La Femme pauvre/Partie 2/6

G. Crès (p. 265-269).
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Deuxième partie


VI



La belle Heure des Noces ! Ne serait-ce pas ici le lieu de citer cet épithalame sombre que Marchenoir écrivait, plusieurs années avant d’être l’un des témoins de Clotilde à son mariage, et qui dut, alors, lui revenir bien étrangement.

« Vous vous souviendrez, ma belle, quand les convives du festin des noces auront disparu et que vous serez seule avec votre époux, — n’est-ce pas ? vous vous souviendrez, peut-être, de cet invité mystérieux qui n’avait pas la robe nuptiale et qui fut jeté dans les Ténèbres extérieures.

« Les pleurs et le grincement des dents du misérable étaient si forts qu’on les entendait à travers le mur et que les portes lamées de bronze tremblaient sur leurs gonds, comme si une rafale puissante les eût assiégées.

« Vous ne savez pas qui était cet individu et je ne le sais pas plus que vous, en vérité. Cependant, il me sembla que sa plainte remplissait la terre. Une minute, je vous le jure, une certaine minute, j’ai pensé que c’était là le gémissement de tous les captifs, de tous les exclus, de tous ceux qu’on abandonne, car tel est l’accompagnement nécessaire de la joie d’une épousée. L’espèce humaine est si désignée pour souffrir que la permission donnée à un seul couple d’être heureux, une heure, n’est pas trop payée du cri d’agonie d’un monde.

« Mais voici que votre maître, grelottant et pâle de désir, vous prend dans ses bras. Quelque chose d’infiniment délicieux, je le suppose du moins, va s’accomplir.

« Jetez un dernier regard sur la pendule, et si c’est en votre pouvoir, priez Dieu qu’il éloigne de vous le mauvais ange des statistiques… Une minute vient de s’écouler. Cela fait environ cent morts et cent nouveau-nés de plus. Une centaine de vagissements et une centaine de derniers soupirs. Le calcul est fait depuis longtemps. Le compte est exact. C’est la balance du grouillement de l’humanité. Dans une heure, il y aura six mille cadavres sous votre lit et six mille petits enfants, tout autour de vous, pleureront par lierre ou dans des berceaux.

« Or, cela n’est rien. Il y a la multitude infinie de ceux qui ne sont plus à naître et qui n’ont pas encore assez souffert pour mourir. Il y a ceux qu’on écorche vivants, qu’on coupe en morceaux, qu’on brûle à petit feu, qu’on crucifie, qu’on flagelle, qu’on écartèle, qu’on tenaille, qu’on empale, qu’on assomme ou qu’on étrangle ; en Asie, en Afrique, en Amérique, en Océanie, sans parler de notre Europe délectable ; dans les forêts et dans les cavernes, dans les bagnes ou les hôpitaux du monde entier.

« Au moment même où vous bêlerez de volupté, des grabataires ou des suppliciés, dont il serait puéril d’entreprendre le dénombrement, hurleront, comme en enfer, sous la dent de vos péchés. Vous m’entendez bien ? De vos péchés ! Car voici ce que vous ne savez certainement pas, aimable fantôme.

« Chaque être formé à la ressemblance du Dieu vivant a une clientèle inconnue dont il est, à la fois, le créancier, et le débiteur. Quand cet être souffre, il paie la joie d’un grand nombre, mais quand il jouit dans sa chair coupable, il faut indispensablement que les autres assument sa peine.

« Fussiez-vous idiote, ce que je refuse de croire, vous êtes, néanmoins, une créature si précieuse que c’est tout juste, peut-être, si le saignement de dix mille cœurs suffira pour vous assurer cette heure d’ivresse. Cœurs de pères, cœurs de mères, cœurs d’orphelins, cœurs d’opprimés et de pourchassés ; cœurs déchirés, percés, broyés ; cœurs qui tombent au désespoir comme des meules dans un gouffre ; tout cela c’est pour vous seule. Votre jubilation est à ce prix.

« Sans que vous le sachiez, une armée d’esclaves travaille pour vous dans les ténèbres, à la façon de ces damnés qui fouillent le sol, au fond des puits noirs de la Belgique ou de l’Angleterre.

« Tenez ! en voilà un précisément qui était sur le dos, — comme vous-même en cet instant, — non pas dans des draps de dentelles, mais dans la boue. Monsieur votre père a tant fait la noce que ce vermisseau est peut-être un de vos frères, qui sait ? Il piquait au-dessus de sa tête pour détacher une de ces gemmes sombres et profitables qui font si tiède votre alcôve. Un bloc de houille est tombé sur lui, et voilà que son âme est devant Dieu ! Sa pauvre âme aveugle !… Le moment serait mal choisi, j’en conviens, pour réciter un De profundis.

« J’aurais, sans doute, peu de chances d’être écouté, si je vous parlais du monde invisible, du vaste monde silencieux et impalpable qui est sans caresses et sans baisers.

« Celui-là intéresse, peut-être, quelques chartreux en prière ou quelques agonisants, mais il est au moins superflu de le rappeler à deux chrétiens dont la digestion est heureuse et qui se pétrissent avec ardeur.

« Miseremini meî ! miseremini meî ! saltem vos, amici mei !… Ah ! ils peuvent crier, les Défunts qui souffrent, les Trépassés pour qui nul ne prie. Leur clameur immense qui secoue les Tabernacles du ciel vibre moins dans notre atmosphère que les pennules d’un moucheron ou la quenouille d’une araignée filandière…

— « Encore une étreinte ! mon bien-aimé ! s’il te reste quelque vigueur. » Ô la belle heure ! la belle nuit des noces ! et comme elle fait penser à ces Épousailles de la fin des fins, lorsqu’après le congédiement des mondes et des jours, l’Agneau de Dieu, vêtu de sa Pourpre, viendra au-devant de l’Épouse inimaginable !…

« Je sais bien, vous allez me dire que la vie serait impossible si on pensait continuellement à toutes ces choses, et qu’il n’y aurait plus une minute pour le bonheur. Je ne dis pas non. Cela dépend de ce que vous appelez Bonheur.

« Le Sacrement, je ne l’ignore pas, vous concède la permission de jouir de votre mari, et il serait téméraire de prétendre que l’acte par lequel vous allez peut-être concevoir un fils n’importe pas à la translation des globes.

« Je ne prétends rien, ô héritière de l’Éternité, sinon de vous suggérer une aperception telle quelle de l’Heure qui passe. L’Heure qui passe ! Voyez-vous ce défilé de soixante Minutes frêles aux talons d’airain dont chacune écrase la terre…

« Le recueillement de votre chambre nuptiale, savez-vous de quoi il est fait ? Je vais vous le dire. Il est fait de plusieurs milliards de cris lamentables si prodigieusement simultanés et à l’unisson, par chaque seconde, qu’ils se neutralisent d’une manière absolue et que cela équivaut à l’inscrutable Silence.

« En d’autres termes, c’est l’occasion, sans cesse renouvelée, pour votre Sauveur perpétuellement en croix, de proférer ce Lamma Sabacthani qui ramasse et concentre en lui tout gémissement, tout abandon, toute angoisse humaine et que, seul, peut ouïr, du fond de l’Impassibilité sans commencement ni fin, Notre Père qui est dans les cieux ! »