari, qui me torturait de la manière la plus infâme, essayant de m’arracher la promesse que je ne reverrais plus Julian. Ma maladie ne l’arrêtait pas. Je croyais ma dernière heure arrivée, lorsqu’un soir j’entendis la voix de Julian.

Elle me tira de mon délire. Plus de doute ; il était là, il venait pour me sauver.

— De quel droit entrez-vous ici ? s’écria grossièrement mon mari.

— Il n’est pas question de droit, repartit Julian très en colère. Vous avez failli à votre parole. Vous maltraitez votre femme, vous menacez son existence. Je viens lui porter secours.

— Comment osez-vous venir ici ? répéta mon mari.

— Vous avez raison, Je me déshonore en franchissant votre porte. Votre place est dans une maison centrale.

Le mot porta. Mon mari courut dans sa chambre et se frappa le front de ses poings. Julian s’était arrêté sur le seuil de mon boudoir. Je l’appelai par son nom et lui tendis les bras. Il tomba à genoux près de mon lit, il se cacha la tête dans ses mains, lui, l’homme fort, et se prit à sangloter.

Je le tins embrassé. Nous gardâmes tous deux le silence. Je me sentais forte maintenant, et libre, et heureuse. Il me semblait que je n’étais plus sur la terre. Cela ne dura qu’un instant. Mon père entra, avec ma belle-mère et Turkul ; mon mari les suivit amenant les enfants. Je tremblai involontairement sous son regard menaçant, et je repoussai Julian doucement. Il se dressa par un mouvement brusque, et regarda mon mari d’un air de défi.

— Vous vous introduisez dans ma maison comme un voleur, commença Kossow, mais c’est bien inutile ; ma femme ne veut pas de votre amour.

— Dit-il vrai, Anna ?

Je me tus.

— Donc, vous mentez, continua Julian. Du reste, il ne s’agit nullement maintenant de mon amour, mais bien de la vie de votre femme. Je ne quitterai pas votre maison sans savoir Anna hors de danger.

— Que-voulez vous dire ? demanda mon père en s’essuyant le front.

— J’exige, repartit Julian, que vous accomplissiez votre devoir de père, si vous avez en vous une étincelle de cœur et d’honneur. Ce coquin-là — il désigna Kossow — qui s’est, il y a peu de temps, rendu coupable du plus infâme des attentats, est bien capable d’assassiner sa femme. Non pas avec un poignard ou avec une corde, il est trop lâche, mais avec ses médecines. J’exige donc que votre fille soit transportée dans votre propre maison, et qu’on lui procure un médecin.

Pendant que Julian parlait, mon mari, penché vers moi, m’assaillait de menaces, d’injures et de prières.

— Ayez la bonté de demander à ma femme son avis sur la proposition que vous voulez bien lui faire, dit-il à Julian d’un ton ironique, en pressant ma main dans la sienne convulsivement.

— Mère ! mère ! crièrent mes enfants en se cramponnant aux draps de mon lit, ne nous quitte pas !

— Décide-toi, dit Julian en me regardant tout grave.

— Je reste, râlai-je.

Il me regarda une seconde fois, et pâlit comme terrifié. Oh ! que j’aurais voulu m’enfuir, m’éloigner, le suivre ! Mais le courage me manqua.

— Faites venir un médecin, dis-je.

Car vraiment j’avais peur de mon mari. Je n’aurais pas accepté de sa main la moindre tisane.

— Je promets d’en faire demander un tout de suite, dit mon père. Êtes-vous satisfait, monsieur de Romaschkan ?

Julian s’inclina sans parler, me tendit sa main, — elle était froide et sèche, — et s’éloigna sans honorer mon mari d’un regard. Ses illusions s’envolèrent à partir de cette heure triste ; la peau de lion glissa de mes épaules : il me vit dépouillée de mon prestige, faible et méprisable. Et cependant, il ne me retira pas son amour.

Je me faisais honte.

Lorsque je me retrouvai seule avec mon mari, celui-ci tomba à genoux. Il me supplia de lui rendre mon amour, et, comme je ne répondais pas, il me menaça de me tuer et de se brûler la cervelle. Un médecin vint, envoyé par mon père. Il jugea mon état fort grave. Toutefois, mon mari ne me laissa aucun repos. Enfin, comme il ne quittait pas mon chevet, et comme je me sentais si malade qu’il me semblait que je ne me relèverais plus, je lui promis de me séparer de Julian, de lui appartenir à lui seul. Mon mari prit le crucifix accroché à la muraille et me le tendit :

— Jure ! dit-il.

J’hésitai.

— Jure, serpent, ou je te réponds que ta dernière heure est venue.

Je posai mes doigts sur le crucifix, et je jurai. Puis, tout devint noir à mes yeux. Je m’évanouis, et retombai en arrière.

Je redevins plus malade que jamais. La fièvre s’abattit sur moi. Je délirai sans désemparer, jour et nuit.

Quand je revins à moi, la crise était terminée, le danger était passé. Je me sentais lasse, très lasse. Je ne me souvenais de rien. Mon mari avait complètement changé de manières à mon égard. Il était aimable maintenant, prévenant et de bonne humeur. Il restait assis auprès de mon lit, serrant mes mains dans les siennes, et me racontant toute espèce de choses. Tout à coup, il me demanda à voix basse :

— Accorde-moi une faveur.

— Oui.

— De bon cœur ?

— De bon cœur.

— Il te faut revoir Julian encore une fois.

Je regardai mon mari fixement sans répondre.

— Cela te sera pénible, je le comprends, dit-il, mais notre avenir dépend de cette entrevue. Si mon plan réussit, Anna, nous serons riches, tu mèneras la vie d’une princesse. Si Romaschkan est contre moi, tout échoue ; il a en main des armes terribles. — Mon mari se frappa le front du poing. — Oh ! que j’ai été bête d’exiger une rupture, que j’ai été niais ! Anna, écris-lui, écris-lui tout de suite. Appelle-le auprès de toi. Et quand il sera là, tu entends, tu exigeras de lui la promesse de ne pas me compromettre. As-tu compris, mon enfant ? Il faut qu’il t’en donne sa parole, sa parole d’honneur.

Je promis tout ce qu’il voulut. J’écrivis à Julian. Mon mari me guida la main. Je reçus la visite de Julian le soir même. Mon mari était sorti. Je m’attendais à une scène de la part de Julian, à des reproches, à des larmes. Il n’en fut rien. Cet homme était admirablement maître de lui. Il s’informa de ma santé et promit de ménager mon mari. Il ne parla pas de nos rapports ni de notre avenir. Au bout de quelques minutes, il se leva et me tendit la main.

— Adieu, dit-il d’un ton très doux.

Ses grands yeux noirs avaient des lueurs tristes. Je relevai la tête, je voulus approcher mes lèvres de sa bouche. Il se détourna, s’inclina respectueusement, et sortit de la chambre.

— Julian ! criai-je d’une voix émue.

Il ne m’entendit pas. Il ne voulut pas m’entendre.

Mon mari me trouva tout en larmes. Il ne m’adressa pas la parole.

Une semaine se passa. Je pus enfin quitter mon lit et m’étendre sur une chaise longue, pâle, les joues creuses, languissante. Je pensais constamment à Julian. Je l’aimais plus que jamais. Il me semblait que je ne pouvais plus vivre sans lui. En tout cas, j’étais décidée à ne pas me séparer de lui de cette façon brutale. Je voulais le revoir, lui parler, le remercier des jours de bonheur qu’il m’avait donnés, et, s’il le fallait, lui dire adieu, un adieu plein d’amour et de regrets.

Il tomba de la neige avec abondance. Je pus sortir en traîneau avec mes enfants. L’air âpre et froid me redonna des forces et effaça sur mon visage les traces de ma récente maladie. Mes couleurs me revinrent, l’espérance rentra dans mon cœur. J’écrivis à Julian la lettre suivante :

« Nous ne pouvons pas nous séparer ainsi, mon ami. J’ai, comme une mourante, à te remercier pour tant de bonté, tant d’amour, tant d’instants de bonheur. Là où s’écoulèrent pour nous des heures de félicité, là seulement je te quitterai, je te dirai adieu pour toujours.

» À ce soir, mon bien-aimé.

» Anna. »

J’arrivai plus tôt que lui au rendez-vous, et je l’attendis, le cœur palpitant. Lorsque je l’entendis monter l’escalier, je n’y tins plus, j’ouvris la porte et je me jetai dans ses bras. Nous nous mîmes tous les deux à pleurer. Puis il me conduisit dans un fauteuil, s’assit vis-à-vis de moi, me prit les mains, me regarda longtemps et me dit d’une voix sourde :

— Devons-nous nous séparer, Anna ? le devons-nous vraiment ?

— Oui, mon ami.

— Dans ce cas, n’hésitons pas, dit-il vivement ; en te perdant, je perds tout sur la terre, mais je supporterai la vie courageusement et je ne te ferai pas de reproches. Que te dire, maintenant ? Remplis tes devoirs, ce sera ta meilleure consolation. Adieu.

Je me levai. Il me prit entre ses bras. Il m’embrassa longuement et passionnément, puis il posa sa main sur le loquet de la porte.

— Pour toujours ! dis-je avec un sanglot.

Et je tombai lourdement à terre. Julian s’élança vers moi et me retint. Ma tête faillit donner contre le garde-feu, devant la cheminée. Maintenant, j’étais comme morte sur le tapis. Julian me souleva, dégrafa mon corset, bassina mes tempes d’eau fraîche. Je revins à moi lentement.

— Qu’y a-t-il ? dis-je en ouvrant les yeux. Ah ! tu es là, Julian, tant mieux ! Non, nous ne nous séparerons pas, nous ne pouvons pas nous séparer. Je ne peux pas vivre sans toi. Tu es à moi. Je ne te quitterai pas.

Julian me releva, mais il ne me dit pas un mot.

— Le moment est venu, lui dis-je, où tu peux me prouver si tu m’aimes.

Il se mit à rire.

— Ne sois pas ainsi, tu me fais mal, suppliai-je en sanglotant. Si tu m’aimes tu ne me quitteras pas. Vois, je n’ai pas la force de me séparer de mon mari, d’abandonner mes enfants, et cependant je ne puis vivre sans toi. Consens à ce que notre liaison reste secrète, à ce que mon mari, mes parents n’en sachent rien, et nous serons heureux, Julian ! Réponds, oh ! réponds, je t’en conjure.

— Ce que tu exiges est grave, repartit Julian ; ce sera la première hypocrisie dont je me rendrai coupable. Et cependant, j’y consens.

Je pleurai longtemps d’émotion et de joie. Puis je tombai à genoux. Il me serra dans ses bras, et nous restâmes enlacés deux longues heures.

— Je me laisserai diriger par toi comme un enfant, dis-je. Je n’ai pas d’autre volonté que la tienne. Tu me rendras bonne par ton exemple. Oh ! je ne suis pas digne de ton amour !

Vers dix heures, à mon retour, comme nous nous préparions à prendre le thé, mon mari me dit :

— J’ai réfléchi à la chose, ma chère. Tu ne dois pas te séparer encore de Julian.

— Je lui ai dit adieu pour toujours, répondis-je.

Mon mari tressaillit.

— Cela ne sera pas. As-tu songé qu’il peut me nuire considérablement ? Non, non. Tu ne dois te séparer de lui que lorsque mon entreprise aura réussi.

— Oui, une liaison platonique, je comprends, murmurai-je.

Je sentais le feu me monter au visage.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Kossow exaspéré. Veux-tu notre ruine à nous tous, avec tes caprices ? Non. Il faut que tu le tiennes en ton pouvoir, que tu en fasses ton esclave, qu’il se plie à ta volonté, cet âne classique !

Je n’y tins plus. Je me levai et lançai ma tasse au milieu de la table avec tant de force qu’elle éclata comme une grenade et que ses morceaux volèrent dans toutes les directions.

— Cette fois, c’en est trop ! m’écriai-je. Jusqu’à présent tu m’as torturée, tu m’as tourmentée atrocement. Maintenant tu m’abaisses, tu m’avilis, et tu te sers de moi pour accomplir une œuvre infâme, misérable !

— Mais ne l’aimes-tu pas ? demanda mon mari légèrement confus.

— Oui, je l’aime, je l’adore et je l’estime autant que je te méprise, toi ! Maintenant, écoute. Je ne veux pas être, je ne serai pas la femme de deux hommes à la fois. Je vais me séparer de toi, et je jure de lui appartenir à lui seul. Je ne le quitterai pas, je ne l’abandonnerai jamais, entends-tu ? J’y suis décidée.

— Recommences-tu tes histoires, folle ? cria mon mari exaspéré.

— Je ne recommence rien. Il y a longtemps que tout est fini, dis-je, très calme, mais les yeux luisants de colère. Ne me menace pas, vois-tu, sans quoi je te dénonce à la justice, et tu subiras le sort que tu mérites.

Et comme mon mari se jetait par terre, se frappait à coups de poings, s’arrachait la barbe et me suivait dans la chambre à genoux, en me demandant grâce, comme il embrassait ma robe en sanglotant, je le regardai sans pitié, avec un sourire de triomphe. Je me rappelai sa perfidie, les offenses dont il m’avait criblée autrefois, sa rudesse et ses mauvais traitements. Je le regardai encore, froidement et avec dédain. Puis je le repoussai du pied, je m’enfuis dans ma chambre et m’y enfermai à double tour de clef.

À partir de ce moment, nous eûmes des scènes chaque jour. J’arrivais constamment chez Julian, baignée de larmes. Mais comme il me remontait le moral et me fortifiait ! Son caractère s’était encore renforcé dans les derniers temps. Tandis que je m’étais laissé secouer comme une fleur sous les coups de l’ouragan, Julian avait recommencé à travailler avec courage. Il avait fait le plan d’une comédie. Lorsqu’il m’en lut les premières scènes, j’oubliai un instant ma misère, tant elles contenaient d’esprit et de situations intéressantes. Je m’agenouillai près de sa chaise et je le contemplai avec un joyeux sourire.

Nous avions échangé nos rôles. Son caractère sérieux, sa sévérité, son génie m’en imposaient ; autrefois, c’était ma beauté, c’était la prétendue force de mon caractère qui le dominaient.

Bientôt, cependant, mes plaintes, mes soupirs, mes larmes, le sentiment de mon devoir troublèrent notre joie et notre tranquillité.

Julian souffrait de cet état de choses. Un temps assez long se passa. Il ne m’adressait pas un reproche. Enfin, sa nature se révolta contre le supplice que je lui faisais endurer. Il s’emporta sérieusement et exigea ma séparation d’avec mon mari. J’ignore aujourd’hui encore où je trouvai la force de lui déclarer que jamais je ne me séparerais de mes enfants.

— Tu les aimes donc plus que moi ? s’écria Julian.

— Oui, répliquai-je, et si je devais choisir entre toi et eux…

— Tu m’abandonnerais ? dit Julian d’une voix éteinte.

— Oui, toi, ajoutai-je.

Il me regarda, puis laissa retomber sa tête sur la table. Je m’agenouillai près de lui, j’embrassai ses mains. Il ne fit aucun mouvement.

— Bien, bien ! dit-il après une pause. Je sais où nous en sommes maintenant. Il ne faut pas être trop exigeant. Pourquoi croire à l’amour, dans ce monde ? La femme a ses enfants, et l’homme… — J’ai eu tort de négliger mes devoirs envers ma patrie depuis longtemps. Tu m’as puni, Anna. Je t’en remercie.

À partir de ce jour, il se rejeta dans le tourbillon de la vie politique. Son nom grandit, son influence s’étendit.

Souvent, lorsque je venais le chercher dans notre petit logis, je ne trouvais qu’une lettre : « J’assiste à une séance de la Chambre. À demain. » Et c’était tout.

Il me sembla que j’étais complètement abandonnée. Je passais de longues heures dans notre ravissante petite demeure, et je pleurais amèrement.

Une fois, j’adressai des reproches à Julian.

— Il me semble que tu aimes ta patrie plus que moi, lui dis-je.

— Sans doute, dit-il gravement. C’est mon devoir.

— Et tu serais capable de m’abandonner si ton pays courait un danger quelconque, pendant une guerre, par exemple ?

— L’homme a d’autres devoirs que ceux de l’amour, répondit-il. Mon peuple est ce que j’ai de plus cher au monde. S’il s’agissait de son honneur, de sa liberté, et si tu étais expirante, Anna, je te quitterais comme une étrangère et je suivrais mon drapeau.

De cette manière, il me fit expier cette heure où je lui avais préféré mes enfants. Et tandis que je l’indisposais par mes caprices et mon humeur, son amitié pour Élisa s’affermissait de jour en jour. Il lui communiquait ses pensées, ses plans, ses travaux, car moi je ne m’intéressais plus à rien, si ce n’est à ma personne et à mes nerfs.

Le printemps arriva, et, avec le printemps, de nouvelles luttes. Mon mari voulut à toute force m’emmener aux eaux avec lui. Mais je résistai, et je restai en ville avec mes deux petites filles.

En même temps que les hirondelles, un personnage étrange était arrivé à Lwow. C’était un écrivain allemand du nom de Würger. Vous avez peut-être entendu parler de lui ?

— Würger, répétai-je, Würger ! non.

— Et cependant c’est un homme bien remarquable, dit Mme de Kossow, un homme qui trouve des idées comme on trouve des cailloux ; on se baisse et on recueille ! Il avait pour principe de ne rien faire tant qu’il vivait aux dépens d’autrui. Ainsi, par exemple, il demeura toute une année chez un peintre célèbre. De là il se rendit en Hongrie, chez un ami qui s’adonnait à l’élevage des cochons. De là il se rendit à Vienne, paressa pendant quelque temps, souffrit de la faim, écrivit un nouveau livre et étudia jusqu’à ce qu’il rencontrât un original qui le prît chez lui, en échange de sa grossièreté et de son ingratitude.

Julian était en correspondance avec lui depuis des années. Et comme Würger se plaignait constamment de la misère, il n’hésita pas, bien qu’il fût loin d’être riche, à l’inviter à habiter avec lui.

C’est ainsi que Würger débarqua à Lwow un beau matin avec tout ce qu’il possédait : une canne jaune en jonc, qui ressemblait à une houlette ! C’était un petit homme assez gros, à la respiration difficile. Il avait une tête énorme, des traits grossiers qui décelaient assez d’intelligence et quelque peu de bestialité, un regard perçant et clair derrière ses lunettes, des cheveux rares et une barbe grise, courte et rude. Son pardessus gris semblait être trop étroit pour lui ; ses manches et son pantalon étaient beaucoup trop courts, ses bottes étaient rapiécées, sa chemise dans un piteux état. Comme son équipement provoquait quelques sourires chez les assistants, les yeux d’Élisa se remplirent de larmes, et, lorsque Mme de Romaschkan conduisit Würger à la chambre qui lui était destinée, Julian toucha Élisa à l’épaule et lui demanda :

— Qu’as-tu ?

— Je ne sais, répondit-elle. L’idée m’est venue que tu pourrais un jour être aussi misérable que lui, et cela m’a fait de la peine.

Julian prit la tête de la jeune fille, l’appuya sur son cœur, et il la pressa un instant contre lui avec extase.

Würger fut bientôt installé dans sa chambre, qui touchait à celle de Julian. Les deux amis conversaient du matin au soir. L’Allemand en imposait à Julian par ses idées et son instruction remarquables, tandis que celui-ci admirait le caractère antique de Julian, sa franchise, sa simplicité. Ils s’entendaient fort bien. Par Würger, Julian apprit à connaître Schopenhauer et l’histoire naturelle ; Würger, au contraire, s’initia, au contact de Julian, à la poésie et à la philosophie de la vie.

Le jeune Allemand était un grand esprit, mais un esprit complètement aigri. Dans sa patrie il eût pu devenir un Herder ou un Lessing. Malheureusement il avait, comme tous les Allemands, cette manie de la grande littérature qui détourne tant de génies du droit chemin et les égare dans les sentiers de la médiocrité.

Il écrivait des livres dont les idées frappaient par leur justesse et leur originalité, et cependant, pas un de ses héros ne vivait : il créait des hommes d’argile, mais il ne savait point leur donner le souffle de vie.

On le payait mal. On le jugeait mal, on le méconnaissait, on le méprisait même. Il se mit à haïr le monde et les hommes, à douter de l’existence, à douter de lui, et avant tout de la littérature allemande. Le dernier poète allemand, disait-il, c’est Goethe. Depuis Werther, notre littérature se corrompt de jour en jour. Croyez-moi, je ressens une sorte de honte pour notre patrie, depuis que j’étudie la littérature slave, depuis que j’ai lu vos poètes et vos romanciers. Car on ne peut pas lire des livres qui ne sont écrits que d’après l’inspiration d’autres livres. Il faut la nature pour pouvoir créer. Nos jeunes auteurs doivent apprendre par la lecture de la Fille du Capitaine, de Pouschkine, comment il est aisé de ressusciter des types et des caractères qui, chez nous, pourraient se mesurer à votre Kolzow.

Il n’y a pas jusqu’aux chansons de Béranger qui, comparées à celles de Kolzow, sont fades et ternes. Et Turgenjew ! J’éprouve, en lisant ses œuvres, la sensation d’un homme qui subirait, tout vivant, une analyse anatomique. Notre poésie, à nous, c’est la poésie des idées et de la réflexion. La vôtre, c’est la poésie des sens, de la nature, c’est celle d’Homère et de Shakespeare. Vos poètes ne voient pas la nature à travers un verre comme les nôtres. Ils la voient de leurs propres yeux, sains et brillants ; là où nous voyons une couleur, ils en voient cinq. Ils ne restent pas assis dans leurs bibliothèques et leurs cabinets d’études, mais ils errent dans la campagne à travers les bois, dans les champs et les marais. Puis, quand ils écrivent un volume, ils l’intitulent : Récits d’un Chasseur[2].

Julian venait de terminer une petite nouvelle ; il la lut à Würger. L’Allemand, généralement si impitoyable envers ses collègues, l’écouta avec beaucoup d’attention ; lorsque Julian eut terminé sa lecture, Würger se leva et resta longtemps sans parler.

— Qu’en pensez-vous ? hasarda Julian timidement.

— Que vous dirai-je ? Je suis hors de moi, s’écria Würger.

Il embrassa Julian, ne ferma pas l’œil de la nuit, et écrivit le jour suivant une préface enthousiaste destinée à la nouvelle, et qui fut une de ses meilleures productions.

Avec cela, n’étant jamais son chapeau quand il traversait le salon, ne saluant pas, même lorsque nous avions des visiteurs. Il était grossier avec tout le monde, passait des journées entières étendu sur un divan, entouré de livres, écrivait quelques lignes, mangeait comme un loup, était gourmand et connaisseur en vins. Il ne montrait guère de délicatesse qu’envers lui-même et ne supportait pas la moindre raillerie, bien qu’il passât son temps à plaisanter tous ceux qui l’entouraient.

En peu de temps, il se brouilla avec tout le monde, chez nous. Julian seul supportait ses grossièretés et le traitait avec douceur, voyant véritablement en lui l’homme méconnu, le grand esprit traqué et persécuté.

— Eh bien ! que dites-vous de mon idéaliste ? ne supporte-t-il pas brillamment les épreuves qui lui sont imposées ?

— Certainement, répondis-je. J’espère, toutefois, que ce M. Würger, lui aussi, rencontrera un jour son « valet de Nubie ».

— Écoutez maintenant, reprit Mme de Kossow. Malgré l’espèce de culte qu’il professait pour le philosophe allemand Schopenhauer, auteur de cette phrase : « Le sexe court de taille, étroit d’épaules, large de hanches, aux jambes torses, ne pouvait être nommé beau que par notre sexe, à nous, que les sens aveuglent. » Notre honnête Würger était loin de mépriser les singes sacrés de Bénarès[3]. Sa vilaine grosse tête était bourrée d’une imagination toute pompéienne, et s’il ne pouvait jouer au faune lui-même, il provoquait quelque autre à se charger de ce rôle, et se pâmait en secret au récit de ses voluptés.

Un jour que Julian était en veine de générosité, il l’avait conduit dans notre villa et me l’avait présenté. Würger me regarda stupéfait, comme un objet tout à fait extraordinaire, et dit à Julian :

— Vous avez des femmes bien remarquables dans ce pays-ci ; si j’avais lu cette Kossow dans un livre, je l’aurais tenue pour absolument invraisemblable. Savez-vous ? j’aimerais la voir nue. Je n’ai pas besoin de demander si vous l’avez vue ainsi : vous n’y avez seulement pas songé.

— C’est vrai, repartit Julian.

Würger poussa un brutal éclat de rire.

— Eh bien, je vous conseille d’y songer au plus vite et de saisir cette occasion-là aux cheveux. Croyez-vous que vous retrouverez, durant votre vie, une statue d’un marbre aussi pur ?

À partir de ce jour, il fut comme en fièvre ; il voulait me voir par les yeux de Julian ; sa luxure n’avait plus de bornes.

Julian lutta quelque temps avant d’oser me communiquer son désir. Un jour, enfin, il me le témoigna en rougissant. Son trouble, sa confusion m’amusèrent beaucoup.

— Ce n’est pas un désir sensuel qui me pousse à te demander cette faveur, dit-il, mais un besoin d’observation, une envie immense de contempler ta beauté sans voiles. Je sais que je ne n’ai aucun droit d’exiger de toi ce sacrifice. S’il te plaît de me l’accorder, je le considérerai comme une grâce, et je t’en remercierai à genoux.

— Et vous consentîtes ?

— Non, je m’y refusai, répondit-elle avec un fin sourire, mais… je refusai seulement parce que mon teint n’était pas très-beau dans ce temps-là.

— Mais plus tard…

— Attendez donc ! dit-elle gaîment. Que voulais-je dire ? Ah ! j’y suis. Le faune cependant ne parut pas renoncer à l’idée de se livrer à une étude d’après l’antique, car, un soir que nous revenions de la promenade, et que Julian, selon son habitude, marchait en avant, il me fit à voix basse une proposition que j’accueillis par un grand éclat de rire. Il s’en montra vivement piqué. Julian ne lui en demanda pas la cause. Il était trop fier pour être curieux. Quelque temps après cette aventure, le valet de Nubie arriva, sous la forme d’une tasse de thé.

— Comment cela ?

— Julian avait invité son faune littéraire à prendre chez nous une tasse de thé, dans la soirée. Le soir vint, mais on ne vit pas venir le thé. Je savais que Würger y tenait, et je voulais lui jouer ce mauvais tour. Julian s’excusa, mais cette suppression de thé échauffa tellement la tête de M. Würger, qu’il ne nous adressa plus la parole. Et après avoir passé encore deux ou trois semaines dans la maison des Romaschkan, isolé comme un lépreux, il déménagea sans remercier personne, et on ne le revit plus.

— Bon ! encore un des galériens de votre don Quichotte ! fis-je remarquer.

Mme de Kossow fit un geste affirmatif de la tête et alluma une nouvelle cigarette.

— Pendant ce temps, continua-t-elle, mon mari s’amusait avec une belle jeune fille nommée Lodoïska. Il avait fait sa connaissance aux eaux, où elle était avec sa mère. Ces deux dames jouissaient de la réputation la plus détestable. Comme elles n’avaient pour vivre qu’une petite pension, elles s’attachèrent comme des pieuvres à Kossow, qui menait un train de grand seigneur et passait partout pour possesseur d’une immense fortune. Du reste, ces dames me rendirent un grand service. Mon mari s’éprit pour Lodoïska d’une si vive passion qu’il m’oublia complètement.

Lorsqu’il revint à la ville, en automne, je conservai ma liberté comme pendant son absence ; il ne s’occupa de moi que de temps en temps, pour me jeter à la face quelques injures.

Et, de même qu’il avait traité ma liaison avec Julian avec la plus grande sévérité, de même il poussa l’audace jusqu’à l’extrême dans ses rapports avec Lodoïska. Il loua pour sa maîtresse un joli logement dans notre maison, où elle vint habiter avec sa mère. Il me força à la voir et à l’accepter dans notre loge de théâtre. Au commencement de décembre, Julian me quitta : il était chargé en Bukowine d’une mission politique.

Cette séparation eut du bon. Ma belle-mère, femme très galante et très expérimentée, me dit un jour froidement :

— Ne comprenez-vous pas que vous perdez Julian, que son amour pour vous se consume lentement ? S’il vous délaisse, vous l’aurez mérité : vous le traitez fort mal. Ah ! si l’on m’eût jamais aimée de cet amour…

Le hasard voulut qu’un peintre de talent très en vogue à cette époque eût l’idée de créer une galerie des femmes les plus belles du pays. Il commença par mon portrait. C’était un triomphe qui devait me ramener Julian. L’artiste m’indiqua lui-même ma toilette. Elle était superbe.

À cet effet, je vendis une partie de mon argenterie. Lorsque Noël approcha, le portrait était à peu près terminé. J’attendais Julian chaque jour. Mais… lisez-vous-même ce passage de son journal.

Je pris le manuscrit ; elle l’ouvrit.

« Le 23 décembre.

» C’est étrange. Ma séparation d’avec Anna a été courte. Et maintenant que je vais la revoir, mon sang bout dans mes veines, la fièvre brûle mon cerveau, mon cœur bat à se rompre. C’est là-bas, loin d’elle, que j’ai ressenti la force des liens qui me retiennent à elle. Ah ! que je l’aime, chère âme ! J’ai à peine embrassé ma mère, et je cours vers notre demeure. Vite, plus vite. Je presse le cocher, les chevaux dévorent l’espace, la neige craque sous les roues de ma voiture. Voilà notre petite maison. Les fenêtres, que le couchant allume comme des braises, semblent illuminées en l’honneur de mon retour. Je monte l’escalier, sans reprendre haleine ; la porte s’ouvre.

» — Anna !

» — Julian !

» Elle s’élance à ma rencontre, les bras grands ouverts. Et moi…, j’hésite. Je la contemple, stupéfait, je passe timidement mon bras autour de sa taille, tandis qu’elle approche ses lèvres de ma bouche, frénétiquement.

» — Te voilà ! tu m’es rendu, bien-aimé ! s’écrie-t-elle. Ah ! je ne te laisserai plus partir jamais, jamais plus.

» Je la regarde, ébloui, et je ne parle pas. Jamais je ne l’ai vue si belle. Elle s’appuie sur mon cœur, elle me cajole. Je ne puis prononcer un mot.

» — Est-ce que je ne te plais pas ? demande-t-elle enfin avec une anxiété ravissante. Tu es si drôle !…

» — J’avais oublié combien tu es belle, murmurai-je. Tu m’humilies, vois-tu, je tremble.

» — Doux ange, dit-elle, viens !

» Je voulus m’asseoir dans un fauteuil.

» — Non, viens près de moi.

» Elle m’attira à elle sur une ottomane, et se mit à jouer avec mes cheveux. Je la contemplais toujours, en extase.

» Une robe de soie très claire enveloppait sa taille et tombait en plis charmants sur ses petites mules de velours grenat. Une kasabaïka de velours rouge garnie d’hermine et découvrant les bras accuse ses formes. Sa gorge nue frissonne sous le fouillis des dentelles qui la parent, les boucles de ses cheveux noirs retombent en désordre sur ses épaules.

» J’avais honte, vraiment, honte de l’avoir considérée longtemps comme une femme ordinaire, honte de ne pas avoir connu l’étendue de mon bonheur, de ne pas avoir adoré cette femme à genoux… »

— Je lui racontai, interrompit Mme de Kossow, que mon portrait était destiné à inaugurer la galerie des jolies femmes de notre pays, que Prinzhofer voulait fonder, et il rougit de joie et d’orgueil. Maintenant, continuez votre lecture, et n’oubliez pas que c’est un poète, un idéaliste qui écrit ces lignes, un don Quichotte qui parle de sa Dulcinée.

« Sa beauté est idéale ; en elle se réunissent toutes les perfections rêvées… »

— C’est ainsi, je crois, que parle le chevalier de la Manche : ses yeux sont des soleils… oui, à peu près quelque chose dans ce goût-là. Sans cela vous pourriez vous imaginer que je suis d’une vanité stupide en vous donnant à lire cela.

— Il ne peut pas être question de vanité, m’écriai-je, là où la conscience d’une beauté réelle existe.

Mme de Kossow me perça d’un long regard. Ce regard ne témoignait d’aucune coquetterie et n’avait rien de moqueur.

— Un mot, ajouta-t-elle. Je vous avertis à temps. Ne vous éprenez pas de moi. Vous savez, je ne suis pas impitoyable, mais mon amour porte malheur. Cela me ferait de la peine pour vous. Maintenant, reprenez votre lecture.

Je me remis à lire.

« Elle souriait et semblait heureuse. Tout à coup, elle parut avoir une idée folle, car elle sauta à bas du divan, courut vers la cheminée, s’agenouilla devant le feu, l’attisa, et, sans se tourner vers moi, m’ordonna de quitter la chambre.

» Lorsque la portière eut grincé sur sa tringle, derrière moi, Anna me cria de sa voix claire :

» — Malheur à toi si tu m’espionnes ou si tu entres avant que je t’appelle !

» — J’attends tes ordres, répondis-je.

» — C’est bien.

» Un quart d’heure s’écoula. J’entendais dans la chambre voisine un bruissement de soie.

» Puis, un silence se fit.

» Le feu pétillait doucement.

» Et maintenant :

» — Julian !

» Elle était couchée sur l’ottomane, drapée dans sa pelisse d’hermine, dont le velours écarlate projetait comme des flammes autour d’elle.

» — Ne t’approche pas trop !

» Je m’adossai au marbre de la cheminée, et j’attendis, ne comprenant pas.

» — Je t’aime, Julian, dit-elle avec un enthousiasme qui me surprit.

» — Je l’espère, chère âme, répondis-je.

» — Veux-tu savoir aussi à quel point je t’aime, je t’adore ? Regarde-moi. Je veux te prouver mon amour.

» Elle détourna la tête par un mouvement pudique, et se dépouilla de sa pelisse, qui glissa lourdement à terre.

» Je poussai un cri. Je demeurai immobile. Mon œil resta fixé sur elle, et un frisson immense me saisit.

» Elle reposait là, les yeux fermés, la bouche dédaigneuse, comme une statue de marbre. Jamais je ne l’aurais crue si belle. Sur son corps éblouissant courait comme un rayon de jeunesse. Impossible de rendre la pureté de ses lignes. La chair en était ferme. On voyait le sang circuler sous la peau tendue, bleuie de place en place par le réseau des veines. À demi couchée, le menton dans la paume de sa main gauche, elle laissait pendre négligemment son bras droit jusqu’à terre, où ses doigts jouaient avec la neige de l’hermine. Le brasier éclairait vivement le velours rouge, qui répandait des lueurs chaudes devant elle.

» Et maintenant, voilà qu’elle tourne la tête de mon côté et qu’elle me regarde de ses yeux de paon, aux paupières demi-closes. Il y a dans son regard des étincelles de passion, un feu magique qui me font mal.

» — Ferme les yeux, balbutiai-je, je t’en conjure.

» Et je dois couvrir mes yeux de ma main. Puis, quand j’ai repris mon calme et mon sang-froid, j’examine en détail le tableau admirable qui s’étale devant moi, et qui m’a ému si fortement que j’en ai l’âme ravie.

» Que cette petite tête grecque est belle, avec ses traits classiques, son teint pâle, son nez légèrement busqué, sa bouche rose et moqueuse ! Ses oreilles ressemblent à ces petits coquillages roses avec lesquels jouent nos enfants sur la plage. Et cette masse énorme de cheveux qui se répandent en désordre sur son cou, sur ses épaules, sur sa gorge ferme et potelée ! Ce que j’admirai le plus, ce furent ses pieds. Je ne pouvais détourner mon regard des légères ombres que formaient ses fins genoux sur le bas de la jambe. Comme les pieds sont déformés, serrés dans d’étroites bottines, et qu’ils sont parfaitement modelés par la nature ! Je contemple avec extase chacun des petits doigts roses de ma déesse.

» Elle s’aperçoit de l’effet que sa beauté produit sur moi. Et elle sourit, heureuse, triomphante, avec une innocente malice.

» C’est que mes sens sont calmes, apaisés par le sentiment religieux qui me possède. Il me semblait qu’en m’extasiant devant toutes ces perfections, je m’extasiais devant un temple. Il me semblait que de son corps s’échappaient une lueur divine, un parfum céleste, plus pur et plus saint que l’encens.

» Dans mon âme, à cette heure, il ne se passait rien de voluptueux, il n’y avait pas d’ombre, pas de pensée terrestre. Lorsque, enfin, avec majesté elle me tendit la main, je mis un genou à terre et je lui baisai le pied. Elle me comprit. Elle ramena pudiquement sur elle sa pelisse d’hermine et me congédia du geste. »

Je fermai le journal de Julian, et je le posai sur la table, sans parler.

Elle avait baissé la tête pendant que je lisais ; ses longs cils, dorés par la flamme des bougies, tressaillaient de temps à autre. Enfin, elle ouvrit les yeux et fixa sur moi son regard ardent.

— Vous rappelez-vous notre première entrevue ? demanda-t-elle d’un ton doux. J’ai été belle. Je ne le suis plus. Gardez-vous des illusions. Mais, n’est-ce pas, nous serons amis ?

Elle me tendit sa main, qu’elle laissa un bon moment reposer dans la mienne.

— Maintenant, sortons de notre paganisme et rentrons dans la société chrétienne.

Mme de Kossow se leva et prit dans la cassette noire un second manuscrit qu’elle jeta sur la table, en relevant dédaigneusement ses lèvres.

— C’est le journal d’un bon catholique, dit-elle, celui de mon mari. Nous allons y venir tout à l’heure.

Des soirées pleines de bonheur suivirent. Nous étions si heureux ! Quoiqu’on nous laissât rarement seuls, il semblait que chacun tînt à participer à notre félicité et à y puiser des forces. Non-seulement Turkul vint chaque jour fulminer contre le monde et ses illusions, mais ma belle-mère aussi venait souvent nous demander des consolations et des conseils. Cette femme si résolue avait fait la bêtise de se rendre amoureuse. Sa corpulence, son visage rouge et boursouflé donnaient à cet amour une tournure plus que ridicule : elle rappelait l’éléphant blanc de Heine, qui trottine au clair de la lune en soupirant : « Ah ! que ne suis-je un oiseau ! »

Donc, ma belle-mère s’était éprise d’un lieutenant, qu’elle comblait de friandises, de mouchoirs brodés, de cigares et de cadeaux de toute espèce, et qui supportait sans trop murmurer le poids de sa tendresse.

Un changement de garnison ravit à ma belle-mère son Adonis.

À partir de ce jour, elle nous visita chaque soir ; notre gaieté la réconfortait comme la meilleure des médecines.

Au bout de quelque temps, cependant, elle fut prise d’envie, et la jalousie qu’elle éprouvait à nous voir nous aimer, la mit dans une perpétuelle mauvaise humeur. Julian m’avait fait cadeau de deux charmants pistolets de chambre. Nous fixâmes une cible à la muraille, et nous nous amusions à tirer. Comme toutes les femmes, je tirais au hasard, presque sans viser, et, par là, très sûrement. Un soir que nous étions réunis comme à l’ordinaire, et que je me tenais là légèrement renversée en arrière, un pied en avant, la tête droite, le pistolet à la main et vêtue de mon élégante jaquette d’hermine, Julian, enthousiasmé, me désigna à ma belle-mère et murmura :

— Voyez donc, elle est admirable !

Quelques minutes après, l’éléphant blanc se leva en grommelant, serra son ouvrage, pria Turkul, qui était tout effaré, de lui offrir son bras et nous quitta très en colère. Lorsque Turkul revint, il riait à se tordre.

— Savez-vous, nous dit-il, que votre belle-mère bout de jalousie ? Son imagination lui présente votre bonheur sous des couleurs si vives, qu’elle n’aura pas de cesse jusqu’à ce qu’elle ait goûté aux mêmes joies ? Et savez-vous qui, auprès d’elle, est appelé à se charger du rôle de Julian ? Eh bien, mes enfants, c’est moi.

Nous rîmes aux larmes. Cette plaisanterie, du reste, menaça bientôt de nous causer de véritables désagréments.

Là-dessus, Turkul entra dans l’armée et fut, grâce à l’intervention de son père, promu au grade d’officier en moins de deux jours. Comme il devait, une semaine plus tard, rejoindre son régiment qui l’attendait en Bohême, il nous rendit visite chaque jour, et nous nous amusâmes comme trois bons amis, gaîment et avec insouciance, en vrais enfants. Mais Turkul était toujours maussade lorsque notre vie s’écoulait paisiblement, il ne se sentait à son aise que lorsque la situation se tendait et tournait au drame, quand il y avait chez nous des luttes, des scènes, des catastrophes à prévoir. Il jouait le rôle de double confident avec une joie immense, et ne se sentait pas de plaisir lorsqu’il pouvait nous servir d’intermédiaire. Souvent même il nous brouilla volontairement par ses cancans, pour s’offrir la joie de nous réconcilier.

Ce qu’il y avait de drôle, c’était l’effarement avec lequel il se défendait de l’accusation que je portais contre lui en lui affirmant qu’il était amoureux de moi. Il l’était certainement quelque peu, c’est-à-dire qu’il m’aimait comme on aime une héroïne de roman, une héroïne de drame. Il souffrait avec moi, il tremblait quand notre roman prenait une tournure qu’il n’avait pas rêvée, il bâillait pendant les entr’actes de notre tragédie, ces entr’actes qui nous rendaient si parfaitement heureux.

Hélas ! le rideau se releva bien trop tôt à notre gré. Le nouvel acte de la tragédie de notre existence commença par une violente altercation entre mon mari et moi.

Un matin Kossow entra dans mon boudoir, boutonné jusqu’au menton, son chapeau sur la tête.

— Je viens t’annoncer, dit-il d’un air fort indifférent, bien qu’il sût que chacune de ses paroles me déchirait le cœur, que les enfants seront envoyés en pension aujourd’hui même.

— En pension ! m’écriai-je.

— Aujourd’hui même.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que tu es incapable de remplir à leur égard tes devoirs de mère. Ton père est parfaitement de mon avis. Ainsi, tu n’as rien à objecter. Fais tes préparatifs : je les emmènerai cette après-midi, vers six heures.

Il sortit.

Mes deux petites filles se jetèrent à mon cou en sanglotant et jurèrent de ne pas me quitter ; je souris douloureusement ; mon Dieu ! que pouvaient ces pauvres doux êtres ? On les arracherait de mes bras, malgré leurs cris, malgré leurs larmes. Élevées chez des étrangers, elles m’oublieraient, elles s’attacheraient à d’autres. Je fondis en larmes à cette idée. J’arpentai la chambre, tout en fièvre, j’inventai mille plans pour nous sauver ; je m’habillai et je me rendis chez mon père, chez un avocat, au tribunal même. Hélas ! tout fut inutile. Personne ne me consola, personne ne sut me donner un conseil, me rendre un peu d’espérance. Nous ne mangeâmes ni les unes ni les autres, au déjeuner ; les enfants avaient décidé de se jeter aux pieds de leur père, de lui demander grâce pour moi. Il ne vint pas déjeuner. Il ne rentra que le soir à six heures, lorsqu’il fallait nous quitter.

— Je t’en conjure, ne me prends pas les enfants ! dis-je d’une voix tremblante. Cela ne finira pas bien. Cela ne peut pas bien finir.

— Êtes-vous prêtes ? demanda mon mari aux enfants, d’une voix brève, et sans m’honorer d’un regard.

— Waleska ! Lola ! m’écriai-je. Venez ici. Je vous protégerai. Je ne vous laisserai pas partir.

— Pas de comédie, je t’en prie, dit mon mari, rouge de fureur.

Je pris dans mes bras mes enfants, qui se cramponnaient à ma robe en sanglotant, et je me redressai, décidée à lui résister en face.

— Tu me résistes ! cria-t-il. — Il déboutonna son paletot et le reboutonna, en se mordant les lèvres. — Bien ! nous allons voir !

— Ne me pousse pas à bout ! dis-je d’une voix sifflante, avec effort.

Mon mari étendit la main sur la plus jeune de mes filles.

— Ne la touche pas, m’écriai-je. Si tu la touches, je t’étrangle.

Le sang me monta à la tête. Il m’arracha l’enfant.

Je me mis à crier… Je ne sais plus… je le saisis à la gorge des deux mains et je le serrai avec violence. Nous luttâmes un instant en désespérés ; enfin il me jeta par terre, et mon front donna contre le parquet. Tout devint noir à mes yeux. J’ignore combien de temps je restai ainsi. Quand je revins à moi, les tempes me battaient, mon regard était vague. Il me semblait que j’avais le cauchemar. Puis, mon cerveau se dégagea. Je me rappelai notre lutte, le départ de mes enfants. Je me mis à genoux, et je priai, je criai à Dieu en sanglotant : — Je ne crois pas à ton existence. Prouve-moi que tu es, que tu m’entends !

Et soudain, je découvris une petite clé à côté de moi, par terre. Je la ramassai. Je regardai la serrure de mon secrétaire. Ô bonheur ! cette clé ne m’appartenait pas. Sans me rendre compte de ce que je faisais, je courus dans la chambre de mon mari, à son pupitre. J’essayai la clé. Elle allait parfaitement. J’ouvris le meuble, je cherchai dans les tiroirs ; j’y trouvai ce manuscrit, — le journal de mon mari ; je l’ouvris, je le parcourus avidement. Ma tête était en feu. Je ne songeai pas à ce que j’y lus, je ne me fâchai pas en y trouvant relatées des scènes en comparaison desquelles les orgies de Casanova, les descriptions scandaleuses de Thünmel sont des évangiles. Oh non ! certes. Je me disais que peut-être ce manuscrit serait mon sauveur, que par lui j’obtiendrais peut-être mes enfants ; que cette prose infâme livrait entre mes mains cet homme qui m’humiliait et que je haïssais jusqu’au crime. Je lus, et je lus longtemps. Et de temps à autre, mes épaules frissonnaient de dégoût en présence de cette bestialité crûment étalée sur le papier, de ces expressions sales de viveur et de toute cette débauche.

Pas une pensée, pas une observation juste, pas une réflexion ou la moindre trace de noblesse ou de grandeur. Non. Rien que l’ordure, la bassesse et la bêtise.

Et cet homme, c’était le père de mes enfants !

Je rougissais de honte, je vous assure, tout en me réjouissant de ma vengeance. C’est que tout y était, dans ce manuscrit, les descriptions de toutes ses maîtresses, avant et après son mariage, leurs orgies. Cela était décrit sans esprit, sans poésie aucune, la saleté seule y était reproduite avec mille détails repoussants.

— Vous ne me croyez pas, peut-être ?

Mme de Kossow me tendit le manuscrit. Je l’ouvris et le feuilletai au hasard. Mon regard s’arrêta sur un passage qui m’étonna, moi aussi. Je n’aurais jamais cru qu’un homme pût s’abaisser à ce point et confier au papier des secrets aussi honteux. Je refermai le livre et le rendis à mon interlocutrice.

— Quelle différence entre le merveilleux caractère antique et simple de Julian et toute cette bassesse ! s’écria Mme de Kossow. Mais je perds le fil de mon récit.

Quand j’eus terminé ma lecture, je remis le journal où je l’avais pris, je refermai le pupitre et je courus chez Julian. Par bonheur j’y rencontrai Turkul. Nous délibérâmes. Les dernières pages du manuscrit m’avaient dévoilé les intentions de mon mari. J’y avais lu ceci :

« Aujourd’hui, je ne me suis amusé qu’un instant avec Lodoïska. Demain j’emmène les enfants dans un pensionnat. Je me séparerai ensuite d’Anna définitivement, et je prendrai Lodoïska chez moi, pour les enfants, comme gouvernante. »

— Il faut vous emparer du journal, s’écria Turkul — dont les yeux brillaient de joie à l’idée d’être mêlé à un nouveau drame, — aujourd’hui, sans plus tarder, avant le retour de votre mari. Une fois en possession du manuscrit, vous pourrez prendre une attitude vis-à-vis de votre mari et exiger le retour de vos enfants.

— Bien !… je suis décidée, dis-je.

Le sentiment maternel me donnait des forces. Je me sentais prête à tout pour revoir mes petites filles.

Julian s’était tu.

— Dans ce cas, je ne puis rester un moment de plus dans la maison de mon mari, continuai-je. Dès qu’il s’apercevra de la disparition de son manuscrit, il cherchera à se défaire de moi de toutes les manières.

— Cela va sans dire. Vous devez le quitter, et pour toujours. Vous devez plaider en séparation, s’écria Turkul.

— Mais où irai-je ? demandai-je, découragée.

— Chez ton père, dit Julian d’une voix ferme. Il sera ton intermédiaire auprès de ton mari. Pendant ce temps, je te ferai meubler un appartement complet dans notre petite maison et tu t’y retireras avec tes enfants.

— Oh ! tu es bon ! — Je lui serrai fortement la main. — Mais hâtons-nous maintenant.

Je remontai avec Julian dans ma voiture. Turkul nous suivit dans son fiacre, qui stationnait devant la maison, et nous nous rendîmes chez moi. Il faisait presque nuit. Je gravis l’escalier à la hâte. Julian et Turkul veillaient à la porte en bas.

Ils eurent un moment d’anxiété bien cruelle en m’attendant.

Je pouvais trouver mon mari dans sa chambre, ou bien il pouvait revenir subitement. Julian et Turkul, qui regardaient aux fenêtres, virent une lumière poindre dans le cabinet de mon mari, puis disparaître.

— C’est fait, murmura Julian en suivant de l’œil la lueur qui traversait maintenant le salon, semblable à une colonne de feu.

— Montons chez elle, dit Turkul.

— Non, non, repartit Julian. Vois, tout est redevenu sombre.

Soudain des pas d’homme résonnèrent sur le trottoir. Une forme noire avançait dans l’obscurité.

— C’est lui, murmura Julian très agité. Je vais l’arrêter, s’écria-t-il d’un ton ferme, et s’il essaie de la toucher du bout du doigt, je le terrasse.

Il traversa la rue rapidement. Turkul le suivit, la main à son sabre. Le passant s’était approché. La flamme d’un bec de gaz éclaira son visage. Ce n’était pas Kossow.

J’arrivais au même instant.

— As-tu le manuscrit ? demanda Julian.

— Oui.

Je le lui tendis ; il le mit sur sa poitrine. Je n’avais trouvé personne chez moi. Ma femme de chambre, une Russe qui m’était très attachée, rassembla à la hâte mes bijoux, mes robes et un peu de linge, et les apporta dans la voiture en pleurant à chaudes larmes. Turkul porta le tout dans notre villa, pendant que Julian m’accompagnait chez mon père. Celui-ci fut très effrayé en apprenant ce que j’avais fait. Il me blâma, me réprimanda rudement, mais convint que je ne pouvais demeurer un instant de plus avec Kossow. Quant au manuscrit, il le déclara très utile pour obtenir de Kossow, sans avoir recours au tribunal, une séparation formelle et le retour de mes enfants auprès de moi.

Du reste, le journal ne l’impressionna guère d’une manière désagréable. Les détails orduriers parurent lui plaire. Il lut le tout attentivement, prit plusieurs pincées de tabac, sourit et finit par dire :

— On peut être une sale brute ; mais dans ce cas on ne s’en fait pas gloire, et on ne l’avoue pas aussi franchement que ça.

Je passai la nuit chez mon père. Le lendemain, de grand matin, ma femme de chambre arriva, et me raconta que Kossow était rentré quelques heures après mon départ. Il était allé dans son cabinet, puis avait frappé à sa porte, en demandant où j’étais. La pauvre fille, qui avait peur de ses brutalités, avait dit, en poussant les verrous de sa porte, que j’étais partie, que je m’étais rendue chez mon père. Mon mari lui avait répondu par un grossier éclat de rire, puis il était rentré chez lui, et avait marché dans la chambre de long en large toute la nuit.

Vers midi, il arriva lui-même chez mon père, dans une fureur atroce. Mon père le reçut dans son cabinet. Kossow vomit contre moi les imprécations les plus infâmes. Il s’était aperçu de la disparition de son journal, et se sentait entièrement en mon pouvoir. Il prévoyait que je le forcerais à une séparation en règle et que, s’il ne cédait à mes revendications, je compromettrais publiquement Lodoïska, à laquelle il s’était attaché réellement. Il demanda à mon père, tout en me poursuivant de ses injures, quelles étaient les conditions que je lui posais.

Mon père exigea une séparation en bonne forme, mais sans l’intervention du tribunal, une rente annuelle pour subvenir à mes besoins, enfin le retour de mes enfants. Mon mari accepta les deux premières conditions sans hésiter, mais il se refusa obstinément à me rendre mes enfants. Il savait, le misérable, que c’était ce qui pouvait m’affecter le plus. Mon père sortit et vint auprès de moi. Julian était arrivé. J’exigeai que Kossow me rendît mes petites filles. Julian me supplia de ne pas accepter une obole de mon mari. Il voulait travailler pour moi, gagner ma vie lui-même.

— Mais, s’écria mon père, il ne s’agit pas d’une aumône. Ce que je réclame de Kossow, ce sont les intérêts de la fortune d’Anna qu’il a dissipée dans de folles spéculations.

— C’est possible, s’écria Julian. Mais elle doit se montrer généreuse, désintéressée dans ce cas-là. Regarde-moi comme ton esclave, chère Anna, comme ta bête de somme, ta machine ; prends mon sang, mais n’accepte pas un sou de cette brute.

Kossow se refusant absolument à me rendre les enfants, je renonçai à elles, et je ne songeai plus qu’à les soustraire à l’influence de sa maîtresse.

Il fut donc décidé que mes petites filles resteraient en pension. Kossow se chargea de leur entretien. Il consentit également à une séparation définitive et à me donner une rente que Julian diminua autant que possible. Le journal resta entre mes mains, véritable épée de Damoclès ; cependant, je promis solennellement de n’en faire aucun usage tant que mon mari remplirait les conditions faites entre nous.

J’étais libre maintenant.

Dans la même journée, je m’installai dans notre petite villa et fis venir ma femme de chambre.

Mon père, lors de mon mariage, m’avait assuré une petite rente pour mes menus plaisirs. Il m’offrit de la continuer comme auparavant, ce que j’acceptai avec reconnaissance.

Le même soir Julian me remit une forte somme, ce qui me rendit toute confuse.

Nous n’étions pas les seuls locataires de notre petite maison. Une veuve, Mme Barwizka, s’y était établie avec ses deux filles. Ces dernières prirent chaudement mon parti lorsqu’elles connurent quelles difficultés j’avais à vaincre.

Vous savez comment sont les femmes. Elles sont constamment en guerre ; et cependant, dès que l’une d’elles est attaquée par un homme, elles sont unanimes à la défendre.

La plus jeune des Barwizka, Mlle Walpurga, — nous l’appelions Wally — s’offrit pour me tenir compagnie pendant les matinées et les après-midi où Julian était occupé au dehors. Elle s’établit bientôt tout à fait chez moi.

Ce qui m’amusait beaucoup aussi, c’étaient mes séances chez le peintre. Les sincères compliments du grand artiste me faisaient plaisir.

Le portrait fut réussi et obtint un succès énorme. Prinzhofer eut tous les honneurs de l’exposition. Vous jugez si les autres femmes furent jalouses ! Elles me le montrèrent bien. Une pensée aussi m’aiguillonnait depuis quelques jours. Ma position ne me paraissait pas bien nette. Je me disais qu’à tout prendre je n’étais maintenant que la maîtresse de Julian, et que si le monde me considérait comme telle, il n’avait pas tort.

Du reste, l’idée que Julian travaillait comme un nègre pour m’aider à vivre me faisait rougir. Je résolus d’entreprendre quelque chose, de chercher à subvenir moi-même à mon existence. Je me rappelai que j’avais fait de la peinture avant mon mariage et que j’avais obtenu les plus grands éloges. Je retrouvai chez mon père, au grenier, mon chevalet et mon appui-main. J’achetai les outils qui me manquaient, et je me rendis chaque jour au musée pour y étudier. Je peignis la copie d’un tableau hollandais, genre Callot.

Cela me réussit si bien, que l’artiste qui avait exposé mon portrait loua fort mon premier essai, et qu’un grand marchand m’en offrit un excellent prix. Je me mis alors assidûment à faire le portrait. Julian et Turkul posèrent à peu près en même temps. Mille difficultés se présentèrent l’une après l’autre. Je doutai de mon talent, j’eus des moments de véritable désespoir. Un jour que Turkul prit les deux ébauches, les mit l’une à côté de l’autre, et se permit quelques innocentes plaisanteries, je fendis la toile à coups de canif, je jetai palette et pinceau dans un coin, et rien ne me décida à toucher un crayon du bout du doigt.

Je commençai à coudre et à broder pour de l’argent. Mais la rémunération était si faible que j’y renonçai.

Turkul me conseilla d’entrer au théâtre et m’aida en cachette à étudier plusieurs rôles. Je suppliai aussi Julian, en pleurant, de congédier son secrétaire et de me charger de la copie de ses manuscrits ; si je ne parvenais pas à gagner de l’argent, je tenais du moins à en économiser autant que possible. Et vraiment, à partir de ce jour, j’écrivis du matin au soir, et je fis beaucoup de besogne. N’allez pas croire, cependant, que j’apportai plus de constance à cette entreprise qu’à toute autre.

Oui, lorsque j’étais très jeune, j’étais ambitieuse. Je voulais me créer une position dans le monde, je voulais me faire peintre, mais mon père se moqua de moi, et mon mari, plus tard, me railla également.

C’est ainsi que, peu à peu, je me déconsidérai aux yeux de notre société. Et maintenant que le besoin de travailler se faisait sentir en moi, maintenant que mon honneur en dépendait, maintenant la constance me faisait défaut. Je restais ce que j’avais été toute ma vie : une sultane qui réduit en esclavage tous ceux qui l’entourent. Plus tard, lorsque mes fourrures précieuses (emblème du despotisme) se transformèrent en haillons, eh bien ! je devins une reine de bohémiens, fière de la paresse et de la mendicité à laquelle s’adonne la tribu sauvage.

Mon Dieu, que notre ménage allait gaiement dans notre villa, au bord de la route ! Julian écrivait avec facilité et gagnait beaucoup d’argent, mais les dettes s’accumulaient de jour en jour. Une partie de sa bibliothèque, le ravissant ameublement de notre petite maison, n’étaient pas payés. Mais cela ne nous empêchait pas d’être joyeux. Nous vivions, dès que l’argent était là, à peu près à la manière des jeunes époux du tableau de Hogarth ; nous invitions nos amis, nous leur offrions des thés et des soupers fins, nous riions, nous devisions. Je ne quittais pas de toute la journée mes splendides toilettes de soie et mes précieuses fourrures ; je me montrais chaque soir dans une loge de premier rang, comme une souveraine, avec un diadème étincelant sur la tête et des dentelles impossibles.

Je n’aurais jamais consenti à m’asseoir aux fauteuils d’orchestre ; non certes. Lorsque notre loge était comble, lorsque tous les amis de Julian m’y rendaient visite et se montraient ravis de mon esprit et de ma grâce, j’étais satisfaite. Par malheur, Julian, comme mon mari, comme mon père, avait la manie de me produire. Et, ainsi, il m’exposait sans scrupule à toutes les tentations. Lui-même amenait mes adorateurs dans notre maison. Le moins dangereux d’entre eux a été notre ami, je crois… le comte Henryk.

— Ah ! notre Platon, m’écriai-je.

— Il hait les femmes et il les adore tout à la fois, reprit Mme de Kossow. Vous connaissez son histoire, je suppose, sa piquante aventure avec la princesse ?

— Il ne m’en a jamais parlé.

— Confessez-le un jour sans miséricorde, ses aveux vous feront mourir de rire. Il m’a beaucoup aimée — d’amitié, s’entend — il voyait en moi la seule femme avec laquelle la camaraderie était possible, comme avec un homme.

Mes enfants venaient me rendre visite tous les quinze jours. Elles se rendaient aussi chez leur père.

Ce qui était ravissant, c’était de voir comme ces petites malicieuses cherchaient à surprendre mon secret.

— Maman, dit un jour la petite Lola, je sais quelque chose.

Elle se pencha à mon oreille et chuchota :

— Julian est amoureux de toi !

— C’est possible !

— Mais je sais encore autre chose, continua la belle innocente. Tu es aussi amoureuse, toi, et je devine de qui.

Tandis que le comte Henryk me traitait de plus en plus en bon camarade, Wally Barwizka se montrait en quelque sorte amoureuse de moi ; elle avait des expansions subites, elle s’agenouillait à mes pieds, m’embrassait les mains, les cheveux. Non moins tendrement que moi, cependant, elle aimait mon café, et elle ne s’en allait jamais, même lorsqu’elle voyait Julian de mauvaise humeur, avant que les tasses vinssent sur la table et qu’elle en eût vidé deux à elle seule. Elle s’essuyait les lèvres alors et disait :

— Je crois qu’à présent vous pouvez vous passer de moi.

Turkul était allé rejoindre son régiment. Il m’écrivait de longues lettres, pleines de conseils.

— Et étiez-vous heureuse en ce temps-là ? demandai-je à ma jolie narratrice, qui venait d’interrompre son récit pour rouler entre ses doigts mignons une nouvelle cigarette.

— Oui et non, dit-elle après un instant de réflexion. Mon Dieu, les germes de notre désunion existaient déjà à cette époque. Julian, qui agissait loyalement, qui haïssait l’hypocrisie de la vertu et ne cachait nullement nos rapports aux yeux du monde, exigeait qu’il accordât à notre liaison les droits et le respect d’un vrai mariage ; il invoquait les lois, bien que la loi ne nous abritât point de la morale dans l’immoralité ; il demandait à la société d’estimer une union qui n’avait pas été bénie par le prêtre. C’est cela, avant tout, qui occasionna la terrible catastrophe qui nous sépara à jamais. Si je n’avais pas quitté mon mari, si Julian eût été mon amant publiquement, comme mon beau-frère, et comme le comte, les âmes chrétiennes m’auraient, à coup sûr, extrêmement respectée. Mais le cas étant tout autre, elles me jetèrent la pierre parce que j’agissais loyalement et ouvertement. Je fus méprisée, humiliée, par ces mêmes êtres qui se courbaient devant moi, qui m’appelaient leur chère amie et qui me baisaient les mains lorsque je trompais mon mari de la manière la plus infâme.

Voyez-vous, mon cher ami, je me suis souvent dit qu’un homme ne doit pas s’attaquer aux lois de la nature, aux règles de la société, quelque mauvaises qu’elles soient. Aussitôt qu’il s’en affranchit, aussitôt qu’il veut être libre, il devient infailliblement la victime de ses idées.

C’était en vain que je me montrais publiquement au bras de Julian et que ses amis me traitaient avec déférence. Sa plume, que chacun redoutait, son courage, sa force à l’épée et au pistolet, me protégeaient des insultes. Mais c’était tout. On souriait d’un air significatif en m’apercevant ; les hommes m’accablaient de regards effrontés, et j’avais honte souvent, oh ! bien honte.

Les dames de l’aristocratie m’évitaient, ou, si elles étaient obligées de se rencontrer avec moi, elles m’adressaient un léger salut, comme à leur couturière ou à leur modiste. Au bal que donna la noblesse, je n’eus que des hommes autour de moi, et je n’avais dû mon invitation qu’à la peur. On craignait trop Julian pour l’offenser ; on nous invita donc, mais les femmes ne m’épargnèrent pas les regards insolents, et mes anciennes bonnes amies passèrent à côté de moi sans me saluer. La générale fut la seule qui me serra cordialement la main dans le péristyle.

Une aventure qui nous arriva au Théâtre-Polonais est aussi restée dans ma mémoire. Ma voiture attendait devant le perron. Mais les messieurs et les dames qui remplissaient le foyer semblaient s’être entendus pour ne pas me faire place. J’eus beau avancer et dire pardon à plusieurs reprises, on ne parut pas m’entendre. À ce moment, survint Julian. Il me donna le bras, bouscula un jeune homme qui ne se dérangeait pas, et le repoussa contre la muraille. En un instant le corridor fut vide.

Hélas ! ses efforts n’améliorèrent pas ma position. Plusieurs propositions qui me furent faites me montrèrent à quel point le monde estimait encore ma vertu. On m’appréciait comme une marchandise, bien que le prix qu’on m’offrait en échange de mes faveurs fût des plus fabuleux.

L’une de ces propositions me fut adressée par un riche magnat, l’autre par un prince d’une famille régnante. Malgré l’offense énorme qui résultait de ces offres, j’étais flattée au fond de connaître quelles sommes folles on eût données pour jouir de mes faveurs. Je me sentais grisée à l’idée de jouer le rôle d’une seconde Pompadour. Aussi m’arriva-t-il souvent de braquer ma lorgnette sur la loge du prince, au théâtre, ou de paraître à la fenêtre lorsqu’il paradait à cheval.

Naturellement, je passai bientôt aux yeux de toute la ville pour la maîtresse du prince. Julian, qui avait jusque-là lutté avec joie contre les préjugés du monde, qui avait supporté les ennuis de notre fausse position avec patience, Julian fut anéanti lorsqu’il entendit cette calomnie. Souvent il pleura de colère en constatant son impuissance vis-à-vis d’une population idiote et qu’on ne pouvait provoquer.

Voilà que son idole était dans la boue maintenant, et que tous ceux qui passaient près d’elle lui crachaient au visage. Lorsque je compris entièrement l’irrégularité de ma position et que je vis que pour les autres j’étais une paria, une femme dégradée et rien de plus, ma fierté se révolta. Et quoique j’estimasse fort le caractère chevaleresque de Julian, son grand cœur et son courage, tout son amour ne suffisait pas à lui faire oublier les ennuis de ma situation ou seulement à sécher mes larmes. Son cœur était pur. Le mien ne l’était pas. La femme, une fois tombée, ne retrouve jamais son équilibre. Au lieu de la soutenir, la société et même son propre orgueil la condamnent.

Julian voulait me conduire au bonheur sur le chemin de la vertu, sans s’inquiéter de la boue qu’on nous jetait de toutes parts. Hélas ! j’étais incapable de le suivre. Ma bonne conscience ne remplaçait pas pour moi la perte de ma bonne réputation. L’apparence d’honnêteté me paraissait maintenant préférable à cette honnêteté franche que le monde réprouvait.

J’agissais sans doute plus loyalement qu’autrefois. Mais je m’étais sentie plus heureuse lorsque mon honnêteté n’était qu’un vain mot. Mes plaintes, mes larmes, mes gémissements continuels finirent par lasser Julian. Il renonça à lutter contre la société, sa foi chancela, et lui aussi était souvent taciturne.

Son amour diminua lorsqu’il me vit bouder sans cesse et être toujours de mauvaise humeur.

En somme, c’est la perte de ma position sociale qui fut cause de notre rupture.

Je vis Julian se refroidir d’abord à mon égard. De gai qu’il était, il devint triste. Et sans le vouloir, je me pris à douter de la durée de son amour.

Éternelle énigme de la nature humaine qui désire, qui espère et doute toujours.

L’idéal de Julian était une femme cruelle, une femme comme la grande Catherine. Et moi, hélas ! j’étais lâche et faible. Je ne pouvais prendre ce caractère dominateur aussi facilement que je revêtais ma pelisse princière : depuis que la fière amazone qu’il avait rêvée s’était transformée en une faible femme, une femme qui cachait en pleurant sa tête sur sa poitrine à toute occasion, je sentais qu’il avait changé à mon égard. Sa conduite vis-à-vis de moi était la même. Et cependant je lui trouvais quelque chose qui m’étonnait. Son amour, jadis si humble, était devenu despotique. Bref, je ne reconnaissais plus Julian.

Vous comprenez que je mis tout en jeu pour m’assurer de nouveau son amour et incarner pour lui cet idéal que son imagination créait sans cesse.

Tenez, représentez-vous quelque chose dans ce goût-là.

Un pays de steppes aux étendues infinies, où s’égare un voyageur sans armes, sans défense. Une belle femme sauvage arrive tout à coup, au galop ; son coursier se cabre sous elle, écumant ; elle le maîtrise d’une main ferme. Elle regarde l’étranger. Il paraît lui plaire. Aussitôt un sifflement strident traverse l’air. Des Cosaques accourent en foule. Sur un signe de la jolie femme, ils s’emparent de l’étranger, ils le tiennent, ils le bâillonnent, ils lui bandent les yeux et l’emportent. Lorsque le jeune homme revient de sa frayeur, il se trouve dans un salon meublé avec un luxe asiatique. Une ottomane étale ses étoffes moelleuses. La belle femme y est couchée nonchalante, à demi vêtue. Sa petite main joue avec un fouet.

— Tu es en mon pouvoir, dit-elle. Mon autorité ici est absolue. Je suis la reine d’un pays immense. J’ai à mes pieds des milliers de sujets qui ne demandent qu’à m’obéir. À partir d’aujourd’hui, tu es mon esclave. Tu me plais. Je te traiterai avec bienveillance.

L’étranger, pâle de colère, se révolte et s’emporte.

— Je reconnais ton pouvoir sur moi, lui dit-il, mais non pas ton autorité illimitée. Tu es belle, je sens que je t’aime. Mais je ne serai jamais ton esclave.

Elle lui répond par un éclat de rire qui lui donne le frisson. Elle le fait jeter dans un cachot sombre et humide. Le jour et la nuit se passent. Au matin, la porte du cachot s’ouvre ; la jolie femme paraît, une torche de résine à la main. Elle réveille son prisonnier par un coup de pied.

— Debout, esclave ! Me reconnais-tu pour ta souveraine ?

— Non.

Des serviteurs entrent. Ils dépouillent de ses vêtements le malheureux, ils l’attachent à un anneau de fer fixé dans le mur ; la belle despote relève ses manches et prend un fouet.

— À genoux, et soumets-toi.

— Non.

Elle rit, et commence à le fouetter. Son sang ruisselle sous les coups qui lui déchirent la peau. Il perd connaissance.

Quand il revient à lui, il se trouve sur un lit moelleux. La jolie femme est étendue à ses pieds.

— Tu as subi l’épreuve, dit-elle. Tu es un homme. Je serai à toi, si tu peux encore m’aimer.

Il lui tend les bras. Deux cœurs fiers battent maintenant, pressés l’un contre l’autre, des lèvres chaudes s’unissent dans un long baiser.

Mme de Kossow se mit à rire.

— Vous jugez si je m’entendais à jouer ce rôle ; songez un peu : moi, froide, inexorable, un fouet à la main, tandis que je m’évanouis à la vue d’une simple goutte de sang.

Néanmoins, je résolus de réaliser une fois son idéal… Enfin, vous allez voir.

J’étais persuadée qu’il m’était fidèle. Mais j’avais peur de l’avenir. Plus il me choyait, plus je sentais qu’il ne vivait que pour moi, et plus je m’imaginais qu’il ne saurait résister à la tentation lorsque la tentation viendrait. Mon Dieu ! si la femme de ses rêves allait lui apparaître ! S’il allait la rencontrer dans le monde ! Résisterait-il à la tentation ? Oh ! il est impossible que cette femme n’existe que dans un rêve ! Bref, le doute me rongeait jour et nuit. Alors il me vint à l’idée d’exécuter mon plan.

Non. Il vaut mieux que vous lisiez : cela vous amusera davantage. Prenez son journal. Tenez, là… au haut de la page.

Mme de Kossow appuya sa délicieuse petite main sur les feuillets jaunis du manuscrit.

— Mais… attendez encore.

Elle se leva, prit un papier couvert de poussière, qui était au fond du petit coffret noir, et me le tendit.

— Eh bien ! ne distinguez-vous rien ? me demanda-t-elle en se penchant sur mon épaule et appuyée au dossier de ma chaise.

C’était un dessin à la plume, une scène étrange, en vérité. Il représentait un bal masqué, une salle étincelante de lumières et de girandoles. Dans un angle, à l’ombre d’un immense pilier, une femme vêtue d’un domino noir, un masque sur le visage, la main tendue comme pour donner un ordre. À ses pieds, était un jeune homme agenouillé.

— Maintenant lisez, dit Mme de Kossow.

J’obéis.

« Mercredi des Cendres ! L’aube blanchissante éclaire ma chambre d’une lueur pâle. Je ne puis dormir. Mon Dieu ! quelle aventure bizarre ! Mon cœur bat quand j’y songe, et le mouvement de mes artères se précipite.

» Ma lampe s’éteint en fumant. La clarté livide de l’aube pénètre à travers les carreaux de la croisée. J’ai les yeux ouverts, et cependant je rêve.

» Une femme se dresse devant moi, une grande femme aux boucles de cheveux noirs. Son visage est recouvert d’un masque ; son œil brille d’une lueur singulière et se fixe sur moi. Elle me menace de la main, elle me fait signe. Un éclat de rire retentit à mes oreilles maintenant, un rire âpre qui me donne à la fois le frisson et me plonge dans une extase fiévreuse.

» Je ne puis dormir. Je vais donc essayer de raconter en quelques lignes ce rêve avant qu’il ne s’évapore dans les brouillards du matin.

» Hier, lorsque je me rendis chez Anna, le soir tombait. Je trouvai les enfants auprès d’elle. Ils me tendirent les mains. La petite Lola m’offrit sa bouche rose pour que je l’embrasse. La vue de ces charmantes petites créatures me réjouit profondément. Nous jouâmes aux cartes, à l’homme noir ; Lola bavardait de plaisir à l’idée de me dessiner avec du charbon de grosses lunettes autour des yeux. Je ne sais comment nous en vînmes à parler du bal masqué que donne la société de notre ville en carnaval. Anna me demanda si j’avais l’intention de m’y rendre.

» — Y penses-tu ! sans toi ? répondis-je.

» — Pourquoi non ? Nos dames prétendent, à ce qu’il paraît, que je suis si peu sûre de toi, mon doux être, que je suis obligée de te tenir absolument sous clé. Je t’en prie, va au bal.

» Je secouai la tête.

» — Et si je te l’ordonne ?

» — Tu me l’ordonnes ?

» — Oui, je te l’ordonne. Tiens plutôt, lis et tu verras que ce n’est pas un caprice.

» Elle tira de son sein un petit billet sur papier rose, tout chiffonné, et d’où se dégagea une exquise odeur de violettes. L’enveloppe portait son adresse.

» C’était une écriture de femme, aux caractères fermes et allongés.

» Voici le contenu du poulet :

« Si vous avez le courage de faire subir à la fidélité de votre amant une rude épreuve, envoyez-le aujourd’hui au bal masqué.

» Suleika. »

» Le cachet portait une couronne de comte.

» — Comprends-tu maintenant que tu es forcé d’aller à ce bal ?

» — J’obéirai.

» Lorsque les enfants nous eurent quittés, Anna s’assit sur mes genoux et me couvrit de baisers brûlants. Soudain elle étouffa un léger bâillement.

» — Il est temps que tu t’habilles, Julian. Puis j’ai sommeil.

» — Es-tu fâchée contre moi ?

» — Non.

» Je pris une voiture, je fis ma toilette, et je me rendis au casino, où j’arrivai un peu après dix heures. La grande salle regorgeait de monde. Il y avait affluence de femmes distinguées qui laissaient glisser leurs mantilles de dentelles pour faire mieux voir les rondeurs de leurs épaules, de jolies filles aux yeux brillants d’animation et de plaisir, des élégants blasés qui se promenaient en affectant de ne rien voir, malgré les lorgnons qui leur pinçaient le nez, des dominos mystérieux qui erraient dans la foule sans parler.

» Je circulai un instant parmi les danseurs, sans but.

» Soudain, on me frappe légèrement sur l’épaule. Je me retourne. C’est une main gantée de noir qui m’a touché. Deux femmes sont à mes côtés, l’une vêtue d’un long domino couleur de sang, l’autre habillée de noir. Ces femmes sont étranges. Leur aspect me glace.

» — Tu es ici, dit la dame noire en allemand ; ainsi, tu as du courage ?

» — En veux-tu des preuves ?

» — Tu es venu. C’est la meilleure preuve que tu puisses me donner.

» Elle prend mon bras et me contemple en silence, tandis que sa compagne se perd dans la foule. Elle est entièrement vêtue de noir. Un domino de velours l’enveloppe des pieds à la tête et lui prête une grande majesté. Elle porte une longue traîne. Sa petite main est serrée dans un long gant noir. Un capuchon recouvre ses cheveux, une épaisse dentelle cache le bas de son visage.

» Je ne distingue que ses yeux, deux grands yeux sombres dont les regards brûlent. Je prends son mouchoir, qu’elle m’abandonne. Il porte à l’un des angles une couronne de comte.

» — Eh bien, me connais-tu ? demande-t-elle d’un ton moqueur.

» — Non.

» Nous suivîmes le courant de la foule. Sa petite main tremblait dans la mienne. Elle entama une conversation animée et spirituelle.

» Elle parlait sans affectation, ne se donnant pas la peine de déguiser sa voix, sûre qu’elle était, probablement, que je ne la connaissais pas. Elle avait, en prononçant l’allemand, quelque chose de guttural, ce qui me fit penser qu’elle était Hongroise, Polonaise, ou Russe. Ses manières, du reste, étaient franches et décidées comme celles des femmes de ces pays. Sa voix résonnait à mon oreille comme la voix des roussalka[4], de ces ondines petites-russiennes qui se bercent dans les ramures, au clair de la lune, chantant et appelant les passants pour les étrangler ensuite avec leur blonde chevelure.

» Le parfum de violette dont ses vêtements étaient imprégnés me montait doucement à la tête et me donnait le vertige.

» — Comment t’appelles-tu ? demandai-je.

» — Suleika.

» — Tu es Russe ?

» — Pour toi, je ne suis qu’une femme.

» — Comment cela ?

» — Oui… une femme qui s’intéresse à toi plus que tu ne le supposes, une femme qui te suit pas à pas, une femme qui te plaint du fond du cœur.

» — Qui me plaint ? m’écriai-je.

» — Oui, certes ; tu as du talent, mais ton talent ne peut s’épanouir, parce que tu as peur de te jeter, tête baissée, dans les orages de la vie. Avant tout, vois-tu, la description de tes caractères de femmes est fausse et monotone.

» Là-dessus, elle se mit à rire d’un rire nerveux qui me fit tressaillir.

» — Dans toutes tes œuvres on retrouve la même femme, continua-t-elle ; ta poésie n’a qu’une face, elle est pauvre comme ton amour… Ah ! c’est que je connais ton modèle manqué…

» — Sais-tu aussi combien je l’aime ?

» Elle se remit à rire.

» — Tu rêves, s’écria-t-elle. Mais tu n’as pas encore aimé. Veux-tu que je t’enseigne l’amour ?

» Son bras rond et chaud pressa amoureusement le mien.

» — Que veux-tu de moi ? balbutiai-je.

» — Je veux te sauver. Je veux faire de toi un artiste ; parce que tu me plais. Ne crains pas cependant que je te retienne. Quand j’aurai assez de toi, tu subiras immanquablement le sort de mes autres amants, et je te mettrai à la porte. Je ne suis pas une madone, ni un de vos anges vermeils ; j’ai causé la mort de plus d’un homme, j’ai souvent blasphémé contre les lois terrestres et célestes.

» — Femme, qui es-tu ? demandai-je en reculant.

» — Un démon, dit-elle en me lançant un regard étincelant, un être qui ne vit que pour le carnage, qui rit de votre Dieu, de votre immortalité et de votre morale. Et maintenant, sache que tu es la proie que je cherche.

» À ces mots, je frissonnai. Je voyais mon idéal devant moi. Et plus cette femme était cruelle et narquoise à mon égard, plus je me sentais en sa puissance. Il vint un moment où elle s’assit sur un petit divan et où je passai mon bras autour de sa taille, comme en délire, buvant son haleine.

» — Celle que tu aimes, balbutia-t-elle en se serrant contre moi, est trop tendre, trop faible, trop sentimentale pour toi. Ton idéal, c’est la grande Catherine. Tu as besoin d’une femme comme moi, d’une femme noble, riche, qui ne vive que pour ses caprices, que pour ses fantaisies, qui s’intéresse à toi, mais qui ne t’aime pas, qui se joue de toi et qui dévore ta vie comme un vampire.

» Je suis belle. Plus d’un homme a sacrifié son existence pour mon amour. Je serai à toi, mais il faut que tu te livres entièrement à moi. Suis-moi où je t’ordonnerai de me suivre ; ma puissance sans borne t’instituera dieu ou esclave ; là, je puis, selon ma volonté, te faire lier à un poteau, te faire fouetter, te faire écarteler. Hein ! tu n’en as pas le courage ?

» — Et si je l’ai, ce courage ?

» — Alors, je t’enlèverai cette nuit.

» — Comment donc ?

» — D’une façon très simple. Tu me suis dans ma voiture, je te bande les yeux, je te mets des menottes et te bâillonne. Le reste me regarde. Es-tu décidé ?

» Je me tus.

» — Tu as peur, dis ?

» — Non.

» — Alors, viens.

» Elle se leva.

» — Tu as brisé mon cœur en deux, Suleika, m’écriai-je, et l’un des deux morceaux t’appartient.

» — Je ne veux pas ton cœur ; je te veux, toi ! s’écria-t-elle impatientée. Viens ! viens ! Oh ! quand je t’aurai garrotté dans ma voiture, nulle puissance humaine ne pourra te sauver.

» Elle me jeta un regard haineux et féroce.

» — Qui es-tu ? demandai-je, frappé de sa violence, et que veux-tu faire de moi ?

» — Tu le sauras plus tard, viens.

» — Demain, balbutiai-je.

» — Demain, répéta-t-elle avec un rire de démon. Mais demain tu n’existeras plus pour moi. Je veux te posséder aujourd’hui même. Demain, tu ne seras pour moi qu’un jouet qu’on brise quand on en a assez. Allons, décide-toi.

» Je cachai mon visage entre mes mains et je me mis à rêver de cette aventure bizarre ; il me semblait voir au loin la tête pâle, au regard douloureux, de ma chère Anna. Oh ! me disais-je, pourquoi n’est-elle pas comme cette femme-là ?

» — Je pars, me dit tout à coup le beau démon qui m’avait à moitié séduit, en me lançant un regard moqueur. Me suis-tu ?

» — Non, répondis-je d’une voix sourde.

» Ma tête retombe inerte sur ma poitrine. Elle me regarde d’un air étrange, puis elle pousse cet éclat de rire qui me glace et qui m’enivre, et me tourne le dos avec mépris. Un instant je me sentis comme anéanti, puis je pris la résolution de pénétrer le secret de cette femme. Je la suivis à travers la salle et jusqu’au bas de l’escalier. Je la vis monter en voiture avec sa compagne.

» Je me jette alors dans un fiacre, qui stationne à quelque distance, et j’ordonne au cocher de ne pas perdre l’équipage de vue un seul instant. Une chasse insensée commence. Je traverse la ville, les faubourgs… Tout à coup l’équipage s’arrête… Est-ce que je rêve, vraiment ? — Non ! La voiture s’est arrêtée devant la petite maison où demeure Anna. Ces dames sortent de voiture, je les suis… elles montent l’escalier, la porte reste ouverte, je suis en haut en quelques bonds, et, au moment où elle détache son masque, je presse Anna dans mes bras. Elle part d’un éclat de rire, elle se fâche, essaie de bouder, puis se remet à rire, et frappe joyeusement des mains, à l’idée de l’excellent tour qu’elle vient de me jouer. »

— Il est vrai que je ris, affirma Mme de Kossow. J’étais forcée de convenir qu’il avait honnêtement résisté à une tentation bien grande. Toutefois, il avait hésité un instant, mes paroles l’avaient ému, je l’avais vu sur le point de se donner à une inconnue. Aussi l’aventure de cette nuit engendra-t-elle la méfiance entre nous. Et cette méfiance augmenta de jour en jour ; bientôt elle fut plus grande que mon amour.

— Et quel était votre projet ? demandai-je, extrêmement anxieux. Qu’auriez-vous fait à Julian s’il vous avait suivie ?

— Ah ! tout était préparé jusque dans les moindres détails, répondit-elle en souriant. La générale — la comtesse Mnichek, cette femme qui jadis, aux eaux, avait fait à Julian des avances et s’était vue repoussée par lui, la seule de mes amies qui m’eût conservé un peu d’affection — avait combiné avec moi cette aventure plaisante. Elle avait mis à ma disposition une villa qu’elle possédait loin de la ville, au milieu d’un immense parc. C’était elle qui m’avait écrit le billet ; l’équipage lui appartenait, ainsi que le mouchoir marqué d’une couronne de comte. Elle-même m’accompagnait, revêtue d’un domino pourpre. Si Julian avait succombé à la tentation de me suivre, il était perdu. Aussitôt qu’il aurait été bâillonné et garrotté par nous dans notre voiture, rien n’eût pu le soustraire à ma vengeance. Un vieux et fidèle serviteur de la comtesse conduisait les chevaux ; deux de ses laquais, masqués, avaient été envoyés à la villa, attendant nos ordres.

Nous aurions introduit Julian dans un appartement exquis d’élégance et de luxe. Nous lui aurions enlevé le bandeau des yeux. Il m’aurait retrouvée devant lui, toujours masquée, la tête enveloppée d’un voile de dentelles noires, vêtue d’une toilette de velours garnie de zibeline, — une merveille, — qui appartenait à la générale.

Je l’aurais embrassé, je l’aurais pressé contre mon cœur, je l’aurais comblé de caresses, et, lorsqu’il aurait été sur le point de tout oublier, je serais partie d’un éclat de rire glacial, je l’aurais repoussé en arrachant mon masque. La comtesse, alors, serait entrée, vêtue de pourpre et d’hermine, un loup de velours rouge sur la figure, et suivie de deux hommes masqués. Sur mon ordre, les hommes masqués auraient saisi Julian et l’auraient attaché solidement à une des massives colonnes du lit Louis XV qui se trouvait là.

— Et puis ?

Elle tressaillit violemment, comme sous le coup d’un souvenir fâcheux. Une lueur fauve éclaira ses yeux. Ses narines frémissaient, son poing se crispa comme pour retenir le manche d’un fouet.

— Vous l’auriez battu ?

— Oh ! oui, battu jusqu’au sang ! s’écria-t-elle. Il est vrai que, moi, je n’aurais pu lui faire beaucoup de mal. Je sais qu’après quelques coups j’aurais perdu connaissance. Mais la générale aurait achevé mon œuvre. Vous savez, un amour dédaigné ne pardonne guère ! Oui… je crois qu’elle l’eût déchiqueté comme une Euménide.

— Et puis ?…

— Je lui aurais pardonné.

— Et lui ?

— Lui ? répondit Mme de Kossow… lui, il m’eût adorée jusqu’à la folie.

Car à partir de cette nuit de bal, son imagination s’enflamma, et il m’aima avec un enthousiasme qui m’effrayait parfois. Il se calma cependant lorsque vint le printemps et que la mère d’Élisa exigea le retour de sa fille dans la maison paternelle. Ce départ l’attrista profondément. Il aimait Élisa comme une sœur.

La séparation fut pénible. Lorsque Élisa, tout émue à l’idée de quitter la maison où son bonheur s’était épanoui et où il s’était fané, s’approcha vêtue de son costume de voyage et joignit les mains devant la madone qui ornait le chevet de son lit, Julian ne put retenir ses larmes.

L’envie me mordit au cœur. Je crus que j’allais le haïr.

Quelques jours plus tard, mon père m’écrivit une lettre qui m’atterra. Sans donner aucune raison, il me supprimait la petite pension qu’il m’avait si solennellement promis de continuer. C’étaient la colère et la jalousie de ma belle-mère qui étaient cause de cela. La pension que me servait mon mari subvenait à peine aux besoins de ma toilette. Je dépendais donc entièrement de Julian maintenant.

Vous pensez bien qu’à cette nouvelle le peu d’honneur qui me restait se révolta. Vraiment, je n’étais plus l’orgueilleuse souveraine qui accordait à Julian ses précieuses faveurs. Qu’étais-je ? sa maîtresse, tout simplement, une femme entretenue. Et bientôt je me mis à vivre comme une de ces créatures. Non contente de dépenser l’argent de Julian, je me mis à le maltraiter et à le tourmenter avec mes caprices.

J’oubliais que l’argent qu’il me remettait était de l’argent honnêtement et péniblement gagné. Je m’impatientais souvent, je lui faisais des reproches, je lui faisais des scènes, lorsqu’une difficulté se présentait et qu’il n’était pas en mon pouvoir de l’aplanir.

Ce pauvre Julian ! Jusque-là, je vous assure, il avait tout à fait vécu à la don Quichotte.

A-t-on jamais vu des chevaliers errants avoir des créanciers ? Depuis quand les tailleurs leur envoient-ils des factures et l’aubergiste leur fait-il payer leur écot ?

Peu à peu, les petites dettes de Julian s’accumulaient. Son libraire, son tailleur, son épicier envoyaient leurs notes. Il ne les payait pas tout de suite. Il les renvoyait avec un acompte et ne réglait le tout que lorsqu’il recevait le paiement de quelque travail littéraire. Avec cela, ne satisfaisant pas la plus petite de ses fantaisies, portant des habits râpés, travaillant sans cesse. Pour les autres cependant, et pour moi surtout, Julian avait toujours de l’argent. Quand vint le printemps, il porta ses habits d’hiver au Mont-de-Piété ; et, une fois que ses habits y furent, il y porta son argenterie, ses bijoux, sa montre. De temps en temps aussi il apportait chez moi de vieux habits, une montre ancienne, qu’il tenait de quelque héritage, n’importe quoi, enfin, pourvu que cela fût bon à vendre. Un vieux juif, nommé Chaim Schappsl, venait nous trouver. Ça, c’était le côté drôle de la médaille. Aussitôt que Julian avait quelque chose à vendre, Schappsl était là comme s’il l’eût flairé. Il restait ordinairement un moment en bas, dans la rue, et alignait de longues additions sur son carnet crasseux avec un crayon qu’il portait de temps en temps à sa bouche. Puis, il montait. Il entrait, l’air sinistre, sombre et comme absorbé par de grandes pensées. Peu à peu il s’apprivoisait et devenait tendre, confiant, jusqu’à ce qu’il eût découvert quelque chose à sa convenance. Alors, il reprenait son air profond, examinait l’objet, le tâtait et demandait :

— Combien en voulez-vous ?

Et aussitôt qu’on lui en disait le prix, il s’écriait :

— Voulez-vous vous moquer de moi ?

Et si Julian continuait à parlementer sans s’inquiéter de ses gémissements, il disait :

— Jouez-vous la comédie avec moi ? Ou bien préférez-vous dans ce marché jouer à colin-maillard ? Dans ce cas, bandez-moi les yeux avec un foulard.

Il finissait régulièrement par se fâcher et par s’éloigner très en colère, pour revenir un instant après. Et, lorsqu’il se décidait à payer, il secouait la tête en murmurant :

— Tenez, prenez, puisque vous avez la barbarie d’écorcher jusqu’aux os le pauvre Schappsl.

Tout en se livrant à mille petites spéculations de ce genre, Julian travaillait ferme pour subvenir à notre entretien. Il écrivit un long roman-feuilleton qui parut dans un journal politique, puis il écrivit une comédie. Il ne venait me voir que le soir ; souvent il était très fatigué, presque anéanti. Il ne restait que peu de temps auprès de moi, il retournait travailler, écrire, et passait la nuit ; il se rendait malade plutôt que de négliger son devoir un seul instant.

Mon égoïsme ne s’en contentait guère, vous comprenez. Je trouvais qu’il me laissait trop seule, j’étais de mauvaise humeur ; je le recevais avec aigreur lorsqu’il s’échappait pour m’embrasser. L’été se passa dans une affreuse monotonie. Le soir, n’est-ce pas ? nous aurions pu être heureux ensemble. J’aurais dû le récompenser de son dévouement. Il n’en était rien. Je me fâchais lorsque, au lieu de s’agenouiller devant moi, au lieu de me débiter des galanteries, au lieu de me tenir dans ses bras, il me faisait part de ses projets, me racontait le sujet de ses nouvelles et de ses pièces de théâtre. Mais moi je n’en savais que faire. Je ne voulais que de l’amour et du plaisir. Quiconque se nourrit d’ananas et de champagne n’a bientôt plus d’appétit et se plaint de maux de tête. Ah ! grand Dieu ! que de reproches je lui fis alors, et comme je me maudis plus tard !

Maintenant, je ne m’adresse pas de reproches ; je ne lui en adresse pas non plus, à lui. Ce qui nous arriva était inévitable. Vous connaissez, n’est-ce pas ? cette belle parole de Jean-Paul : « Les amants croient tous à une double éternité ; l’homme croit à la sienne d’abord, puis à celle de l’être aimé. » Nous aussi, nous étions persuadés que notre amour serait éternel, bien que nous eussions souvent été sur le point de faire l’expérience de sa fragilité. Nous croyions, pauvres fous, que nous étions plus parfaits que les autres et qu’il nous suffirait de vouloir pour changer à notre gré les lois de la nature, pour arrêter le mouvement de la terre et signer un pacte éternel sur le terrain mouvant de l’amour.

— Ainsi, vous ne croyez pas à la durée de l’amour, à une concorde persistante entre l’homme et la femme ? lui demandai-je, afin de savoir son jugement à cet égard.

— Non, et mille fois non, quant à ce qui concerne la femme « bien élevée » par exemple, s’écria Mme de Kossow.

— Êtes-vous pour ou contre la civilisation chez la femme ?

Elle secoua la tête.

— Écoutez-moi jusqu’à la fin. Oui, si nous recevions l’éducation que reçoivent les hommes. Mais notre éducation, à nous, sert tout au plus à nous faire prendre en grippe les travaux manuels, les travaux du ménage, ceux enfin auxquels la femme est assujettie le plus souvent. J’ai passé par là, et vous pouvez en croire mon expérience. Chaque homme a besoin d’une compagne appartenant à son milieu. Donnez à un paysan une paysanne, à un négociant une commerçante et à un homme politique une Mme Roland, qui, comme lui, s’intéresse aux intérêts et à la grandeur d’un pays.

Notre femme « bien élevée », elle, ne demande à l’homme que son amour, parce qu’elle-même ne se sent pas capable de lui offrir autre chose en compensation ; elle exige qu’il se consacre à cet amour, du matin au soir, parce qu’elle a fait de cet amour le but de sa vie ; elle en arrivera bien vite à trouver qu’elle est trop peu aimée pour ce qu’elle offre, qu’on la néglige, et alors elle cherche un amusement, une distraction qui la dédommage. Voilà ce qui perd la femme. Quand elle en est arrivée là, elle s’éprend d’un autre, elle aime deux hommes à la fois, elle les trompe tous les deux, elle les rend malheureux, et souffre elle-même de cet état de choses.

— Je suis tout étonné, lui dis-je, de votre jugement inexorable. Comme vous vous condamnez sévèrement !

— Mon Dieu, répondit-elle d’un air distrait, vous savez, nous vous prenons toujours pour des souverains, des sages ou des martyrs. Puis, plus tard, il nous semble que dans le passé nous n’avons été que des mendiants, des imbéciles ou même des coquins.

Nous nous tûmes un instant. Elle avait baissé la tête. Je regardai avec tristesse son beau visage incliné, si pâle, aux traits doux et tristes.

— Pourquoi me regardez-vous ? dit-elle brusquement.

— Je suis curieux de savoir comment Julian et vous, vous vous êtes séparés.

— Préparez-vous à une confession horrible, dit-elle d’une voix étranglée. Je me sens défaillir, aujourd’hui encore, quand j’y songe. Ainsi… oui… oui…, vous comprenez, jusque-là, j’avais été habituée à faire figure dans le grand monde, à recueillir partout des hommages, et cette vie… tenez… je me faisais l’effet d’une lionne captive.

Personne ne venait me voir, en dehors de la famille Barwizki. Et encore, ces braves gens n’étaient-ils attirés que par mes toilettes éblouissantes et mes fourrures de prix, persuadés que j’avais une grande fortune. Ils ne soupçonnaient pas que Julian travaillait jour et nuit pour gagner ma vie. Aussi me montaient-ils, contre lui, de toutes les façons imaginables.

— Mais c’est qu’il n’est même pas beau du tout, me disait constamment Wally Barwizka, et vous, songez donc… une beauté célèbre. Ah ! quand je pense aux partis que vous pourriez avoir ! Des ducs, des archevêques, oui, et jusqu’à des princes ! Vous pourriez avoir des équipages de quatre chevaux, vous pourriez régner sur toute une contrée !

Ces conseils, vous comprenez, ne laissaient pas que de porter leurs fruits !

Notre passion se raviva un moment avec une nouvelle force, semblable à une flamme qui va s’éteindre ; ce fut le soir où la comédie de Julian fut jouée pour la première fois ; le rôle principal était tenu par un artiste en renom. Le succès fut immense. L’enthousiasme s’accrut à chaque acte. Quand Julian parut sur la scène, on l’ensevelit sous des couronnes de laurier. Il vint les déposer à mes pieds tout rayonnant.

L’émotion de la soirée réveilla en moi le désir de me vouer au théâtre. Je songeai à me rendre indépendante, à me créer une carrière. Je ne voulais pas quitter Julian. Je voulais simplement ne plus rien lui devoir.

Et je trouvais superbe l’idée de jouer dans ses pièces, de créer ses rôles de femmes. Je ne lui fis pas la confidence de mes projets. Mais j’arrangeai tout en cachette, aidée par Turkul. Hélas ! je n’eus pas le temps de vaincre les difficultés qui entravaient ma route ; la discorde éclata entre Julian et moi. Ses créanciers le pressaient de jour en jour. Ma position devenait intolérable. Souvent, nous manquions du nécessaire. J’économisais cependant de toutes mes forces ; je mis mon argenterie, mes bijoux au Mont-de-Piété. Je recommençai à broder pour une grande maison de confections. Cela nous rapporta quelques kreutzer. — Je vous le dis franchement, il soufflait un vent d’orage dans notre jolie maison aux jalousies vertes. Un jour… je n’y tins plus. Je fis à Julian une scène terrible, je l’accusai de notre misère, — je lui reprochai la position où nous nous trouvions, son manque d’amour pour moi. J’étais furieuse, parce qu’il ne pleurait pas avec moi, parce qu’il supportait les outrages du sort avec calme, résigné, patient, travaillant sans souci de la maladie, sans se plaindre.

— Où est le temps où cent florins étaient pour moi une bagatelle ? m’écriai-je. Hélas ! maintenant je n’ai même pas de quoi m’acheter un mètre de ruban.

Julian subit mes reproches tranquillement, et ne se dérangea pas de ses travaux. Son calme m’exaspéra.

— Tu me laisses seule à souffrir et à gémir, lui dis-je le jour suivant. Tu ne viens plus chez moi que comme chez une fille.

Julian eut un sourire amer.

À partir de ce jour, il ne se passa pas de soirée sans une scène affreuse. Chaque fois que Julian venait, il me trouvait en larmes : je maudissais mon sort, et lorsqu’il me consolait, essayant de me redonner du courage, je frappais du pied, je m’arrachais les cheveux, je m’excitais jusqu’à me donner des crises de nerfs. Julian, alors, me portait sur mon lit et me donnait les soins nécessaires. Plus tard, cependant, lorsqu’il remarqua que mes crises me servaient d’armes contre lui et que je les employais pour le torturer, il se montra très indifférent. Je l’offensais quotidiennement, en feignant de douter de son amour. Et, d’un autre côté, je lui témoignais une passion exagérée, qui le refroidissait à mon égard. Un jour, je lui dis, avec un regard méprisant et une moue significative :

— Je te réponds que cela ne m’arrivera plus, d’être abandonnée par un homme.

Une autre fois, je tombai à genoux devant lui en pleurant, et je le conjurai de ne pas me quitter.

— C’est pour toi que je me suis séparée de mon mari, de mes enfants, du luxe auquel j’ai été habituée ! m’écriai-je. C’est ton devoir de m’aimer toujours.

— Tu te trompes, répondit Julian d’un ton glacial. Tu as quitté le domicile conjugal parce que ton mari t’a pris tes enfants et que sa maîtresse te gênait. Tu as refusé de te séparer de ton mari, alors que je t’en ai priée longtemps auparavant.

Je ne savais que répliquer. Je fondis en larmes. Il prit son chapeau et sortit. Je l’appelai de la fenêtre ; j’envoyai ma femme de chambre le supplier de revenir. Elle le ramena.

La prochaine fois qu’il m’arriva de m’évanouir pour une bagatelle, Julian me versa sur la tête une cruche d’eau froide. Et dès ce jour, il lui suffisait de jeter un coup d’œil du côté du lavabo, lorsque mes crises me reprenaient, pour me rendre à la raison complètement. Je l’ai tourmenté de toutes les manières imaginables. Je l’accusais de rudesse à mon égard, de cruauté, de lâcheté.

Quand j’y songe, je vous assure que je me demande comment il a eu la patience de supporter tout cela. Son idéal était mort, lui laissant, comme Hélène à Faust, un souvenir : ma grande pelisse, qui était encore accrochée à ma psyché, couverte de poussière.

Du reste, j’ai fait une remarque qui m’a souvent étonnée. C’est avec ardeur que les hommes recherchent en nous la poésie que notre apparition éveille en eux. Oui, ils recherchent en nous la poésie ; nous, la prose incarnée !

Julian n’était tranquille que lorsqu’il se retrouvait dans la rue, sa visite obligatoire terminée.

Et cependant il ne m’eût jamais quittée, oh ! non !

Mon Dieu ! j’avais été trompée si souvent, j’avais moi-même tellement trompé, qu’il m’était devenu impossible de me confier à un être qui m’aimait véritablement. C’est positif. Il m’était impossible d’être heureuse, de remplir mes devoirs, de vivre en paix. Ce qu’il y avait d’étrange, c’est que cet homme, qui avait lutté pour son amour et la liberté de cet amour, se sentait lié, même lorsque cet amour n’existait plus, et qu’il supportât ce lien sans murmures comme sans amertume.

C’est cet homme que j’ai repoussé, par la seule raison qu’il ne répondait pas à l’idéal que j’avais rêvé, et aussi parce qu’il n’était pas mon esclave, dans le sens propre du mot. Oui, je l’ai repoussé pour me jeter dans les bras d’êtres qui ne m’aimaient pas, qui ne m’ont jamais aimée et qui ne voyaient en moi qu’un amusement, un passe-temps comme un autre !

Mme de Kossow se leva et arpenta la chambre à grands pas, très agitée. La fente du miroir craqua, poussant une espèce de plainte lugubre. Le canari tressaillit, s’envola, et descendit en tourbillonnant le long du mur, comme une balle. Elle se leva, le prit, le mit dans sa cage, en ferma la porte, puis s’assit dans son fauteuil, en soupirant, et comme épuisée.

Son visage était dur et impassible.

— Au moment où la discorde s’accentuait de plus en plus entre Julian et moi, le comte Henryk présenta à Julian, par hasard, au théâtre, deux Polonais émigrés, qui avaient passé la frontière lors de la dernière insurrection. Deux exemplaires de l’espèce des Krapulinscki et Waschlapski, si connus dans toute l’Europe.

Oui, vraiment, les splendides vers de Heine auraient pu s’appliquer exactement à ces deux individus. Ces vers étaient écrits pour eux.

Mezischewski et Blotnizki,
Polonais de la Pologne,

Combattirent pour la liberté
Contre la tyrannie moscovite.
Combattirent vaillamment et
Prirent la fuite heureusement…
Vivre aussi bien que mourir
Pour la patrie, c’est doux.

Ils végétaient à Lwow, ni plus ni moins que leurs autres compatriotes, vivant d’aumônes ou à crédit dans les hôtels, car

Aucun ne voulant souffrir
Que son camarade payât pour lui,
Ni l’un ni l’autre ne payaient.

Ils n’eussent jamais songé à gagner leur vie d’une manière ou de l’autre, à travailler, à faire quelque chose. Vous savez comment sont les Polonais. Chaque Polonais se croit fermement destiné à être roi, et alors, vous comprenez que sa dignité lui défend de se rendre utile. À quoi serviraient donc des nations aussi ordinaires que la Russie et l’Allemagne, je vous prie ?

Mendier, mentir, duper et courir les aventures, c’est, en réalité, l’unique préoccupation d’un émigré polonais.

Julian fut saisi d’une profonde compassion pour les deux réfugiés. Et, bien qu’il eût toujours combattu les tendances polonaises, il s’intéressa à eux et s’offrit pour leur venir en aide.

Eux, de leur côté, virent tout de suite qu’il était leur homme. Ils se montrèrent toujours de son avis ; ils jouèrent les martyrs, les persécutés ; ils firent valoir les sacrifices rendus à une noble cause politique ; ils s’attachèrent à lui et le tutoyèrent au bout de huit jours.

Les embarras d’argent se présentant bientôt, Blotnizki, beau jeune homme d’une vingtaine d’années, se mit au lit, fit le malade, se lamenta et râla d’une façon si naturelle que Julian fit flèche de tout bois pour lui procurer une petite somme, des aliments et des médicaments.

Il voulait même lui envoyer son médecin, mais Mezischewski déclara qu’il était lui-même docteur et que, bien qu’il eût perdu son diplôme lors de l’insurrection, il en savait aussi long que tous nos médecins. Et Julian était une nature si franche, si bonne, il témoignait tant de confiance à tous ses amis, et à moi en particulier, qu’il me proposa de rendre avec lui visite au jeune malade.

— Tu verras encore mieux que moi, me dit-il, ce qu’on peut faire. Ne me refuse pas de m’accompagner, je t’en prie.

L’idée m’amusa. Il faut vous dire que je m’ennuyais à mourir. Je fis donc une brillante toilette, et nous nous rendîmes chez M. Blotnizki.

Mezischewski, cela va sans dire, était au chevet de son ami, en qualité de docteur et de garde malade, car

De même qu’Achille et Patrocle,
David et son Jonathan,
Les deux Polonais s’aimaient.

Mezischewski était assis près d’une petite table boiteuse, occupé à rouler des cigarettes. Lorsque nous entrâmes, il se leva et me regarda de la tête aux pieds, fort surpris. Et moi, bien qu’il n’eût absolument rien dans son extérieur qui fût digne d’intérêt, je me pris à le trouver intéressant, j’ignore pourquoi.

Peut-être parce que, à partir du premier instant, il me regarda avec un respect mêlé d’effronterie, et parce qu’il me dit ensuite toutes sortes de jolies choses d’une voix douce. Je goûtai avidement ses flatteries, comme un enfant qui a été longtemps à jeun de friandises, et, par ma coquetterie, je lui fis presque des avances. Inutile d’ajouter que tout cela se passait derrière le dos de Julian, qui, lui, s’était assis près du lit du malade. Nos regards en disaient plus encore que nos paroles. Allez ! quand je me rappelle que ce misérable individu a pu me plaire un seul instant, je rougis de honte.

Imaginez-vous un méchant petit homme aux traits vulgaires, aux yeux faux, au nez rouge à demi rongé, — il prétendait que son nez avait été gelé durant une campagne, — aux dents noires et pourries, exhalant, lorsqu’il parlait, une puanteur impossible ; ses paupières étaient constamment gonflées ; ses yeux verts suintaient une humeur verdâtre ; il portait une barbiche taillée en rond, de couleur rouge, et il était presque complètement chauve. Maintenant, mon cher, vous avez devant vous le portrait fidèle de l’homme pour l’amour de qui je perdis Julian.

— Est-ce possible ?

Mme de Kossow se mit à rire, d’un rire rauque, sans doute de ce rire dont parlait Julian dans sa description de la nuit de bal.

— Ne questionnez jamais une femme sur les mobiles qui la font agir ! s’écria-t-elle avec impatience, après un instant. Je vous affirme que si elle vous indique un de ses mobiles, elle ment, oui, ou elle se ment à elle-même. Car ce qu’il y a de satanique chez la femme, c’est qu’elle agit toujours en vertu d’une impulsion soudaine, étrange, dont elle-même ne peut souvent se rendre compte. La femme est un mystère. Elle échappe à toute analyse, et c’est ce qui la rend si dangereuse à l’homme, si funeste bien souvent.

Lorsque le comte Henryk, qui avait l’âme généreuse, lui aussi, eut ouvert sa bourse aux deux émigrés, continua Mme de Kossow, Blotnizki se rétablit rapidement. Quelques jours après, il me fit une visite, accompagné de Mezischewski.

Je remarquai, à mon grand étonnement, qu’ils avaient tous deux des chemises propres,

Bien qu’ils fussent deux nobles Polonais,
Polonais de la vieille Pologne.

Bientôt, ils s’habituèrent à venir, chaque soir, avec le comte Henryk. Et Julian en était enchanté. J’avais de la compagnie, tandis qu’il écrivait, lui, à la maison.

J’avais initié Mezischewski à tous mes secrets. Du reste, avec une effronterie vraiment singulière, il s’était enquis de mes affaires. Auprès de moi, il jouait au médecin, au conseiller. Je me gardai de lui dire, cependant, que j’étais entretenue par Julian. Mezischewski vit mon mobilier élégant, mes toilettes de prix ; il me crut riche. De plus, j’étais loin de lui déplaire. Il s’empressa donc de me faire une cour assidue.

Chacun remarqua la familiarité qui s’établissait entre nous. Julian seul ne vit rien. Au contraire, lorsque Mezischewski, en ami sincère, et pour capter entièrement son estime, l’avertit des assiduités que me prodiguait le fils de Mme Barwizka, un jeune officier beau comme les amours, Julian lui déclara qu’il avait en moi toute confiance ; il ajouta qu’il était heureux qu’on me tînt un peu compagnie, pendant qu’il travaillait, et qu’il priait Mezischewski, puisqu’il lui était si dévoué, de surveiller, sans les décourager, les gens qui seraient tentés de me faire la cour.

C’est à ce point qu’il avait confiance en sa maîtresse et en son ami.

Cette loyauté m’offensait, je vous assure.

« Croit-il donc impossible qu’un autre m’aime et que je lui rende son amour, me disais-je souvent, ou s’imagine-t-il peut-être que ma position me lie irrévocablement à lui ? Soit, c’est ce que nous allons voir. »

Ainsi que je vous l’ai dit, j’étais aigrie, et aigrie à un degré tel que je me serais jetée dans les bras du premier venu. Et si vous aviez vu comme Mezischewski mentait ! À l’en croire, il avait dirigé la conspiration, et même toute l’insurrection ; c’était lui qui avait remporté toutes les victoires. Il avait été membre du gouvernement national. Quant à son vrai nom, il devait le taire, de peur d’être expulsé. Il avait réussi à sauver une grande partie de ce qu’il possédait, en faisant parvenir une forte somme à sa sœur. En effet, il me montra un télégramme de Cracovie, qui annonçait à son adresse l’arrivée de vingt mille roubles.

Il ne racontait jamais de petits mensonges. Il mentait en gros, ce qui faisait que nul ne doutait de sa parole.

Une fois, le comte Henryk nous dit qu’il avait deux chapeaux qu’il portait alternativement.

— Eh quoi ! deux chapeaux ! s’écria Mezischewski avec dédain. Lorsque j’étais à Varsovie, j’avais toujours trente chapeaux, un pour chaque jour du mois.

— Il doit avoir été bien riche, murmura Wally à mon oreille.

Avec cela, il eut l’audace de prier Julian de lui prêter deux cents florins.

— Je ne les ai pas, dit celui-ci avec un regret sincère.

— Mais moi je puis avoir, bégaya Mezischewski dans son allemand impossible.

Julian ne comprenait pas le polonais, et Mezischewski ne savait pas un mot de russe.

— Moi, trouvé homme riche, connaît votre père, vous connaît aussi. Me donnera l’argent, si vous portez caution ! Oh ! donnez signature, sans quoi moi emprisonné aujourd’hui même. Ah ! que je suis malheureux !

Suivait un déluge de larmes.

— Oh ! pourquoi moi aimer ma patrie tant que ça ? Maintenant, je vais perdre mon honneur, on m’enfermera ; c’est trop !

Julian regarda à terre. Je savais ce que voulait le Polonais. — Cette scène se passait dans mon appartement même. — Je vis Julian faiblir, et, comprenez-vous ? — j’eus l’imprudence de prier Julian de donner sa signature par amour pour moi !

— Moi, n’ai espoir qu’en toi, gémit Mezischewski. Toi célèbre par ta bonté, ta générosité ; — les autres, ils m’ont abandonné… Sauve-moi ; sinon, il ne me reste qu’à me brûler la cervelle.

— Bon. Viens demain chez moi, dit Julian d’un air sombre. Apporte la traite.

— Oh ! homme excellent ! s’écria le Polonais.

Il pressa Julian dans ses bras, l’embrassa deux fois sur chaque joue, et fondit en larmes.

Lorsque, le jour suivant, il fit son apparition chez les Romaschkan, la mère de Julian dit à son fils :

— Garde-toi de ce Judas, mon fils. Il porte un signe fatal.

Julian ne remarqua pas le signe. Mais un pressentiment funeste le saisit au cœur quand il apposa sa signature, et, involontairement, il devint tout pâle.

— Qu’as-tu ? demanda Mezischewski.

— Rien, repartit-il. Tiens, prends.

Nouvelles larmes. Nouvelles effusions.

Lorsque le Polonais se fut éloigné, Mme de Romaschkan entra dans la chambre de Julian.

— J’espère, dit-elle à son fils, que tu ne lui as pas donné d’argent, ou, ce qui serait plus grave encore, ta signature.

— Et si je l’avais fait, mère ?

— Ces canailles méritent leur sort, répondit-elle.

— Et Julian ?

— Mon Dieu, Julian fit la belle réponse du noble chevalier de la Manche, lorsqu’on lui reprocha d’avoir délivré des galériens.

« Les chevaliers errants ne s’enquièrent pas des motifs qui ont amené les opprimés à l’être ; ils ne demandent pas si c’est leur faute ou celle d’un autre. Leur devoir est de porter secours, et non d’accuser les affligés de leur propre malheur. »

— Et ce Mezischewski me semble, en effet, se rattacher à la race des galériens de don Quichotte, dis-je. Julian le sauva, le combla de bienfaits…

— Et il le trahit d’une manière infâme, s’écria Mme de Kossow, infâme, impossible ! Je commençai, lorsque les premiers froids se firent sentir, à cracher le sang, ce qui était une suite naturelle des crises que j’avais eues pendant l’été. Julian s’en effraya. Il vendit tout ce qu’il possédait pour me procurer le nécessaire ; il me demanda quel était le médecin en qui j’avais le plus confiance. Je lui dis que je n’avais confiance qu’en Mezischewski. Julian me conjura de ne pas me livrer aux soins d’un étranger, d’un inconnu.

— Mezischewski n’est pas un étranger pour moi, dis-je d’une voix aigre.

Julian ne dit plus rien. Mezischewski commença par défendre à Julian de me toucher, même de m’embrasser. Une émotion, prétendit-il, pourrait entraîner la mort. Julian supporta ce sacrifice sans une plainte, triste, mais soumis. Quand il venait me voir, il me trouvait couchée sur un divan, vêtue d’une robe de soie noire montant jusqu’au menton, ou bien dans une robe de chambre écossaise, à carreaux rouges et noirs. La kasabaïka dont il se plaisait autrefois à m’envelopper était toujours accrochée à la psyché, grise de poussière. Julian s’asseyait dans un coin, me racontait mille choses, s’efforçait de m’amuser, jusqu’à ce que Mezischewski vînt. Il prenait son chapeau alors, et s’éloignait. Il allait travailler pour moi.

Encore un détail piquant de cette époque à ajouter à l’histoire naturelle de la femme.

Un jour, on nettoyait la cuisine chez moi. L’avant-veille, j’avais manifesté devant mes amis l’intention de faire chercher mes repas à l’auberge voisine. Vers quatre heures, un fiacre s’arrêta devant la maison, m’apportant un dîner exquis, commandé au premier hôtel de la ville et qui était encore tout chaud. Une carte de Mezischewski était piquée à une serviette. Au lieu de m’indigner, cette attention me ravit ; je ne réfléchis même pas que cela lui était facile de me payer des dîners fins avec l’argent des autres, avec l’argent du pauvre Julian.

En ce temps-là, du reste, il arrivait presque chaque jour une histoire. Wally Barwizka avait noué des relations avec un étudiant nommé Durak, qui lui avait promis de l’épouser et qui travaillait depuis cinq ans pour passer un examen qu’il manquait chaque fois.

Un soir, elle se jeta à mes pieds, me supplia en sanglotant de ne pas la repousser, et m’avoua qu’elle se sentait mère et n’avait pas le courage de retourner dans sa famille.

J’eus la faiblesse de la recueillir chez moi comme dame de compagnie. M. Durak vint constamment chez nous, à partir de ce jour, et en éloigna Julian par ses manières vulgaires, ses sales plaisanteries et ses bons mots bêtes.

Ma demeure était maintenant toujours remplie de monde. Je ne restais pas seule un instant.

Mme de Barwizka, ses filles, Wally et Ottilie, son fils, le joli hussard, le comte Henryk, Mezischewski, Blotnizki, Durak et ses amis. Bref, il ne nous était plus possible de jouir d’un quart d’heure de tête à tête, d’échanger un mot sans témoins. Cependant Julian travaillait toujours autant pour subvenir à mon entretien. Il se montrait de jour en jour plus réservé, plus froid, mais il ne m’adressait pas de reproches. Il ne fronçait même jamais les sourcils, bien qu’il vit que tous ces gens s’attachaient à moi comme des sangsues, qu’ils buvaient mon café et mon thé, fumaient mes cigarettes, et que Wally portait mes robes, mes fourrures et mes chapeaux, si bien que souvent je n’avais rien à me mettre.

L’anniversaire de Julian approcha, ce qui m’embarrassa énormément. Où le recevoir ? Comment célébrer cette fête ? Que faire, en un mot ?

Mezischewski me vint en aide.

— Il vous est impossible de ne pas fêter cet anniversaire, me dit-il en polonais. Julian s’en offusquerait bien sûr. Il faut vous sacrifier pour cette soirée.

Me sacrifier ! Nous en étions à parler de sacrifices maintenant, lorsqu’il était question d’un devoir qui jadis faisait mon bonheur.

— Personne ne viendra ce jour-là, ni Durak, ni moi, ni qui que ce soit. Et vous devez arranger un thé, quelque chose d’exquis.

— Du champagne, dit Wally.

— Oui, du champagne, répéta le noble Polonais.

— Et je mettrai ma jaquette de fourrures.

— Oui, mettez votre kasabaïka, dit Mezischewski d’un air de condescendance.

— La kasabaïka neuve, fourrée d’hermine, ajouta Wally, les yeux baissés, parce que la jaquette bleue, c’est moi qui la mettrai.

— Et vous devez… ?

Mezischewski se pencha à mon oreille, et me dit quelque chose qui me fit rougir.

— Croyez-vous ?

Je poussai un profond soupir.

Mezischewski haussa les épaules, et se remit à rouler ses cigarettes, comme si de rien n’était.

Lorsque Julian vint, le soir de sa fête, et qu’il vit la chambre toute parée, avec sa table servie et le samovar bouillonnant, son visage s’illumina d’une douce joie.

— Où est Mme de Kossow ? demanda-t-il à Wally, qui se tenait à la porte de l’antichambre.

Je ne pus retenir un fol éclat de rire, et je me cachai un instant encore derrière la jolie fille.

Quand Julian me découvrit enfin, et qu’il me vit en grande toilette, avec mon élégante robe de soie et ma jaquette d’hermine, il me tendit la main en souriant et déposa un baiser sur mon front. Puis, il s’assit à sa place habituelle, dans un angle.

— Viens donc plus près de moi, dis-je avec un mouvement coquet de la tête.

Il s’assit vis-à-vis de moi. Son visage respirait tant de grâce et de bonté !

Nous prîmes le thé, nous mangeâmes, nous causâmes. Le champagne vint. Je trinquai avec Julian, gaiement. Je chantai comme autrefois de folles chansonnettes, celles qu’il aimait ; je posai à plusieurs reprises, étourdiment, la pointe de mon pied sur le sien. Mais il resta froid et sérieux comme à l’ordinaire.

Et, croyez-moi, quand je vis que toutes mes coquetteries étaient vaines, qu’il restait indifférent à ma beauté et à mes charmes, je me repris à l’aimer, cet homme, à le désirer, à l’aimer avec passion. Et je voulais le séduire, à tout prix le ramener à mes pieds, le rendre mon esclave, ne fût-ce que pour une heure.

Je fis un signe à Wally. Elle nous laissa seuls.

Je bus avidement quelques verres de champagne, puis je me plaignis de la chaleur, je me levai, et tout à coup, je m’assis sur les genoux de Julian et l’enlaçai bien fort de mes deux bras.

— Tu t’agites trop, mon enfant, me dit Julian.

Il n’y avait pas trace d’ironie dans sa voix, mais quelque chose de glacial qui me dégrisa. Mon honneur me parut menacé si je ne ressaisissais pas son amour, si je ne le ramenais pas à frémir sous mon regard.

— Tu as raison, dis-je. Mais le vin m’est monté à la tête. J’ai sommeil.

— Dois-je m’en aller ? demanda-t-il d’une voix douce.

— Y songes-tu ? m’écriai-je. Mais tu ne me gênes pas le moins du monde. Veux-tu une cigarette ?

— Oui, s’il te plaît.

J’en allumai une à la flamme de la bougie, et j’eus la cruauté de la lui tendre, humide encore de mes lèvres. Puis je m’étirai, en étouffant un bâillement, et je m’étendis sur le divan, les bras croisés sous ma tête.

Julian me considéra un moment avec une sorte d’extase. Alors…

Mme de Kossow saisit le coffret, bouleversa un paquet de lettres, en sortit plusieurs enveloppes, et prit un billet qu’elle me tendit.

— Puis-je le lire ?

— Oui.

— Mais, ce n’est pas l’écriture…

— Je reçus cette lettre le jour suivant. Elle est de Stéphan Mezischewski.

Elle était en polonais, tracée d’une petite écriture fine, presque craintive.

« Que dois-je faire ? Je suis peu en état de vous décrire ce que j’ai souffert hier. Un malheureux qui a été roué peut-il raconter les tortures qui lui ont été imposées ? Je voudrais vous dire bien des choses et ne le puis. Ah ! sûrement, hier, j’ai expié bien rudement tous les péchés que j’ai pu commettre. J’étais sous votre fenêtre, car je ne pouvais résister au désir ardent de vous épier, lorsque vous étiez avec lui. J’avais gravi le monticule, de l’autre côté de la route, et je me tenais dans l’ombre, sous un arbre. Je vis, oh ! maudits soient mes yeux qui ont dû contempler de telles choses.

» Vous vous teniez entre la table, chargée de bougies, et la fenêtre, de sorte que vos silhouettes se dessinaient, distinctes et noires, sur le rideau. Je vous vis seule d’abord et mon cœur fut baigné d’une douce joie. Puis, vous vous éloignâtes pour le ramener avec vous. Il semblait vouloir se dérober à vos caresses, mais vous l’enlaciez de vos deux bras, votre tête reposait sur sa poitrine. Vous l’entraîniez. Je ne vis plus rien. Une éternité. Enfin, vous voilà de nouveau. Vous vous appuyez au rebord de la fenêtre, vous réparez votre toilette. Le feu de l’enfer me brûle. Mon cœur bat, mes veines se gonflent ; son ombre à lui passe derrière le rideau. Vous vous jetez sur lui comme une bacchante. Je ne vois plus que sa tête maintenant. Il semble s’agenouiller devant vous, ses doigts caressent la fourrure de votre kasabaïka. Vous vous penchez vers lui, il vous embrasse, vous vous relevez, il vous attire sur son cœur, vous voulez vous dégager, il vous retient d’une main ferme, il vous dévore de caresses. Tout est sombre à mes yeux. Ah ! malheur !

» Je crois que je vais devenir fou. Je me jette par terre en rugissant, et je plonge mon front brûlant dans la neige. »

Mme de Kossow me reprit la lettre.

— N’allez pas vous imaginer, dit-elle, que j’eusse pitié de ce fou. Je ris aux larmes en recevant ces lignes, et, lorsqu’il vint me voir, le jour suivant, je ne pus attendre le moment où il s’en irait et me laisserait seule avec Julian. Julian avait repris toute sa froideur. Il fut aimable avec moi, mais il ne me couvrit pas de caresses, comme je m’y attendais. Son visage était sévère. Il m’en imposa énormément, et j’eusse beaucoup donné pour qu’il ne se retirât pas d’aussi bonne heure. Mais il partit et le Polonais resta. Un jour, deux jours s’écoulèrent. Julian devenait de plus en plus froid. Il semblait être honteux de son heure de faiblesse. Cela m’agita à un tel point que, le soir du troisième jour, je n’y tins plus. Je lui demandai ce qu’il avait contre moi. J’avais beau me persuader que je ne l’aimais pas, l’idée que j’aurais pu lui devenir indifférente m’était insupportable.

— Je vois que tu ne m’aimes plus ! m’écriai-je.

— De quelle manière l’entends-tu ? me dit-il en souriant.

— Tu me laisses constamment seule.

— Mezischewski n’est-il pas auprès de toi ?

J’eus un sourire ironique.

— Je t’admire vraiment, fis-je au bout d’un moment. Tu as toutes les dispositions nécessaires pour devenir un mari commode.

— Je ne te comprends pas.

— Ne peux-tu pas comprendre, m’écriai-je aigrement, qu’un autre est capable de s’éprendre de moi ?

— Oh ! oui.

— Et que moi, je m’éprenne de lui ?

Julian me regarda.

— C’est possible aussi, dit-il sans changer d’attitude.

— Et me crois-tu absolument incapable de te tromper ?

— Oui, dit-il d’un ton ferme.

— Pourquoi ? demandai-je avec violence.

— Parce que je te crois trop honnête, répliqua Julian avec conviction. Si tu en aimais un autre, tu me le dirais franchement, et nous nous séparerions sans colère.

— Et si je te trompais ? dis-je avec un regard faux.

— Si tu me trompais… Eh bien ! je ne te souhaite pas de faire cela, répondit Julian, très sérieux et d’une voix rauque. Je te plaindrais, dans ce cas, et je plaindrais encore plus l’homme avec qui tu me tromperais.

L’obscurité se fit à mes yeux.

— Julian ! dis-je avec effort, et je m’évanouis.

Il se leva, me regarda sévèrement, et s’écria d’un ton glacial :

— Wally, Mme de Kossow se trouve mal.

Et il quitta la chambre.

Je voulais le retenir, mais mes genoux fléchirent. — C’était sérieux, cette fois. — Mais il n’y croyait plus ; il était loin.

Je tombai à terre comme un morceau de bois.

Le matin suivant, Mezischewski, en venant me voir, rencontra Julian sur la place du Ring.

— Belle histoire, dit le Polonais. Mme de Kossow, hier… plusieurs heures… — il mentait de nouveau, naturellement… — crise dangereuse. J’ai eu peine à la rappeler à elle.

Julian pâlit.

— Je te remercie, dit-il tout ému.

— Oui ; mais si vraiment tu l’aimes encore, recommença Mezischewski, pourquoi des scènes, toujours des scènes ? Je mettrais une fin…

— C’est impossible ! s’écria Julian.

— Pourquoi ?

— Parce que — je ne puis pas tout te dire, répondit Julian, — il est vrai que je ne l’aime plus comme autrefois — mais… des devoirs me rattachent à elle… et elle…

— Elle… hypocrite comme un chat, dit Mezischewski.

— Premièrement, les chats ne sont pas hypocrites, repartit Julian. Elle est bien un peu coquette, un peu faible, mais profondément honnête.

Mezischewski le prit par le bras familièrement.

— Puis-je te donner un conseil, moi, ton meilleur ami ?

— C’est… ?

— Quitte-la. Je ne t’en dirai pas plus.

— Mais je ne le puis, même si je le voulais, s’il s’agissait de mon bonheur, dit Julian d’une voix sourde. Je serais un coquin.

— Ah ! oui… dit le Polonais en pâlissant, c’est une Mme de Pompadour… ta maîtresse.

— Ne répète pas ce mot ! s’écria Julian fort irrité. Du reste, je te le dis une fois pour toutes : je ne la quitterai pas. Allons chez elle, maintenant.

Ils continuèrent leur route sans parler.

Je tressaillis lorsque je les vis entrer ensemble dans mon boudoir. J’étais couchée. Je me relevai vivement. Mes cheveux m’inondaient de leurs longues mèches. Julian était très pâle, Mezischewski horriblement rouge.

— Eh bien, maintenant… dites vous-même… il ne veut pas croire… que vous ne voulez plus le voir.

— Tu ne veux plus me voir ? dit Julian en me regardant fixement d’un air sévère.

Je tremblai sous ce regard.

— Qui te l’a dit ? murmurai-je.

— Cet individu-là, dit Julian avec mépris.

— Moi mentir, toujours mentir, naturellement ! cria Mezischewski.

— Calme-toi, interrompit Julian brusquement. N’oublie pas où tu es.

— Oui, moi mentir, moi faux, dit le Polonais en s’asseyant sur mon lit, ou bien, aussi, femme pas franche. Je t’en prie, laisse-nous seuls, un instant, toi voir tout de suite.

Julian le toisa, puis me regarda un instant et se rendit dans la chambre voisine. Je constatai sur son visage une expression qui me fit frissonner.

Cependant j’eus la faiblesse de consentir à ce que Mezischewski exigeait de moi.

— Venir, maintenant, viens, cria le Polonais au bout de quelques minutes, d’un ton railleur.

Julian parut sur le seuil.

— Maintenant, parlez, dit Mezischewski en me serrant convulsivement les mains et en me magnétisant de son regard verdâtre.

— Julian, je t’en prie… quitte-moi, dis-je d’une voix faible, toute honteuse.

Julian se mordit les lèvres.

— Que signifie cette comédie ? dit-il tout à coup, d’une voix irritée. Avant tout, laisse-la tranquille.

En disant ces mots, il repoussa le Polonais si violemment que celui-ci trébucha et tomba au milieu de la chambre.

Il avait patienté longtemps, comme un homme généreux peut seul le faire. Maintenant, sa colère éclatait, terrible. Il se conduisait en homme.

Il surprit un regard que je lançai au Polonais, et dit froidement :

— Il y a entente entre vous. Vous manigancez quelque chose contre moi. Malheur à vous si vous me trompez. Réponds, toi. Aimes-tu cet homme ?

— Oui, râlai-je.

— Où en êtes-vous de vos relations ? continua-t-il.

— Il m’aime. Il m’a fait l’aveu de son amour. Je ne le repousse pas, c’est tout, criai-je pleine d’angoisse. Je ne t’ai pas trompé, je te le jure.

— Ainsi tu ne m’aimes plus ? dit Julian avec un regard si douloureux, si profondément amer, qu’il remua tout mon être.

— Oh ! je t’aime encore, dis-je.

— Perfide créature ! murmura le Polonais.

— Silence ! ordonna Julian, en tournant la tête vers lui.

— Écoute, continuai-je, tout peut encore s’arranger. Mais, toi… j’ai cru que tu ne m’aimais plus ?

— Que je ne t’aimais plus ?

— Tu venais me voir si rarement…

— Et pourquoi ? demanda-t-il d’un ton amer, parce que je travaillais pour toi, nuit et jour. Il est plus facile, naturellement, de rouler des cigarettes, de débiter des flatteries et de raconter des mensonges.

— Toi, faire allusion à moi, cria le Polonais en se donnant un air digne.

— À toi, sans doute, repartit Julian, et maintenant, écoute ce que je vais te dire.

Il marcha vers Mezischewski, et le toisa des pieds à la tête.

— Tu as feint d’être mon ami, n’est-ce pas ? et tandis que je t’accordais ma confiance, à toi, un étranger, tandis que je te donnais mon argent, tu m’as trompé, tu as essayé de me ravir la seule chose qui me fût chère, mon seul amour en ce monde. C’est infâme ! Mais je te pardonne. Quant à ce que tu as fait encore en essayant de séduire une pauvre femme, faible, aveuglée, en lui disant des mensonges, en t’efforçant de l’associer à ton existence de bandit…

— Quoi ? murmura le Polonais.

— Oui, de ta vie d’aventurier, si tu aimes mieux. Tu as tout fait pour détacher Anna de l’homme qui travaillait pour elle, qui aurait donné son sang pour elle, afin de la forcer à partager ta vie d’escroquerie et de vagabondage, afin de la livrer à la misère et peut-être à la prostitution : c’est là un acte d’infâme coquin, et je ne le pardonnerai pas.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez, dit le Polonais effrontément ; et il se toucha le front avec un geste railleur.

— Ce que je veux ? rugit Julian. Je m’oppose à ce que cette femme tombe au pouvoir d’un aventurier, d’un misérable. Je ne veux pas que cette femme, que j’ai adorée, glisse dans la boue, et tant qu’il y aura dans son cœur une étincelle d’amour pour moi, je suis décidé à la défendre.

— Julian, pour l’amour de Dieu ! Comment cela finira-t-il ? criai-je en me tordant les mains.

— Dites ce que vous voulez, balbutia le Polonais, qui commençait à avoir sérieusement peur.

— J’exige que vous quittiez cette maison sur l’heure, et pour toujours, dit Julian… ou bien, si tu ne le peux pas, que tu m’envoies tes témoins aujourd’hui même.

— Moi, un duel avec toi ? répondit Mezischewski, soudain radouci et reprenant toute sa mièvrerie de Polonais. À quoi penses-tu ? Moi t’aimer, mon ami, et moi savoir comment mal agir à ton égard ! — Oh ! mal agir ! — Et encore te tuer, à présent ! Si tu veux me tuer, bon, nous charger revolver, moi tirer en l’air.

— Dans ce cas, marche ! ordonna Julian indigné.

— Julian, criai-je encore, aie pitié de moi !

— Oh ! nous voir cela tout de suite, répondit le Polonais d’une voix doucereuse. À qui cette maison ? À toi, ou à madame ?

— Eh bien ! puisque tu veux le savoir, cria Julian, cette maison-ci est ma maison, cette demeure ma demeure, et je te flanque à la porte.

Mezischewski s’essuya le front et la bouche. Puis il me regarda. Comme il vit que je ne bougeais pas, il sortit.

Julian me prit la main.

— Tu l’aimes vraiment ?

— Oui.

— Et moi ?

— Toi aussi.

— Mais tu le préfères, lui ?

— Non, non !

— Je te remercie.

Il prit son chapeau.

— Que vas-tu faire ? tu me tues… m’écriai-je. Ménage-le, si tu m’aimes.

— Sois calme, me dit Julian. Tout ira pour le mieux.

Il sortit rapidement et rattrapa le Polonais.

Mezischewski, terrifié, s’adossa à un mur en l’apercevant.

— Envoie-moi tes témoins, dit Julian d’un ton calme, mais ferme. Je les attends dans une heure. Il faut que tout soit terminé avant le coucher du soleil.

— Bon, — puisque ami — ami sincère veut assassiner — la vie pour moi, peu de chose — tout à la patrie !

— Ainsi, dans une heure ?

— Oh ! moi, bien à plaindre, gémit le Polonais.

— Oui, vraiment.

— Moi, trop bon cœur. Jamais tournerai revolver contre ami.

— Mais lui ravir son bonheur, sa vie, oui, plus que sa vie, tu le peux, n’est-ce pas ?

— Oui, je sais… moi, bien mal agi, bien mal… mais… (nouveau déluge de larmes) — femme bien fausse, elle aussi.

Julian ne l’honora d’aucune réponse. Il monta dans un fiacre qui passait, et rentra à la maison mettre tout en ordre comme un homme à la veille de sa mort.

Une heure après, Blotnizki vint vers Julian.

— Nous avons tenu conseil, dit-il en français. Il était fils d’un gentilhomme lithuanien, émigré également. Mezischewski a mal agi vis-à-vis de toi, c’est clair ; il doit te donner satisfaction, mais il est capable de jeter l’arme à terre, pendant le duel.

Le jeune noble se mit à rire.

— Tu n’as jamais eu affaire, je crois, à un gaillard de son espèce.

— Comment s’est-il conduit pendant la Révolution ?

— Ah ! il était avec les bagages ; du reste, il n’est pas docteur le moins du monde.

— Qu’est-il donc ?

— Un garçon pharmacien.

— Et sa fortune ?

Blotnizki souffla en l’air avec ironie.

— Vraiment ?

— Je t’assure que ce serait un crime que de se battre sérieusement avec lui, continua Blotnizki.

— Que faire, alors ?

— Simuler un duel. Nous sommes tous disposés à lui donner une leçon, et, si tu me donnes ta parole d’honneur que tu ne t’attaqueras qu’à son nez rouge, nous le forcerons à se battre au sabre. Ce sera une bonne plaisanterie.

— Je n’ai aucune envie de plaisanter, je t’assure, répondit Julian. Je suis décidé à me battre. Si je rencontre Mezischewski chez Mme de Kossow, ou même dans la rue, je lui appliquerai la correction qu’il mérite.

Sur ces entrefaites, j’envoyai, horriblement effrayée, Wally chez Julian, tandis que je m’habillais… Elle le rencontra en ville, qui venait chez moi. Elle le saisit par le bras et le maintint fortement, sans parler, car elle était hors d’haleine. Enfin, elle put lui dire : « Elle… elle lui a écrit… elle ne veut plus le recevoir — elle n’aime que vous — mais pas de duel — pas de duel. »

Mezischewski, naturellement, n’osa pas se mesurer avec Julian. Il n’osa pas non plus revenir me voir. Durak, qui était aussi un coquin, m’apporta deux fois par jour le bulletin de sa santé, ce qui m’ébranla singulièrement dans ma résolution de rester fidèle à Julian. À vrai dire, les nouvelles qu’on m’apportait du Polonais eussent dû me faire rire. Elles annonçaient que le « membre du gouvernement national », le « héros de tant de batailles » était au lit, malade comme une petite fille nerveuse, pleurant de toute la force de ses yeux purulents.

Et pensez donc ! Je fus si touchée, à la réception d’une lettre qu’il m’écrivit pour les fêtes de Noël, et dont l’écriture était presque entièrement effacée par les larmes, que je priai Julian, après lui avoir décrit l’état désespéré du Polonais, de permettre à Mezischewski de venir me voir, quand il serait là, lui, Julian. Mon Dieu, n’est-ce pas, le pauvre être n’en demandait pas davantage. Et Julian, dont la générosité allait jusqu’au sublime, consentit à ce que je lui demandais, et alla jusqu’à se rendre lui-même chez Mezischewski.

Celui-ci était en chemise, à la fenêtre, où il fumait un cigare. Julian, de son œil perçant, le vit de loin. Il disparut tout à coup, et lorsque Julian entra dans sa chambre avec Blotnizki et le comte Henryk, il trouva Mezischewski au lit, couvert jusqu’au nez, et pleurant à chaudes larmes.

Mme de Kossow m’a montré ta lettre, commença Julian. Elle m’a prié de t’autoriser à la voir de temps en temps. Malgré ta conduite ignoble, j’ai pitié de toi, mais je n’ai pas confiance. Je te permets de revenir la voir, mais seulement lorsque je serai présent. Par conséquent, tu vas me jurer…

— Parole d’honneur !

— Allons donc ! En échange de ta parole, un juif ne te prêterait pas de vieilles bottes. Non. Tu vas jurer, en présence de ces messieurs, mes témoins, que tu n’iras jamais chez Mme de Kossow sans ma permission, lorsque je n’y serai pas, et que tu n’essayeras d’aucune manière de te rapprocher d’elle.

— Je le jure !

Blotnizki pirouetta sur ses talons, tandis que son ami prêtait serment. Mezischewski fondit en larmes. Il pleurait de reconnaissance, cette fois.

Julian était dégoûté par tant d’abjection et d’hypocrisie. Il sortit.

Mezischewski vint chez moi le soir même. Il me tendit la main, s’établit très loin de moi, parla peu, soupira beaucoup et détourna à plusieurs reprises brusquement la tête lorsqu’il avait réussi à répandre quelques larmes. Vous n’ignorez pas comment les Polonais ont la larme facile. Mezischewski, lui, avait acquis un talent vraiment remarquable ; il pleurait à merveille.

J’avais été rappelée au sentiment de mon devoir par Julian, dont le caractère énergique et noble m’étonnait. Il était tout changé à mon égard, maintenant. Il se montrait prévenant et tendre. Il faisait tout pour me procurer de l’argent, pour me faire plaisir, pour m’égayer.

Nos rapports, psychologiquement parlant, étaient fort curieux. Franchement, ce n’était plus l’amour qui nous liait, c’était la haine. Une haine qui nous excitait d’une façon si délirante qu’elle transformait chacune de nos soirées en bacchanale. Julian, se disait : « Cette femme, qui en aime un autre, qui peut-être, dans mes bras, pense avec extase à ce coquin, est absolument à ma merci. Elle est ma chose, comme une odalisque de sérail. » — Et moi, moi la traîtresse pardonnée, l’hypocrite qui, en vérité, haïssait cet homme, parce qu’il était meilleur que moi, parce qu’il était fort et que j’étais lâche et faible, j’éprouvais une volupté immense à le sentir amoureux, à le voir à mes pieds demandant mes faveurs avec des larmes, comme un esclave, à le voir consumé de désirs, pâle, les yeux humides de lueurs passionnées. J’aimais à le regarder sur ma gorge nue, tandis que, le menton dans ma main, ironique, je comptais ses pulsations, je constatais sa pâleur, je sentais le frémissement de ses nerfs, quand il finissait par s’abattre sur ma poitrine, comme mort, sans un souffle.

Ce ne fut que lentement, et peu à peu, qu’un sentiment plus doux s’empara de moi. Il me donna l’espoir que tout s’arrangerait et que je pourrais encore être heureuse.

Cependant, Mezischewski se remit bientôt à m’écrire, à l’insu de Julian, des lettres de douze pages, dans lesquelles il accusait la Providence de l’avoir fait naître, de m’avoir créée, d’avoir formé le monde ; il finissait invariablement par la menace de se tuer et de me tuer, moi aussi.

Je vivais dans une terreur continuelle. J’avais peur d’une catastrophe, bien qu’il n’osât pas franchir le seuil de ma porte, la nuit, mais parce qu’il se tenait sous mes fenêtres des heures entières, me faisant des signes, en chantant des mélodies.

Comme il avait une peur atroce de Julian, il portait toujours, dans ce cas, un revolver chargé dans sa poche. Un soir, probablement pour prévenir Julian, il le lui montra en disant :

— Toujours sortir avec pistolet, la nuit. Beaucoup de vauriens à Lwow.

— Oui, répondit Julian, des vauriens de toute espèce.

Il traitait maintenant les émigrés avec le plus grand dédain.

— J’avais ce pistolet avec moi, — dit Mezischewski lorsque Julian lui rendit l’arme, — dans une bataille — Cosaques m’attaquèrent — mais demandèrent grâce tout de suite — quand ils virent le revolver.

Tout en parlant, il appuyait le canon du revolver sur la poitrine de Julian. Je fis un bond et lui arrachai l’arme des mains. Je croyais réellement que son intention était de l’assassiner. Julian sourit.

— Je t’en prie. Tu n’as jamais vu de Cosaques que dans les revues.

— Bien beau ! la revue.

— Ne te donne donc plus la peine de mentir. Personne ne croit un mot de ce que tu dis.

— Pas croire ?… parce que refuser duel… oh ! pas noble ! Blotnizki sait…

— Il sait que tu étais préposé aux bagages, oui.

— Blotnizki dire cela ? s’écria le Polonais avec majesté. Oh ! comment possible dire cela ! Générosité — oui, sacrifié… pour madame et vous… Vous ignorez comment j’aime madame… saura tout, maintenant… — Il chuchota mystérieusement : — Hier, une lettre… aller à la chapelle de Wieniki… ordre du gouvernement national… moi, à cheval… là… — Une femme, assise par terre…

— Comment ! dans la neige ? s’écria Julian en riant.

— Pourquoi pas dans la neige… ? répondit-il… Elle avait une pelisse… une grande pelisse… En Pologne seulement, il y a de si grandes pelisses… Moi, debout vers mon cheval… revolver à la main… Elle tire un poignard, le dirige sur moi… Que faire ? Moi, émissaire de Varsovie,… cela m’était impossible…

— Assez de fables comme cela ! s’écria Julian irrité.

— Bon, bon, c’est assez, dit le Polonais vivement blessé.

Wally et Durak, qui étaient présents, se poussaient du coude en chuchotant. Moi seule, je croyais tout ; pour moi, il était encore le héros, le martyr, le cœur noble, qui, conscient de ses torts, n’avait pas voulu tirer sur l’ami. J’étais comme Titania, je ne voyais pas la tête d’âne.

Quand Mezischewski remarqua qu’il n’arrivait à rien, malgré ses lettres, il essaya d’un autre moyen. Il cessa de venir sans motifs et ne donna plus de ses nouvelles. Une angoisse dévorante s’empara de moi.

— Il est capable de se tuer, dis-je à Julian profondément inquiète.

— Tu crois donc toujours à lui ? dit Julian avec une sorte d’impatience. Tu aimes donc vraiment ce pleurnicheur, ce vaurien, ce lâche et misérable garçon pharmacien ?

— Lui, pharmacien, jamais ! Je le connais mieux que vous, m’écriai-je. Il est… Oh ! pourquoi dois-je me taire ! Mais c’est son secret. Ne cherche pas à l’avilir. Tu le rends par là plus estimable à mes yeux.

— Tu… tu estimes… cet homme ? demanda Julian tremblant de colère.

Chacune de ses paroles sortait avec effort de sa bouche.

— Je l’estime.

Julian tomba sur une chaise et couvrit son visage de ses deux mains ; puis il se leva et me redemanda ses lettres… Je me dirigeai, chancelante, vers mon secrétaire, j’en tirai les lettres, nouées soigneusement par une faveur bleue, et les lui tendis. Il ne les prit pas. Le paquet tomba à terre.

— Tu me rends vraiment mes lettres ? s’écria Julian.

Je n’oublierai jamais l’intonation déchirante de sa voix à ce moment.

Ses yeux roulaient comme ceux d’un fou. Il se précipita vers la porte et sortit en courant…

Je le suivis.

« Il avait la figure d’un homme qui va se noyer, » dit Wally. Elle se jeta en travers de la porte et lui barra le passage, le retenant en criant bien fort. Moi, je le pris à bras-le-corps, puis je tombai sans connaissance.

Lorsque je revins à moi, j’étais couchée sur le divan, à demi nue. Julian se tenait à mes côtés. Nous n’échangeâmes pas une parole. La nuit tomba. J’entendis sonner l’horloge du clocher voisin. Je crois que c’était onze heures. Nous comptâmes les coups, qui tombaient sur l’airain, lourdement, comme une longue plainte. À ce moment, une ombre se dressa au fond de la chambre. C’était Mezischewski. Je le vis, je frémis en retenant un cri. Je savais que cette fois nous étions tous perdus.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Julian, en quittant lentement son siège.

Tous ses muscles étaient tendus, son regard était braqué sur celui du Polonais, comme s’il eût voulu l’anéantir.

— Moi… venir… moi… vouloir…, balbutia celui-ci en reculant vers la porte.

— Qui cherches-tu ici ? demanda Julian en frappant du pied.

— Moi, chercher… Oh ! vous êtes faux ! s’écria le Polonais.

— Qui est faux ?

Julian tremblait, mais cela était imperceptible.

— Pas moi, répondit Mezischewski avec une souriante humilité.

— Voici la porte ! cria Julian.

La fureur croissait de minute en minute. Je me réfugiai dans l’angle du divan, sans parler.

— Mais, mon chéri — mon bien-aimé — dit enfin Mezischewski avec ironie et en s’inclinant à chaque parole devant Julian, que voulez-vous ? — si madame m’autorise ?

Au lieu de lui répondre, Julian sauta sur le Polonais et le saisit à la gorge. Celui-ci se dégagea et chercha à s’enfuir dans la chambre voisine. Mais la porte de la cuisine était fermée. Julian fit deux pas pour le suivre. Je n’y tins plus. Je me levai, et je criai à moitié folle :

— Il n’est pas coupable, Julian. Je t’ai trompé !

Julian resta immobile. Il me regarda d’un œil vague, et comme sans comprendre. — Enfin, il vit le Polonais qui se tenait là, tout pâle. Il saisit alors sa canne à pomme de plomb et se mit à battre Mezischewski ; il lui aurait brisé tous les os, il lui aurait haché le crâne, je crois, si Wally ne se fût précipitée dans la chambre et jetée sur lui pour le retenir.

Le bâton tomba à terre.

— Jésus, Marie ! gémit le Polonais, dont le sang coulait à flots.

Il leva les bras au ciel et descendit en deux bonds l’escalier.

Julian était horriblement pâle. Il vint vers moi les lèvres serrées et…

Mme de Kossow couvrit son visage de ses deux mains et se mit à sangloter.

— Et… il me frappa au visage.

Ce fut un moment horrible. Je n’osais pas faire un mouvement. Peu à peu, cependant, la pauvre femme se remit. Elle essuya ses larmes et me regarda de ses grands yeux tristes.

— Vous ne vous êtes pas attendu à cela, dites ?

— Non.

— Je reçus le soufflet, muette, sans larmes, sans chercher à me défendre, sans détourner la tête.

— À présent, je crois sans peine que le monde a raison de te repousser, dit Julian d’une voix âpre et railleuse, qui glaça mon sang dans mes veines. Oui, il a raison de te mépriser, de te prendre pour une courtisane. Je crois que tu as souvent fait quelques bonnes petites affaires à tes heures de liberté. Je crois aussi que tu t’es vendue au prince ; je crois tout… oui… tout !

Ce fut alors seulement que je me mis à pleurer, à me maudire et à maudire mon sort.

Julian marchait à grands pas dans la chambre, fiévreusement, en regardant autour de lui comme un insensé. S’il avait aperçu à ce moment le grand couteau dont Wally se servait pour fendre le bois, et qui était derrière le miroir, il m’aurait tuée, quitte après à se brûler la cervelle. Il me l’avoua plus tard. Wally se jeta à ses genoux, en joignant les mains.

— Ne la tuez pas !… s’écria-t-elle du plus profond de son âme. Ayez pitié de moi et du pauvre petit être que je porte dans mon sein !

Cela émut Julian.

Il s’arrêta, prit la tête de Wally, la baisa au front, et dit :

— Je ne la tuerai pas. N’ayez pas peur.

— Tue-moi ! m’écriai-je, en le dévorant du regard. Tu m’as déshonorée. Je ne puis plus vivre avec toute la honte dont tu m’abreuves.

Julian fit un mouvement de mon côté. Mais il ne put s’avancer ; il saisit à deux mains le marbre de la cheminée. De grosses larmes coulaient le long de ses joues.

— Pourquoi as-tu agi ainsi, Anna ?

Je le regardai. Et, lorsque je le vis si triste, si défait, si malheureux, je ne me réjouis pas comme autrefois, lorsque mon mari pleurait à mes pieds. Je revins à moi, mon pouls se calma ; je continuai à pleurer silencieusement, cela me faisait du bien. Et il me sembla que l’offense, le traitement qu’il m’avait fait subir, me liaient à lui comme par des chaînes ardentes.

— Tu ne peux pas me quitter maintenant, balbutiai-je. Si tu me quittes, après ce qui s’est passé, je mourrai.

J’enfonçai convulsivement mes doigts dans ma chevelure. Le monde me paraissait à cette heure un immense désert. Je m’efforçais de réfléchir, et je ne le pouvais. Je n’éprouvais rien non plus. Tout se taisait, tout était mort en moi, écrasé, éteint.

— Que veux-tu ? commença Julian ; ne m’as-tu pas trompé ?

— Pas autant que tu le crois, dis-je, secouée par une grosse fièvre.

— Pas autant ! dit Julian d’une voix sourde. Bon. Encore cela. Enfin ! Je t’ai séparée de ton mari et de tes enfants. Je patienterai près de toi jusqu’à la fin. Mais n’exige pas, par exemple…

— Et le Polonais ?

— Le Polonais sauta dans un fiacre et se précipita, vers minuit, chez les Romaschkan, en criant : Au secours ! il l’égorge, il l’égorge !

Comprenez-vous bien, maintenant, toute l’infâme bassesse de cet homme qui admet la possibilité que je sois égorgée, et qui s’enfuit, laissant la femme qu’il aime et dont il est aimé en proie au danger d’être assassinée par un homme que la colère et le désespoir aveuglent ? Oh ! comme je me pris à le haïr, à cette heure, et moi avec lui ! Et alors l’édifice mensonger et trompeur qu’il avait dressé à mes yeux croula subitement. Nous avions formé le projet de nous enfuir en Suisse ensemble. Là, il devait me faire bâtir une villa princière, m’entourer d’un luxe inouï. Et nous découvrîmes qu’il ne possédait pas un liard. Il avait spéculé sur ma fortune, tout simplement. La splendeur de mes toilettes l’avait trompé ; mon élégance avait failli me livrer à un aventurier et à un coquin !

Mon indignation s’accrut encore lorsque la traite pour laquelle Julian avait donné sa signature lui fut présentée.

— Mais cela ne se peut pas ! m’écriai-je. Il l’a brûlée.

En effet, il l’avait brûlée en ma présence. J’adressai, à ce propos, de violents reproches à Mezischewski. Je lui fis comprendre que c’était infâme à lui d’accepter de l’argent de Julian, et de le tromper de la sorte.

Il ne répondit rien.

Lorsqu’il revint me voir, il tira une traite de son portefeuille. Elle était de deux cents florins, portait la signature de Julian et la sienne. Lorsque je la lui rendis, il la déchira et la jeta au feu. Il m’avait donc menti pour me séduire ; c’était un faussaire.

Ce qui me causa aussi un grand chagrin, ce fut de découvrir que Julian avait eu raison en me conseillant de me méfier des soins de Mezischewski. Je commençai, au bout de peu de temps, à tousser et à cracher le sang ; je maigris, mon teint se décomposa, et quand je fis appeler les meilleurs médecins de la capitale, ils furent tous d’accord pour décider que les médicaments de Mezischewski m’empoisonnaient lentement. Mon état empirait rapidement. Vous voyez que j’expiais durement ma faute. Oui, mon ami, on trompe si longtemps les autres qu’on finit par se tromper soi-même.

Ce fut à cette époque que Turkul nous revint.

Il avait voyagé, mené une vie joyeuse pour noyer son chagrin. Il était souffrant. Il venait se faire soigner chez ses parents. Il fut tout effrayé des tristes choses qui s’étaient passées.

Il me blâma d’avoir quitté Julian pour un vaurien comme Mezischewski. Du reste, il prit chaudement mon parti.

Et à tort. Car bien qu’autrefois, lorsque commencèrent mes hostilités avec Julian, j’eusse complètement oublié tout ce que je lui devais pour l’accabler d’impertinences et ne remarquer que sa négligence à mon égard, Julian se montrait envers moi d’une bonté et d’une générosité étonnantes. Il venait rarement, mais qu’il était aimable et gentil ! Un soir, il était assis près de mon lit, il leva soudain la tête, et arrêta sur moi ses beaux yeux tristes, empreints d’une langueur toute particulière.

— J’ai une idée qui me tourmente sans cesse et que j’ai envie de mettre à exécution.

— C’est ? demandai-je.

Il écrivait une pièce nouvelle. Je crus qu’il y faisait allusion.

— Je vais partir pour la guerre.

— Toi !

Je fus vivement effrayée.

— Oui, en Asie. Qu’ai-je à faire ici ? continua-t-il d’un ton résigné. Tu ne peux plus m’aimer, n’est-ce pas ? et moi j’ai toujours eu le désir de me rendre utile à l’humanité. Là-bas, on livre des combats vraiment utiles. Et puis, dans de nouvelles contrées, au pied de ces montagnes neigeuses, parmi des peuplades inconnues et des animaux sauvages, je retrouverai le bonheur, peut-être…

— Non ! non ! tu ne partiras pas ! m’écriai-je toute pâle. Je ne le veux pas, moi ! Je t’aimerai dès que tu voudras de mon amour. Mais ne pars pas, je t’en conjure. J’ai déjà assez sur la conscience. Julian ! promets-moi de ne pas partir.

Mon émotion était profonde. Il me vit si effarée qu’il me jura de rester.

— Et toi, lui demandai-je, peux-tu oublier ?

Il me regarda d’un air étrange et dit :

(Mme de Kossow se renversa rêveusement dans son fauteuil, les bras croisés sur sa nuque, les yeux au plafond. Et elle récita à demi-voix ces vers admirables de Pouschkine :)

Les montagnes de Géorgie sommeillent baignées d’une douce torpeur.

Devant moi écume l’Aragua.
Je me sens triste et pourtant gai. — Mon chagrin
Est effacé par ta douce image. — Tu es près de moi,
Mon unique amour ! Ma douleur
N’est troublée par rien. Rien ne la calme.
Mon cœur bat de nouveau ; il vit et brûle,
Parce qu’il lui est impossible de ne pas aimer.
Je t’aimai, toi. Peut-être que ce feu
N’est pas entièrement éteint dans mon cœur.
Cependant, je désire avant tout ton repos,

Je ne veux pas t’affliger.
Je t’aimai, muet, sans espoir et avec douleur,
Avec toutes les tortures qu’un tel amour procure.
Je t’aimais sincèrement et de tout mon cœur.
Dieu veuille que tu rencontres encore un pareil amour !

— Hélas ! encore une occasion que j’ai perdue. Son grand et noble cœur m’était rouvert ; un mot de moi eût suffi pour tout faire oublier. Je ne le dis pas. Je restai muette, je ne trouvai pas de paroles, je ne bougeai même pas, étendue sur mes moelleux coussins comme une femme de marbre. Et ainsi le bonheur disparut encore sans que je le saisisse. Maintenant, vous savez pourquoi ces vers de Pouschkine me rendent triste.

Quand je les entends répéter, de doux souvenirs s’éveillent en moi, et des images chères flottent devant mes yeux. — Oui, tout est passé, tout est fini !

Mme de Kossow ferma les yeux ; ses paupières se baissèrent comme un voile. Il y eut un moment de tranquillité dans la chambre ; le feu pétillait avec des flamboiements tristes.

— Et comme la vie, non contente de nous briser, nous raille parfois ! Maintenant que nous n’y tenions plus ni l’un ni l’autre, le succès répandait sur la tête de Julian sa pluie d’or. Sa nouvelle comédie était terminée. Il nous la lut. Nous fûmes tous sous le charme. Lorsqu’il eut terminé sa lecture, je me levai et j’embrassai Julian sur le front ; il frissonna profondément sous ce saint baiser et saisit ma main. — Je la lui retirai.

Mes souffrances augmentèrent de jour en jour et me rendirent cruelle et injuste. Je finis par être brutale et méchante à l’égard de l’homme que j’avais si vivement offensé, et comme il cessa de me rendre visite, je l’assaillis de reproches en lui écrivant de revenir. Je ne me comprenais plus moi-même. Un temps bien dur arriva. Je ne pouvais plus quitter le lit, je manquais d’argent, et, pour combler la mesure, Mme Barwizka découvrit la position de sa fille. Il y eut une scène atroce. Le frère voulait tuer le séducteur. Le jour de cette affreuse catastrophe, Julian vint me voir pour la dernière fois. Il remarqua avec un triste sourire que les dames Barwizka s’étaient tout à fait établies chez moi. Wally portait ma robe de chambre ; Ottilie, une de mes jaquettes de fourrures. Il vint vers mon lit, et me prit les deux mains.

— Je viens prendre congé de toi, dit-il.

— C’est bon. Mais ne fais pas de scène. Tu sais que cela m’agite.

Il s’inclina, très calme, et sortit.

Je n’avais pas été assez humiliée. Il fallait que je subisse encore une humiliation, la plus cruelle de toutes.

Mezischewski fut expulsé. Les gendarmes le reconduisirent à la frontière.

Quelques jours après que Julian lui eut prêté sa signature, il eut besoin d’argent pour moi, et le Polonais s’offrit pour lui procurer une petite somme sur mes reconnaissances du mont-de-piété. Je les lui remis. Mezischewski apporta l’argent. Nous découvrîmes qu’il avait vendu les reconnaissances et gardé la moitié de l’argent pour lui.

Et, vous l’expliquerez-vous ? au moment où tout le monde découvrit qu’il était un filou et un individu dangereux, au moment où j’appris qu’il m’avait volée, je pris parti pour ce misérable, et j’accusai Julian de mensonge et de lâche calomnie lorsqu’il m’écrivit pour m’apprendre ce qui s’était passé.

Vous comprenez que c’en était trop, même pour un idéaliste. Il se rendit, tout bouleversé, chez Turkul, et le força de l’accompagner à la police, chez le commissaire qui l’avait renseigné. Celui-ci assura à Turkul que si Mezischewski ne s’était pas, de la frontière, réfugié en Suisse, le tribunal se serait décidé à le mettre en état d’arrestation.

Bref, il était du bois dont on fait les piliers de maison de correction. Lorsqu’on apprit qu’il était parti, ses créanciers s’émurent, et l’on constata que la plupart de ses traites étaient revêtues d’une fausse signature. Au commencement, il s’était présenté avec un certain aplomb. On lui avait fait crédit. Maintenant on découvrit que l’argent qu’il avait en arrivant, il le tenait d’une banque russe, qu’il avait dévalisée, en compagnie d’autres bandits. Plusieurs informations nous vinrent de sa ville natale. Il ne possédait ni titres, ni fortune, et avait réellement été garçon pharmacien. Très jeune encore, il avait fait des faux et avait été obligé de s’enfuir. C’est alors qu’il s’était joint à l’insurrection. Il n’y avait, du reste, joué aucun rôle, ni rien accompli de remarquable. C’est à peine si on se rappelait son nom.

Ainsi, non seulement j’avais perdu mon bonheur, mon avenir, ma santé, mais, ce qui est pis que tout cela, j’étais devenue ridicule.

La jeunesse dorée de la capitale et les femmes du demi-monde me gratifièrent d’un surnom insultant. Ils m’appelèrent « la veuve de l’apothicaire. »

Et Julian, que je pensais châtier par ma perte, Julian, que je me flattais de torturer atrocement, me bénit de l’avoir congédié et me traita avec un dédain railleur qui faillit me rendre folle. Ce qui m’irritait le plus, c’est qu’il me comblait, même à distance, de bienfaits. Comme il savait qu’il m’était impossible de vivre avec la pension que me servait Kossow, il tenta de me réconcilier avec mon mari et de me rétablir dans mon ancien luxe, de me rendre mes enfants.

Kossow l’écouta en souriant et lui répondit :

— Dites donc, vous me voulez bien du mal !

Il se rendit ensuite chez ma belle-mère, et là il réussit à souhait. Il obtint une réconciliation. Mon père me prit chez lui, et promit de veiller à mon entretien.

Je souffris longtemps. Je vis la mort de près. Enfin, je me remis, après de longs mois ; ma convalescence fut longue.

Un an s’écoula avant que je pusse sortir.

J’entendais peu parler de Julian. Il était en voyage, je crois. Un jour, tout à coup, je le rencontrai sur le trottoir, près du Wall.

C’était la première fois que nous nous voyions depuis notre rupture.

Je levai les yeux au ciel, puis je le regardai.

Il sourit imperceptiblement et passa sans me saluer, sans même porter la main à son chapeau. Je faillis me trouver mal. Je me retins au mur. — Ainsi, nous en étions là.

L’homme qui m’avait adorée, qui m’avait baisé les pieds, l’homme qui avait vécu à mes genoux comme un chien, — cet homme avait honte de moi maintenant. Cet homme qui avait été sur le point de se suicider parce que je le repoussais, cet homme passait à mes côtés, indifférent, un sourire ironique aux lèvres.

Un désir de vengeance me monta au cerveau. Une idée folle me vint. Je voulais forcer Julian à me rendre raison par les armes.

J’espérais que ce jeu cruel monterait son imagination, et qu’il consentirait à ce rôle excentrique.

Je me représentais d’avance toute la scène.

Il m’attendrait avec ses témoins ; j’arriverais avec les miens, à cheval, vêtue d’une kasabaïka fourrée, une confederatka sur l’oreille, une cigarette à la bouche. Je saute à bas de mon cheval, et je me place vis-à-vis de lui. Il vise et tire en l’air.

Je lui réponds par un diabolique éclat de rire, je jette ma cigarette, et je lui fais signe de prendre place. Seulement, l’œil arrêté sur le sien, d’un air moqueur, je m’avance et appuie le pistolet sur sa poitrine.

— Eh bien ! votre imagination est satisfaite. Vous vous êtes livré entre mes mains. Je ne fais pas grâce !

Au même instant, il tombe mort à mes pieds. J’allume une nouvelle cigarette avec indifférence.

Oh ! que ce projet me paraissait séduisant ! Mais vous comprenez que, pour l’accomplir, il aurait fallu d’autres nerfs que les miens. La seule satisfaction que j’eus, ce fut de lui ravir son ami. Turkul, que je montais constamment contre Julian, finit par le provoquer. Ils se séparèrent ennemis.

J’espérais un duel. Mais comme Turkul donnait à son ami une épithète blessante, Julian lui répondit :

— Tu n’as pas le droit de m’insulter. Tu es malade et ne peux me rendre raison.

Mon projet de vengeance s’écroula de la sorte.

Turkul était réellement poitrinaire et son état empirait rapidement. Néanmoins, il me restait fidèle, et venait chaque soir me tenir compagnie ; l’aimable famille Barwizki m’avait abandonnée, dès qu’elle avait vu qu’il n’y avait plus rien à espérer, et que les jeunes filles eurent usé mes robes et mes manteaux jusqu’à la corde.

Les autres amis, aussi, désertèrent lorsqu’ils apprirent que je ne donnais plus de thés et que je n’avais plus de loge au théâtre.

Turkul devint de plus en plus malade. Il mourut au printemps.

Quelques instants avant sa mort, il demanda Julian. — Mais il était trop tard pour le faire appeler.

Outre Turkul, le comte Henryk m’avait rendu visite, de temps à autre, sans se brouiller avec Julian pour cela. C’était dans son caractère d’être bien avec tout le monde. Il faisait la navette entre Julian et moi, sans trop de peine.

La solitude me rendit plus sérieuse, plus sage, plus tranquille.

Julian fonda un grand journal : la Zorja[5]. Il paraissait chaque semaine et obtint un grand succès populaire. Chaque dimanche, nos paysans se rassemblaient autour d’un tonnelet de bière, et le diak[6] leur faisait la lecture à haute voix.

Ce nouveau travail, cette agitation, le remirent complètement.

Il ne m’en voulut plus autant.

Lorsqu’il apprit que j’étais sa première abonnée, il m’envoya par Henryk une caisse de cigarettes.

Le cadeau était insignifiant, mais je lui sus gré de cette attention, et, l’automne venu, lorsque je partis pour Méran, je le fis saluer amicalement.

Un soir, je reçus un paquet. L’adresse était de Julian. Je l’ouvris tout émue. J’y trouvai un manuscrit portant pour titre : Les amours d’un idéaliste.

Au-dessous, pas une ligne.

Je lus ces tristes aveux, assise sur les belles ruines de Zenoburg, ayant derrière moi ces débris de la félicité humaine et à mes pieds la verdure harmonieuse et pleine de sève. Et je puisai du courage dans le récit de ses souffrances ; je me consolai et je sortis de mon apathie habituelle.

Quand j’eus tout lu, je n’en voulus plus à Julian. Il avait souffert. Toute rancune s’éteignit en moi. Bientôt aussi ma position changea. Ma belle-mère mourut. Mon père me prit chez lui. Au bout de deux ans, il mourut aussi. Il me laissa Tudiow. J’étais tout d’un coup riche et indépendante. Mais je connaissais la vie, et je m’en méfiais.

Mme de Kossow appuya son beau front pâle sur la paume de sa main, et réfléchit.

— Votre histoire est finie ? demandai-je d’un ton grave.

— Je l’espère ! dit-elle sérieusement ; puis un sourire railleur et fier éclaira son visage. Mais il faut que vous voyiez comment j’étais alors.

Elle se leva, prit un candélabre et me conduisit à travers une série de chambres désertes.

Nous entrâmes dans un salon absolument vide. Un tableau occupait le milieu du mur. Il était protégé par un rideau.

— C’est une des copies de ce portrait dont je vous ai parlé, dit-elle en écartant la draperie.

Je restai muet d’admiration. La simplicité du portrait lui donnait un cachet classique.

Il semblait vous regarder, de ses longs yeux de velours. Le visage était pâle, d’une blancheur de lait, encadré d’épaisses boucles de cheveux noirs, le nez fin, d’une pureté inouïe, les traits d’un modelé exquis. Elle ne portait pas de bijoux, pas même une fleur dans les cheveux. Cette femme n’a besoin d’aucune parure. Pour vêtement, une jaquette de velours rouge garnie d’hermine. Une guimpe de dentelle étend ses fils délicats sur cette gorge admirable. Elle a quelque chose de fier, d’imposant. Et surtout cette mélancolie, cette pâleur qui vous étonnent !

— Et son portrait à lui ?

— En ai-je besoin ? dit-elle avec un enthousiasme calme. N’ai-je pas dans ces feuilles jaunies le portrait du meilleur des hommes ?

Voyez ! lorsque le désespoir me saisit parfois et me torture, je prends ce manuscrit et je le lis, jusqu’à ce que je sois calme, et sereine, et forte.

Nous retournâmes dans son boudoir.

— Et vous n’avez plus jamais aimé depuis ? demandai-je.

— Qu’est-ce que l’amour ? s’écria Mme de Kossow. Je l’ignore. Mais ce que je sais, c’est que j’ai repoussé et blessé le plus noble cœur qu’il y ait.

Je t’aimais d’un amour sincère et profond.
Dieu veuille qu’un autre t’aime de cet amour !

Je n’ai jamais retrouvé un tel amour. Mais je ne puis être seule. Chaque être a besoin d’un être qu’il tourmente. Les uns ont un chien, moi j’ai un amoureux.

Elle se mit à rire.

— En somme, c’est une existence bête, sans but, sans bonheur, sans espoir.

— Et lui ?

— Lui ! Il ne lui est resté de sa double félicité de jadis qu’un petit cheval de papier ; le papier est jauni et usé par le temps. Il est sur son pupitre, entre les bustes de Virgile et d’Homère.

Il n’a pas été longtemps malheureux. Il a un but dans la vie, ce qui le console. Il ne se départ pas de son idéalisme ni de son amour pour la nature. Les désillusions ne l’affectent pas.

Il aura toujours cette force, ce feu sacré dont il éclaire le monde. Il travaille, il est utile.

Son existence ne passera pas inaperçue.


Traduction de Mlle A.-O. Strebinger.

FIN
  1. L’héroïne de la guerre des Amazones, en Bohême.
  2. Turgenjew.
  3. Comparaison de Schopenhauer.
  4. Lorely de la Petite-Russie.
  5. L’Aurore.
  6. Chantre.