La Femme pauvre/Partie 2/8

G. Crès (p. 274-277).
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Deuxième partie


VIII



À sa manière. Assurément ce n’était pas une manière humaine, et le mot miracle aurait pu être employé sans extravagance.

Léopold avait été extrêmement loin de tout cela. Il est vrai que la hauteur de son caractère ne l’avait pas moins éloigné de l’antichambre ou de l’écurie du scepticisme. Il croyait, naturellement, spontanément, sans induction, comme tous les êtres faits pour commander. Son admiration sans réserve pour Marchenoir eût été, d’ailleurs, inexplicable autrement.

Mais les passions furieuses, qui avaient fait de lui, dès l’adolescence, leur château fort, n’avaient eu qu’à se montrer aux créneaux de sa formidable face pour mettre en fuite les velléités de recueillement ou de componction qui auraient tenté de s’approcher.

Délivré par Clotilde, en une seule fois, de tout ce qui pouvait faire obstacle à Dieu, il n’avait eu qu’à laisser toute grande ouverte la porte, si longtemps fermée, par où cette victorieuse était entrée dans son cœur. Alors, tout ce qui peut liquéfier le bronze des vieilles idoles s’était précipité derrière elle.

Il est raconté que le saint pape Deusdedit guérit un lépreux en lui donnant un baiser. Clotilde avait renouvelé le prodige, avec cette différence qu’elle-même avait été guérie en même temps que son lépreux, et que, désormais, ils n’avaient pas mieux à faire, l’un et l’autre, que de rendre grâces, à n’en plus finir, dans la pénombre d’une petite chapelle d’amour attiédie par une verrière de pourpre et d’or où la Passion du Christ était peinte.

De même qu’au Sacrement des malades, médecine du corps et de l’âme, dit le rituel, Léopold, béni par le prêtre, juxta ritum sanctæ Matris Ecclesiæ, avait été visité dans tous ses sens, touché comme d’une onction sur ses yeux cruels qui n’avaient pas vu la Face de pardon ; sur ses oreilles inattentives qui n’avaient pas entendu les « gémissements de l’Esprit-Saint » ; sur ses narines de bête féroce qui n’avaient pas odoré les fragrances de la Volupté divine ; sur le « sépulcre » de sa bouche qui n’avait pas mangé le Pain vivant ; sur ses mains violentes qui n’avaient pas aidé à porter la Croix du Seigneur ; sur ses pieds impatients qui avaient marché partout, excepté vers le Saint Tombeau.

Le mot, d’ailleurs si prostitué, de conversion, appliqué à lui, n’exprimait pas bien sa catastrophe. Il avait été pris à la gorge par Quelqu’un de plus fort que lui, emporté dans une maison de feu. On lui avait arraché l’âme et broyé les os ; on l’avait écorché, trépané, brûlé on avait fait de lui un mastic, une espèce de chose argileuse qu’un Ouvrier, doux comme la lumière, avait repétrie. Ensuite on l’avait jeté, la tête en avant, dans un vieux confessionnal dont les planches avaient craqué sous son poids. Et tout cela s’était accompli dans un même instant.

« … Des Splendeurs inconnues, la lumière des Yeux de Jésus, des Voix prodigieuse, des Harmonies qui n’ont pas de nom !… » a dit Rusbrock l’Admirable.

La littérature et l’art n’avaient été pour rien dans cette escalade. Ah ! non, par exemple. Léopold n’était pas de l’école des Rares qui découvrent tout à coup le catholicisme dans un vitrail ou dans un neume du plain-chant, et qui vont, comme Folantin, se « documenter » à la Trappe sur l’esthétique de la prière et le galbe du renoncement. Il ne disait pas, à l’instar de cet imbécile, qu’un service funèbre a plus de grandeur qu’une messe nuptiale, persuadé, jusqu’au plus intime de sa raison, que toutes les formes de la Liturgie sont également saintes et redoutables. Il ne pensait pas non plus qu’une architecture spéciale fût indispensable aux élans de la dévotion et ne songeait pas, une minute, à se demander s’il était sous un plein cintre ou sous un tiers-point, quand il s’agenouillait devant un autel.

Il croyait même, avec Marchenoir, que l’Art n’avait pas le plus petit mot à dire, aussitôt que Dieu se manifestait, et sa pente naturelle était dans le sens de l’Humilité profonde, ainsi qu’on a pu le vérifier historiquement chez la plupart des hommes d’action organisés pour le despotisme.