La Femme pauvre/Partie 2/24

G. Crès (p. 369-377).
Deuxième partie


XXIV



Léopold et Clotilde sont au cimetière de Bagneux. C’est toujours pour eux un apaisement de s’y promener. Ils parlent aux morts et les morts leur parlent à leur manière. Leur fils Lazare et leur ami Marchenoir sont là, et les deux tombes sont cultivées par eux avec amour.

Quelquefois ils vont s’agenouiller dans un autre cimetière où sont enterrés Gacougnol et L’Isle-de-France. Mais c’est un long voyage souvent impossible, et le grand dortoir de Bagneux, qui n’est qu’à dix minutes de leur maison, leur plaît surtout parce qu’il est celui des plus pauvres.

Les lits à perpétuité y sont rares et les hôtes, chaque cinq ans démaillotés de leurs planches, sont jetés pêle-mêle dans un ossuaire anonyme. D’autres indigents les talonnent, pressés à leur tour de s’abriter sous la terre.

Les deux visiteurs espèrent bien qu’avant ce délai, avant l’échéance de cet autre terme de loyer, il leur sera possible de donner une dernière demeure plus stable à ceux qu’ils ont tant aimés. Eux-mêmes, il est vrai, peuvent mourir d’ici-là. Que la Volonté de Dieu soit faite. Il restera toujours la Résurrection des morts qu’aucun règlement ne saurait prévoir ni empêcher.

L’endroit, d’ailleurs, est aimable. L’administration parisienne, qui a condamné l’usage antique de la Croix monumentale, au moment même où elle en multipliait dérisoirement le signe dans le quadrillage systématique de ses cimetières suburbains, a du moins consenti à planter le long des avenues un assez grand nombre d’arbres. Au commencement, cette plaine géométrique et sans verdure désespérait. Maintenant que les arbres, plus vigoureux ont pu plonger leurs racines dans le cœur des morts, il tombe d’eux, avec leur ombre mélancolique, une douceur grave.

Combien de fois par semaine, dès l’ouverture des portes, Léopold ne vient-il pas, allant de l’une à l’autre des deux sépultures, arrachant les herbes sauvages, les cailloux, redressant ou guidant les jeunes tiges dont il écarte les insectes, joyeux de trouver une rose nouvelle, une capucine, un volubilis fraîchement éclos, les arrosant d’une main très lente, et oubliant l’univers, s’attardant des heures, surtout auprès de la petite tombe blanche de son enfant auquel il parle avec tendresse, auquel il chante à demi-voix le Magnificat ou l’Ave maris stella, comme autrefois, quand il le berçait sur ses genoux pour l’endormir ! Et c’est une chose qui remue l’âme des passants de voir ce chanteur à la face tragique et pleine de pleurs, prosterné sur ce berceau. Clotilde vient le rejoindre et le trouve dans cette posture.

— Oh ! mon ami, lui dit-elle, que nous sommes heureux d’être des chrétiens ! de savoir que la mort existe si peu, qu’elle est, en réalité, une chose qu’on prend pour une autre, et que la vie de ce grand monde est une si parfaite illusion

À la naissance de Jésus, les Anges ont annoncé à tous les hommes de bonne volonté la paix in terra, « sur terre ou en terre ». Tu m’as enseigné toi-même ce double sens. Regarde ces tombes chrétiennes. Sur presque toutes, il y a ces mots : Requiescat in pace. Ne penses-tu pas que c’est ainsi que nous pouvons entendre la Parole sainte ? Le repos, mon bien-aimé, le Repos, n’est-ce pas le nom de la Vie divine ?

Que sont les gestes des hommes en comparaison de cette vie puissante que l’Esprit-Saint tient en réserve sous la terre parmi les diamants et la vermine, pour le moment inconnu où seront réveillées toutes les poussières ?

— Ce moment, répond Léopold, est l’espoir unique. Job l’appelait, il y a quarante-six siècles, les Martyrs l’ont appelé, dans leurs tourments et la mort est douce à ceux qui l’attendent.

Tous deux vont, çà et là, au milieu des tombes. Beaucoup sont incultes, abandonnées tout à fait, arides comme la cendre. Ce sont celles des très pauvres qui n’ont pas laissé un ami chez les vivants et dont nul ne se souvient. On les a fourrés là, un certain jour, parce qu’il fallait les mettre quelque part. Un fils ou un frère, quelquefois un aïeul a fait la dépense d’une croix, puis les trois ou quatre convoyeurs ont été boire et se sont quittés sur de pochardes sentences. Et tout a été fini. Le trou comblé, le fossoyeur a planté la croix à coups de pioche et a été boire à son tour. Aucun entourage n’a jamais été ni ne sera jamais posé par personne pour marquer la place où dort ce pauvre qui est peut-être à la droite de Jésus-Christ… Sous le poids des pluies, la terre s’est affaissée et les pierres sont sorties en si grand nombre que même les chardons ne peuvent y croître. Bientôt la croix tombe, pourrit sur le sol, le nom du misérable s’efface et n’existe plus que sur un registre de néant.

Léopold et Clotilde ont grande pitié de ces oubliés, mais ce qui les navre de charité, c’est la foule des petites tombes. Il faut visiter les vastes nécropoles de la banlieue de Paris pour savoir ce qu’on tue d’enfants dans les abattoirs de la misère. On y voit des lignes presque entières de ces couchettes blanches, surmontées d’absurdes couronnes en perles de verre et de médaillons de bazar où s’affirment des sentimentalités exécrables.

Il y en a pourtant de naïves. De loin en loin, dans une sorte de niche fixée à la croix, sont exposés, avec la photographie du petit mort, les humbles jouets qui l’amusèrent quelques jours. Souvent Léopold a vu s’agenouiller, devant l’une d’elles, une vieille femme désolée. Elle était si vieille qu’elle ne pouvait plus pleurer. Mais sa plainte était si douloureuse que les étrangers qui l’entendaient pleuraient pour elle.

— La pauvre vieille n’est pas là, dit-il. J’aurais voulu la revoir. Il me semble que j’aurais eu le courage de lui parler, aujourd’hui… Peut-être qu’elle est elle-même couchée maintenant, tout près d’ici. La dernière fois, elle paraissait se traîner à peine.

— Heureux ceux qui souffrent et qui pleurent ! mon cher ami, lui répond sa femme dont le beau visage s’éclaire. N’entends-tu pas, quelquefois, chanter les morts ? Je parlais tout à l’heure des Anges de Noël, de cette multitude céleste qui chantait « Gloire à Dieu dans les cieux et paix aux hommes dans la terre. » Ce chant sublime n’a pas cessé, parce que rien de l’Évangile ne peut cesser. Seulement, depuis que Jésus a été mis dans son Tombeau, j’imagine que le cantique des Anges est continué sous la terre, par la multitude pacifiée des morts. J’ai cru l’entendre bien des fois, dans le silence des créatures qui ont l’air de vivre, et c’est une musique d’une suavité inexprimable. Oh ! je distingue parfaitement les voix profondes des vieillards, les voix humbles des hommes et des femmes, et les voix claires des petits enfants. C’est un concert de joie victorieuse par-dessus la rumeur lointaine et désespérée des esprits déchus.

… Parmi toutes ces voix, il en est une qui me paraît celle d’un homme excessivement âgé, d’un centenaire accablé de siècles, et cette voix me donne comme la sensation d’un tranquille rayon de lumière qui viendrait vers moi du fond d’un monde oublié.

Ta songeuse de femme t’a déjà dit cela, mon Léopold, sans trop comprendre elle-même ce qu’elle disait. Mais je suis sûre de l’avoir vu, dans mes rêves, ce vieillard tout cassé, tout émietté par plusieurs mille ans de sépulcre, et bien qu’il ne me parlât pas, j’ai deviné que c’était un homme de mon sang qui avait dû être grand parmi les autres hommes, dans quelque contrée sans nom, antérieurement à toutes les histoires, et qu’il était chargé mystérieusement, de préférence à tout autre, de veiller sur moi…

Et la voix de notre Lazare, que de fois ne l’ai-je pas reconnue !

… Quand je souffrais trop, quand je sentais mon cœur glisser dans le gouffre, il me disait à l’oreille, distinctement : — Pourquoi t’affliges-tu ? Je suis près de toi, et je suis, en même temps, près de Jésus, car les âmes n’ont point de lieu. Je suis dans la Lumière, dans la Beauté, dans l’Amour, dans l’Allégresse qui est sans limites. Je suis avec les très purs, avec les très doux, avec les très pauvres, avec ceux dont le monde n’était pas digne, et quand tu as pleuré trop longtemps à cause de moi, mère chérie, tu ne vois donc pas que c’est Dieu lui-même, Dieu le Père qui te prend dans ses bras et qui met ta tête sur son sein pour t’endormir !…

Léopold, ivre d’émotion, s’est laissé tomber sur un banc et contemple son inspirée à travers un voile de pleurs.

— Tu as raison, murmure-t-il, nous sommes heureux d’une manière divine, plus heureux, assurément, qu’autrefois, quand nous ne savions pas mieux que la manière humaine, et c’est dans ce vallon de douleurs que nous sentons vraiment notre joie !

Marchenoir me parlait souvent des morts, et il m’en parlait à peu près comme toi, avec sa puissance terrible. Sais-tu ce qu’il me disait un jour ? Oh ! que tu vas trouver cela beau ! Il me disait que le Paradis perdu c’est le cimetière et que l’unique moyen de le récupérer, c’est de mourir. Il avait là-dessus un poème qui n’a pu être retrouvé dans ses papiers et qui n’a jamais été publié. Il me l’a lu deux ou trois fois, mais, n’ayant alors qu’à moitié compris, je n’en ai gardé qu’un souvenir incomplet. Cependant, voici le début qui s’est fixé dans ma mémoire, avec une netteté singulière. Il s’agit d’un pèlerin, comme il y en eut quelques-uns au Moyen âge, qui cherche par toute la terre « le Jardin de Volupté ». Écoute :


« On n’avait jamais vu et on ne reverra jamais un Pèlerin aussi formidable.

« Depuis son enfance, il cherchait le Paradis terrestre, l’Éden perdu, ce Jardin de Volupté, — par qui la Femme est symbolisée si profondément, — où le Seigneur Dieu colloqua Son Type, quand Il l’eut formé de la boue.

« Ce Pèlerin avait été rencontré, sur toutes les routes connues et sur toutes les routes inconnues, par les hommes ou par les serpents, qui s’étaient écartés de lui, car les psaumes lui sortaient par tous les pores et il était fait comme un prodige.

« Toute sa personne ressemblait à un vieux cantique d’impatience et avait dû être conçue, naguère, en d’irrévélables soupirs.

« Le soleil le mécontentait. Intérieurement ébloui de son espoir, les cataractes lumineuses du Cancer ou du Capricorne lui paraissaient venir d’une triste lampe en agonie oubliée dans des catacombes pleines de captifs.

« Seul d’entre tous les hommes, il se souvenait de la fournaise de magnificences d’où leur espèce fut exilée, pour que commençassent les Douleurs et que commençassent les Temps.

« Ne fallait-il pas qu’il se trouvât quelque part, ce brasier de Béatitude que le Déluge ne put éteindre, puisque le Chérubin était toujours là pour débrider la cavalerie des Torrents ?

« Il suffisait assurément de bien chercher, car le temps n’a pas la permission de détruire ce qui ne lui appartient pas.

« Et le Pèlerin cheminait dans les extases, en songeant que ce Jardin avait été le domaine de ceux qui ne devaient pas mourir, et que les Neuf cent trente ans du Père des pères n’ayant pu raisonnablement commencer qu’à l’instant même où il devenait un mortel, la durée de son séjour dans le Paradis était absolument inexprimable en chiffres humains, — osât-on supposer des millions d’années de ravissement, selon les manières de compter qui sont en usage parmi les enfants des morts !… »


Ici, ma mémoire se brouille, du moins pour ce qui est des mots et des images. Mais j’ai retenu le plan.

Ce Pèlerin cherche ainsi toute sa vie, continuellement déçu et continuellement ravi d’espoir, brûlant de foi et brûlant d’amour.

Sa Foi est si grande que les montagnes se dérangent pour le laisser passer, et son Amour est si fort que, pendant la nuit, on le prendrait pour cette colonne de feu qui marchait en avant du Peuple Hébreu.

Il ne connaît pas la fatigue et ne craint aucune sorte de dénûment. Depuis plus de cent ans qu’il cherche, il n’a pas eu une heure de tristesse. Au contraire, plus il devient vieux et plus il se réjouit, car il sait qu’il ne peut mourir sans avoir trouvé ce qu’il cherche.

Mais voici que le moment approche, sans doute. Il a tellement fouillé le globe qu’il n’y a plus un seul coin, fût-ce le plus infâme ou le plus horrible, que son Espérance n’ait visité. Il a parcouru le fond des fleuves et cheminé dans le lit des mers.

Jugeant alors qu’il est arrivé, il s’arrête pour la première fois, et meurt d’amour dans un cimetière de lépreux, au milieu duquel est l’Arbre de Vie et où se promène, comme nous, au milieu des tombes, l’Esprit du Seigneur.