La Femme pauvre/Partie 1/Texte entier


Qui erant in pœnis tenebrarum, clamantes et dicentes : Advenisti, Redemptor noster.
Officium Defunctorum.


I



Ça pue le bon Dieu, ici !

Cette insolence de voyou fut dégorgée, comme un vomissement, sur le seuil très humble de la chapelle des Missionnaires Lazaristes de la rue de Sèvres, en 1879.

On était au premier dimanche de l’Avent, et l’humanité parisienne s’acheminait besogneusement au Grand Hiver.

Cette année, pareille à tant d’autres, n’avait pas été l’année de la Fin du monde et nul ne songeait à s’en étonner.

Le père Isidore Chapuis, balancier-ajusteur de son état et l’un des soulographes les plus estimés du Gros-Caillou, s’en étonnait moins que personne.

Par tempérament et par culture, il appartenait à l’élite de cette superfine crapule qui n’est observable qu’à Paris et que ne peut égaler la fripouillerie d’aucun autre peuple sublunaire.

Crapule végétale des moins fécondes, il est vrai, malgré le labour politique le plus assidu et l’irrigation littéraire la plus attentive. Alors même qu’il pleut du sang, on y voit éclore peu d’individus extraordinaires.

Le vieux balancier, qui venait d’entr’ouvrir la crapaudière de son âme en passant devant un lieu saint, représentait, non sans orgueil, tous les virtuoses braillards et vilipendeurs du groupe social où se déversent perpétuellement, comme dans un puisard mitoyen, les relavures intellectuelles du bourgeois et les suffocantes immondices de l’ouvrier.

Très satisfait de son mot, dont quelques dévotes, qui l’examinèrent avec horreur, s’étaient effarées, il allait, d’un pas circonflexe, vers une destination peu certaine, à la façon d’un somnambule que menacerait le mal de mer.

Il y avait comme un pressentiment de vertige sur ce mufle de basse canaille couperosé par l’alcool et tordu au cabestan des concupiscences les plus ordurières.

Une gouaillerie morose et superbe s’étalait sur ce mascaron de gémonies, crispant la lèvre inférieure sous les créneaux empoisonnés d’une abominable gueule, abaissant les deux commissures jusqu’au plus profond des ornières argileuses ou crétacées dont la litharge et le rogomme avaient raviné la face.

Au centre s’acclimatait, depuis soixante ans, un nez judaïque d’usurier ponctuel où se fourvoyait le chiendent d’une séditieuse moustache qu’il eût été profitable d’utiliser pour l’étrillage des roussins galeux.

Les yeux au poinçon, d’une petitesse invraisemblable et d’une vivacité de gerboise ou de surmulot, suggéraient, par leur froide scintillation sans lumière, l’idée d’un nocturne spoliateur du tronc des pauvres, accoutumé à dévaliser les églises.

Enfin l’aspect de ce ruffian démantibulé donnait l’ensemble d’un avorton implacable, méticuleux et présent jusque dans l’ivresse, que d’anciennes aventures auraient échaudé et qui, dès longtemps, n’avivait plus son cœur de goujat qu’à l’assaut des faibles et des désarmés.

Il n’était pas absolument sans lettres, cet excellent père Chapuis. Il lisait couramment des feuilles arbitrales et décisives, telles que La Lanterne ou Le Cri du peuple, croyant fort à l’avènement infaillible de la Sociale et bafouillant volontiers, dans les caboulots, de pâteux oracles sur la Politique et la Religion, ces deux sciences débonnaires et si prodigieusement faciles, — comme chacun sait, — que le premier galfâtre venu peut y exceller.

Quant à l’amour, il le dédaignait, sans phrases, le considérant négligeable, et si, d’aventure, quelque autre docteur y faisait la moindre allusion sérieuse, aussitôt il bouffonnait et pandiculait en s’esclaffant.

C’est pourquoi l’aimable Isidore assumait la considération d’un nombre incroyable de mastroquets.

On ne savait pas exactement ses origines, quoiqu’il s’affirmât d’extraction bourgeoise et périgourdine. Extraction lointaine, sans doute, puisque le drôle était né, disait-il lui-même, au faubourg du Temple, où ses parents avaient dû pratiquer de vagues négoces très parisiens sur lesquels il n’insistait pas.

Il se réclamait donc volontiers d’une ascendance provinciale digne de tous les respects et de collatéraux innombrables répartis au loin, dont il vantait les richesses, non sans flétrir avec énergie l’orgueil de propriétaires qui leur faisait méconnaître sa blouse glorieuse de citoyen travailleur. Effectivement, on n’en avait jamais vu un seul. Cette parenté problématique était ainsi, à la fois, une ressource de gloire et une occasion de déchaînements généreux.

Mais il se déchaînait encore plus contre l’injustice de sa propre destinée, racontant, avec l’emphase des aborigènes méridionaux, la malechance damnée qui avait paralysé toutes ses entreprises et l’improbité fangeuse des concurrents qui l’avait réduit à quitter la redingote du patron pour la vareuse du prolétaire.

Car il avait été réellement capitaliste et chef d’atelier travaillant à son compte, ou plutôt faisant travailler parfois une demi-douzaine d’ouvriers pour lesquels il parut être le commandeur des croyants de la ribote et de la vadrouille éternelle.

Le quartier de la Glacière se souvient encore de ces ajusteurs de rigolade, à l’équilibre litigieux, qu’on rencontrait chez tous les marchands de vins, où le singe, toujours ivre-mort, leur promulguait habituellement sa loi.

La déconfiture assez rapide, et suffisamment annoncée par de tels prodromes, n’étonna que Chapuis qui, d’abord, se répandit en imprécations contre la terre et les cieux et reconnut ensuite, avec une bonne foi de pochard, qu’il avait eu la bêtise d’être « trop honnête dans les affaires ».

Quant à la source désormais tarie de cette prospérité si éphémère, nul n’en savait rien. — Un petit héritage de province, avait dit vaguement le balancier. Certains bruits étranges, cependant, avaient autrefois couru qui rendaient assez douteuse l’explication.

On se souvenait très bien d’avoir connu cette arsouille avant les deux Sièges, entièrement dénuée de faste et trimballant d’atelier en atelier sa carcasse rebutée de mauvais compagnon.

Subitement, après la Commune, on l’avait vu riche de quelques dizaines de mille francs, dont il avait acheté son fonds.

Si la sourde rumeur du quartier ne mentait pas, cet argent, ramassé dans quelque horrible cloaque sanglant, eût été la rançon d’un prince du Négoce parisien inexplicablement préservé de la fusillade et de l’incendie, l’héroïque Chapuis ayant été commandant ou même lieutenant-colonel de fédérés.

La très mystérieuse et très arbitraire clémence, qui épargna certains factieux à l’issue de l’insurrection, s’était étendue sur lui comme sur bien d’autres plus fameux qu’on savait ou supposait détenteurs de secrets ignobles et dont on pouvait craindre les révélations.

On le laissa donc tranquillement cuver son ivresse de naufrageur et il ne fut pas même inquiété, ayant eu l’art, d’ailleurs, de se rendre parfaitement invisible pendant la période des exécutions sommaires.

Un peu plus tard, deux ou trois tentatives d’interview, pratiquées par des reporters de l’Ordre moral, ayant échoué d’une manière absolue devant l’abrutissement réel ou simulé de ce perpétuel ivrogne, on y renonça et le père Chapuis, un instant presque célèbre, réintégra pour jamais l’obscurité la plus profonde.

Il y avait ainsi sur cet homme tout un nuage de choses troubles qui lui donnait une importance d’oracle aux yeux des pauvres diables qu’il avait la condescendance de fréquenter et dont les âmes enfantines sont si aisément jugulées par tout aboyeur supposé malin. Le peuple souverain n’est-il pas devenu lui-même la Volaille sacrée des superstitions antiques pour les aruspices de cabaret dont la police, quelquefois, utilise volontiers la pénétration ?

Au résumé, le vieil Isidore avait la renommée d’un « sale bougre », expression générique dont la force ne sera pas contestée.

Il appartenait, sans aucun doute, à cette lignée idéale de chenapans que la Providence institua, dès l’origine, pour l’équilibre des Séraphins.

Ne fallait-il pas cette vase au fleuve de l’Humanité pour que le trouble et la puanteur de ses ondes pût l’avertir, lorsque quelque chose tomberait du ciel ? Et comment se pourrait-il qu’un cœur fut grand sans l’éducation merveilleuse de cet inévitable dégoût ?

Sans Barabbas, point de Rédemption. Dieu n’aurait pas été digne de créer le monde, s’il avait oublié dans le néant l’immense Racaille qui devait un jour le crucifier.


II



Malgré l’irrégularité de sa démarche, il paraît que le ci-devant patron balancier avait une affaire qui ne souffrait point de retard, car il ne s’arrêta pas au Rendez-vous des ennemis du phylloxéra et dédaigna de répondre aux avances d’un ébéniste gueulard qui le hélait du seuil du Cocher fidèle.

Peut-être aussi avait-il déjà son compte, quoiqu’il fût à peine midi, car il ne se laissa tenter par aucun de ces comptoirs de délices où, d’ordinaire, il multipliait les escales. D’ailleurs, il grommelait en crachottant sur ses bottes, symptôme connu de hargneuse préoccupation que les camarades respectaient.

Ayant ainsi repoussé toute consolation, il finit par arriver à sa porte, au milieu d’une triste rue de Grenelle qu’il habitait depuis sa faillite.

Parvenu assez péniblement au cinquième étage d’un escalier suffocant où plombs et latrines répandaient leurs épouvantables exhalaisons, il heurta du coude, à la façon des ataxiques, une porte squameuse qui paraissait être la plus fâcheuse entrée de l’enfer.

Cette porte s’ouvrit aussitôt et une vieille femme apparut, le regardant avec des yeux interrogateurs.

— Eh bien ? répondit-il, c’est une affaire arrangée, ça ne dépend plus que de la princesse.

Il entra et se laissa tomber sur une chaise quelconque, non sans avoir projeté dans la direction du foyer un jet de salive épaisse dont la courbe inexactement calculée s’acheva dans la ficelle d’une carpette vermiculeuse qui garnissait le devant de la cheminée.

Pendant que la vieille se hâtait d’essuyer du pied cette ordure, il graillonna surérogatoirement quelques doléances préalables.

— Ah ! nom de Dieu, c’est rien loin, ce cochon de faubourg Honoré, et pas le rond pour prendre l’omnibus, sans compter qu’il a fallu poser pour l’attendre, ce peintre de mes pieds qui travaille pour les aristos. Il n’était pas encore levé à dix heures. Et pas trop poli avec ça. J’avais bonne envie de l’engueuler. Mais je me suis dit que c’était pour ta fille et que c’est pas trop tôt tout de même qu’elle nous foute un peu de galette depuis six mois qu’elle est à rien faire… Dis donc, vieille poison, y a rien à boire ici ?

L’interpellée lança vers le ciel deux grands bras arides, en accompagnant ce geste d’un très long soupir.

— Hélas ! mon doux Jésus, que répondrai-je à ce pauvre chéri qui se donne tant de mal pour sa malheureuse famille ? Vous êtes témoin, bonne Sainte Vierge, qu’il n’y a plus rien dans la maison, que tout ce qui valait deux sous a été porté au Mont-de-piété et que toutes les reconnaissances ont été engagées pour avoir du pain. Ah ! mon aimable Sauveur, quand me retirerez-vous de ce monde où j’ai déjà tant souffert ?

Le mot « souffert », visiblement travaillé depuis des années, expirait dans un sanglot.

Isidore, étendant la main, saisit à plein poing le jupon de la cafarde, et la secouant avec énergie :

— En voilà assez, hein ? Tu sais que je n’aime pas que tu me fasses ta sale gueule de jésuite. Si c’est une danse qu’y te faut, tu n’as qu’à le dire, tu seras servie illico, et à l’œil. Et puis, c’est pas tout ça, où est-elle, ta bougresse de fille ?

— Mais Zizi, tu sais bien qu’elle devait aller chez la cousine Amédée, au boulevard de Vaugirard, pour tâcher moyen de lui emprunter une pièce de cent sous. Elle m’a dit qu’elle ne serait pas plus d’une heure. Quand tu as frappé, je croyais que c’était elle qui rentrait.

— Tu ne m’avais pas dit ça, vieux corbillard. Sa cousine est une salope qui ne lui foutra pas un radis, puisqu’elle m’a refusé à moi, l’autre jour, en me disant qu’elle n’avait pas d’argent pour les pochardises. Je la retiens, celle-là. Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! malheur de malheur ! ajouta-t-il presque à voix basse, c’est bibi qui se charge de lui chambarder sa boîte à punaises, quand viendra la prochaine. Enfin, suffit ! Nous l’attendrons en suçant nos pouces et nous verrons si Mademoiselle des Égards veut bien faire à ses vieux parents l’honneur de les écouter.

— Raconte-moi donc plutôt ta course de ce matin, dit, en s’asseyant, la doucereuse mégère. Tu dis que ça s’est arrangé avec ce M. Gacougnol ?

— Mais oui, deux francs de l’heure et trois ou quatre heures tous les jours, si la personne le botte, bien entendu. C’est un bon turbin, pas fatigant, qui ne l’éreintera pas, pour sûr. Il faut que ta mauviette soit chez lui demain à onze heures, ça se décidera tout de suite… Le chameau n’a pas l’air commode. Il m’a fait un tas de questions. Il voulait savoir si elle avait des amoureux, si on pouvait compter sur elle, si elle ne se soûlait pas de temps en temps. Est-ce que je sais, moi ? j’avais envie de lui dire m. — Il paraît qu’on ne m’aurait pas reçu sans la lettre du proprio. C’est un peu vexant tout de même d’avoir besoin de la protection de ces jean-foutres qui se défient de l’ouvrier comme si c’était du caca… En revenant, j’ai patiné jusqu’à la Croix-rouge pour taper un copain qui fait des journées de quinze francs dans la piété. Encore un qui n’est pas large des épaules, celui-là ! Il m’a allongé trois francs et encore j’ai payé la seconde tournée. Il est temps que Clotilde nous vienne en aide. J’ai fait assez de sacrifices. Et puis, moi d’abord, je suis pour la politique et la rigolade et l’atelier commence à me faire de l’effet par en bas, zut !

Ici, la vieille fit entendre un nouveau soupir de colombe sépulcrale et dit

— Quatre heures à deux francs, huit francs. Ça nous soutiendrait. Mais tu n’as pas peur que ce monsieur lui demande des choses trop difficiles ? Je te dis ça, mon Zidore, parce que je suis sa mère, à cet’ enfant. Il faudrait lui faire comprendre que c’est pour son bien. J’y en ai parlé ce matin. J’y ai dit que c’était pour se faire tirer en portrait par un grand artisse et ça lui a fichu le trac.

— Ah ! la sacrée garce ! Est-ce qu’elle va encore nous la faire à l’impératrice ? Attends un peu, je vas t’en fourrer de la dignité. Quand on n’a pas d’argent, on travaille pour en gagner et pour nourrir sa famille ; je ne connais que ça, moi !

Une rafale de silence vint couper le dialogue. Il semblait que ces deux êtres eussent peur de se refléter l’un dans l’autre, en trahissant les sales miroirs de leurs cœurs.

Chapuis se mit à bourrer sa pipe avec des gestes oratoires pendant que sa très digne femelle, toujours assise, les bras croisés et la tête légèrement inclinée sur l’épaule gauche, dans une attitude piaculaire d’hostie résignée, se tapotait du bout des doigts les os des coudes, en laissant flotter son regard dans la direction des cieux.


III



Le tabernacle était sinistre, éclairé par le livide plafond de ce ciel glacé de fin d’automne. Mais on peut supposer que le soleil rutilant des Indes l’aurait fait paraître encore plus horrible.

C’était la noire misère parisienne attifée de son mensonge, l’odieux bric-à-brac d’une ancienne aisance d’ouvriers bourgeois lentement démeublés par la noce et les fringales.

D’abord, un grand lit napoléonien qui avait pu être beau en 1810, mais dont les cuivres dédorés depuis les Cent Jours, le vernis absent, les roulettes percluses, les pieds eux-mêmes lamentablement rapiécés et les éraflures sans nombre attestaient la décrépitude. Cette couche sans délices, à peine garnie d’un matelas équivoque et d’une paire de draps sales insuffisamment dissimulés par une courte-pointe gélatineuse, avait dû crever sous elle trois générations de déménageurs.

Dans l’ombre de ce monument, qui remplissait le tiers de la mansarde, s’apercevait un autre matelas, moucheté par les punaises et noir de crasse, étalé simplement sur le carreau. De l’autre côté, un vieux voltaire, qu’on pouvait croire échappé au sac d’une ville, laissait émigrer ses entrailles de varech et de fil de fer, malgré l’hypocrisie presque touchante d’une loque de tapisserie d’enfant. Auprès de ce meuble que tous les fripiers avaient refusé d’acquérir, apparaissait, surmontée de son pot à eau et de sa cuvette, une de ces tables minuscules de crapuleux garnos qui font penser au Jugement dernier.

Enfin, au, devant de l’unique fenêtre, une autre table ronde en noyer, sans luxe ni équilibre, que le frottement le plus assidu n’aurait pas fait resplendir, et trois chaises de paille dont deux presque entièrement défoncées. Le linge, s’il en restait, devait se fourrer dans une vieille malle poilue et cadenassée sur laquelle s’asseyaient parfois les visiteurs.

Tel était le mobilier, assez semblable à beaucoup d’autres dans cette joyeuse capitale de la bamboche et du désarroi.

Mais ce qu’il y avait de particulier et d’atroce, c’était la prétention de dignité fière et de distinction bourgeoise que la compagne sentimentale de Chapuis avait répandue, comme une pommade, sur la moisissure de cet effroyable taudis.

La cheminée, sans feu ni cendres, eût pu être mélancolique, malgré sa laideur, sans le grotesque encombrement de souvenirs et de bibelots infâmes qui la surchargeaient.

On y remarquait de petits globes cylindriques protégeant de petits bouquets de fleurs desséchées ; un autre petit globe sphérique monté sur une rocaille en béton conchylifère, où le spectateur voyait flotter un paysage de la Suisse allemande ; un assortiment de ces coquillages univalves dans lesquels une oreille poétique peut aisément percevoir le murmure lointain des flots ; et deux de ces tendres bergers de Florian, mâle et femelle, en porcelaine coloriée, cuits pour la multitude, on ne sait dans quelles manufactures d’ignominie.

À côté de ces œuvres d’art, se découvraient des images de dévotion, des colombes qui buvaient dans un calice d’or, des anges portant à brassées le « froment des élus », des premiers communiants très frisés, tenant des cierges dans du papier à dentelles, puis deux ou trois questions du jour : « Où est le chat ? Où est le garde champêtre ? » etc., inexplicablement encadrées dans des passe-partout.

Enfin des photographies d’ouvriers, de militaires ou de négociants respectables des deux sexes. Le nombre était incroyable de ces effigies qui montaient en pyramide jusqu’au plafond.

Çà et là, le long des murs, dans les intervalles des guenilles, quelques cadres étaient appendus. Évidemment, on se serait indigné de n’y pas trouver la fameuse gravure, si chère aux cœurs féminins, Enfin, seuls ! dans laquelle on ne s’arrête pas d’admirer un monsieur riche qui serre, décidément, dans ses bras, sous l’œil de Dieu, sa frémissante épousée.

Cette gravure de notaire ou de fille en carte était la gloire des Chapuis. Ils avaient amené un jour un cordonnier de Charenton pour la contempler.

Le reste, — d’effrayantes chromolithographies achetées aux foires ou délivrées dans les bazars populaires, — sans s’élever jusqu’à ce pinacle esthétique, ne manquait pas non plus d’un certain ragoût, et, surtout, de cette distinction plus certaine encore dont la mère Chapuis raffolait.

Cette gueuse minaudière était une des plus décourageantes incarnations de l’orgueil imbécile des femmes, et la carie contagieuse de cet « os surnuméraire », suivant l’expression de Bossuet, aurait fait reculer la Peste.

Elle était enfant naturelle d’un prince, disait-elle mystérieusement, d’un très noble prince, mort avant d’avoir pu la reconnaître. Elle n’avait jamais voulu dire le nom du personnage, ayant déclaré sa résolution d’ensevelir ce secret glorieux dans le plus intime de son cœur. Mais toutes ses hauteurs de chipie venaient de là.

Personne, bien entendu, n’avait entrepris la vérification de cette origine. Il fallait pourtant qu’il y eût quelque chose de vrai, car la quinquagénaire faisandée qui concubinait avec l’immonde Chapuis avait été une femme assez aristocratiquement belle, supérieure par comparaison aux milieux ouvriers dans lesquels elle avait toujours vécu.

Fille d’une ravaudeuse quelconque et d’un père inconnu, elle s’était trouvée, à dix-huit ans, soudainement accommodée d’une petite fortune et mariée presque aussitôt à un respectable industriel de la rue Saint-Antoine.

Il est vrai que l’éducation première avait manqué d’une façon indicible. Ayant à peine connu sa mère prématurément ravie à la prostitution clandestine, elle avait été recueillie et adoptée par une matelassière de Montrouge.

Cette marâtre, suscitée par l’influence probable du fameux « prince », l’éleva soigneusement, dans la rue. Elle n’aurait pu, d’ailleurs, lui conférer, avec des gifles quotidiennes, que sa personnelle expérience du crin végétal et de la filasse, initiation que ne mentionnait pas, sans doute, le programme d’études.

Elle envoya donc l’enfant à l’école où les acquisitions de ce jeune esprit ne dépassèrent pas, en plusieurs années, l’art d’écrire sans orthographe et de calculer sans exactitude. Mais la vase de divers égouts n’eut pas de secrets pour elle. Le biceps arithmétique ne devait se développer que plus tard, c’est-à-dire à l’arrivée de l’argent.

Lorsque ce visiteur fut annoncé, sous la réserve conditionnelle de l’acceptation d’un certain mari, la touchante vierge lacédémonienne, oublieuse des renards qui avaient pu ravager son flanc, découvrit en elle, tout à coup, les germes auparavant ignorés de la plus âpre vertu, et le négociant qui l’épousait, heureux d’une caissière légitime qui ferait prospérer son comptoir, n’en demanda pas davantage.

Elle devint, alors, la Bourgeoise, pour le temps et l’éternité.

Son langage, par bonheur, conserva la succulence faubourienne. Elle disait fort bien donnez-moi-z-en et allez-leur-z-y-dire. Mais, en même temps que changeait son destin, son âme se trouva miraculeusement purifiée de l’escafignon des rues de Paris et de la gravéolence des banlieues infâmes ou s’étaient pourries les tristes fleurs de sa misérable enfance. Assainissement et oubli complets.

En un mot, elle fut une épouse irréprochable, ah ! juste ciel ! et qui devait attirer, pour sûr, les bénédictions les plus rares sur la boutique de l’heureux époux qui ne comprenait pas son bonheur.

Naturellement, elle avait de la religion, parce qu’il est indispensable d’en avoir, quand on est « du monde bien », une religion raisonnable, cela va de soi, sans exagération ni fanatisme.

On était en plein règne de Louis-Philippe, roi citoyen, et c’était à peine si toutes les vaches universitaires ou philosophiques de cette époque lumineuse pouvaient suffire au vaccin qu’on inoculait à l’esprit français pour le préserver des superstitions de l’ancien régime.

Toutefois, la jeune madame Maréchal, — tel était le nom de cette chrétienne, — n’endurait pas les plaisanteries sur la piété, et son mari, qui adorait la gaudriole de Béranger, dut être souvent ramené, de façon sévère, au sentiment des convenances de sa position.

Car, il est temps de le déclarer, cette personne vraiment ineffable était, avant tout, une âme poétique. Le trésor de poésie qui gisait en elle lui avait été révélé par quelques Méditations de Lamartine, qu’elle appelait « son divin Alphonse », et par deux ou trois élégies farinières de Jean Reboul, telles que L’Ange et l’Enfant : « Charmant enfant qui me ressemble… la terre est indigne de toi. » Quand elle eut une fille, après deux ans de mariage, ce bégueulisme s’exaspéra jusqu’à produire la plus haïssable et la plus rechignée de toutes les pécores. En conséquence, le quartier était unanime et n’avait qu’un cri pour célébrer l’impeccable rigidité de ses mœurs.

Une fois, pourtant, l’envié Maréchal surprit sa femme en compagnie d’un gentilhomme peu vêtu. Les circonstances étaient telles qu’il aurait fallu, non seulement être aveugle, mais sourd autant que la mort, pour conserver le plus léger doute.

L’austère matrone, qui le cocufiait avec un enthousiasme évidemment partagé, n’était pas assez littéraire pour lui servir le mot sublime de Ninon : « Ah ! vous ne m’aimez plus ! vous croyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas ce que je vous dis ! » Mais ce fut presque aussi beau.

Elle marcha sur lui, gorge au vent, et d’une voix très douce, d’une voix profondément grave et douce, elle dit à cet homme stupéfait :

— Mon ami, je suis-t-en affaires avec Monsieur le Comte, allez donc servir vos pratiques, n’est-ce pas ? Après quoi elle ferma sa porte.

Et ce fut fini. Deux heures plus tard, elle signifiait à son mari de n’avoir plus à lui adresser la parole, sinon dans les cas d’urgence absolue, se déclarant lasse de condescendre jusqu’à son âme de boutiquier et bien à plaindre, en vérité, d’avoir sacrifié ses espérances de jeune fille à un malotru sans idéal qui avait l’indélicatesse de l’espionner. Elle n’oublia pas, en cette occasion, de rappeler sa naissance illustre.

À dater de ce jour, l’épouse exemplaire ne marcha plus qu’avec une palme de martyre et l’existence devint un enfer, un lac de très profonde amertume pour le pauvre cocu dompté qui se mit à boire et négligea ses affaires.

La vie est trop courte et le roman trop précaire pour que le poème de cette décadence commerciale puisse être ici raconté. Voici l’épilogue.

Au bout de quatre ans, la faillite était consommée, le mari enfermé dans un asile de gâteux, et, ruinée du même coup, la femme avec l’enfant logée d’une manière quelconque au fond du faubourg Saint-Jacques, où la clémence d’un créancier lui avait permis d’apporter quelques-uns de ses anciens meubles.

La martyre vécut là jusqu’en 1872, époque mémorable où elle fit la connaissance de Chapuis. Ses ressources étant nulles, elle subsista, néanmoins, assez confortablement, de ses travaux prétendus d’aiguille, qu’elle exécutait, il faut croire, à la satisfaction des personnes, puisqu’elle se disait accablée de commandes, quoique on ne la vit coudre que très rarement dans sa chambre. Mais il faut supposer aussi qu’elle s’exténuait en ville, car elle rentrait ordinairement fort tard et souvent même ne rentrait pas du tout.

La pauvre enfant grandissait comme elle pouvait dans une crainte horrible de sa mère, qui la contraignait quelquefois à passer la nuit pour l’attendre, ayant besoin, disait-elle, de trouver au logis des preuves d’affection et de dévouement, après une journée saintement accomplie dans le travail.

Cette petite fille, qui devint ainsi, peu à peu, une jeune fille et même une femme, bien que mal nourrie et plus mal vêtue, conserva longtemps une tremblante admiration pour sa mère, qui ne la battait pas trop, qui l’embrassait même, de loin en loin, dans des jours de crise maternelle et dont la mise, inquiétante pour une ouvrière, l’étonnait.

Elle croyait naïvement à la réalité des insondables souffrances de cette sacrilège farceuse qui la conduisait une fois par an sur la tombe de son père mort « sans repentir » et lui racontait, avec la voix des saintes veuves agonisantes, le châtiment rigoureux de cet impie qui avait méconnu et brisé son cœur.

La lumière vint plus tard, extrêmement tard, lorsque, travaillant elle-même d’une façon très réelle et très dure, et nourrissant à peu près sa mère qui commençait probablement à dégoûter le trottoir, elle la vit, lâchant tout à coup ses airs augustes, devenir la femelle et la concubine attitrée du sinistre voyou dont le seul aspect l’emplissait d’horreur.

La veuve Maréchal ainsi transformée en femme Chapuis, désignée même quelquefois sous le nom plus euphonique de mère Isidore, avait, dès lors, vieilli salement sous la botte active du chenapan qui l’assommait volontiers.

L’odieuse créature qui n’avait jamais aimé personne l’adorait inexplicablement, lui appartenait corps et âme, jouissait d’être rossée par lui et aurait fait calciner sa fille pour lui plaire. Elle n’était humble que devant lui, ayant gardé avec tous les autres ses anciennes manières d’autruche qui la faisaient exécrer.

Physiquement, elle était devenue hideuse, au désespoir du ruiné Chapuis, qui n’aurait pas abhorré de liciter sa tendre compagne, mais qui ne pouvait plus l’offrir désormais qu’en qualité de guenille bonne à laver les dalles des morts dans un hôpital de lépreux.


IV



La porte s’ouvrit enfin et Clotilde parut. Ce fut comme l’entrée d’avril dans la cale d’un ponton.

Clotilde Maréchal, « la fille à Isidore », comme on disait dans Grenelle, appartenait à la catégorie de ces êtres touchants et tristes dont la vue ranime la constance des suppliciés.

Elle était plutôt jolie que belle, mais sa haute taille, légèrement voûtée aux épaules par le poids des mauvais jours, lui donnait un assez grand air. C’était la seule chose qu’elle tînt de sa mère, dont elle était le repoussoir angélique, et qui contrastait avec elle en disparates infinies.

Ses magnifiques cheveux du noir le plus éclatant, ses vastes yeux de gitane captive, « d’où semblaient couler des ténèbres », mais où flottait l’escadre vaincue des Résignations, la pâleur douloureuse de son visage enfantin dont les lignes, modifiées par de très savantes angoisses, étaient devenues presque sévères, enfin la souplesse voluptueuse de ses attitudes et de sa démarche lui avaient valu la réputation de posséder ce que les bourgeois de Paris appellent entre eux une tournure espagnole.

Pauvre Espagnole, singulièrement timide ! À cause de son sourire, on ne pouvait la regarder sans avoir envie de pleurer. Toutes les nostalgies de la tendresse — comme des oiselles désolées que le bûcheron décourage, — voltigeaient autour de ses lèvres sans malice qu’on aurait pu croire vermillonnées au pinceau, tellement le sang de son cœur s’y précipitait pour le baiser.

Ce navrant et divin sourire, qui demandait grâce et qui bonnement voulait plaire, ne pouvait être oublié, quand on l’avait obtenu par la plus banale prévenance.

En 1879, elle avait environ trente ans, déjà trente ans de misères, de piétinement, de désespoir ! Les roses meurtries de son adolescence de galère avaient été cruellement effeuillées par les ouragans, dans la vasque noire du mélancolique jardin de ses rêves, mais, quand même, tout un orient de jeunesse était encore déployé sur elle, comme l’irradiation lumineuse de son âme que rien n’avait pu vieillir.

On sentait si bien qu’un peu de bonheur l’aurait rendue ravissante et qu’à défaut de joie terrestre, l’humble créature aurait pu s’embraser peut-être, ainsi que la torche amoureuse de l’Évangile, en voyant passer le Christ aux pieds nus !

Mais le Sauveur, cloué depuis dix-neuf siècles, ne descend guère de sa Croix, tout exprès pour les pauvres filles, et l’expérience personnelle de l’infortunée Clotilde était peu capable de la fortifier dans l’espoir des consolations humaines.

Quand elle entra, la vue de Chapuis la fit reculer instinctivement. Ses jolies lèvres frémirent et elle parut sur le point de prendre la fuite. Cet homme était, en effet, le seul être qu’elle crût avoir le droit de haïr, ayant souffert par lui d’une épouvantable façon.

Elle referma la porte, cependant, et dit à sa mère, en jetant sur la table une pièce de cinquante centimes :

— Voilà tout ce que marraine a pu faire pour nous. Elle allait se mettre à table et son déjeuner sentait bien bon. Mais je savais que tu m’attendais, petite mère, et je n’aurais pas osé lui dire que j’avais très faim.

Isidore se mit à beugler.

— Ô la vache ! Et tu ne lui as pas foutu ça par la figure, à cet’Héloïse du champ de navets, qui a gagné plus de cent mille francs à se mettre sur le dos avec sa sale carne à cochons ? Vrai ! t’es pas dégourdie, ma fille.

Il s’était levé de sa chaise pour dilater son gueuloir et la doléance apitoyée de la fin fut accompagnée d’une gesticulation de vieux paillasse, à décourager la muse de l’ignominie.

Les joues pâles de Clotilde étaient déjà pourpres et les sombres lacs de ses yeux si doux flamboyèrent.

— D’abord, cria-t-elle, je ne suis pas votre fille, Dieu merci ! et je vous défends de me parler comme si vous étiez mon père. Et puis, ma marraine est une honnête femme que vous n’avez pas le droit d’insulter. Elle nous a rendu assez de services, depuis longtemps. Si elle n’est pas plus généreuse aujourd’hui, c’est que vous l’avez dégoûtée par votre hypocrisie et votre fainéantise de pochard, entendez-vous ? J’en ai assez, moi aussi, de votre insolence et de vos méchancetés et si vous n’êtes pas content de ce que je vous dis, j’aurai bientôt fait de partir et de quitter cette baraque de malheur, quand je devrais mourir dans la rue !

La vieille, à son tour, s’élança entre les deux adversaires et profita de l’occasion pour dégainer le grand jeu pathétique inventé par elle, qui consistait à roucouler sur divers tons, en ramant de ses deux mains jointes, du haut en bas et d’Orient en Occident.

— Ô mon enfant ! est-ce ainsi que tu oses parler à celui que le ciel nous a envoyé pour adoucir les derniers jours de ta pauvre mère qui s’est sacrifiée pour toi ? Moi aussi, j’ai été belle dans ma jeunesse et j’aurais pu m’amuser comme tant d’autres, et courir le monde comme une fille de rien, si j’avais écouté le Tentateur. Mais j’ai su me ranger à mon devoir et je me suis immolée à ton père. Que le bon Dieu et tous ses saints me préservent d’accuser le malheureux devant sa fille ! Mais je prends le ciel à témoin des douleurs que m’a fait endurer cet homme sanguinaire qui se baignait dans mes larmes et se repaissait de mes tourments. Ce que mon cœur a souffert, c’est un secret que j’emporterai avec moi dans la tombe. Ô Clotilde ! épargne le cœur brisé de ta sainte mère. N’augmente pas son martyre. Respecte aussi les cheveux blancs de ce noble ami qui doit me fermer les yeux. Et toi, mon consolateur, mon dernier amour, pardonne à cette enfant qui ne te connaît pas. Montre-toi généreux pour qu’elle apprenne à te chérir et à t’adorer. Ô mon Zizi, ô ma Cloclo bien-aimée, vous m’abreuvez de fiel et d’absinthe, vous rouvrez toutes mes blessures, vos querelles redoublent en moi le désir de mon éternelle patrie, où les anges tressent ma couronne. Tuez-moi plutôt. Tenez ! je m’offre en holocauste. Me voici entre vous deux !

Et la papelarde sinistre abaissant son chef déplumé dans la direction présumée de son fameux cœur, se tenant debout, au pied d’une croix invisible, lança ses immenses bras vers l’un et l’autre horizon, geste suprême et définitif qui la fit ressembler à quelque potence géminée d’une ancienne fourche patibulaire.

Chapuis, manifestement embêté, n’avait aucun désir bien actuel de tuer qui ce fût. En l’absence de Clotilde et surtout, en d’autres circonstances, une claque certaine aurait arrêté, dès le début, le tragique monologue. Mais il comptait agir sur la volonté de la jeune femme qu’une brutalité nouvelle pouvait rendre indomptable et qui aurait assurément défendu sa mère contre lui, malgré sa honte infinie de la trouver si menteuse et si ridicule. Il prit, en conséquence, le parti d’adopter une conciliante et persuasive bonhomie.

— Allons ! c’est bien, la vieille, tu peux aller t’asseoir. Personne n’a envie de te démolir. On a le temps d’y penser jusqu’à Noël, si tu peux mettre, d’ici là, un peu de margarine sur tes abatis. Mademoiselle Clotilde, ajouta-t-il avec une pointe de blague aussitôt réprimée, donnez-vous donc la peine de prendre une chaise, vous savez qu’on ne les paie pas. Vous m’avez mécanisé tout à l’heure, mais je ne vous en veux pas. On a besoin de s’engueuler de temps en temps, n’est-ce pas, la mère ? Ça entretient l’amitié. Vous m’avez traité de pochard. Mon Dieu ! Je ne dis pas, je ne me fais pas meilleur qu’un autre. Mais on se doit des honnêtetés entre camarades, quand on n’est pas des sauvages, et un petit verre par-ci, par-là, ça ne fait de tort à personne. Ta mère non plus ne crache pas dessus, quand ça se rencontre. Mais c’est pas ça que j’avais à te dire. Il y a que je t’ai trouvé une position, du bon travail bien payé. Ça ne te crèvera pas de faire voir ta peau à un peintre et de poser en petite bonne vierge pour ses tableaux. Deux francs de l’heure, c’est à regarder quand on est dans la mélasse. Et puis, faut pas croire à des bêtises. D’abord, la vieille n’aurait pas voulu et je ne suis pas un marlou, peut-être. On aime à lever le coude, c’est possible, mais on a sa dignité. Si ce particulier te manquait de respect, il aurait à faire à moi, Isidore Chapuis ! Tu pourras lui dire ça de ma part.

Sur ce dernier mot, ayant redressé crânement son torse d’insecte et frappé de la main ses côtes sonores, il s’arrêta un instant pour cracher de nouveau dans la cheminée et reprit en montrant l’odieux galetas :

— Reluque-moi le belvédère ! C’est coquet pour des marquises ! Est-ce qu’on peut recevoir quelqu’un ici ? On ne demande pas la chambre des pairs, mais, tout de même, on se plairait ailleurs que dans un pareil goguenot. Seulement, il ne faudrait pas faire ta tête de Mademoiselle Tout-en-noir. On ne veut pas te manger. On ne te demande que d’être une bonne fille bien raisonnable, et de nous aider à ton tour. C’est juste, pas vrai ? On t’a pas laissé manquer du nécessaire, depuis que t’es sortie de l’hôpital et que tu te croises les bras toute la sainte journée…

La tremblante Clotilde était comme une hirondelle dans la main d’un vagabond. La scène grotesque de sa mère avait éteint sa faible colère et glacé son âme. Un dégoût immense et une humiliation infinie la tenaient immobile sous le regard désormais triomphant du misérable dont le langage l’épouvantait en la profanant.

Il y avait en elle une trop ancienne acceptation des amertumes pour que ses révoltes fussent désormais autre chose que de très pâles et de très rapides éclairs.

Puis, les derniers mots l’accablaient. Elle s’accusait d’avoir été inutile pendant plusieurs mois, d’être restée étendue et sans force des journées entières, et d’avoir mangé le pain de cet homme abominable.

Il fallait donc, — ô Dieu de miséricorde ! — avaler encore cette ignominie, devenir un modèle d’atelier, de la chair à palette, faire toiser son corps du matin au soir, par des peintres ou des sculpteurs !

Ce n’était peut-être pas aussi déshonorant que la prostitution, mais elle se demandait si ce n’était pas encore plus bas. Elle se souvenait très bien d’en avoir vu, de ces femmes, en passant, le matin, devant l’École des Beaux-Arts, avant l’ouverture des ateliers. Elles lui avaient paru horribles de canaillerie, d’impudeur professionnelle, de lâche torpeur accroupie, et il lui avait semblé que le dernier échelon de la misère eût été de ressembler à ce bétail de l’académie et du chevalet que le vieux Dante eût pensivement examiné en revenant de son enfer.

Il le fallait bien, sans doute, puisqu’elle avait dû renoncer à son métier de doreuse, qui avait failli lui coûter la vie, et qu’ayant perdu force et courage elle n’était plus bonne à rien qu’à souffrir et à être traînée par les pieds ou par les cheveux dans les immondices.

Elle ne répondit pas, s’étonnant elle-même d’être sans un mot de protestation. Accablée de lassitude, elle parut s’incliner.

La mère, alors, estimant la bataille gagnée, vint lui prendre la tête entre ses bras, de manière à pouvoir joindre ses mains sur le chignon et, dans cette posture, exhala vers le ciel d’actives actions de grâces pour le remercier, comme il convenait, d’avoir attendri le cœur de sa fille.

À ce spectacle, Chapuis se souvint aussitôt d’un rendez-vous important dont l’urgence était extrême et disparut, laissant quelques centimes, pour ne rentrer qu’à trois heures du matin, complètement soûl.


V



On a deviné que le matelas étalé par terre, dont il fut parlé plus haut, appartenait à Clotilde.

Il serait facile de passer pour un narrateur infiniment vraisemblable en supposant une couche moins romantique et plus douce. Mais telles sont les mœurs d’un certain monde populaire et cette histoire douloureuse n’est que trop véridique en ses détails.

Elle dormait là, depuis deux ans, c’est-à-dire depuis la ruine de Chapuis. Auparavant, on habitait un appartement assez confortable aux environs du parc Montsouris, et Clotilde avait sa chambre.

Mais la culbute soudaine et totale du balancier n’avait pas permis qu’on y restât plus longtemps qu’il ne fallait pour trouver un nouveau gîte qui fût un peu moins inclément que l’hôtellerie de la lune.

À la réserve de six semaines passées à l’hôpital et qui, par comparaison, lui avaient paru bienheureuses, la pauvre fille avait donc couché là deux ans, derrière l’ordure de ces deux vieillards infâmes dormant auprès d’elle, roulée dans ses guenilles, en proie aux affres d’un dégoût mortel, que l’accoutumance n’avait pu guérir. Elle ne dormit guère cette nuit-là. Ses pensées la faisaient trop souffrir. Elle avait froid, aussi, et grelottait sous la ficelle de ses haillons, car l’effrayant hiver de cette année, si funeste aux pauvres, commençait déjà.

Elle songeait, en regardant les ténèbres, que c’était pourtant bien cruel de n’avoir pas même le droit de pleurer dans un misérable coin. Car, en supposant que l’horreur de salir ses larmes ne l’eût pas empêchée de les répandre quelquefois sur le fumier de cette étable à cochons, une effusion si mélancolique eût été blâmée à l’instant comme une preuve d’égoïsme et de lâcheté criminelle.

Chapuis n’aurait pas manqué de lui prodiguer l’ironie de ses consolations ordurières et la martyre eût réavalé devant elle son vieux calice, au milieu d’une bourrasque de soupirs, en la suppliant, au nom du ciel, de vouloir bien comparer ses douleurs aux siennes.

Dès son enfance la plus lointaine, cette chenille du Purgatoire avait exigé rigoureusement qu’elle ne se plaignît jamais, prétendant qu’une enfant doit être la récompense et la « couronne » d’une mère. Elle avait même là-dessus d’humides phrases empruntées à la rhétorique jaculatoire des images de dévotion qu’elle idolâtrait.

Le cœur de la malheureuse fillette, comprimé dans un étau implacable, avait donc résorbé silencieusement ses peines, sans avoir jamais pu se barricader ni s’endurcir.

Quoi qu’on pût lui faire, elle agonisait de la soif d’amour et, n’ayant personne à chérir, elle entrait parfois, au milieu du jour, dans les pénombrales églises, pour y sangloter à l’aise au fond de quelque chapelle tout à fait obscure…

Pauvre être abandonné ! C’était dur de penser qu’elle n’avait pas eu d’autres joies dans son enfance ni dans les plus fraîches années de sa jeunesse ! Sans doute, elle avait bien essayé de se lier avec les apprenties qu’elle avait connues à son atelier de dorure. Mais sa timidité presque maladive leur avait déplu, sa douceur extrême et la noblesse ingénue de son maintien avaient révolté ces petites souillasses qui la traitèrent de « poseuse », en même temps qu’une pudeur instinctive la préservait de leurs putréfiants exemples.

Ah ! certes, elle avait tout appris et ses oreilles ne lui avaient guère permis d’ignorer les fanges les plus intimes de l’humanité d’en bas ! Mais le ramage vicieux de ces impubères ne pénétrait pas son âme, qui demeurait aussi chaste que le rosaire d’une visitandine.

C’est pour cela qu’elle allait offrir ses larmes au Dieu des églises, sans savoir qu’elle accomplissait ainsi le grand sacrifice, la béatifique et la formidable Offrande qui a beaucoup plus, sans doute, que le pouvoir de déplacer les constellations, puisque le Seigneur Jésus n’a pas obtenu de boisson meilleure pour le réconforter dans la Sueur de Sang et dans l’Agonie.

Elle n’était pourtant pas ce que les Éaques des sacristies appellent une pieuse enfant. Elle avait reçu le semblant d’instruction religieuse que confèrent ordinairement, dans les paroisses de Paris, les entrepreneurs de catéchisme.

Sa mère qui ne se livrait à d’autres pratiques dévotieuses que l’invocation postiche d’un ciel décousu et qui pensait, comme toute vraie guenon bourgeoise, que « les simagrées offensent notre Créateur », n’était pas précisément le modèle qu’il aurait fallu pour l’acheminer à la perfection chrétienne.

Elle lui avait « fait faire » sa première communion, à l’exemple de toutes les paillardes femelles de boutiquiers, parce que c’était l’occasion d’un exceptionnel déploiement de sensibilité maternelle. Mais elle aurait improuvé les exagérations superstitieuses de la prière et surtout l’inutile effusion des larmes dans des endroits écartés.

Scrupuleusement, elle observait la profonde liturgie des détaillants orthodoxes, laquelle consiste à tirer les Rois, à manger de la merluche le Vendredi Saint, des crêpes à la Saint-Jean, de la cochonnaille à Noël et surtout, oh ! surtout, à porter des fleurs aux « chers absents », le Jour des Morts. Le paroxysme du délire eût été de lui demander davantage.

Oui, ces heures d’attendrissement avaient été les meilleures de la vie de Clotilde et le simulacre de passion qui lui était venu plus tard ne les avait certes pas values.

Au moins, elles ne lui avaient pas laissé d’amertume, ces heures bénies, où les sources de son cœur invoquaient silencieusement les sources du ciel.

Elle se souvenait d’avoir senti la Douceur même et quand elle fondait en pleurs, c’était comme une impression très lointaine, infiniment mystérieuse, un pressentiment anonyme d’avoir étanché des soifs inconnues, d’avoir consolé. Quelqu’un d’ineffable…

Un certain jour, ah ! ce souvenir ne s’effacerait jamais, un Personnage lui avait parlé, un prêtre à longue barbe blanche de patriarche, portant la croix pectorale et l’améthyste et qui paraissait venir de ces solitudes situées aux confins du monde où se promènent, sous des cieux terribles, les lions évangéliques de l’Épiscopat.

Voyant pleurer une si jeune fille, il s’était approché, la considérant avec bonté. Il l’avait bénie d’une très lente bénédiction, en remuant doucement les lèvres, et lui posant ensuite la main sur la tête, à la façon d’un dominateur des âmes

— Mon enfant, avait-il dit, pourquoi pleurez-vous ?

Elle l’entendait encore, cette voix calme et pénétrante qui lui avait paru la voix d’un être surhumain. Mais qu’aurait-elle pu répondre, en un tel moment, sinon qu’elle se mourait du désir de vivre ? Elle le regarda seulement de ses grands yeux de chevrette perdue, où se lisait si bien sa peine.

C’est alors que l’étranger ajouta ces paroles étonnantes qu’elle ne devait jamais oublier :

— On a dû, quelquefois, vous parler d’Ève, qui est la Mère du genre humain. C’est une grande Sainte aux yeux de l’Église, quoiqu’on ne l’honore guère dans cet Occident où son nom est souvent mêlé à des réflexions profanes. Mais on l’invoque toujours, dans nos chrétientés du vieil Orient, où les traditions antiques se sont conservées. Son Nom signifie la Mère des Vivants… Dieu, qui fait toutes nos pensées, a voulu, sans doute, que je me souvinsse d’Elle en vous voyant. Adressez-vous donc à cette mère qui vous est plus proche que celle qui vous engendra. Elle seule, croyez-moi, peut vous secourir, puisque vous ne ressemblez à personne, pauvre enfant qui avez soif de la Vie !… Peut-être aussi l’Esprit-Saint vous a-t-il marquée de son redoutable Signe, car les voies sont bien inconnues… Adieu, ma douce fille, je repars dans quelques instants pour des contrées éloignées d’où je ne reviendrai probablement jamais, à cause de mon très grand âge… Cependant, je ne vous oublierai pas… Quand vous serez dans les flammes, souvenez-vous du vieux missionnaire qui priera pour vous au fond des déserts.

Et il était parti, en effet, après avoir laissé une pièce de vingt francs, sur l’accoudoir du prie-Dieu, où Clotilde resta clouée par l’étonnement et par le respect le plus indicible.

Incapable de se renseigner sur-le-champ, elle ne sut rien de ce vieillard qu’elle crut avoir été envoyé tout exprès par le Père des enfants qui souffrent. Il fut pour elle, simplement, le « Missionnaire ».

En souvenir de lui, elle s’adressait souvent avec une tendresse naïve à cette Mère commune dont nul autre prêtre, assurément, ne lui eût ainsi parlé et souvent aussi elle se demanda ce que pouvaient bien signifier ces « flammes » au milieu desquelles il faudrait, un jour, qu’elle se souvint de son visiteur…

Elle se fit naturellement voler les vingt francs par sa mère qui ne demanda pas d’explication et qui lui laissa même un peu plus de liberté qu’auparavant, jusqu’au jour où, ne voyant décidément pas affluer de nouveaux trésors, elle redevint la duègne farouche et lui déclara qu’elle était trop « sotte » pour qu’on lui permît de s’exposer aux séductions et aux aventures. L’innocente fille ne connaissait pas alors cette horrible vieille, ainsi qu’on l’a fait observer, et ne devait sentir que plus tard l’abomination de ses calculs.

Tout le passé remontait ainsi dans sa mémoire, pendant cette insomnie douloureuse. Elle avait à peine seize ans à l’époque du Missionnaire et, depuis, qu’était-elle devenue, grand Dieu !

Elle qui avait cru sangloter dans les bras des anges et à qui le Seigneur même voulut envoyer un messager, dans quel abîme de profanation n’était-elle pas descendue ! Elle n’arrivait pas à comprendre cette chute affreuse. N’aurait-elle donc pu, s’appuyant sur la prière, sur les sacrements, sur tous les pilastres des lieux saints où le Sauveur agonise, échapper à cette infâme espérance de bonheur terrestre qui l’avait si férocement déçue ?…

Car les faits sont inexorables, ils ne connaissent point la pitié, et l’oubli même, — si on pouvait l’obtenir, — est sans pouvoir pour anéantir leur témoignage accablant…

— Toute la puissance des cieux ne pourrait faire que je n’aie pas appartenu volontairement à cet homme et que je ne sois pas souillée de lui jusque dans la mort ! Ô mon Dieu ! mon Dieu !


VI



Gémissante, elle s’était dressée dans les ténèbres. Elle devenait folle d’angoisse, quand cette idée reparaissait avec précision.

Son aventure avait été d’une banalité désespérante. Elle avait succombé, comme cent mille autres, à l’inamovible trébuchet de la séduction la plus vulgaire. Elle s’était perdue simplement, bêtement, avec un Faublas de ministère qui ne lui avait rien promis ni rien donné, pas même le plaisir d’une heure, et dont elle n’avait elle-même rien espéré ni rien attendu.

La vérité crucifiante, c’est qu’elle s’était livrée à un bellâtre quelconque, parce qu’il s’était trouvé sur son chemin, parce qu’il pleuvait, parce qu’elle avait le cœur et les nerfs malades, parce qu’elle était lasse à mourir de l’uniformité de ses tourments et, probablement aussi, par curiosité. Elle ne savait plus. C’était devenu tout à fait incompréhensible.

Et quelle odieuse platitude en cette intrigue de stations d’omnibus et de restaurants à prix fixe ! Sa meilleure excuse, peut-être, avait été, — comme toujours, hélas ! — l’illusion facilement procurée à une fille si malheureuse par un homme bien vêtu et dont la politesse paraissait exquise, — mirage de vie supérieure qui, pendant une minute, alla jusqu’à l’éblouissement.

La liaison avait duré quelque temps et, par noblesse de cœur, par fierté, pour ne pas être une prostituée, bien qu’il la secourût à peine, elle s’était efforcée consciencieusement d’aimer ce garçon dont elle sentait si bien l’égoïsme et la prétentieuse médiocrité.

C’était difficile, mais elle croyait avoir réussi, sans doute par un effet de cette impulsion, plus mystérieuse qu’on ne le suppose, qui ramène si souvent les abandonnées ou les fugitives au premier homme qui les posséda.

Mais maintenant, ah ! maintenant, surtout, après des années, c’était bien fini. Il ne lui restait plus qu’un intolérable dégoût pour le misérable amant dont elle aurait accepté l’âme étroite, mais dont l’étonnante lâcheté l’avait saturée de tous les crapauds du mépris et de l’aversion.

Le triste roman s’était ainsi dénoué. Chapuis, non encore complètement ruiné, et, d’ailleurs, indifférent, mais poussé par la vieille qui s’avisa tout à coup de l’improductive contamination de son enfant, vint trouver un jour le jeune homme a son bureau et, d’un air très doux, lui notifia qu’on aurait le regret de compromettre son avancement par un esclandre fabuleux, s’il n’offrait pas un dédommagement à la famille respectable « au sein de laquelle il avait introduit la honte et le déshonneur ».

On n’exigeait pas précisément le mariage, parce qu’on avait des vues plus hautes que l’alliance d’un petit employé sans fortune et sans avenir, mais le vieux renard avait apporté du papier timbré.

Le suborneur, plein d’inexpérience et d’effroi, souscrivit d’étranges billets payables de mois en mois pour une somme assez fantastique, — valeurs reçues en marchandises, — dont le recouvrement s’opéra d’une façon régulière, jusqu’au jour où les parents du jeune homme intervinrent et menacèrent à leur tour le balancier de désobligeantes poursuites en escroquerie.

La honte et le désespoir de Clotilde furent infinis, car Chapuis, espérant, vraisemblablement, une défaite plus avantageuse de la jolie fille dont il se croyait l’armateur, avait exigé la rupture immédiate sous forme de lettre insultante que le Lauzun de la Sandaraque avait noblement écrite sous sa dictée.

Trahie, vendue, outragée et goujatement lapidée d’ordures par celui même à qui elle avait sacrifié son unique fleur, quel châtiment rigoureux pour la folie d’un seul jour !

Et sa mère, dont elle voyait la main dans tout cela, son horrible mère, qui avait fait semblant de ne rien savoir, aussi longtemps qu’elle avait ignoré l’insignifiance commerciale de ces déplorables amours, — pourquoi fallait-il que la plus diabolique nécessité la contraignît à vivre encore auprès d’elle ?

Il y eut une scène affreuse où la puante mégère, acculée à l’aveu de ses infamies, imagina de se réfugier en d’effroyables clameurs d’agonie qui firent penser aux voisins que le balancier assommait sa femme.

Le drôle, au contraire, menaçait de tuer Clotilde qui s’en prenait surtout à lui dans le déchaînement de sa colère, la plus grande peut-être, sinon la première qu’elle eût jamais eue.

Puis, ce fut fini. La profonde personnalité de la jeune fille continua de subsister par-dessous les ensablements monotones et les marécages désolés de son apparente vie terrestre, et par-dessous les effrayantes eaux souterraines de son repentir, — semblable à ces cryptes miraculeuses qui sont cachées au centre du globe et qu’une seule goutte de lumière ferait autant resplendir que les basiliques des cieux.

Elle parut avoir tout oublié. Sa douceur devint plus touchante, surtout lorsqu’elle parlait à sa mère en baissant les yeux pour ne pas la voir, ce qui lui valut de cette digne salope le surnom de fille hypocrite.

Seulement, à force de souffrir, sa grande vigueur s’altéra. Les stryges de l’anémie dévorèrent ses couleurs charmantes et elle devint pâle comme l’humilité même. Elle n’eut bientôt plus la force de supporter les fatigues de cet écrasant métier de vendeuse dans un grand bazar qui avait remplacé l’intoxication quotidienne de la dorure.

Enfin, on dut l’emporter à l’hôpital, où le chef de service qu’elle intéressait dit un jour sévèrement à Chapuis, venu pour la voir, que cette jeune fille étant malade, et même assez gravement, par suite des chagrins qu’on lui faisait endurer dans sa famille, il lui conseillait, à l’avenir, de prendre garde, — pour lui-même, — aux conséquences redoutables de brutalités nouvelles.

Cet avertissement eut l’effet céleste d’épargner, un peu plus tard, à la convalescente, les scènes ou les injures abominables que n’aurait pas manqué de lui attirer sa faiblesse extrême, et c’est ainsi qu’elle avait pu croupir de longs mois dans le vermineux taudion.


VII



Mais maintenant, que devenir ? Est-ce que vraiment elle ne pourrait pas échapper à la chose odieuse dont avait parlé ce bandit ?

Un modèle d’atelier ! Était-ce possible ? Elle avait pourtant bien promis qu’aucun homme, désormais, ne la verrait plus. Mais les pauvres ne possèdent même pas leurs corps, et quand ils gisent dans les hôpitaux, après que leur âme désespérée s’est enfuie, leurs pitoyables et précieux corps promis à l’éternelle Résurrection, — ô douloureux Christ ! — on les emporte sans croix ni oraison, loin de votre église et de vos autels, loin de ces beaux vitraux consolants où vos Amis sont représentés, pour servir, comme des carcasses d’animaux immondes, aux profanations inutiles des corbeaux de la science humaine.

La loi des malheureux est par trop dure, en vérité ! C’est donc tout à fait impossible qu’une fille indigente échappe, de manière ou d’autre, à la prostitution !

Car enfin, qu’elle vende son corps, la nudité de son corps, pour ceci ou pour cela, c’est bien toujours la prostitution. Les yeux des hommes sont aussi dévorants que leurs mains impures et ce que les peintres font passer sur leurs toiles, c’est la pudeur même qu’il a fallu renier pour leur servir de modèle.

Oui, certainement, la pudeur même. On leur donne cela, aux artistes, pour un peu d’argent. On leur vend précisément l’unique chose qui ait le juste poids d’une rançon dans la balance où le Créateur équilibre ses nébuleuses… Ne comprend-on pas que cela, c’est plus bas encore que ce qu’on appelle communément la prostitution ?

Ruisselant de perles ou d’ordures, le vêtement de la femme n’est pas un voile ordinaire. C’est un symbole très mystique de l’impénétrable Sagesse où l’Amour futur s’est enseveli.

L’amour seul a le droit de se dépouiller lui-même et la nudité qu’il n’a point permise est toujours une trahison. Cependant, la dernière des prostituées pourra toujours en appeler de la Justice la plus rigoureuse, en alléguant qu’après tout elle n’a pas dénaturé son essence et que les saintes Images n’ont pas été déplacées par elle, puisqu’elle n’était qu’un simulacre de femme à la dévotion d’un simulacre d’amour. La nature même de l’illusion qu’elle offrit aux hommes peut, en désespoir de cause, arracher à Dieu son pardon.

La profession de modèle, au contraire, destitue la femme complètement et l’exile de sa personnalité, pour la reléguer dans les limbes de la plus ténébreuse inconscience.

Clotilde, assurément, ne raisonnait pas ces choses, mais son âme vive lui en donnait l’intuition très claire. Si cet abandon de sa propre chair pouvait être sans péché, comment avaler le dégoût d’une innocence plus dégradante, lui semblait-il, que le péché même ?

Que dirait le « Missionnaire » ? Que dirait-il, ce beau vieillard qui avait si bien vu qu’elle agonisait de la soif de vivre ?… Le souvenir de cet inconnu la fit pleurer silencieusement dans l’ombre.

— Hélas ! pensait-elle, il aurait grande pitié de son enfant, il me sauverait, sans doute ! Mais vit-il encore, seulement ? depuis tant d’années, et dans quel endroit du monde peut-il être, vivant ou mort ?

Elle se prit alors à songer, comme font les malheureux, à tous les sauveurs possibles que peut rencontrer une créature au désespoir et qui, jamais, au grand jamais, ne sont rencontrés par personne !

Elle se souvint d’une image qu’elle avait admirée autrefois, dans la boutique du doreur, et qu’elle eût été ravie de posséder. Cette image représentait une scène de mauvais lieu, quelques hommes à figures de malandrins, assis et buvant avec des filles crapuleuses. À droite, l’un des murs de cette caverne avait disparu pour faire place à une vision lumineuse. Le doux Christ galiléen environné de sa gloire, tel qu’il apparut à Madeleine au jardin de la Résurrection, se tenait immobile dans la clarté, sa Face douloureuse exprimant une pitié divine, et tendait ses mains pleines de pardon à l’une des femmes, une toute jeune fille qui s’était détachée du groupe et se traînait sur ses genoux, en l’implorant avec ferveur.

Combien de fois, se souvenant de cette lithographie d’encadreur, avait-elle eu soif de le rencontrer, ce miraculeux Ami qu’on ne voit plus dans les villes ni dans les campagnes, et qui parlait familièrement, autrefois, aux pécheresses bienheureuses de Jérusalem !

Car elle ne se jugeait pas meilleure que les plus perdues. Sa faute ayant été sans ivresse, rien n’était capable d’en atténuer l’amertume et l’humiliation. Cette récurrence perpétuelle l’hypnotisait, l’immobilisait, la faisait paraître stupide quelquefois, avec ses paniques yeux de Cassandre du Repentir, fixement ouverts.

Elle avait donné irrévocablement, pour toute la durée des éternités, son unique bien, le plus précieux trésor qu’une femme puisse posséder, — cette femme s’appelât-elle l’Impératrice de la Voie Lactée ! Elle avait donné cela, à qui ? et pourquoi ?…

À présent, les Trois Personnes pouvaient faire ce qu’Elles voudraient, raturer la création, congédier le temps et l’espace, repétrir le néant, amalgamer tous les infinis, cela ne changerait absolument rien à ceci : qu’à une certaine minute, elle était vierge, et qu’à la minute suivante, elle ne l’était plus. Impossible de décommander la métamorphose.

Lorsque Jésus descendra enfin de sa croix, il pourra la trouver tout de suite, la profanée, en suivant la pente facile du Calvaire qui mène sûrement au quartier des infidèles. Elle pourra, de son côté, lui baigner et lui parfumer les pieds, comme cette grande Madeleine qui fut appelée l’Épouse magnifique. Mais il ne lui sera pas possible, — fût-ce avec des tenailles de diamant ! — d’arracher une seule des épines de son front criblé !

Cet Époux famélique devra se contenter des restes de l’impur festin où nul n’aura gardé la robe nuptiale, et respirer les lys flétris de ses déloyales amoureuses.

— Que puis-je donc offrir, maintenant ? murmurait-elle. En quoi suis-je préférable à la première venue que les hommes roulent du pied dans leurs ordures ? Quand j’étais sage, il me semblait que je gardais des agneaux très blancs sur une montagne pleine de parfums et de rossignols. J’avais beau être malheureuse, je sentais qu’il y avait en moi une fontaine de courage pour défendre cette chose précieuse dont j’étais la dépositaire et que le Seigneur, désormais, ne trouvera plus quand il en aura besoin. Aujourd’hui, ma source est tarie, ma belle eau limpide est devenue de la boue et les plus affreuses bêtes y pullulent… Moi qui aurais pu devenir une sainte aussi claire que le jour et prier avec tes anges sur le bord du tapis des cieux, je n’ai même plus le droit d’être aimée d’un honnête homme qui serait assez charitable pour vouloir de moi !…

À cet instant, les pensées de la jeune femme se figèrent comme le sang des morts. L’ivrogne rentrait à tâtons, bousculant tout, rotant le blasphème et l’ordure et finalement se vautrait, en grognant à la manière d’un porc, à côté de sa venimeuse femelle qui fit entendre quelques comateux soupirs.

Le voisinage de cette brute était pour Clotilde un intolérable supplice. Elle s’étonnait souvent de n’être pas morte de dégoût et de désespoir, depuis tant de mois qu’elle était forcée de le subir.

Non seulement il y avait l’horreur de cette promiscuité infamante, avec tout le sale poème des épisodes ou péripéties accessoires, mais un autre souvenir, plus atroce encore et toujours évoqué, l’obsédait comme un cauchemar sans trêve.

Un jour, quelques années auparavant, lorsqu’on habitait encore Montsouris, la splendeur de Chapuis n’étant pas éteinte, l’immonde personnage, profitant d’une absence très longue et, peut-être concertée, de la mère avait essayé de la violer.

Clotilde était, à cette époque, très innocente, mais très renseignée. La lutte fut tragique et presque mortelle entre cet ivrogne exaspéré et cette fille vigoureuse dont l’indignation décuplait les forces. Ayant réussi à lui faire lâcher prise, une seconde, en le mordant avec la plus sauvage cruauté, elle eut le temps de bondir sur un fer à repasser et lui en asséna sur la tête un coup si terrible que Chapuis, aux trois quarts assommé, garda le lit pendant près d’un mois.

Cette affaire s’arrangea très bien et la vie commune continua. Clotilde était sans ressources pour prendre la fuite et l’imagination du lâche pandour, non moins vigoureusement frappée que son crâne, suffisait, à coup sûr, pour le dissuader de toute entreprise nouvelle. Une crainte obscure lui resta même de cette vierge aux yeux si doux, qu’il n’aurait pas crue capable d’une si fougueuse intrépidité.

Celle-ci, d’ailleurs, était à cent lieues de soupçonner sa mère, à qui le malade parut avoir expliqué sa blessure par un accident vulgaire que l’aléa d’une soulographie perpétuelle rendait très plausible. Mais elle eut toujours devant les yeux l’ignoble scène, et l’ébranlement profond qui en résulta ne fut pas l’une des moindres causes de sa propre chute, qui survint quelque temps après.

— Allons ! se dit-elle enfin, j’irai là puisqu’il est impossible de faire autrement. Une honte de plus ou de moins, qu’importe ? Je ne pourrai jamais me mépriser plus que maintenant. Et puis, mon travail, ce joli travail ! paiera, sans doute, les « tournées » de M. Chapuis et les « petites douceurs » de maman. C’est à considérer, cela ! Ne pense donc plus à rien et tâche de dormir, pauvre petite chienne perdue que ne réclamera personne. Ta destinée, vois-tu, c’est de souffrir. C’est à peu près cela qu’il m’a dit, le Missionnaire,… mon bon vieux Missionnaire qui aurait bien dû m’emporter avec lui dans ses déserts et qui pleure, peut-être, en me regardant du fond de sa tombe.


VIII



Les pauvres sont exacts. À onze heures du matin, Clotilde était en haut du faubourg Saint-Honoré et sonnait à la porte de M. Pélopidas-Anacharsis Gacougnol.

C’est l’auteur du groupe célèbre intitulé la Victoire du Mari, où l’on voit un personnage moderne à figure de chocolatier mélancolique, donnant à manger à douze ou quinze petits faunes manifestement illégitimes. Tel est le genre d’imagination de cet artiste.

À la fois peintre, sculpteur, poète, musicien et même critique, l’universel Gacougnol paraît avoir pris à forfait l’illustration de tous les proverbes et de toutes les métaphores sentencieuses. Il s’enflamme sur des maximes telles que le castigat ridendo mores et affiche la prétention d’être puissamment satirique.

Les seules moralités de La Fontaine ont défrayé quinze de ses tableaux et lui ont fourni la matière d’une demi-douzaine de bas-reliefs apophtegmatiques.

C’est lui et non pas un autre qui a inventé le buste milésien, c’est-à-dire la configuration en marbre ou en bronze d’un homme illustre, depuis la pointe des cheveux jusqu’au nombril inclusivement, — en ayant soin de couper les bras, — ce qui, dans sa pensée, donne à l’effigie la haute allure d’une impassibilité formidable.

C’est lui encore qui, dans un journal illustré, publia cette série de caricatures en escalier dont Paris fut désopilé. Cela consistait, on s’en souvient, à remonter du cochon par exemple, en passant par toutes les bêtes supposées intermédiaires, jusqu’aux faces callipyges d’Ernest Renan, ou de Francisque Sarcey, envisagées comme pinacles de sélection.

En poésie, en musique surtout, il est plutôt sentimental et pleure volontiers sur son piano, en chantant des niaiseries, d’une voix très belle.

Gascon toulousain et fort en gueule, frotté d’ail et d’esthétique, artiste par la racine et jocrisse par la frondaison, barbu comme un Jupiter Pogonat et coiffé dans les ouragans, il affecte habituellement la brutalité sublime d’un Encelade ravagé.

Nul ne parvint jamais à détester ce bon garçon, aussi incapable de méchanceté que de modestie et dont le réel talent, stérilisé par la dissémination perpétuelle de sa fantaisie, ne peut offusquer personne. Il attendrit, d’ailleurs, et désarme complètement les camarades les plus anfractueux ou les plus retors par la surhumaine cocasserie de quelques-unes de ses conceptions.

Au coup de sonnette, il vint ouvrir en personne.

— Qu’est-ce que vous voulez, vous, encore ? cria-t-il, voyant une femme en cheveux au seuil de son atelier. C’est toujours la même chose, n’est-ce pas ? Votre mari a toujours son fameux rhumatisme articulaire qu’il a pincé en réparant l’obélisque, et vous avez certainement cassé le biberon de votre petit dernier. Voilà le quatorzième que je paie depuis un mois !… Ah ! jour de Dieu ! vous n’êtes pas étouffés par l’imagination, du côté des Ternes. Enfin, entrez tout de même, je vais voir si j’ai de la monnaie… Eh ! bien, mon gentilhomme, tu peux te vanter d’en avoir de la chance d’être un salaud et de ne jamais donner un sou à personne. On ne t’embête pas.

Cette additionnelle congratulation s’adressait à un troisième personnage, d’aspect bizarre, qui s’inclina, sans dire un seul mot.

— Figure-toi bien, poursuivit Pélopidas, que c’est comme ça toute la journée. Quand j’ai donné quatre sous à un de ces bougres, il ne me lâche plus, et m’envoie toute sa famille… Allons, bon ! Où diable ai-je fourré mon porte-monnaie, maintenant ? Mais, milliard de Dieux ! fermez donc votre porte, là-bas. Il ne fait pas déjà trop chaud dans cette lanterne.

Clotilde, fort ahurie d’un tel accueil, obéit machinalement, puis, appelant tout son courage, dit enfin :

— Monsieur, vous vous trompez, je ne suis pas une mendiante, je suis la personne dont on vous a parlé et que vous attendiez ce matin à onze heures. Et elle lui tendit sa carte.

Pauvre carte unique, découpée, pour la circonstance, avec des ciseaux, dans le coin le moins sale d’une feuille de gros papier jaune et sur laquelle elle avait écrit son nom Clotilde Maréchal.

— Ah ! vous êtes le modèle, très bien ! Alors, déshabillez-vous.

Et, comme si c’était la chose la plus simple, il reprit aussitôt la conversation interrompue, un instant, par l’arrivée de cet « accessoire ».

— Pour en revenir à tes blagues sur le grand art, mon petit Zéphirin, nous en reparlerons quand tu auras quelque chose de neuf à me révéler. Jusque-là tu m’embêtes et je ne te l’envoie pas dire. Tout ce que tu me dégoises, depuis une heure, me fut enseigné avec beaucoup de soin par de vénérables ganaches, lorsque tu tétais encore ta nourrice. Je suis pour l’art personnel, moi, quel que soit le nom qu’on lui donne ; je n’appartiens à aucune autre école que la mienne,… et encore ! Mon ambition, c’est d’être Pélopidas Gacougnol, pas un autre ; un foutu nom, si tu veux, mais il me fut donné par mon brave homme de père et j’y tiens… Pour ce qui est de ton « Androgyne » ou de tes « Enfants des Anges », c’est de l’esthétique de pissotières et il ne m’en faut pas. Les maîtres n’ont pas eu besoin de toutes ces cochonneries pour sculpter ou peindre des merveilles, et le grand Léonard aurait été dégoûté de son œuvre, s’il avait pu prévoir ta sale façon de l’admirer… Tiens ! veux-tu que je te dise, vous êtes tous des esclaves, les jeunes, avec vos airs de tout inventer, et vous marcheriez très bien à quatre pattes devant le premier venu qui aurait le pouvoir de vous sabouler. Il vous manque d’être des hommes, rien que ça ! Je veux bien que le diable m’emporte si on peut trouver une idée dans votre sacrée littérature de gueusards prétentieux et tarabiscotés… Toi, tu es le malin des malins, tu as trouvé le troisième sexe, le mode angélique, ni mâle ni femelle, pas même châtré. Joli ! On s’embêtait, c’est un filon d’ordures qui va certainement enrichir quelques crapoussins de lettres, à commencer par toi, qui es l’initiateur et le grand prophète. Seulement, vois-tu, ça ne suffit pas pour être un critique et tu peux te vanter d’avoir écrit de belles âneries sur la peinture !…

À cet endroit de son discours, que soulignait la plus méridionale gesticulation, les yeux de Pélopidas tombèrent sur Clotilde exactement pétrifiée et paraissant regarder avec stupeur la flottante crinière de ce personnage volubile qui lui avait dit de se déshabiller. Déjà entraîné, il éclata :

— Ah ! çà, qu’est-ce que vous foutez là, vous, à me regarder avec des yeux comme des portes cochères ? Il s’agit de vous mettre à poil tout de suite, j’ai à travailler. Tenez ! là,… là ! derrière ce paravent ; et que ça ne traîne pas, s’il vous plaît.

La pauvre fille, au comble de la terreur, disparut immédiatement.

— Et toi, bambino des anges, petit Delumière de mon cœur, tu vas me faire le plaisir d’aller voir dehors si j’y suis. Ta conversation est aussi ravissante que nutritive, mais j’en ai assez pour quelque temps. Tu viendras me voir, quand je n’aurai rien à faire… Là ! c’est bien, prends ton chapeau et bonsoir à tes poules. Je ne te reconduis pas.

Zéphyrin Delumière, le fameux hiérophante romancier, promu récemment à d’obscures dignités dans les conciles interlopes de l’Occultisme, prit, en effet, son chapeau et — la main sur le bouton de cuivre de la serrure, d’une de ces voix mortes au monde qui ont toujours l’air de sortir du fond d’une bouteille, — laissa tomber, en guise d’adieu, ces quelques paroles adamantines :

— Au revoir donc, ou jamais plus, comme il vous plaira, peintre malgracieux. Il me serait trop facile de vous punir en vous effaçant de ma mémoire. Mais vous flottez encore dans l’amnios de l’irresponsable sexualité. Vous en êtes pour combien de temps ! aux hésitations embryogéniques du Devenir et vous croupissez dans l’insoupçon de la Norme lumineuse où se manifeste le Septenaire. C’est pourquoi vous œuvrez inférieurement dans la ténèbre du viril terrestre conculqué par les Égrégores. Et c’est aussi pourquoi je vous pardonne en vous bénissant. Vous finirez par comprendre un jour.

Ainsi posé, le devisant mystagogue était bien la plus exorbitante et supercoquentieuse figure qu’on pût voir, avec sa tignasse graisseuse de sorcier cafre ou de talapoin, sa barbe en mitre d’astrologue réticent et ses yeux de phoque dilatés par de coutumières prudences, à la base d’un nez jaillissant et obéliscal, conditionné, semblait-il, pour subodorer les calottes les plus lointaines.

Affublé d’un veston de velours violet, gileté d’un sac de toile brodé d’argent, drapé d’un burnous noir en poils de chameau filamenté de fils d’or et botté de daim, — mais probablement squalide sous les fourrures et le paillon, — il apparaissait comme un abracadabrant écuyer de quelque Pologne fantastique.

Tout à coup, un éclat de rire immense, formidable, et qui semblait devoir tout fracasser, fit explosion.

Le caricaturiste, qui ne sommeille jamais longtemps chez cet excellent Gacougnol, venait d’être atteint en pleine poitrine par le ridicule tout-puissant que dégage, vingt-quatre heures par jour, la personnalité de Delumière.

Il se laissa tomber sur un divan et se tordit dans les convulsions et les pâmoisons de l’allégresse la plus délirante.

Quand l’accès eut pris fin, le grotesque, un moment cloué par la surprise, était parti, dédaigneux et blême.

— Ah ! l’animal ! exhala enfin le rieur, après un bruyant soupir de satisfaction, et se parlant à lui-même, suivant sa coutume, il me fera mourir un de ces jours. J’ai beau le soupçonner des plus sales manigances, c’est à peine si j’ai le courage de le flanquer à la porte… Vraiment, c’est à payer sa place. Le vilain bougre ! m’a-t-il fait rire avec ses bottes à la Franconi et sa gueule de marlou circassien, vues dans la pénombre !… Le père que j’ai connu pion à Toulouse n’était pourtant pas si drôle. Il passait pour un honnête marchand de soupe légèrement toqué de prophéties royalistes et assez mal vu du clergé qu’il prétendait éclairer. Mais cela ne dépassait pas la mesure d’un bon ridicule de province. Il faut croire que son fils tient plutôt de l’aïeule gargotière, la Mère des compagnons, comme on disait, laquelle ne paraissait pas descendue précisément des « Elohim », ainsi qu’il nomme ses ancêtres d’avant le Déluge… Enfin, ne pensons plus à ce polisson qui m’a fait perdre encore une heure, ce matin, et voyons un peu ce modèle… Dites donc, Mademoiselle, vous seriez bien aimable de presser un peu le déshabillage…

À ce moment, quelque chose passa, qui n’était ni un bruit, ni un souffle, ni une lueur, ni rien de ce qui peut ressembler à un phénomène quelconque. Peut-être même ne passa-t-il absolument rien.

Mais Gacougnol eut un frisson et, vivement impressionné, sans savoir pourquoi, demeura une minute silencieux, la bouche entr’ouverte, les yeux fixés sur le paravent.

— Eh bien ! qu’est-ce que j’ai donc ? murmura-t-il. Est-ce que cet idiot serait contagieux, par hasard ?

Il s’approcha et, prêtant l’oreille, perçut comme un faible râle, très étouffé, très lointain, semblable à celui de ces apocryphes défunts que le poète des épouvantes entendait agoniser sous la terre.

Écartant brusquement le léger meuble, il vit alors la malheureuse, agenouillée, les épaules nues et le visage enfoui dans un misérable fichu de laine bleue, la seule pièce de son vêtement qu’elle eût enlevée.

Évidemment, le cœur lui avait manqué tout de suite, elle s’était affaissée de désespoir et, depuis un quart d’heure environ, elle étouffait, de ses deux mains, d’horribles sanglots qui la secouaient tout entière.

Gacougnol, surpris et apitoyé, fut aussitôt saisi de cette pensée que son rire de tout à l’heure avait été l’accompagnement de ces larmes extraordinaires et se penchant avec émotion sur la douloureuse :

Mon enfant, dit-il, pourquoi pleurez-vous ?


IX



Ces simples mots eurent l’effet d’une percussion magnétique. D’un mouvement d’animal rapide, Clotilde releva la tête et regarda follement cet homme qui venait de lui faire entendre la même question qu’en un pareil déconfort lui avait autrefois adressée le Missionnaire.

Dans le trouble de son étonnement, elle avait cru reconnaître la voix même de ce cher vieillard qui représentait pour elle l’unique rafraîchissement terrestre qui lui eût été accordé.

Du même coup, elle se sentit transportée d’espoir et son visage exprima ce sentiment, — tout son beau visage ruisselant de pleurs que le peintre admirait silencieusement.

L’ayant à peine regardée, lorsqu’elle était survenue au milieu d’une oiseuse discussion qui l’exaspérait, il la trouvait maintenant très touchante et presque sublime, dans le décor de son affliction.

L’indifférence eût été, d’ailleurs, assez difficile. Il sortait de cette physionomie comme une main de douceur qui tirait l’âme de ses enveloppes et la colloquait dans une prison de cristal.

Ce n’était pas la traditionnelle Pécheresse de l’Évangile dont le sacrilège paganisme de la Renaissance a tant abusé. Ce n’était pas non plus, cependant, la sœur de ces frêles Bienheureuses qui se consument, depuis deux mille ans, dans l’interminable procession des Saints, comme les flambeaux intangibles d’une Chandeleur éternelle.

Il n’y avait pas, en cette fille prosternée, beaucoup plus qu’une pauvre petite chair amoureuse, pétrie par les Séraphins de la Misère et parée seulement des plus pâles myosotis de la Douleur. Holocauste résigné de la vie banale que n’éclairait aucun nimbe et que n’avait pas transpercé la foudre des tourments divins !

Mais la magnificence paradoxale de sa chevelure en désordre, le sombre velours de ses adorables yeux d’antilope où naufrageait la lumière, et ce visage de chrétienne dévorée que la chaude pluie des larmes semblait avoir essuyé de sa pâleur, — tout cela donnait l’impression du rêve…

Gacougnol en était d’autant plus frappé que, depuis quelque temps, il se taraudait l’encéphale pour arriver à construire une sainte Philomène menacée par plusieurs lions, qu’il comptait offrir à un bonhomme d’archiprêtre toulousain qui lui avait fait avoir des commandes.

Toutefois, en cet instant, l’admiration sans calcul et la pitié seules agissaient immédiatement sur lui. Voyant Clotilde suffoquée, incapable de répondre, il lui tendit les deux mains pour l’aider à se relever et lui parlant avec une sorte de tendresse :

— Couvrez vos épaules, dit-il, ma petite amie, et venez vous asseoir près du feu. Nous allons causer bien tranquillement, comme de vieux camarades. Ne me parlez pas encore, épongez seulement vos yeux une bonne fois, je vous prie. J’ai beau être une espèce de brute, je ne peux pas voir pleurer. C’est plus fort que moi… Voyons ! ça vous fait peur de poser pour l’ensemble, n’est-ce pas ? Je comprends, et si je vous avais mieux regardée quand vous êtes venue, je vous aurais parlé autrement. Il ne faut pas m’en vouloir. C’est le métier qui veut ça. Si vous saviez les traînées qui viennent ici pour poser et pour tout ce qu’on veut ! Ah ! elles ne pleurent pas, celles-là, pour ôter leur chemise, je vous en réponds, et ce n’est pas toujours très beau ni très ragoûtant… Sans compter qu’on est embêté d’une autre manière. Vous m’avez vu tout à l’heure avec un fier imbécile. Que voulez-vous ? On finit par prendre des habitudes de cheval, à force de cultiver tous ces chameaux et, quelquefois, on tombe assez mal… Enfin, vous n’êtes plus fâchée, dites ?

Ah ! certes non, elle n’était plus fâchée, la pauvre fille, si elle avait pu l’être. Elle sentait si bien la pitié de ce brave homme qui s’accusait lui-même pour la rassurer ! Mais il ne lui laissa pas le temps d’exprimer sa reconnaissance.

— Et puis, s’il faut tout vous dire, vous étiez assez mal recommandée par l’individu qui est venu hier. Ce n’est pas votre père, n’est-ce pas ?…

— Mon père ! cria-t-elle en bondissant, lui ! le misérable !… Est-ce qu’il a osé vous le dire…

— Non, calmez-vous, il ne me l’a pas dit, mais il ne m’a pas dit, non plus, le contraire… Oui ! j’y suis. C’est le consolateur de madame votre mère. Ah ! ma pauvre enfant !… Il était très saoul, le monsieur, et sans la lettre de votre propriétaire, qui est mon vieil ami, je ne l’aurais certes pas reçu. Le drôle parlait de vous comme d’une marchandise. J’ai même cru démêler d’obscures intentions qui ne m’ont pas paru fleurer la plus fine bergamote. Il a fini par essayer de me soutirer de l’argent et je m’admire de ne l’avoir pas jeté plus rudement à la porte. Vous comprendrez, ma chère petite, que ce préambule me disposait mal à vous octroyer de superlatives révérences… Mais n’en parlons plus. Voici ce que je vous propose. Voulez-vous poser pour la tête seulement ? Vous avez une figure de sainte que je cherche depuis des mois. Je vous offre trois francs par heure. Ça vous va-t-il ? Remarquez bien que c’est un service que je vous demande…

Clotilde croyait sortir des cavernes de l’âge de pierre. Sans l’honnête et bonasse physionomie de cet étonnant Gacougnol, qu’on prendrait quelquefois pour le marguillier de Notre-Dame des Paternités, elle n’aurait pu s’empêcher de craindre, une minute, quelque hideuse mystification.

— Monsieur, dit-elle enfin, je suis une très pauvre fille et je ne sais pas m’exprimer convenablement. Si vous pouviez voir dans mon cœur, si vous connaissiez ma vie surtout, vous comprendriez ce que j’éprouve. J’avais si grand peur de vous ! Je suis venue comme les damnés vont dans l’enfer. Pardonnez-moi de vous avoir ennuyé de mon pleurnichage, et si vous pouvez vous contenter de ma figure triste, je suis bien, bien heureuse ! Pensez donc, jamais on ne m’adresse une parole de bonté !

Et tout de suite, sans que Gacougnol pût le prévoir ni l’empêcher, elle lui prit la main et la baisa.

Ce mouvement fut si vrai, si gracieux, si touchant, que le digne Pélopidas, complètement désorienté, craignit, à son tour, de laisser voir un attendrissement peu compatible avec la sérénité d’un Dominateur de lui-même et, brusquement, retira sa lourde patte.

— Allons ! allons ! c’est bien. Pas de sentiment, s’il vous plaît, Mademoiselle, et au travail ! Venez par ici, en pleine lumière, que j’étudie votre pose. Levez les yeux et fixez avec attention cette solive qui est là, au-dessus de votre tête… Oui… ce n’est pas mal, c’est même très bien, mais quel poncif ! mes enfants ! Quelle bondieuserie déchaînée ! Il y a peut-être cinq cent mille paires d’yeux comme ça, en peinture, qui contemplent le séjour des élus ! Que diable pourrais-je bien lui faire regarder à sainte Philomène ? Le truc des visions célestes est insoutenable… C’est tout de même dur à peindre, un sujet pareil, quand on n’a jamais été le spectateur d’aucun martyre ! Lui ferai-je regarder la multitude, en ayant l’air de demander grâce ? Stupide ! D’ailleurs, il n’y a pas moyen, puisqu’on veut que tous les chrétiens livrés aux bêtes aient ardemment désiré de leur servir de pâture. Il est vrai qu’en la supposant incapable de crainte, j’aurais encore la ressource de lui faire exhorter le populo… Ce n’est pas non plus très inédit, sans compter que les personnages qui font des discours dans les tableaux ne sont pas précisément irrésistibles… Alors, quoi ? pas moyen d’échapper aux yeux vers le ciel. Évidemment, c’est encore ce qu’il y a de plus propre à considérer… Et puis, après ? Elle est debout, c’est entendu ; on ne leur apportait pas de fauteuils. Sans doute, mais qu’est-ce que je vais faire des bras ? des deux bras ? ô juste Juge !… Impossible de les couper. On me demanderait si c’est le martyre de la Vénus de Milo… Liés ? croisés ? étendus en croix ? levés au ciel ? Toujours le ciel ! Ah ! zut… Dites-moi, mon enfant,… quel est donc votre nom, déjà ?

— Clotilde, Monsieur.

— Eh bien ! Mademoiselle Clotilde, ou Clotilde tout court, si vous le permettez, vous allez peut-être me donner une idée. J’ai à peindre une petite martyre qui va être mangée par les lions. Mettez-vous à sa place ? Que feriez-vous si vous étiez exactement à sa place ? Faites bien attention qu’il s’agit d’une vraie sainte, qui est déjà aussi dévorée que possible par le désir d’entrer dans le Paradis, avec une belle palme, et qui n’a pas peur du tout de ces animaux. Encore une fois, que feriez-vous en attendant le premier coup de griffe ?

Clotilde put à peine s’empêcher de sourire en songeant à sa mère dont le célèbre martyre avait saturé son enfance. À son propre insu, l’horreur perpétuelle de ce praticable d’hypocrisie, déployé au fond de toutes les scènes de sa vie, avait mis en elle une convoitise extrême, un besoin famélique de simplicité et de vérité. Sa naïve réponse ne se fit donc pas attendre.

— Ma foi ! Monsieur Gacougnol, je n’ai jamais pensé à rien de semblable. Même quand j’étais meilleure que je ne suis aujourd’hui, je n’ai jamais cru que Dieu pourrait m’appeler à lui rendre gloire de cette manière. Cependant, la chose que vous me demandez me paraît bien simple. Si j’étais une sainte, comme vous dites, une de ces filles généreuses qui ont aimé leur Sauveur plus que tout au monde, et qu’il me fallut mourir sous la dent des bêtes, je crois, malgré tout, que j’aurais très peur. Seulement, étant sûre d’entrer, aussitôt après, dans la gloire de mon Bien-Aimé, je penserais que ce n’est pas bien difficile ni bien long de me donner la mort et je prierais les lions, au Nom de Jésus, de ne pas me faire trop longtemps souffrir. Je suppose que ces animaux féroces me comprendraient, car je leur parlerais avec une grande foi. Ne le croyez-vous pas ?

La joie de Pélopidas fut extrême et se manifesta spontanément par des cris et des gambades.

— Ma petite Clotilde, beuglait-il, vous êtes simplement ravissante et je vous adore. Moi, je suis un idiot, vous m’entendez bien, un triple idiot. Jamais je n’aurais trouvé ça. Grâce à vous, je vais pouvoir faire quelque chose de propre. Voyez-vous, mon petit corbeau noir, nous sommes si crétins, dans l’huile, que nous n’arrivons jamais à nous mettre au vrai point de vue. Nous ne savons pas être simples comme il faudrait, parce que nous voulons être spirituels et faire entrer nos idées de deux sous dans la tire-lire du Bon Dieu, et porter nos têtes de cochons, comme des saints Sacrements de bêtise, à quarante pas devant nous, dans les processions des imbéciles ! Je dis ça pour les plus malins autant que pour moi-même… Votre idée me transporte et, tenez ! je m’en vais la fixer tout de suite.

À ces mots, il se précipita sur un carton, s’empara fougueusement d’une vaste feuille de papier qu’il boucla sur un châssis et se mit à dessiner à grands traits, sans interrompre le monologue.

— Vous allez voir. Restez là, ma bonne fille, je n’ai pas besoin de la pose. Je vais tâcher, d’abord, de bâtir un peu mon affaire. Nous allons leur parler à ces lions, ne craignez rien… Naturellement, nous sommes en plein cirque romain… De ce côté-ci, la canaille, dans le lointain. On la verra si peu que ce n’est pas la peine d’en parler… Ici, vous, c’est-à-dire Philomène, avec le Bon Dieu qu’on ne voit pas, mais dont il faudra faire sentir la présence, si je ne suis pas une bourrique… Au fait, combien nous faut-il de lions ? Si j’en mettais quarante ? Une académie de lions !… Non, décidément, ce serait trop spirituel. Contentons-nous de quatre. Ça fera penser aux vertus cardinales justice, prudence, tempérance et force. Entre parenthèse, je vous conseillerais de vous adresser particulièrement à la dernière, quand vous leur ferez votre petit discours. Je me défierais des autres… À propos de discours, il y a bien toujours l’inconvénient de faire parler une figure peinte, avec cette diablesse de bouche ouverte pour le silence éternel, — ce qui fera le désespoir des nobles cœurs jusqu’à la consommation des siècles. Tant pis ! je vous fermerai la bouche. On supposera naturellement que la conversation est finie et, d’ailleurs, les lions n’exigent pas qu’on leur parle comme à des hommes. C’est surtout avec leurs yeux qu’ils écoutent, ce dont la brute humaine est presque toujours incapable. Nous en savons quelque chose… Bien… Nous les voulons énormes, n’est-ce pas ? Les lions de Daniel, par Victor Hugo… Non ? Vous ne connaissez pas ? Des lions qui causent entre eux, mon enfant. Il y en a même un qui parle comme un âne. N’importe ! ils ont de l’allure. Tenez ! voyez-vous celui-là. Il a l’air assez bon garçon. Si vous lui passiez la main sur la crinière, ça le flatterait peut-être. Essayons… Tiens ! tiens !… Ce petit geste étonne sans doute nos Vestales. Au fond, je m’en fiche, de ces prêtresses ; oui, mais les dames du vernissage, — ces vestales de mes petits boyaux, — si elles allaient trouver ça gentil, maintenant ? Ah ! Diable ! non, par exemple, nous tomberions dans la crucherie sentimentale. Cherchons autre chose…

Soudainement il se dressa, les cheveux épars, en secouant tout l’Olympe de ses pensées.

— Mais, sacrebleu ! s’écria-t-il, je n’ai jamais fait de lions, moi ! Je ne les ai pas du tout dans l’œil, ces fauves ! Regardez-moi celui-là qui nous tourne le dos au premier plan. On le prendrait pour une vache, les yeux fermés. Il faudra que j’aille les étudier au Jardin des Plantes… Une idée ! Si j’y allais avec vous, aujourd’hui même ? J’aime les choses qui se font tout de suite. Il est à peine midi. C’est bien décidé, n’est-ce pas ? vous m’accompagnez ? Alors, partons.


X



Cinq minutes plus tard, on était dans la rue et Gacougnol hélait un fiacre.

— Au Bon Bazar ! cria-t-il, et vivement.

Puis, ayant fait monter Clotilde, il se laissa tomber à côté d’elle et continua de parler avec abondance pendant que roulait la voiture.

— Avant tout, ma chère enfant, vous allez me promettre de me laisser faire tranquillement ce qui me plaira. Je suis un animal qu’il ne faut pas contrarier. Vous êtes venue chez moi pour vous mettre à mes ordres, je suppose. Par conséquent, vous devez m’obéir bien gentiment. Vous comprenez que je ne peux pas vous emmener dans ce costume… Nous allons donc passer par cette halle qui est sur notre chemin et vous ferez un peu de toilette. Oh soyez tranquille, ce n’est pas un cadeau. Je n’ai pas le droit de vous en faire. C’est tout simplement un petit acompte sur nos séances… D’abord, vous savez, moi, je n’aime pas les pauvres, je ne peux pas les sentir, j’ai l’inspiration trop décorative et je ne pourrais rien faire avec un modèle de tête qui ne serait pas vêtu convenablement… Puis, nous déjeunerons quelque part. Je crève de faim et vous aussi, peut-être. Nous tâcherons de ne pas nous embêter… Ah ! par exemple, vous seriez aimable de ne pas vous habiller pendant deux heures. Je suis sorti pour voir des animaux distingués et je voudrais bien ne pas arriver trop tard. J’ai besoin d’une masse de croquis…

Clotilde eût été fort embarrassée s’il avait fallu répondre. Gacougnol débobinait sa palabre la plus active et se parlait surtout à lui-même. La malheureuse était, d’ailleurs, peu capable de former une idée quelconque. Elle se croyait en plein rêve et n’avait pas trouvé un seul mot depuis que ce diable d’homme s’emparait, en claironnant comme un chef barbare, de sa flexible volonté.

Naïvement, elle obéissait, suivant l’instinct des êtres profonds. Son âme supérieure lui disait d’accueillir cette aubaine incroyable, avec la même douceur qu’elle eût accepté les avanies.

Semblable à tous les souffrants qui croient surprendre un sourire à la bouche de bronze de leur destin, elle s’abandonnait délicieusement à l’illusion d’avoir obtenu sa grâce.

Et puis, cette pensée qu’elle allait enfin être habillée, la suffoquait, l’étranglait, lui serrait le cœur. Sortir une bonne fois de ces affreuses guenilles que les mendiantes auraient méprisées ! Ne plus sentir sur elle cette robe infâme qui la salissait, qui la flétrissait, dont le voisinage aurait fait mourir les fleurs ! — robe de tristesse et d’ignominie que son misérable amant lui avait donnée autrefois et qu’elle portait, uniquement parce qu’il n’avait jamais été possible de la remplacer.

Oh ! cette robe d’un rouge vomi de mastroquet en déconfiture, délavée par les pluies de vingt saisons, mangée par tous les soleils, calcinée par toutes les fanges, effiloquée jusqu’à l’extinction du tissu et ravaudée, semblait-il, par la couturière des balafres ou des autopsies !… En être débarrassée, délivrée, ne plus la voir, la jeter, en fuyant, dans quelque ruisseau où les ramasseurs d’ordures la dédaigneraient !…

Était-ce possible qu’il y eut des hommes si généreux ! Certes, oui, qu’elle allait poser de bon cœur, tant qu’on voudrait, et ce ne serait pas sa faute, à elle, si cet artiste ne faisait pas un chef-d’œuvre, car elle poserait comme personne, assurément, n’avait jamais pu poser ! Elle serait de pierre sous son regard.

Oui, sans doute… mais les bottines, il lui en faudrait aussi, car elle en était à marcher dans des chaussons !… Et du linge, donc ! Comment s’en passer, puisqu’elle était complètement nue sous ses loques ? Et un corset ! et un châle et un chapeau ! Tout cela est nécessaire à une femme pour être vêtue « convenablement », comme il avait dit… Quelle dépense ! mais il avait de l’argent, pour sûr, beaucoup d’argent, et il ne voudrait pas faire les choses à moitié.

— Mon Dieu ! dire pourtant que je serai comme cela, tout à l’heure, pensait-elle, en regardant les petites bourgeoises qui trottaient dans la rue du Bac. Je crois que je vais devenir folle.

Il lui semblait que, pour rien au monde, elle n’aurait consenti à parler, de peur de laisser échapper quelque chose de sa joie.

Gacougnol, désespérant d’obtenir l’attention de sa compagne, avait cessé de monologuer à haute voix. La main dans sa barbe copieuse, il la considérait en souriant.

— Pauvre créature ! se disait-il, je suis Dieu pour elle, en ce moment, Dieu le Père ! Si le bonheur avait des propriétés lumineuses, notre sapin serait le char du prophète Élie, car elle transsude la jubilation. Faut-il qu’elle en ait eu de la misère, celle-là, pour qu’il soit si facile de lui procurer l’extase !… Je savais bien, moi, que j’allais faire sortir la femme de ma petite sainte de tantôt ! Ce miracle-là va me coûter dans les cinq ou six louis, tout au plus. Il les vaut, ma foi !… C’est drôle, tout de même, la puissance de l’argent !… Cependant, mon vieux, ne t’emballe pas trop sur cette idée. Évidemment ma pauvresse n’est pas la première venue. C’est une chrysalide joyeuse de se transformer. Où donc est le mal ? Elle obéit à sa nature. Eh ! bien, après ? Pourquoi sa figure mentirait-elle ? Jamais une farceuse, même en espérance, ne pourrait se réjouir avec un pareil abandon. Elle ne manquerait pas de me faire sentir que ça lui est dû et m’offrirait, pour me gratifier de mon zèle, une très belle gueule en mastic où sa dignité serait empreinte. L’enfantillage de cette grande fille me ravit au contraire, et c’est bien possible, après tout, qu’elle ait un cœur adorable. « Plus une femme est sainte, me disait une fois Marchenoir, et plus elle est femme. » Il doit avoir raison, comme toujours. Celle-là n’est peut-être pas tout à fait une sainte et, certainement, elle n’est pas neuve. Elle se sera fait prendre et lâcher salement par quelque Capétien de la pommade ou quelque fugace trouvère du petit négoce. Éternelle histoire de ces lamentables toquées ! Mais il se peut que le colimaçon ait glissé sur elle sans laisser la nacre malpropre de son souvenir. D’ailleurs, je m’amuserai à la faire parler en déjeunant et je verrai bien la couleur de ses pensées.

Comme il en était là de ses propres réflexions, la voiture s’arrêta devant la porte monumentale du Temple de notre vraie foi.

— Ah ! mon enfant, reprit-il aussitôt d’une voix très distincte, nous sommes arrivés, descendez la première et dépêchons-nous, s’il vous plaît !


XI



Les incertitudes que l’honnête peintre aurait pu conserver encore se dissipèrent au déjeuner.

La métamorphose avait été aussi rapide que merveilleuse. Pélopidas, qui paraissait au courant des choses, ayant muni d’instructions très spéciales une habilleuse de la maison, la tremblante et joyeuse Clotilde avait disparu dans les profondeurs.

Cinquante minutes plus tard, le caricaturiste, qui ne s’ennuyait pas du tout dans ce lieu de pèlerinages, avait vu venir à lui une jeune femme très bien mise qu’il n’avait pas reconnue du premier coup et qui lui avait serré très doucement les deux mains, en silence, avec une expression sublime.

Clotilde était si naturellement, si simplement supérieure à sa condition que, même averti, l’observateur parisien le plus pénétrant n’aurait pas découvert la plus légère disparate pouvant déceler une transformation si soudaine.

Gacougnol, qui s’était malicieusement préparé à étudier les points de suture, en avait été pour ses frais et s’était senti pénétré d’une stupeur vraiment extraordinaire.

Et maintenant, dans ce café restaurant du boulevard Saint-Michel, où le cocher venait de les déposer, il cherchait encore à s’expliquer le miracle d’une distinction native dont le germe insoupçonné, charrié dans le courant mystérieux des descendances, après avoir traversé combien d’amalgames impurs ! avait fini par se développer en cette créature délicieuse.

La toilette de Clotilde était assurément sans aucun faste. C’était la mise la plus ordinaire d’une de ces trois cent mille piétonnes de Paris qui ont conquis l’univers sans dépasser les boulevards extérieurs. Costume noir de la plantigrade sans remords ou de la passante laborieuse que vingt mille romans ont décrit et dont le prix ne défraierait pas le déjeuner d’une souillonne Impératrice des Indes.

Mais elle portait cet attirail de guerre civile avec la même grâce naturelle que les libellules portent leur corselet de turquoise et d’or. Sa taille s’était redressée. L’armature impérieuse du vêtement féminin relevait désormais son buste et poussait en haut sa tête soucieuse que les mains pénitentielles de la Pauvreté avaient si longtemps courbée.

Le peintre critique, au comble de l’étonnement, braquait en vain toute son analyse, il ne trouvait pas l’ombre d’un écart véniel, d’une discordance ou d’un heurt dans les attitudes ou les façons.

Même la redoutable épreuve du déjeuner ne donnait aucun résultat désenchanteur. Il voulut savoir si elle levait le petit doigt de la main droite en portant son verre à ses lèvres. Elle ne le levait pas. Il ne remarqua pas non plus qu’elle éprouvât le besoin de se cacher la moitié du visage avec sa serviette en parlant au garçon qui les servait, ni qu’elle fit entendre une petite toux mélodieuse en rompant son pain. Elle ne s’écriait pas sur la nouveauté des choses se bornant à demander, avec l’ingénuité la plus rapide, les indispensables explications et ne s’excusant pas d’avoir bravement faim et soif, ainsi qu’il convenait à une robuste fille dont la faiblesse actuelle était surtout la conséquence de beaucoup d’années de privations et de chagrins noirs.

Enfin, tout en elle évoquait l’image d’une vive aiglonne grandie jusqu’alors dans les lieux obscurs, et reconnaissant aussitôt son ciel.

Dans sa parole et dans son visage, il y avait tout juste comme une impression de rapatriement et de renouveau.

Elle disait les mêmes choses qu’elle aurait pu dire quelques heures auparavant, étant toujours prisonnière dans le même cerceau d’idées pâles, circonscrites par un polygone de ténèbres. Mais elle les disait d’une voix plus ferme, que les imbéciles n’auraient pas manqué de croire ambitieuse, précisément parce qu’elle était timbrée d’une humilité plus profonde.

Sa physionomie n’était pas moins touchante et moins douce, et ses sublimes yeux avaient toujours leur intraduisible expression d’après l’orage, mais son sourire était à peine un peu moins navré.

On voyait qu’une peine immense persistait au fond de sa joie qui ne serait peut-être que d’un jour et bâtie avec l’illusion de l’illusion, comme les châteaux de vapeurs des enfants des pauvres.

Cependant l’excellent repas que lui donnait Gacougnol, et, surtout, le très bon vin de Bourgogne qu’il fit apporter, dissipèrent ou, du moins, refoulèrent jusqu’à la base du cimier noir de sa chevelure, le nuage mobile de son tourment.

— Ma chère Clotilde, disait Gacougnol, les anciens juifs avaient un nom pour chacun des deux crépuscules. Celui du matin s’appelait le crépuscule de la Colombe et celui du soir le crépuscule du Corbeau. Votre visage de mélancolie me fait penser à ce dernier… Je veux faire sur vous une grande épreuve. Supposez-moi, pour un instant, un très vieil ami que vous auriez perdu l’espérance de revoir et que vous avez eu la joie de rencontrer, il y a deux heures. Dites-vous, même, si vous le préférez, que je suis peut-être, qui sait ? le bonhomme providentiel, l’instrument désigné pour transformer votre existence, de même que j’ai transformé votre costume, — je ne sais pas comment, par exemple, — et racontez-moi bonnement votre histoire. Elle est douloureuse, j’en suis persuadé, mais je devine qu’elle n’est pas très compliquée ni très longue, et nous aurons encore le temps d’arriver au Jardin des Plantes. Est-ce trop vous demander ?… Vous comprenez bien, mon enfant, que j’ai besoin de vous mieux connaître. Je ne sais de vous que votre nom et c’est à peine si j’entrevois très confusément votre situation… Je me suis quelquefois amusé, comme tant d’autres, à faire raconter leur histoire à de malheureuses diablesses qui me débitaient d’immenses bourdes, me prenant de bonne foi pour quelque jobard, sans se douter que j’étudiais précisément leur façon de mentir… Avec vous, Clotilde, c’est autre chose. Je sens que vous ne devez pas mentir et je vous croirai. S’il y a quelque circonstance que vous ne vouliez pas ou que vous ne puissiez pas me dire, je vous en prie, ne mettez rien à la place. Deux lignes de points et passez outre. Voulez-vous ?

Et il enveloppa d’un regard avide cette Singulière qui déconcertait son expérience.

Clotilde l’avait écouté avec une émotion qui faisait battre ses artères. D’abord, une aspiration brusque lui avait entr’ouvert la bouche, comme si quelque vision passait devant elle, puis une fumée rose avait paru flotter un instant sur son visage et maintenant, elle regardait Gacougnol d’une manière si vraie, si candide qu’un rayon de lune, semblait-il, aurait pu descendre jusqu’à son cœur.

— J’y pensais, répondit-elle simplement.

Puis, vidant d’un trait sa petite coupe de vieux Corton et posant sa serviette sur la table après s’être essuyé les lèvres, elle se leva et vint s’asseoir sur le divan rouge à côté du peintre qui l’avait placée devant lui, en pleine lumière, pour l’étudier à son aise.

— Monsieur, dit-elle gravement, je crois, en effet, que vous avez été mis sur mon chemin par la volonté divine. Je le crois profondément. Je suis très sûre aussi que nul ne sait jamais ce qu’il fait, ni pourquoi il le fait, et j’ignore même si quelqu’un pourrait dire, sans craindre de se tromper, ce qu’il est exactement. Vous parliez d’un ami, d’un « vieil ami » que j’aurais pu perdre et que je croirais retrouver en vous. Cette parole était bien étonnante pour moi, je vous assure. Vous en jugerez vous-même, car je vais vous parler comme vous désirez que je vous parle, — comme je parlerais à cet absent que vous m’avez tant rappelé ce matin, aussitôt que vous avez eu compassion de ma peine. Je vais tout vous dire… S’il y a de la honte, ajouta-t-elle d’une voix un peu altérée, tant pis pour moi !

Alors, sans autre préambule, sans aucun lyrisme élégiaque et sans nul détour, sans atténuation ni apologie, elle raconta sa vie déflorée qui ressemblait à dix mille vies.

— Mon existence est une campagne triste où il pleut toujours.

Son voisin ne songeait plus à l’observer. Dompté par une simplicité inconnue, il savourait en silence, dans la région de son âme la plus ignorée de lui-même, la magique et paradoxale suavité de cette candeur sans innocence.

Pour la première fois, peut-être, il se demandait à quoi pouvait bien servir d’être si malin et d’avoir bêtement galvaudé sa vie dans les expérimentations ou les sondages les plus ambitieux, pour arriver à découvrir à fleur de trottoir, sous un pavé de la voie banale, cette source de cristal qui chantait si bien sa fraiche complainte.

— … Les paroles de ce Missionnaire, disait-elle, furent pour moi comme des oiseaux du Paradis qui auraient fait leur nid dans mon cœur…

Sans le vouloir et sans le savoir, elle ruisselait de ces familières images si fréquentes chez les écrivains mystiques. Le tissu léger de son langage qui laissait voir les formes pures de sa pensée, n’était presque rien de plus qu’un rappel constant des humbles choses de la nature qu’elle avait pu voir.

Cette Primitive se peignait naïvement elle-même avec les couleurs en très petit nombre qu’elle possédait, sans égard aux lois perspectives et aux différentes valeurs, ne craignant pas de faire avancer monstrueusement un horizon ou d’éclabousser de lumière certains points obscurs. Mais, toujours, elle apparaissait lointaine, minuscule, obombrée, comme exilée de son propre drame, — errante et perdue dans des sillons noirs, une petite lampe à la main.

Parfois, cependant, elle avait des mots étranges qui déchiraient ainsi que des éclairs, le fond de son âme : — J’ai cherché l’amour comme les mendiants cherchent les vipères ! — Quand j’ai frappé monsieur Chapuis, j’ai cru qu’il me poussait un chêne dans le cœur !… Et c’était tout. La transparente rivière continuait à travers les bocages de mancenilliers ou les clairières dangereuses de son récit.

Rien ne fut omis. Sa chute vulgaire fut racontée sans excuse, avec toutes les circonstances qui pouvaient la faire détester. Elle montra sa mère telle qu’elle était, sans amertume ni ressentiment, rappelant même deux ou trois conjonctures anciennes où cette sorcière avait paru l’aimer sans calcul.

Enfin, elle ondoya de la plus insolite poésie son auditeur, à qui elle apparut telle qu’une incroyable virtuose du Renoncement chrétien.

— Maintenant, dit-elle en finissant, vous savez tout ce que vous avez voulu savoir. Je ne pourrais pas être plus vraie si j’étais interrogée par Dieu. Pour que rien ne manque à ma confession, j’ajoute ceci. Lorsque, dans la voiture, vous m’avez dit que j’allais être habillée, après m’avoir fait mourir de peur en me disant exactement le contraire, une demi-heure auparavant, je vous assure que j’ai complètement perdu la tête, à force de joie. J’ai eu comme un éblouissement de folie et de cruauté. Nous allions très vite. Cependant j’aurais voulu que le cocher déchirât son pauvre cheval pour aller plus vite encore… Mais depuis que ce rêve s’est réalisé, je suis plus calme et j’espère que vous me trouverez tout à fait raisonnable.

Gacougnol fit un signe pour qu’on lui apportât l’addition, puis, ayant congédié l’homme à la soucoupe, se tourna vers Clotilde et lui tendant une honnête main qu’elle prit aussitôt, lui parla ainsi :

— Mon enfant, ou plutôt Mademoiselle, décidément — car je commence à me trouver ridicule d’être si paternel ou si familier, — j’ai connu de très hautes dames à qui j’enverrais bien volontiers vos hardes de ce matin. Votre confidence m’a donné pour vous une estime sans bornes, en même temps qu’un plaisir extrême que vous ne pouvez guère comprendre, car je vous ai écoutée en artiste et je passe pour un public assez difficile. Je suis donc peu capable de regretter ma curiosité. Cependant, elle a dû vous faire souffrir et je vous prie de me la pardonner… Ne me dites plus un mot, nous manquerions nos bêtes.

En voiture, l’infatigable parleur était devenu silencieux. Il regardait Clotilde avec une sorte de respect vague mélangé d’une évidente perplexité. Deux ou trois fois, il entr’ouvrit la bouche et la referma immédiatement comme la porte d’un mauvais lieu, sans avoir proféré une syllabe.

La jeune femme, attentive au mouvement de la rue, observait la consigne du parfait silence, et ils arrivèrent ainsi, pleins de leurs pensées, à la grille du Jardin des Plantes.


XII



Gacougnol s’étant débarrassé de son cocher, ils marchèrent dans la direction présumée du pavillon des grands fauves. Mais l’un et l’autre connaissaient peu ce Jardin célèbre que fréquentent seuls les Parisiens du voisinage ou les étrangers et, naturellement, ils s’égarèrent.

Chemin faisant, Clotilde admira les zèbres et les antilopes qu’elle s’arrêta pour contempler amoureusement.

— Vous aimez beaucoup les bêtes ? lui dit le peintre, la voyant caresser un de ces charmants êtres dont les yeux ressemblaient aux siens.

— Je les aime de tout mon cœur, répondit-elle ; je voudrais qu’il me fût permis de les soigner et de vivre près d’elles dans une de ces petites maisons ravissantes qu’on leur a bâties. Leur voisinage me serait plus doux que celui de monsieur Chapuis.

Ce mot parut agir sur Gacougnol, qui se préparait visiblement à dire quelque chose de considérable, lorsqu’une main se posa familièrement sur son épaule.

— Tiens ! c’est vous, Marchenoir ! cria-t-il en se retournant. Je pensais à vous, il n’y a qu’un instant. Comment diable êtes-vous ici ?

— J’y suis presque tous les jours, répliqua le nouveau venu. Mais comment y êtes-vous vous-même ? Je vous assure que votre présence m’étonne…

À ce moment, ses yeux rencontrèrent Clotilde et devinrent légèrement interrogateurs. Gacougnol fonctionna sur-le-champ.

— Ma chère Clotilde, permettez-moi de vous présenter un de nos plus redoutables écrivains, Caïn Marchenoir. Nous l’appelons, entre nous, le grand Inquisiteur de France. Caïn, je recommande à votre admiration mademoiselle Clotilde… Maréchal, une amie que j’ai rencontrée ce matin, mais que j’ai dû connaître vers l’An Mil, dans un pèlerinage antérieur. C’est la poétesse de l’Humilité.

Marchenoir s’inclina profondément et dit à Clotilde :

— Mademoiselle, si mon ami ne se moque pas de moi, vous êtes ce qu’il y a de plus grand au monde.

— Alors, Monsieur, il se moque de vous, n’en doutez pas, répondit-elle en riant, et cela me surprend, car vous avez un nom terrible… Caïn ? ajouta-t-elle, dans une sorte d’effroi rêveur ; il n’est pas possible que ce soit votre vrai nom.

— Ma mère m’a fait baptiser sous le nom de Marie-Joseph, mais celui de Caïn figure très réellement sur le registre municipal, par la volonté formelle de mon père. Je signe Caïn quand je fais la guerre aux fratricides et je garde Marie-Joseph pour parler à Dieu… M’expliquerez-vous, mon cher Gacougnol, cette randonnée au Jardin des Plantes ?

— Je suis venu pour les lions, dit à son tour l’interpellé. J’ai quelques croquis à prendre et précisément nous cherchons leur tanière.

— S’il en est ainsi, vous ne m’aurez pas rencontré inutilement, car vous ne me paraissez pas très au fait et vous auriez certainement perdu la demi-heure de jour qui vous reste. En ce moment, les animaux féroces ne sont pas visibles pour la multitude. Mais je vais vous introduire dans leur maison. C’est un peu chez moi, vous savez.

Quelques minutes après, Marchenoir, ayant frappé trois coups maçonniques à la porte du « palais », entrait avec ses deux compagnons dans la galerie intérieure où les fauves achevaient leur repas du soir.

— Voici les lions, dit-il à Gacougnol, croquez-les à votre aise. Le belluaire en costume de garçon de bureau que vous voyez là fera semblant de vous oublier une demi-heure. Je viens d’arranger cela. Il compte bien entendu, que vous ne l’oublierez pas vous-même en sortant. Je vais causer un peu avec Mademoiselle.

S’éloignant alors de Pélopidas, qui avait déjà tiré son carnet, il emmena Clotilde à quelque distance et la mit en face d’un tigre superbe envoyé tout récemment par le gouverneur de Cochinchine. Ils étaient à deux pas de la bête, séparés d’elle seulement par une chaîne tendue au-devant de la formidable cage.

— Ne craignez rien, dit-il à sa compagne qui tremblait un peu, vous êtes hors de portée et, d’ailleurs, ce tigre est mon ami. Il est ici depuis trois semaines environ et il ne se passe guère un jour sans que je vienne le voir et le consoler. Oh ! notre conversation est ce qu’elle peut. Je ne me flatte pas de parler le tigre sans fautes, mais on se comprend. Voyez plutôt l’aimable accueil !

Le tigre qui, d’abord, s’était dressé de toute sa taille contre les barreaux, avait, en effet, paru se calmer à la voix de son visiteur. Il retomba sur ses pattes antérieures, éteignit la puissante rumeur de ses cordes, et parcourut sa cage d’une extrémité à l’autre, évoluant, chaque fois, par le train de derrière, de façon à ne pas perdre un instant de vue Marchenoir qu’il fixait de ses yeux d’avare défiant, particuliers à cette race de félins et qui lui ont valu, en grande partie, son exceptionnelle réputation de cruauté.

Enfin, sur un regard plus appuyé du dompteur, il se retourna et s’étendit de son long, adossé au pied de la grille. Alors, à l’inexprimable terreur de Clotilde, qui n’eut pas même la force de pousser un cri, Marchenoir, penché sur la mobile barrière, passa la main sur le dos de la bête formidable qui s’étira voluptueusement sous la caresse, en exhalant un rauquement prolongé dont frémirent toutes les parois.

— Vous le voyez, Mademoiselle, dit-il après avoir accompli cette politesse, on calomnie beaucoup ces créatures admirables, que j’excuserais, pourtant, d’être enragées de leur ignoble prison. Pensez-vous que ce pauvre tigre soit si effrayant ? Il était dans sa belle forêt de l’Inde, il y a quelques mois à peine, et maintenant, il meurt de froid et de chagrin sous les yeux de la canaille. C’est pour cela que nous nous aimons. Quelque chose l’avertit, sans doute, que je ne suis pas moins triste et moins exilé que lui-même. Mais nous avons encore d’autres affinités. Le nom diffamé de sa race correspond à celui de Caïn, dont vous me savez accoutré, et mon autre nom de Joseph n’implique-t-il pas la belle robe rayée du patriarche enfant dont vous voyez que ce captif est revêtu ? Je ne saurais vous dire à quel point je me sens solidaire de la plupart des animaux qui sont ici et qui me semblent, en vérité, bien plus près de moi que beaucoup d’hommes. Il n’y en a pas un seul, je crois, dont je ne puisse dire qu’il m’a secouru dans la détresse du cœur ou dans la détresse de l’esprit. On ne remarque pas que les bêtes sont aussi mystérieuses que l’homme et on ignore profondément que leur histoire est une Écriture en images, où réside le Secret divin. Mais aucun génie ne s’est encore présenté, depuis six mille ans, pour déchiffrer l’alphabet symbolique de la Création…

Cet étrange Marchenoir ayant été fort décrit dans un autre livre[1], il serait oiseux de réitérer ici sa peinture. Mais l’ignorante Clotilde, qui le voyait et l’entendait pour la première fois, s’étonna d’un homme qui avait l’air de parler du fond d’un volcan et qui naturalisait l’Infini dans les conversations les plus ordinaires.

L’instruction très primaire de la jeune femme, et surtout l’horrible dénûment intellectuel de son entourage, l’avaient peu préparée aux incartades souvent inouïes de ce contemplateur nostalgique, de qui certaines aperceptions en arrière étaient quelque chose de déconcertant.

Néanmoins, la droiture de sa raison l’avertissait d’une présence intellectuelle qu’il ne fallait pas mépriser. Instinctivement, elle devinait là de la profondeur et de la grandeur et, bien qu’elle eût à peine compris, elle sentit tout à coup la joie d’une pauvresse morfondue qui s’appuierait, sans le savoir, au mur d’un four seigneurial où cuirait le pain des mendiants.

— La Création dit-elle… Je sais que l’esprit humain ne peut la comprendre. J’ai même entendu dire qu’aucun homme ne pouvait rien comprendre parfaitement. Mais, Monsieur, parmi tant de mystères, il y en a un surtout qui me confond et me décourage. Voici, par exemple, une belle créature, innocente, malgré sa férocité, puisqu’elle est privée de raison. Pourquoi faut-il qu’elle soit, en même temps, privée de sa liberté ? Pourquoi les animaux souffrent-ils ? J’ai vu souvent maltraiter les bêtes et je me suis demandé comment Dieu pouvait supporter cette injustice exercée sur de pauvres êtres qui n’ont pas mérité, comme nous, leur châtiment.

— Ah ! Mademoiselle, il faudrait demander auparavant où est la limite de l’homme. Les zoologistes qui font leurs petites étiquettes à deux pas d’ici vous apprendraient exactement les particularités naturelles qui distinguent de toutes les espèces inférieures l’animal humain. Ils vous diraient que c’est tout à fait essentiel de n’avoir que deux pieds ou deux mains et de ne posséder, en naissant, ni des plumes ni des écailles. Mais cela ne vous expliquerait pas pourquoi ce malheureux tigre est prisonnier. Il faudrait savoir ce que Dieu n’a révélé à personne, c’est-à-dire quelle est la place de ce félin dans l’universelle répartition des solidarités de la Chute. On a dû vous enseigner, ne fût-ce qu’au catéchisme, qu’en créant l’homme, Dieu lui a donné l’empire des bêtes. Savez-vous qu’à son tour Adam a donné un nom à chacune d’elles et qu’ainsi les bêtes ont été créées à l’image de sa raison, comme lui-même avait été formé à la ressemblance de Dieu ? car le nom d’un être, c’est cet être même. Notre premier ancêtre, en nommant les bêtes, les a faites siennes, d’une manière inexprimable. Il ne les a pas seulement assujetties comme un empereur. Son essence les a pénétrées. Il les a fixées, cousues à lui pour jamais, les affiliant à son équilibre et les immisçant à son destin. Pourquoi voudriez-vous que ces animaux qui nous entourent ne fussent point captifs, quand la race humaine est sept fois captive ? Il fallait bien que tout tombât à la même place où tombait l’homme. On a dit que les bêtes s’étaient révoltées contre l’homme, en même temps que l’homme s’était révolté contre Dieu. Pieuse rhétorique sans profondeur. Ces cages ne sont ténébreuses que parce qu’elles sont placées au-dessous de la Cage humaine qu’elles étançonnent et qui les écrase. Mais, captifs ou non, sauvages ou domestiques, très près ou très loin de leur misérable sultan, les animaux sont forcés de souffrir sous lui, à cause de lui et par conséquent pour lui. Même à distance, ils subissent l’invincible loi et se dévorent entre eux, — comme nous-mêmes, — dans les solitudes, sous prétexte qu’ils sont carnassiers. La masse énorme de leurs souffrances fait partie de notre rançon et, tout le long de la chaîne animale, depuis l’homme jusqu’à la dernière des brutes, la Douleur universelle est une identique propitiation.

— Si je vous comprends, Monsieur Marchenoir, dit Clotilde en hésitant, les souffrances des bêtes sont justes et voulues par Dieu qui les aurait condamnées à porter une très lourde partie de notre fardeau. Comment cela se peut-il puisqu’elles meurent sans espérance ?

— Pourquoi donc, alors, existeraient-elles et comment pourrions-nous dire qu’elles souffrent, si elles ne souffraient pas en nous ? Nous ne savons rien, Mademoiselle, absolument rien, sinon que les créatures, déraisonnables ou sages, ne peuvent souffrir en dehors de la volonté de Dieu et, par conséquent, de sa Justice… Avez-vous observé que la bête souffrante est ordinairement le reflet de l’homme souffrant qu’elle accompagne ? En quelque lieu de la terre que ce soit, on est toujours sûr de rencontrer un esclave triste suivi d’un animal désolé. L’angélique chien du Pauvre, par exemple, dont les guitares de la romance ont tant abusé, ne vous semble-t-il pas une représentation de son âme, une perspective douloureuse de ses pensées, quelque chose enfin comme le mirage extérieur de la conscience de ce malheureux ? Quand nous voyons une bête souffrir, la pitié que nous éprouvons n’est vive que parce qu’elle atteint en nous le pressentiment de la Délivrance. Nous croyons sentir, comme vous le disiez à l’instant, que cette créature souffre sans l’avoir mérité, sans compensation d’aucune sorte, puisqu’elle ne peut espérer d’autre bien que la vie présente et qu’alors c’est une effroyable injustice. Il faut donc bien qu’elle souffre pour nous, les Immortels, si nous ne voulons pas que Dieu soit absurde. C’est Lui qui donne la Douleur, parce qu’il n’y a que Lui qui puisse donner quelque chose, et la Douleur est si sainte qu’elle idéalise ou magnifie les plus misérables êtres ! Mais nous sommes si légers et si durs que nous avons besoin des plus terribles remontrances de l’infortune pour nous en apercevoir. Le genre humain paraît avoir oublié que tout ce qui est capable de pâtir depuis le commencement du monde est redevable à lui seul de soixante siècles d’angoisses, et que sa désobéissance a détruit le précaire bonheur de ces créatures dédaignées par son arrogance d’animal divin. Encore une fois, ne serait-il pas bien étrange que la patience éternelle de ces innocents n’eût pas été calculée par une infaillible Sagesse, en vue de contrepeser, dans les plus secrètes balances du Seigneur, l’inquiétude barbare de l’humanité ?

La voix de cet avocat des tigres était devenue vibrante et superbe. Les bêtes féroces le regardaient curieusement de tous les points de la galerie sombre et le vieil ours canadien lui-même parut attentif.

Clotilde, profondément étonnée, laissait aller toute son âme à cette parole qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait entendu. Elle écoutait des pieds à la tête, incapable d’une objection, configurant, comme elle pouvait, sa pensée à la pensée de ce pathétique démonstrateur.

À la fin, pourtant, elle se hasarda :

— Il me semble, Monsieur, que vous devez être assez rarement compris, car vos paroles vont plus loin que les idées ordinaires. Les choses que vous dites paraissent venir d’un monde étranger que ne connaîtrait personne. J’ai donc beaucoup de peine à vous suivre et, je l’avoue, le point essentiel est toujours obscur pour moi. Vous affirmez que les bêtes partagent la destinée de l’homme qui les entraîna dans sa chute ! Soit. Vous ajoutez qu’étant privées de conscience et n’ayant pas à souffrir pour elles-mêmes, puisqu’elles n’ont pu désobéir, elles souffrent nécessairement à cause de nous et pour nous. Cela, je le comprends moins. Cependant, je peux encore l’admettre comme un mystère qui n’a rien de révoltant pour ma raison. J’entends bien que la douleur ne peut jamais être inutile. Mais, au nom du ciel ! ne doit-elle pas profiter aussi à l’être qui souffre ? Le sacrifice, même involontaire, n’appelle-t-il pas une compensation ?

— En un mot, vous voudriez savoir quelle est leur récompense ou leur salaire. Si je le savais pour vous l’apprendre, je serais Dieu, Mademoiselle, car je saurais alors ce que les animaux sont en eux-mêmes et non plus, seulement, par rapport à l’homme. N’avez-vous pas remarqué que nous ne pouvons apercevoir les êtres ou les choses que dans leurs rapports avec d’autres êtres ou d’autres choses, jamais dans leur fond et dans leur essence ? Il n’y a pas sur terre un seul homme ayant le droit de prononcer, en toute assurance, qu’une forme discernable est indélébile et porte en soi le caractère de l’éternité. Nous sommes des « dormants », selon la Parole sainte, et le monde extérieur est dans nos rêves comme « une énigme dans un miroir ». Nous ne comprendrons ce « gémissant univers » que lorsque toutes les choses cachées nous auront été dévoilées, en accomplissement de la promesse de Notre Seigneur Jésus-Christ. Jusque-là, il faut accepter, avec une ignorance de brebis, le spectacle universel des immolations, en se disant que si la douleur n’était pas enveloppée de mystère, elle n’aurait ni force ni beauté pour le recrutement des martyrs et ne mériterait même pas d’être endurée par les animaux.

À ce propos, j’aimerais à vous dire une singulière histoire, une bien singulière et bien triste histoire… Mais j’aperçois Gacougnol qui nous fait des signes. S’il veut m’honorer de la même attention que vous, je pense qu’il me sera profitable à moi-même de la raconter.


XIII



Garçon ! un madère et deux absinthes ! commanda Gacougnol qui venait de s’installer avec Clotilde et Marchenoir dans un café proche de la grande entrée du Jardin.

La prompte nuit de décembre étant venue sur les animaux et les hommes, les visiteurs avaient décidé de s’asseoir dans ce lieu banal en écoutant le récit de Marchenoir.

— Avant tout, dit encore le peintre, permettez que j’écrive quelques mots. Garçon ! vous avez un bureau télégraphique à deux pas d’ici. Vous allez porter une dépêche immédiatement. Donnez-moi du papier.

Alors, abritant la feuille de sa main gauche, il écrivit rapidement ces simples mots : Clotilde ne rentre pas. Gacougnol. Ce télégramme, adressé à « Madame Chapuis », disparut à l’instant même.

— Maintenant, je suis tout oreilles. Vous savez, Marchenoir, que vous êtes à peu près le seul parmi nos contemporains que je puisse écouter longtemps avec plaisir. Alors même que je ne vous comprends pas tout à fait, je sens votre force et cela me suffit pour être heureux de vous entendre.

— Mon cher Gacougnol, répliqua Marchenoir, ne me flattez pas, s’il vous plaît, et ne vous flattez pas vous-même. C’est surtout pour Mademoiselle que je vais parler.

Et regardant Clotilde :

— Je ne sais si le nom d’histoire convient exactement à ce que j’ose vous offrir. C’est plutôt un souvenir de voyage, une impression ancienne, demeurée très vive et très profonde, que je voudrais vous faire partager. Vous allez voir que c’est une suite à notre conversation sur les bêtes…

Vous avez certainement entendu parler de la Salette, du pèlerinage de Notre-Dame de la Salette ! Vous n’ignorez pas qu’il y a bientôt un demi-siècle la Vierge Marie est apparue sur cette montagne à deux enfants pauvres. Naturellement, on a tout fait pour déshonorer par le ridicule ou la calomnie cet événement prodigieux. Ce n’est pas le moment de vous développer les raisons d’ordre supérieur qui me forcent à l’envisager comme la plus accablante manifestation divine depuis la Transfiguration du Seigneur — que Raphaël, avec son imaginative de décorateur profane, a si peu comprise… Ceci est pour vous, Pélopidas.

— J’entends bien, dit l’autre. Mais je ne suis pas un fanatique de Raphaël. J’admire en lui tout ce qu’on voudra, excepté l’artiste religieux. Sa seule Vierge tolérable est celle de Dresde, et encore, c’est une rosière. Quant à sa Transfiguration, voici mon très humble postulat. Depuis trois cent cinquante ans qu’elle existe, un seul homme a-t-il jamais pu prier devant cette image ? À l’aspect de ces trois gymnastes en peignoir qui s’enlèvent symétriquement sur le tremplin des nuées, je déclare qu’il me serait tout à fait impossible de bafouiller la moindre oraison.

— Savez-vous pourquoi ? reprit Marchenoir. C’est que Raphaël, au mépris de l’Évangile, qui n’en dit pas un seul mot, a tenu à faire planer ses trois personnages lumineux, obéissant à une peinturière tradition d’extase infiniment déplacée dans la circonstance. L’ancêtre fameux de notre bondieuserie sulpicienne, qui feuilletait plus souvent les draps de sa boulangère que les pages du Livre saint, n’a pas compris qu’il était absolument indispensable que les Pieds de Jésus touchassent le sol pour que sa Transfiguration fût terrestre et pour que la parole de Simon-Pierre offrant les trois tabernacles ne fût point une absurdité. Vous parlez de la prière. Ah ! c’est, en effet, le vrai point. Une œuvre d’art prétendu religieux qui n’inspire pas la prière est aussi monstrueuse qu’une belle femme qui n’allumerait personne. Si nous n’étions pas hébétés par la consigne des traditionnelles admirations, nous n’arriverions pas à concevoir, que dis-je ? nous serions épouvantés d’une Madone ou d’un Christ qui n’aurait pas le pouvoir de nous mettre à deux genoux.

Or, voici le châtiment, plus terrible qu’on ne pourrait le supposer. Les sublimes imagiers du Moyen Âge demandaient souvent, au bas de leurs œuvres, très humblement, qu’on priât pour eux, espérant ainsi d’être mêlés aux balbutiements des extases que leurs naïves représentations excitaient. Au contraire, l’âme désolée de Raphaël flotte en vain, depuis trois siècles, devant ses toiles d’immortalité. La cohue des générations qui l’admirent ne lui fera jamais d’autre aumône que l’inutile suffrage qu’il a demandé… Peut-être, un jour, sera-t-il permis enfin d’affirmer que la peinture dite religieuse des Renaissants n’a pas été moins funeste au Christianisme que Luther même, et j’attends le poète clairvoyant qui chantera le « Paradis perdu » de notre innocence esthétique. Mais fermons cette parenthèse et revenons à notre sujet.

J’ai donc fait un jour le pèlerinage de la Salette. J’ai voulu voir cette montagne glorieuse que les Pieds de la Reine des Prophètes ont touchée et où le Saint-Esprit a proféré, par sa Bouche, le cantique le plus formidable que les hommes aient entendu depuis le Magnificat. Je suis monté vers ce gouffre de lumière, un jour d’orage, dans la pluie furieuse, dans l’effort des vents enragés, dans l’ouragan de mon espoir et le tourbillon de mes pensées, l’oreille rompue des cris du torrent… Je compte bien ne pas mourir sans avoir fixé dans quelque livre d’amour le ressouvenir surhumain de cette escalade où j’offrais toute mon âme à Dieu dans les cent mille mains de mon désir… J’ai beau patauger, depuis vingt ans, dans les immondices de Paris, je n’arrive pas à découvrir de quels amalgames de résidus sébacés, de quelles balayures excrémentielles marinées dans les plus fétides croupissoirs, purent être formés les sales enfants de bourgeois que l’événement de la Salette scandalisa et qui inventèrent je ne sais quelles turpitudes pour le décrier. Mais je témoigne qu’à l’endroit même où l’Esprit redoutable s’est manifesté, j’ai senti la commotion la moins douteuse, le choc le plus terrassant qui puisse écraser un homme. Sur l’honneur, j’en tressaille encore.

— En effet, dit Gacougnol, si vous voulez parler, comme je le suppose, d’une caresse d’en haut, elle a dû être des cinq doigts de la main divine, car vous êtes une manière de rhinocéros qu’il n’est pas facile d’assommer. Puis, si je suis bien informé, vous devez être fièrement blasé sur les émotions ordinaires…

— Oui,… je devrais l’être. Ce voyage à la Salette était peu de temps après la mort inexplicable de mon pauvre petit André…

Ici, la voix du conteur parut s’étrangler. Clotilde qui, depuis une heure, vivait par cet inconnu dont la parole agissait sur elle avec une puissance inouïe, involontairement avança la main, comme si elle avait vu tomber un enfant. Mais ce geste fut aussitôt réprimé par un autre geste de Marchenoir, suivi d’un appel vibrant de sa soucoupe heurtée contre le marbre de la table.

— Garçon ! cria-t-il, renouvelez… Je continue. Vous devinez que je pouvais être dans un joli état d’âme. J’étais venu là sur l’avis ancien d’un sublime prêtre, mort depuis des années, qui m’avait dit « Quand vous penserez que Dieu vous abandonne, allez vous plaindre à sa Mère sur cette montagne. » Turris Davidica ! pensais-je. Il ne me fallait pas moins que les « mille boucliers suspendus et toute l’armature des forts » dont a parlé Salomon. Jamais je ne pourrais être assez cuirassé contre mon épouvantable chagrin. Et voici que, déjà, sur le chemin où je venais de m’élancer, malgré la tempête et les conseils, j’étais indiciblement transporté !

Que vous dirai-je ? Quand je fus au sommet et que j’aperçus la Mère assise sur une pierre et pleurant dans ses mains, auprès de cette petite fontaine qui semble lui couler des yeux, je vins tomber aux pieds des barreaux et je m’épuisai de larmes et de sanglots, en demandant grâce à Celle qui fut nommée : Omnipotentia supplex. Combien dura cette prostration, cette inondation du Cocyte ? Je n’en sais rien. À mon arrivée, le crépuscule commençait à peine ; quand je me relevai, aussi faible qu’un centenaire convalescent, il faisait complètement nuit et je pus croire que toutes mes larmes étincelaient dans le noir des cieux, car il me sembla que mes racines s’étaient retournées en haut.

Ah ! mes amis, que cette impression fut divine ! Autour de moi, le silence humain. Nul autre bruit que celui de la fontaine miraculeuse à l’unisson de cette musique du Paradis que faisaient tous les ruissellements de la montagne et parfois, aussi, dans un grand lointain, les claires sonnailles de quelques troupeaux. Je ne sais comment vous exprimer cela. J’étais comme un homme sans péché qui vient de mourir, tellement je ne souffrais plus ! Je brûlais de la joie des « voleurs du ciel » dont le Sauveur Jésus a parlé. Un ange, sans doute, quelque séraphin très patient avait décroché de moi, fil à fil, tout le tramail de mon désespoir, et j’exultais dans l’ivresse de la Folie sainte, en allant frapper à la porte du monastère où les voyageurs sont hébergés.


XIV



Marchenoir, ce perpétuel vaincu de la vie, avait reçu le privilège ironique d’une éloquence de victorieux. Il n’était pas seulement un de ces Ravisseurs évangéliques rappelés par lui, à qui ne résistent pas les Légions des Cieux. Il était encore, et beaucoup plus même, un de ces Doux à qui la Terre fut concédée.

Quelle que fût l’occasion de son discours et l’objet dont il s’occupât, on regardait généralement comme une chose difficile de résister à ce nouveau Juge d’Israël qui combattait des deux mains. Du premier coup, il vous bondissait sur le cœur.

L’image continuelle et qui jaillissait sans effort se précisait par la voix ou par l’attitude, avec une vigueur spontanée qui déconcertait la défensive.

De même que la plupart des grands orateurs, il apparaissait aussitôt en plein conflit, se grandissant de sa colère contre des ennemis invisibles, et tout le temps qu’il parlait, on voyait en lui s’agiter son âme, — comme on verrait une grande Infante prisonnière venir coller sa face aux vitraux d’un Escurial incendié.

Clotilde extasiée pensait au prédicateur tout-puissant qu’il aurait pu devenir, et Pélopidas confondu le contemplait ainsi qu’une fresque très ancienne, à la fois sanguinolente et fuligineuse, où quelque siècle très défunt aurait revécu — prodigieusement, — ses adorations ou ses fureurs.

Le narrateur s’était arrêté un moment. Le digne peintre en profita pour parler un peu, dans l’espérance de cacher son trouble.

— Ne pensez-vous pas, Marchenoir, que, pour éprouver de telles émotions religieuses, à la Salette ou ailleurs, il faudrait précisément se trouver dans la situation d’esprit qui fut la vôtre, ce jour-là, et avoir passé par les mêmes déchirements ?

— Mon ami, j’attendais presque cette objection. Voici ma réponse qui sera claire. Nous sommes tous des misérables et des dévastés, mais peu d’hommes sont capables de regarder leur abîme… Ah ! oui, j’ai traversé de sacrées douleurs, articula-t-il d’une voix profonde qui leur secoua les entrailles à tous deux, j’ai connu le vrai désespoir et je me suis laissé tomber dans les mains de ce Pétrisseur de bronze ; mais ne me faites pas l’honneur de me croire si étonnant. Mon cas ne paraît exceptionnel que parce qu’il m’a été donné de sentir un peu mieux qu’un autre l’indicible désolation de l’amour… Vous qui parlez, vous ne savez pas votre propre enfer. Il faut être ou avoir été un dévot pour bien connaître son dénûment et pour dénombrer la silencieuse cavalerie de démons que chacun de nous porte en soi.

Mais, en attendant que vous arrive cette vision d’épouvante, gardez-vous de croire que le secours puisse être indifféremment obtenu dans tel ou tel lieu. « À la Salette ou ailleurs », avez-vous dit. Eh bien ! moi, je vous affirme que cet endroit est particulièrement fréquenté par les Tonnerres de l’Apocalypse et qu’il n’y a pas d’autre point du globe où puissent aller ceux qu’intéresse le dénouement venir de la Rédemption. C’est à la Salette, et non pas ailleurs, que peuvent être fortifiés ceux qui savent que tout n’est pas accompli et que la grand’messe du Consolateur n’a pas commencé.

Encore une fois, ce n’est pas ici l’occasion d’entrer dans ces insolites considérations. Écoutez mon anecdote. Je crois inutile de vous dire, Gacougnol, que je ne m’attendais pas à trouver dans cette auberge, que l’industrie pieuse a bâtie à quelques pas du lieu de l’Apparition, de puissantes ressources pour mon enthousiasme. Je suis de ceux dont la voix n’a point d’écho, surtout parmi les raisonnables chrétiens que le Surnaturel incommode. Le pèlerinage de la Salette est desservi par de pratiques missionnaires qui ne s’égarent pas dans les sentiers du sublime, je vous en réponds. Ils trempent la soupe des voyageurs pour le ciel et logent à pied la vertu sans extravagance. Les exercices pieux ou les labiales exhortations, encadrées avec sagesse, ne nuisent jamais au fonctionnement latéral de la table d’hôte et du perchoir. La computation des ordinaires et des suppléments fusionne avec les cantiques et les litanies sur cette montagne, aussi effrayante que l’Horeb, où Notre-Dame des Glaives est apparue dans le buisson flamboyant de ses Douleurs. Il est effarant de songer que cette fabuleuse Congrégation ne sait absolument pas ce qui s’est passé et que le plus grand effort de ces vachers du Sacerdoce est probablement de supposer que la puissance divine s’est manifestée pour qu’ils existassent. Il faut entendre leurs explications du Miracle, cet identique boniment qui se débite chaque jour, près de la fontaine, à l’heure de la digestion !…

Me voici donc à table, à cette table d’hôte que je viens de nommer, en compagnie d’une vingtaine de pèlerins quelconques. Les pèlerines sont accueillies dans l’aile opposée du bâtiment, l’un et l’autre sexe étant ainsi répartis de chaque côté du sanctuaire.

Deux ou trois prêtres peu ravagés par les travaux apostoliques, puis je ne sais quels visages, quels ventres, quelles mains ! Tout cela mangeant et buvant, sans visible souci de quoi que ce soit. Enfin, la tablée vulgaire de n’importe quelle hôtellerie provinciale. Il me sembla même qu’on gueulait un peu.

J’avais à peine franchi le seuil que déjà j’entendais nommer Marseille. Cette mention géographique émanait d’un très gros homme barbu, à la face congestionnée, évidemment résolu à ne pas laisser ignorer une origine que, d’ailleurs, son crapuleux accent dénonçait. Mais j’avais de si sonores clairons dans le cœur que je l’entendis à peine et je ne songeais même pas à me demander ce que ces gens étaient venus faire en un tel lieu. Je mangeais automatiquement ce qu’on me servait, les convives étant séparés de moi comme par l’embrun d’un Océan. Il est vrai que mon équipage de piéton ruisselant et couvert ne pouvait agir puissamment sur le clavier sympathique de ces dîneurs. Aucun d’eux ne m’avait parlé et le bavardage ne s’était pas ralenti une seconde à mon entrée, le goujatisme contemporain ne comportant pas la déférence pour l’Étranger.

Je pensais précisément à la Troisième Personne divine, lorsqu’une main me toucha l’épaule. M’étant retourné, je vis un personnage à figure triste, vêtu comme un campagnard, qui me dit avec douceur :

— Monsieur, vos vêtements sont mouillés et vous devez avoir très froid. Voulez-vous prendre ma place qui est moins loin du poêle ? Je vous en prie.

Il y avait une prière si vraie dans son expression, ses yeux me disaient si bien qu’il se serait cru coupable de tout coryza dont j’aurais pu être victime, que j’acceptai sur-le-champ sa place avec la même simplicité qu’il me l’offrait. Cet échange me valut un peu d’attention. L’obèse marseillais, qui était désormais en face de moi, daigna me regarder de ses gros yeux en faïence, au bord desquels un liquide avait été mis par la volupté d’engloutir.

— Eh ! là-bas, l’homme aux bêtes, beugla-t-il, s’adressant à mon ami inconnu, c’est comme ça que vous nous brûlez la politesse ? Vrai c’est pas zentil de votre part.

J’eus exactement la sensation d’une porte de latrines qu’on aurait ouverte. Le ton de ce mercanti avait quelque chose de si nauséeux et sa grossièreté cossue paraissait tellement assise dans la graisse d’une prospérité de verrat que, du premier coup, la suffocation commença. Les mésanges bleues du ravissement s’envolèrent et je fus aussitôt replongé dans l’ignoble réalité, dans la très puante et très maudissable réalité.

L’interpellé ne répondit pas. Se penchant alors vers son voisin, qui était une des soutanes entrevues à mon arrivée :

— Monsieur l’abbé, souffla le gros homme, c’est tout de même veçant qu’il ait sanzé de place, ça commençait à devenir drôle. Puis, élevant de nouveau sa voix odieuse :

— Dites donc, mon garçon, vous ne savez peut-être pas que ze suis de Marseille, moi. Eh ! bien, ze vous l’apprends. Si vous aviez eu le bonheur de fréquenter cette « métropole », vous auriez appris que toute question honnête vaut une réponse. Ze vous ai demandé pourquoi vous nous avez quittés comme un lavement. Monsieur qui vous remplace a l’air très aimable, ze ne dis pas non, mais nous étions habitués à votre binette, et ça nous zêne de ne plus la voir.

Toute la table, déterminée à se divertir bravement aux dépens d’un pauvre diable, faisait silence.

— Monsieur, répondit enfin ce dernier, je suis fâché de vous avoir privé de ma binette, pour me servir de votre expression ; mais le pèlerin qui m’a remplacé avait froid et, comme j’ai eu le temps de me réchauffer depuis que vous me faites l’honneur de vous amuser de moi, j’ai cru qu’il était de mon devoir de lui céder ma place.

Cela fut dit sans ironie et sans amertume, d’une manière extraordinairement humble, dans une douceur d’accent presque bizarre, dont je ne saurais vous traduire l’effet. Si je vous priais d’imaginer, par exemple, un enfant mourant que vous entendriez parler à travers un mur, ce serait absurde et, pourtant, je ne trouve pas mieux. Bref, j’eus l’intuition de quelque chose de très rare et je devins plus attentif.

Je vous épargne les gargouillades facétieuses de chemisier pour ecclésiastiques, dont l’individu placé devant moi ne négligea pas de nous saturer, à l’extrême satisfaction des mandibules sacerdotales ou laïques. Voici la cause de cette allégresse. Le pauvre être qui servait de plastron à ces brutes était une espèce de végétarien apostolique, perpétuellement travaillé du besoin d’expliquer son abstinence. Sous quelque prétexte que ce fût, Mademoiselle, il n’admettait pas qu’on tuât les bêtes et, par conséquent, il s’interdisait de manger leur chair, ne voulant pas se rendre complice de leur massacre. Il le disait à qui voulait l’entendre, sans que nulle moquerie fût capable de le retenir, et on sentait qu’il aurait donné sa propre vie pour cette idée.

À la fin, l’un des prêtres, un long soutanier qui paraissait avoir enseigné très spécialement la raison dans quelque prytanée de haute sagesse, prit la parole en ces termes :

— Je vous demande comme une faveur de répondre à une simple question que je vais vous poser. Vous portez des souliers de cuir, un chapeau de feutre, des bretelles peut-être, vous vous servez en ce moment d’un couteau dont le manche est en os. Comment pouvez-vous concilier de tels abus avec les sentiments fraternels que vous venez d’exprimer ? Songez-vous qu’il a fallu égorger d’innocents quadrupèdes pour que ce faste criminel vous fût accordé ?

Je n’essaierai pas de vous dépeindre l’enthousiasme de l’auditoire. Ce fut une clameur générale, un délire. On applaudissait, on trépignait, on aboyait, on imitait des cris d’animaux. Juste le succès d’un cabotin de café-concert. Lorsqu’un peu de calme se fut rétabli dans la fourrière, la première parole articulée qui se fit entendre sortait du groin désopilant et fariboleur de mon vis-à-vis. Il gueulait ceci :

— Ah ! pour le coup, mon bonhomme, tu as ton compte. (Il en était au tutoiement.) Il n’y a pas à dire mon bel ami ! Cette fois, c’est un théolozien qui t’interroze, un ministre des autels, milledioux ! Qu’est-ce que tu vas lui répondre, viédase ?

La réponse fut telle qu’un silence général succéda. À l’exception du dernier chenapan qui avait parlé, tous les fronts se penchèrent sur les assiettes, visiblement inquiets d’une plaisanterie qui allait si loin. J’avançai la tête pour voir le souffre-douleur. Il pleurait, le visage dans ses deux mains.

Vous savez, Gacougnol, si c’est dans ma nature de supporter que les faibles soient opprimés devant moi. Je me levai donc, au milieu de la stupeur, et faisant le tour de la table, je vins frapper du plat de la main l’épaule du mastodonte. La claque, je crois, fut assez retentissante et faillit lui faire perdre l’équilibre.

— Debout ! dis-je. Il se retourna d’un bloc, en grognant comme un sanglier, mais s’il eut quelque velléité d’indignation, je vous jure qu’aussitôt après m’avoir regardé il perdit tout besoin d’évacuer ce sentiment généreux. Je le contraignis à se lever et l’amenant jusqu’à sa victime qui pleurait toujours et qui n’avait pas relevé la tête, je lui dis encore :

— Vous avez insulté bassement et ignoblement un chrétien qui ne vous faisait aucun mal. Vous allez, n’est-ce pas ? lui demander pardon. Ce sera, peut-être, une leçon profitable pour quelques-uns des lâches qui nous écoutent. Comme il faisait mine de protester, je lui replantai la main dans la nuque avec une telle furie d’autorité qu’il tomba sur ses genoux aux pieds du bonhomme glacé de stupéfaction.

— Maintenant, ajoutai-je, vous allez, à haute et distincte voix, vous humilier devant celui dont vous êtes l’offenseur, sinon je jure Dieu que je vous arracherai la peau avant que nous sortions de cette écurie… Quant à vous, Monsieur, laissez-moi faire, j’accomplis un acte de justice, non pour vous, mais pour l’honneur de Marie qu’on outrage un peu trop ici.

J’expérimentai une fois de plus, en cette occasion, l’étonnant pouvoir d’un seul homme qui déploie son âme et l’incomparable couardise des blagueurs. Celui-là demanda pardon à genoux comme je l’avais exigé, ajoutant, pour sauver au moins une plume de sa dignité de plaisant cafard, qu’il n’était pas un « Cosaque » et qu’il n’avait pas eu l’intention de faire souffrir. L’autre le releva, en le serrant dans ses bras, et j’allai me coucher. Telle est la première partie de mon aventure qui sera, si vous le permettez, un diptyque.


XV



Notre conteur vous plaît-il ? demanda Gacougnol à Clotilde.

Pour toute réponse, elle eut le geste universel — qui fit sourire Marchenoir, — de rapprocher vivement les deux mains et de les porter au-dessus du sein gauche, en élevant un peu les épaules.

De fait, la transformée subissait une violence extraordinaire. La rencontre de Marchenoir était pour elle une révélation, une sortie du néant. Ce n’était pas précisément les choses qu’il disait, mais sa grande façon de les dire qui la pénétrait.

Jusqu’alors, elle avait profondément ignoré qu’il y eût de tels hommes. La notion même de ce genre de supériorité lui était inconnue. Et voilà que, n’ayant jamais rien soupçonné de ses propres facultés intellectuelles, du premier coup, elle se voyait sous l’action du maître le plus capable de les dilater instantanément.

Cette action souveraine était si sûre qu’il suffisait à l’excitateur de dire n’importe quoi, pour qu’elle se sentît transportée au-dessus d’elle-même. Elle ne s’étonnait déjà plus d’avoir pu trouver quelque objection plus ou moins valable, quand il lui parlait seul à seule au Jardin des Plantes. Évidemment, ne fût-ce que pour une heure, il devait élever à lui ceux qui l’écoutaient avec attention.

En un mot, la charmante fille avait été tellement préservée par sa nature de la moutarde contagieuse des rues de Paris qu’à trente ans elle avait encore la fleur d’enthousiasme de l’adolescence la plus généreuse.

— N’est-ce pas touchant, disait encore Pélopidas, de la voir écouter ainsi ? Plût à Dieu que mes pauvres œuvres fussent contemplées avec la même affection ! Mais il est exaspérant de penser, mon pauvre Bouche-d’or, que les sales crapauds qui vous envient ce don-là soient précisément consolés par votre mépris. Car il se dit un peu partout que vous ne vous prodiguez pas.

— Laissons cela, je vous prie. Vous savez mes sentiments sur ce point. J’écris le moins sottement que je puis ce que j’estime devoir être notifié à notre génération vomitive. Pour ce qui est de la palabre conférencière ou politique, raca ! En supposant que ma parole fût aussi puissante que certains entrepreneurs de démolitions me l’ont affirmé et qu’elle eût le pouvoir de « changer la forme des montagnes », comme le vent de feu qui souffla contre Sodome, je n’échangerais pas ma rêverie solitaire contre le tréteau d’un flagorneur de la populace. J’aime mieux parler aux bêtes. Ce soir, c’est à vous que je parle, et surtout à Mademoiselle, avec le plus grand plaisir.

Gacougnol se mit à rire, et s’adressant à Clotilde, restée sérieuse :

— Mon enfant, si vous connaissiez le barbare qui nous honore de ce madrigal, vous sauriez qu’il n’y a que lui au monde qui ait le secret de dire à ses amis tout ce qu’il lui plaît de leur dire, sans les offenser.

Clotilde parut surprise de l’observation.

— Et comment Monsieur Marchenoir pourrait-il nous offenser ? Je vois bien qu’il n’est pas à la même place que les autres hommes et quand il parle aux bêtes, je devine bien que c’est à Dieu qu’il parle.

— Mademoiselle, intervint Marchenoir, si j’avais eu quelques doutes, ce dernier mot me prouverait que vous méritez la fin de l’histoire.

Le lendemain du petit drame que je viens de vous raconter, la première personne que j’aperçus près de la fontaine fut mon protégé. Il priait en grand recueillement et je pus l’observer. C’était un homme d’aspect vulgaire, vêtu de façon presque misérable. Il devait avoir dépassé cinquante ans et portait déjà les marques d’une caducité prochaine. On devinait aisément que toutes les giboulées du malheur s’étaient acharnées sur lui. Sa figure timide et souffreteuse eût été complètement insignifiante sans une expression de joie singulière qui paraissait être l’effet d’un colloque intérieur. Je voyais ses lèvres s’agiter faiblement et, parfois, sourire de ce doux et pâle sourire de quelques idiots ou de certains êtres pensants dont l’âme serait immergée dans un gouffre de dilection.

Ses yeux, surtout, m’étonnèrent. Fixés sur la Vierge lamentatrice, ils lui parlaient comme cent bouches auraient parlé, comme tout un peuple de bouches suppliantes ou laudicènes ! J’imaginai, — sur le registre divin où les vibrations des cœurs seront, un jour, transposées en ondulations sonores, — tout un carillon de louanges, de divagations amoureuses, de remerciements et de désirs. Il me sembla même, — et depuis des ans je garde cette impression, — que du milieu des montagnes environnantes, ceinturées alors d’éclatants brouillards, mille fils de lumière, d’une ténuité et d’une douceur infinies, venaient aboutir au visage calamiteux de cet adorant, autour de qui je crus voir flotter un très vague effluve… Le Jeannotin de la veille avait, comme vous voyez, quelque peu grandi.

Quand il eut fini sa prière, ses yeux rencontrèrent les miens. Il vint à moi et se découvrant :

— Monsieur, dit-il, je serais heureux de vous entretenir un moment, voulez-vous me faire l’honneur de m’accompagner quelques pas ?

— Très volontiers, répondis-je.

Nous allâmes nous asseoir derrière l’église, au bord du plateau, en face de l’Obiou, dont le soleil, encore invisible sous les vapeurs, éclaboussait, en ce moment, la cime neigeuse.

— Vous m’avez fait beaucoup de peine, hier soir, commença-t-il. Je n’ai pu vous arrêter, malheureusement, et j’en suis très affligé. Vous ne me connaissez pas. Je ne suis pas un individu à défendre. Autrefois, quand je ne me connaissais pas encore moi-même, je me défendais tout seul. J’étais un héros. J’ai tué un ami en duel pour une plaisanterie. Oui, Monsieur, j’ai tué un être formé à la ressemblance de Dieu qui ne m’avait pas même offensé. On appelle ça une affaire d’honneur. Je l’ai frappé en pleine poitrine et il est mort en me regardant, sans dire un mot. Ce regard ne m’a pas quitté depuis vingt-cinq ans et, au moment où je vous parle, il est là-haut, juste devant moi, sur cette vieille colonne du firmament !… Quand je me représente cette minute, je suis capable de tout endurer. Ma seule consolation et mon seul espoir, c’est qu’on se moque de moi, qu’on m’insulte, qu’on me traîne le visage dans les ordures. Ceux qui font ainsi, je les aime et je les bénis « de toutes les bénédictions d’en bas », parce que, voyez-vous, c’est la justice, la vraie Justice. Vous vous êtes mis en colère et vous avez abusé de votre force contre un pauvre homme dont je ne mérite pas certainement de décrotter la chaussure. Vous m’avez forcé à prier pour lui toute la nuit, étendu devant sa porte ainsi qu’un cadavre et, ce matin, je l’ai supplié, par les Cinq Plaies de notre Sauveur, de me marcher sur la figure. Vous m’avez vu pleurer et c’est cela qui vous a ému, parce que vous êtes généreux. J’ai eu tort, mais je ne peux pas m’en empêcher, quand c’est un prêtre qui me parle, parce qu’alors je vois en lui un juge qui me rappelle que je suis un assassin et la dernière de toutes les canailles…

Oh ! Monsieur, n’essayez pas de me justifier, je vous en conjure ! Ne me dites rien d’humain, je vous le demande pour l’Amour de Dieu qui s’est promené sur cette montagne ! Tout ce qui peut colorer une infamie, croyez-vous que je ne me le sois pas dit à moi-même et que d’autres encore ne me l’aient pas dit, jusqu’au jour où il me fut donné de comprendre que j’étais un abominable ?… Cet homme que j’ai assassiné avait une femme et deux enfants. La femme est morte de chagrin, entendez-vous ? Moi, j’ai donné un million pour les orphelins. Si je n’ai pas tout donné, c’est que des raisons de famille s’y opposaient. Mais j’ai promis à la douce Vierge de vivre, jusqu’à ma dernière heure, à la façon d’un mendiant. J’espérais ainsi que la paix reviendrait en moi, comme si la vie d’un membre de Jésus-Christ pouvait être payée avec des écus ! C’est l’argent des princes des prêtres que j’ai donné à ces pauvres enfants, traités en petits Judas par le meurtrier de leur père. Ah ! bien oui, elle n’est jamais revenue, la paix divine, et je suis crucifié tous les jours !

Je vous dis cela, Monsieur, parce que vous avez eu de la pitié et que vous pourriez concevoir de l’estime. Je suis encore trop lâche pour raconter ma vie à tout le monde, ainsi que je le devrais peut-être et comme faisaient les grands pénitents du Moyen Âge. J’ai voulu me faire trappiste, puis chartreux. On. m’a déclaré partout que je n’avais pas la vocation. Alors je me suis marié pour souffrir tout mon soûl. J’ai pris une vieille prostituée de bas étage dont les matelots ne voulaient plus. Elle me roue de coups et m’abreuve de ridicule et d’ignominie… Je ne la laisse manquer de rien, mais j’ai mis en lieu sûr les débris de ma fortune qui fut assez considérable. C’est le bien des pauvres, sur lequel je prélève de faibles sommes pour mes voyages. L’année dernière, j’étais en Terre Sainte. Aujourd’hui je suis à la Salette, pour la trentième fois. On doit me connaître. C’est ici que j’ai reçu les plus grands secours et j’engage tous les malheureux à faire ce pèlerinage. C’est le Sinaï de la Pénitence, le Paradis de la Douleur, et ceux qui ne le comprennent pas sont bien à plaindre. Moi, je commence à comprendre et, quelquefois, j’obtiens d’être délié pendant une heure…

Il s’arrêta et je me gardai bien de rompre ses pensées. J’eusse été, d’ailleurs, assez peu capable de proférer un seul mot qui ne m’aurait pas semblé ridicule en présence de ce forçat volontaire, de ce Stylite colossal de l’Expiation.

Quand il se remit à parler, au bout d’un instant, j’eus la surprise d’une transformation inouïe. Au lieu de ce pathétique formidable qui venait de me serrer toutes les fibres autour du cœur, à la place de cette houle de remords, de ce volcan de plaintes qui lançait partout ses laves d’angoisse, la voix humble et mystérieusement placide que j’avais entendue la veille.

— On me raille souvent, disait cette voix, à propos des bêtes. Vous en avez été le témoin. Je crois deviner en vous un homme d’imagination. Vous pourriez soupçonner, par conséquent, — me supposant un zèle admirable, peut-être, mais indiscret, — que je me suis donné ce ridicule à plaisir. Il n’en est rien. Je suis véritablement fait comme cela. J’aime les animaux, quels qu’ils soient, presque autant qu’il est possible ou permis d’aimer les hommes, quoique je sache très bien leur infériorité. J’ai quelquefois désiré, je l’avoue, d’être tout à fait imbécile, afin d’échapper complètement aux sophismes de l’orgueil, mais, ce désir ne s’étant pas réalisé jusqu’ici, je n’ignore nullement ce qui peut être l’occasion du mépris dans cette manière de sentir qui va chez moi jusqu’à la passion et que des personnes très sages ont réprouvée. N’est-ce point un malentendu ? Serait-ce que la plupart des hommes ont oublié qu’étant eux-mêmes des créatures ils n’ont pas le droit de mépriser l’autre côté de la Création ? Saint François d’Assise, que les plus impies ne peuvent se défendre d’admirer, se disait le très proche parent, non seulement des animaux, mais des pierres et de l’eau des sources, et le juste Job ne fut pas blâmé pour avoir dit à la pourriture « Vous êtes ma famille ! »

J’aime les bêtes parce que j’aime Dieu et que je l’adore profondément dans ce qu’il a fait. Quand je parle affectueusement à une bête misérable, soyez persuadé que je tâche de me coller ainsi plus étroitement à la Croix du Rédempteur dont le Sang, n’est-il pas vrai ? coula sur la terre, avant même de couler dans le cœur des hommes. Elle était bien maudite pourtant, cette mère commune de toute l’animalité. Je sais aussi que Dieu nous a livré les bêtes en pâture, mais il ne nous a pas fait un commandement de les dévorer au sens matériel, et les expériences de la vie ascétique, depuis quelques dizaines de siècles, ont prouvé que la force du genre humain ne réside pas dans cet aliment. On ne connaît pas l’Amour, parce qu’on ne voit pas la réalité sous les figures. Comment est-il possible de tuer un agneau, par exemple, ou un bœuf, sans se rappeler immédiatement que ces pauvres êtres ont eu l’honneur de prophétiser, en leur nature, le Sacrifice universel de Notre Seigneur Jésus-Christ ?…

Il me parla ainsi très longtemps, avec une grande foi, un grand amour et, je vous prie de le croire, avec une science ou plutôt une divination merveilleuse du symbolisme chrétien que j’étais infiniment éloigné d’attendre de lui. Plût à Dieu qu’il me fût possible de vous redire exactement toutes ses paroles !…

Je dois beaucoup à cet homme simple qui me donna, en quelques entretiens, la clef lumineuse d’un monde inconnu… Vous le savez, Mademoiselle, toute cette histoire est venue à propos des bêtes. Eh bien ! je vous assure qu’il était prodigieux quand il en parlait. Plus rien des grands éclats déchirants de sa première confidence, plus de tempête, plus de météore douloureux. Un calme divin et quelle candeur ! Paisiblement, il s’allumait comme une toute petite lampe d’accouchée dans une demeure gardée par les anges. En l’écoutant, je me souvenais de ces Bienheureux qui furent les premiers compagnons du Séraphique, dont les mains pleines de fleurs ont parfumé l’Occident ; et je revoyais aussi tous ces autres Saints de jadis dont les pitoyables pieds nous ont laissé quelques grains du sable des cieux.

Le peu que je vous ai rapporté de ses discours a dû vous faire entrevoir qu’il ne s’agissait pas de ces transports imbéciles qui sont, peut-être, le mode le plus dégoûtant de l’idolâtrie. Les animaux étaient pour lui les signes alphabétiques de l’Extase. Il lisait en eux, — comme les élus dont j’ai parlé, — la seule histoire qui l’intéressât, l’histoire sempiternelle de la Trinité qu’il me faisait épeler dans les caractères symboliques de la Nature… Mon ravissement fut inexprimable. À ses yeux, l’empire du monde perdu par le premier Désobéissant ne pouvait être reconquis que par la restitution plénière de tout l’ancien Ordre saccagé.

Les animaux, me disait-il, sont, dans nos mains, les otages de la Beauté céleste vaincue

Parole étrange dont je n’ai pas encore mesuré toute la profondeur ! Précisément, parce que les bêtes sont ce que l’homme a le plus méconnu et le plus opprimé, il pensait qu’un jour Dieu ferait par elles quelque chose d’inimaginable, quand serait venu le moment de manifester sa Gloire. C’est pourquoi sa tendresse pour ces créatures était accompagnée d’une sorte de révérence mystique assez difficile à caractériser par des mots. Il voyait en eux les détenteurs inconscients d’un Secret sublime que l’humanité aurait perdu sous les frondaisons de l’Éden et que leurs tristes yeux couverts de ténèbres ne peuvent plus divulguer depuis l’effrayante Prévarication…

Marchenoir ne disait plus rien. Accoudé sur la table et se pressant les tempes du bout des doigts, dans une de ses attitudes familières, il regardait vaguement devant lui ayant l’air de chercher au loin quelque grand oiseau de proie désespéré d’être sans capture, qui reflétât sa mélancolie.

Timidement, Clotilde lui présenta la question qu’on voyait errer sur les lèvres de Pélopidas.

— Qu’est devenu ce monsieur ?

— Ah ! oui… mon histoire ne serait pas complète. Je ne l’ai jamais revu et j’ai appris sa mort, un an plus tard, par un de mes compatriotes établi dans la petite ville qu’il habitait en Bretagne, au bord de la mer. Il est mort de la façon la plus terrible et, par conséquent, la plus désirée par lui, c’est-à-dire, dans sa maison, sous l’œil de l’abominable Xantippe qu’il avait choisie tout exprès pour le torturer. Frappé de paralysie peu de temps après notre rencontre, il ne voulut pas qu’on le transportât dans quelque maison de santé où il eût pu être exposé à s’éteindre en paix. Ayant vécu en pénitent, il lui plut de râler et de mourir en pénitent. Il paraît que sa femme le faisait coucher dans les ordures. Les détails sont affreux. On crut même, un instant, qu’elle l’avait empoisonné. Il est certain qu’elle devait être impatiente de sa mort, espérant hériter de lui. Mais les précautions étaient prises depuis longtemps, ainsi qu’il me l’avait dit, et le reste de son patrimoine est allé dans les mains des pauvres. Le bail de cette cuisinière de son agonie expirait naturellement avec lui.

Maintenant, mon histoire est tout à fait finie. Vous voyez qu’elle n’était pas très compliquée. Je voulais simplement vous faire voir, tel que je l’ai vu moi-même, incomplètement, hélas ! un être humain tout à fait unique, dont je suis persuadé qu’il n’existe pas d’autre exemplaire dans le monde entier. Sans la lettre trop précise de mon correspondant de Bretagne, je serais, parfois, tenté de me demander si tout cela fut bien réel, si cette rencontre fut vraiment autre chose qu’un mirage de mon cerveau, une espèce de réfraction intérieure du Miracle de la Salette qui se serait ainsi modifié en passant à travers mon âme. Le pauvre homme est resté là comme une similitude parabolique de ce christianisme gigantesque d’autrefois dont ne veulent plus nos générations avortées. Il représente pour moi la combinaison surnaturelle d’enfantillage dans l’amour et de profondeur dans le sacrifice qui fut tout l’esprit des premiers chrétiens, autour desquels avait mugi l’ouragan des douleurs d’un Dieu. Bafoué par les imbéciles et les hypocrites, indigent volontaire et triste jusqu’à la mort quand il se regarde lui-même, fiancé à tous les tourments et compagnon satisfait de tous les opprobres, ce brûlant de la Croix est, à mes yeux, l’image et le raccourci très fidèle de ces temps défunts où la terre était comme un grand vaisseau dans les golfes du Paradis !


XVI



On décida de dîner sur place. Gacougnol ne demandait qu’à prolonger la séance, naïvement heureux d’avoir pu rencontrer, le même jour, et d’avoir mis face à face deux personnages aussi rares que Clotilde et Marchenoir.

Ce dernier, stimulé par la présence de la jeune femme, dont il devinait la nature exquise, donna ce qu’il avait de meilleur dans l’esprit et dépensa plus d’éloquence que l’émancipation d’un peuple n’en réclame. Il étonna même Gacougnol en déployant une robuste gaîté connue seulement de ses plus intimes et que le peintre était loin de supposer à l’imprécateur.

— J’ai plusieurs mois de silence à récupérer, disait-il, plusieurs mois prêtés au labeur le plus improbe et je viens d’accoucher d’une œuvre prodigieusement inutile. Aujourd’hui, j’ai la fièvre puerpérale. Ceux qui me tombent sous la main doivent se résigner.

Cette soirée parut divine à Clotilde qui aurait bien voulu qu’elle durât indéfiniment pour ne s’achever que le jour où, devenue très vieille, elle aurait pu s’en aller sans amertume dans un cercueil trop étroit…

Mais il était déjà tard, il faisait nuit depuis longtemps et ce fut avec un sursaut de désespoir qu’elle se souvint qu’il fallait rentrer. Rentrer à Grenelle, dans cette horrible chambre où elle avait cru tant de fois mourir ! Il lui faudrait subir les questions venimeuses de sa mère, et, — à moins qu’il ne fut ivre-mort et vomissant, — les réflexions de ce bandit, plus salissantes que son ivresse… Sa toilette, il faudrait pourtant l’expliquer, et comment ces âmes ignobles, étroites comme le péché, pourraient-elles croire à son innocence ?

Et tout cela n’était rien encore. Il y avait ce lit, cet épouvantable lit, ce matelas de pourriture et d’horreur ! Est-ce qu’elle allait y coucher de nouveau, maintenant ? Ah ! non, par exemple. Ce matin, cela se pouvait, c’était tout simple, puisqu’elle était elle-même une ordure au fil de l’égout. Mais, après une telle journée, c’était impossible !

Elle le sentait bien, parbleu ! cette jolie toilette avait modifié son cœur. On ne se transforme pas seulement au dehors. C’est une sottise de le prétendre. Et puis, ce monsieur Marchenoir, que paraissait admirer lui-même son protecteur bénévole et dont les paroles inouïes se répandaient en elle comme de la lumière et des parfums, ne lui avait-il pas fait l’honneur incroyable de lui parler amicalement, de la traiter en égale ? Ne faisait-il pas exactement pour son âme, depuis trois heures qu’on était ensemble, ce que monsieur Gacougnol avait fait pour son pauvre corps de mendiante guenilleuse, affamée et désespérée ?… Son épouvante et son dégoût furent si énormes que la pensée lui vint de ne pas rentrer du tout, de marcher toute la nuit, toutes les nuits, et de supplier Gacougnol, puisqu’elle irait chez lui tous les jours, de la laisser dormir une heure dans un coin.

Elle en était là de ses pensées, lorsque des consommateurs nouveaux apparurent. La malheureuse ne put retenir un cri d’effroi.

Ces arrivants frappaient du pied sur le seuil et secouaient leurs vêtements couverts de neige. C’était la première de ce crucifiant hiver parisien où les balayeurs municipaux se virent contraints de l’entasser sur les boulevards, à la hauteur d’un premier étage.

Gacougnol, qui observait attentivement sa tremblante amie et qui pénétrait, en souriant, son inquiétude, s’empressa de la rassurer.

— Ma chère Clotilde, lui dit-il, ne vous tourmentez donc pas, je vous en prie. Cette neige n’a rien de menaçant pour vous. Croyez-vous, par hasard, que je vais vous abandonner ? Prenez plutôt un petit verre de cette excellente chartreuse. C’est ce qu’il y a de meilleur contre la neige… De quel côté allez-vous, Marchenoir ?

— Oh ! ne vous occupez pas de moi, mon domicile est à deux pas, à l’extrémité de la rue de Buffon. Quittons-nous ici. J’irai vous voir prochainement, puisque je suis enfin débarrassé de mon livre. Vous reverrai-je, mademoiselle ?

— Je l’espère, monsieur, répondit Clotilde, peu capable, en ce moment-là surtout, de fourbir un protocole. Je pense que vous me reverrez chez monsieur Gacougnol. Vous m’avez rendue très heureuse ce soir. C’est tout ce que je peux vous dire et vous avez une grande place dans mon cœur.

— Elle est délicieuse ! pensait Marchenoir en s’éloignant. D’où vient-elle ? Il n’est pas possible qu’elle soit la maîtresse de ce gros fantassin de Pélopidas. Il ne me l’aurait certes pas caché… Comme elle m’écoutait ! Il y a donc encore des âmes sur la terre !…


XVII



Ma chère enfant, dit Gacougnol, en s’asseyant auprès de Clotilde dans une nouvelle voiture qui les emporta sans bruit sur la neige ; il est temps de vous faire connaître mes intentions. J’ai envoyé une dépêche à votre mère.

— Ah !…

— Oui. Cette dépêche, qu’elle a dû recevoir, il y a au moins deux heures, l’informait que vous ne rentreriez pas… Silence ! que diable ! Laissez-moi m’expliquer. Vous comprenez bien, ma pauvre petite, que je ne vous ai pas fait raconter votre histoire uniquement pour m’amuser. J’avais besoin de vous connaître. Or, j’ai pris la résolution de m’occuper de vous très sérieusement. Pour commencer, vous ne pouvez pas rentrer dans cette volière à cochons. J’ai mes raisons pour croire que vous méritez qu’on s’intéresse à votre personne et, à moins que vous ne l’exigiez d’une manière absolue, je ne vous laisserai certes pas retourner à Grenelle, auprès de monsieur Chapuis, pour y crever de dégoût et de froid. Regardez cette neige. On nous annonce un hiver atroce et le voici qui commence… Écoutez bien. Je connais une maison honorable où je vais vous conduire. C’est dans l’avenue des Ternes, pas très loin de mon atelier. Une pension décente que dirige une de mes vieilles amies, institutrice un peu ridicule, mais supportable, qui vous fera, je pense, le plus doux accueil, vous voyant amenée et recommandée par moi. Ses pensionnaires sont de jeunes personnes étrangères venues de diverses parties du monde, à qui elle serine un peu de français et dont elle décrasse l’imagination. Vous n’aurez rien à démêler avec cette école. Vous aurez votre chambre, comme à l’hôtel, vous prendrez vos repas à la table commune et nous travaillerons ensemble dans l’après-midi. Cela vous convient-il ?

Elle ne répondit pas, mais il l’entendit pleurer.

— Qu’avez-vous encore ? Voyons, je ne peux donc pas vous parler sans que vous fondiez en larmes ?

— Monsieur, dit-elle enfin, je suis trop heureuse et c’est pour cela que je pleure. Vous avez deviné juste. La pensée de retourner à Grenelle me désespérait. Après cette journée délicieuse que vous m’avez fait passer, après avoir entendu monsieur Marchenoir, l’idée de revoir l’horrible Chapuis me rendait folle… Pensez donc ! Je ne suis pas habituée à tout cela, moi. Je n’entends jamais que des malédictions ou des saletés. J’étais presque décidée à marcher toute la nuit, en pensant à ce pauvre homme dont votre ami nous a raconté l’histoire. Mais je ne sais si j’en aurais eu la force. Maintenant, vous m’offrez un refuge, après m’avoir donné tant de choses. Comment pourrais-je refuser ? Seulement…

— Seulement, vous avez une objection, n’est-ce pas ? Eh bien ! la voici votre objection. Vous ne savez pas de quel droit ni à quel titre je me mêle de vous protéger. Mais, mon amie, c’est bien simple. Je suis chrétien. Un fichu chrétien, c’est vrai, mais tout de même, un chrétien. Et comme je vois très clairement que vous êtes en danger de mort, si vous continuez l’existence entre votre bonne mère et son aimable compagnon, je serais une canaille si je ne vous en retirais pas. Mes ressources me le permettent, soyez sans craintes à cet égard. Je ne suis pas un millionnaire, Dieu merci ! mais j’ai le moyen de secourir les autres, quand l’occasion s’en présente et vous ne serez pas la première. Puis, encore une fois, remarquez bien que je ne vous fais pas l’aumône. N’oubliez pas que nous devons travailler ensemble.

D’un autre côté, vous pouvez craindre certaines interprétations. Eh ! ma pauvre enfant, prenez donc avec simplicité ce qui vous arrive d’heureux et moquez-vous du reste. Si vous connaissiez le monde ! Je le connais, moi, et il y a belle lurette que je me gausse éperdument de tout ce qu’on peut débiter sur mon compte, — à condition, toutefois, qu’on ne vienne pas me chatouiller la membrane pituitaire, parce qu’alors je casse la gueule tout de suite. On le sait, d’ailleurs, et on ne m’embête pas… Voici. Dans un instant, je vous présente à mademoiselle Séchoir. Je lui déclare simplement que vous êtes une jeune amie que je me suis chargé d’installer. Un point, c’est tout. Elle n’a pas le droit de vous en demander davantage. On essaiera de vous tirer les vers du nez, ne vous prêtez pas à l’opération.

Clotilde ne trouva rien à répondre. Elle prit seulement la main de Pélopidas, ainsi qu’elle avait déjà fait le matin même, et la porta à ses lèvres par un mouvement instinctif qui la fit ressembler à quelque innocente captive invraisemblablement affranchie par un musulman généreux.

Il était près de dix heures quand Gacougnol sonna à la porte de mademoiselle Virginie Séchoir, au troisième étage d’une des plus belles maisons de l’avenue des Ternes.

— Comment ! c’est vous, monsieur Gacougnol, à pareille heure ! quel bon vent vous amène ? s’écria, du fond d’une chambre voisine, la maîtresse du lieu accourant à la voix du peintre qui parlementait avec la bonne.

La personne qui s’offrit alors avait été comparée quelquefois par celui-ci, avec plus d’exactitude que de respect, à un sac de pommes de terre à moitié vide. Elle en avait la tournure et, si on peut dire, la démarche.

Du premier coup, on sentait une de ces vertus fortifiées qui ne pardonnent pas. Quelques vieillards affirmaient qu’elle avait été jolie, mais imprenable, et il coulait d’elle une si abondante mélasse de pudeur qu’il fallait être Gacougnol pour en douter.

Elle ne paraissait pas avoir beaucoup plus de quarante ans, mais son visage, boucané par l’expérience et passé à l’encaustique de la dignité professionnelle, donnait à conjecturer une maturité indicible.

Cependant, elle accueillit Pélopidas de façon cordiale et même avec un certain élan de frégate qui largue ses voiles pour se précipiter au-devant du chef d’escadre. Évidemment, l’artiste était en posture de haute considération.

— Chère amie, dit-il, j’espère que vous voudrez bien me pardonner de venir si tard, quand vous saurez ce qui m’amène. Souffrez, avant tout, que je vous présente mademoiselle Clotilde Maréchal, une jeune personne à laquelle je m’intéresse très vivement et que je recommande à vos bons soins. Pouvez-vous, ce soir même, lui donner l’hospitalité ?

À la vue de Clotilde s’approchant d’un air timide, mademoiselle Séchoir prit son attitude suprême qui consistait à redresser le torse en ramenant le train de derrière pour appuyer le mouvement de bascule des vertèbres cervicales, et regarda cette étrangère avec des yeux morts où toutes les lampes des vierges sages auraient pu s’éteindre.

Ces yeux, de la couleur de l’eau des lavoirs, avaient la langueur pâmée des sentimentales professoresses du Septentrion. Il aurait fallu être aveugle pour n’y pas déchiffrer l’habitude sublime de noyer toutes les trivialités de la vie dans l’intime joie des spéculations transcendantes et des attendrissements supérieurs.

Ce fut donc avec ce mélange de rondeur amicale pour Gacougnol et de condescendance polaire pour Clotilde, qu’elle daigna parler après avoir superbement désigné des sièges.

— Soyez la bienvenue, Mademoiselle… Ma foi ! monsieur et cher ami, vous tombez on ne peut mieux. J’ai justement une chambre toute prête destinée à une pensionnaire américaine que j’attendais et qui vient de me télégraphier de Nice qu’elle n’arrivera qu’au printemps. Notre hiver parisien lui fait peur. Quelle neige ! ce soir… Eh bien ! vilain homme, pourquoi ne vous voit-on plus ? Où en êtes-vous de vos chefs-d’œuvre ? Allez-vous enfin publier ces poésies adorables dont je ne connais malheureusement que deux ou trois ? Et la musique ? Et la peinture ? Et la sculpture ? Car vous êtes universel, comme nos maîtres de la Renaissance… Si je ne craignais pas certaines rencontres bizarres qu’on peut faire chez un artiste, j’irais bien voir votre atelier, qui doit être plein de merveilles.

En même temps qu’elle roucoulait cette dernière phrase les yeux de la tourterelle parurent errer dans la direction de sa nouvelle pensionnaire. Toutefois, si ce regard impliquait la centième partie d’une allusion, ce fut si vague, si lointain, que la susceptibilité la plus ombrageuse n’aurait pu s’en alarmer.

Est-il besoin d’ajouter que sa voix correspondait à sa physionomie ? Elle avait cette espèce de prononciation rengorgée de certaines volailles qui ne cuisent bien qu’au bois vert, s’évadant parfois, il est vrai, comme une petite folle, dans les arpèges les plus éoliens, quand il s’agissait de prouver un peu d’enjouement ; puis redescendant aussitôt, quatre à quatre, l’escalier des sons pour se tapir dans la catacombe sévère d’un contralto mélodieux.

Accablé de tant de questions, Pélopidas se contenta de répondre qu’une telle visite, assurément, serait la plus enivrante faveur qu’il pût souhaiter, mais qu’en effet il lui serait, hélas ! impossible de cautionner absolument la modestie des individus qu’elle s’exposerait à rencontrer en venant chez lui.

— Allons ! soupira-t-elle, c’est encore une fête à laquelle il faut renoncer… Mais, j’y pense, Mademoiselle a, sans doute, besoin de repos, surtout si elle vient de faire un long voyage… Une tasse de thé vous serait-elle agréable ? Non. Alors voulez-vous me suivre ? je vais vous montrer votre chambre. Monsieur Gacougnol, je ne sais si je dois vous permettre de nous accompagner. Peut-être aimeriez-vous à voir l’installation de votre protégée, à moins que Mademoiselle ne trouve cela peu convenable…

— Mais, Madame, dit Clotilde qui n’avait pas encore ouvert la bouche, cela me paraît la chose du monde la plus simple. Je désire, au contraire, que monsieur Gacougnol sache comment je suis installée chez vous.

Les trois personnages arrivèrent enfin à une chambre des plus confortables.

— J’espère, mademoiselle, dévidait l’hôtelière dont s’appareillait l’institutrice, que vous serez satisfaite. Vous avez une vue ravissante, le soleil se couche au-dessus de votre lit et les petits oiseaux le saluent de leur chant tout autour de la maison, jusque dans les mois les plus rigoureux. Il y a même un nid d’hirondelles, sous le balcon supérieur, presque à portée de votre main. En qualité d’amie de monsieur Gacougnol, vous devez avoir l’âme poétique.

Cela, qui rappelait inopinément la mère Isidore, fut souligné d’un profond sourire de penseuse qui sait à quoi s’en tenir sur toutes les blagues dont s’accommode le vulgaire.

Pélopidas impatienté tira sa montre et fit observer à son tour que la nouvelle venue devait avoir besoin de sommeil.

— Bonsoir, mon enfant, dit-il en serrant la main à Clotilde, dormez bien et que les anges de Dieu soient avec vous. N’oubliez pas que, demain, je compte sur votre exactitude… Et vous, Mademoiselle, soyez assez bonne pour me mettre à la porte.

Clotilde, restée seule, se demanda, pour la première fois de sa vie, ce que pouvaient être les Anges de Dieu !…


XVIII



Monsieur, vous êtes beau comme un ange. — Madame, vous avez de l’esprit comme un démon.

S’il y eut jamais un champ de manœuvres où se soient exercés avec ampleur les instincts de prostitution particuliers à la race humaine, c’est assurément le royaume des esprits célestes ou le sombre empire des intelligences réprouvées.

On a tellement compris que l’habitacle cellulaire de la Désobéissance est rempli de compagnons invisibles, qu’on a voulu, dans tous les temps, les associer en quelque manière aux actes visibles qui s’accomplissaient dans les divers cabanons.

Alors, on s’est appelé mon chérubin ! ou mon petit satan ! et toutes les cochonneries sublunaires, aussi bien que les sottises les plus triomphales, ont été pratiquées sous d’arbitraires invocations qui déshonoraient à la fois le ciel et l’enfer. Et pour assouvir les cœurs en travail de démangeaisons sublimes, la poésie et l’imagerie plastique se sont évertuées aux apothéoses !

Ils sont Sept, — ô mon tendre amour ! — qui vous regardent curieusement des sept encognures de l’Éternité ! On les croirait sur le point de coller leurs bouches aux épouvantables Olifants du rappel des morts et leurs indicibles mains, que n’inventerait aucun délire, sont déjà crispées autour des sept Coupes de la fureur.

Que la petite lampe qui brûle devant le plus humble autel de la chrétienté leur fasse un signe, et les habitants du globe voudront sauter dans les planètes pour échapper à la plaie de la terre, à la plaie de la mer, à la plaie des fleuves, à l’hostilité du soleil, aux immigrations affreuses de l’Abime, à l’effarante cavalerie des Incendiaires et surtout à l’universel regard du Juge !

En vérité, ce sont « les Sept, qui se tiennent en la présence de Dieu », nous dit l’Apocalyptique et c’est tout ce qu’on en peut savoir. Mais il n’est pas défendu de supposer, — comme pour les étoiles, — qu’il y en a des millions d’autres, dont le moindre est capable d’exterminer, en une seule nuit, les cent quatre-vingt-cinq mille Assyriens de Sennachérib ; — sans parler de ceux-là qu’on nomme précisément les démons et qui sont, au fond des puits du chaos, l’image renversée de tous ces flambeaux crépitants du ciel.

Si la vie est un festin, voilà nos convives ; si elle est une comédie, voilà nos comparses ; et tels sont les formidables Visiteurs de notre sommeil, si elle n’est qu’un rêve !

Lorsqu’un entremetteur d’idéal barytonne les splendeurs angéliques de Célimène, sa sottise a pour témoins les Neuf multitudes, les Neuf cataractes spirituelles que Platon ne connaissait pas : Séraphins, Chérubins, Trônes, Dominations, Vertus, Puissances, Principautés, Archanges et Anges, parmi lesquels il faudrait peut-être choisir… Si c’est l’enfer qu’on invoque, c’est, — à l’autre pôle, — exactement la même aventure.

Et pourtant, ils sont nos très proches, les voyageurs perpétuels de la lumineuse échelle du Patriarche, et nous sommes avertis que chacun de nous est avaricieusement gardé par l’un d’entre eux, comme un inestimable trésor, contre les saccages de l’autre abîme, — ce qui donne la plus confondante idée du genre humain.

Le plus sordide chenapan est si précieux qu’il a, pour veiller exclusivement sur sa personne, quelqu’un de semblable à Celui qui précédait le camp d’Israël dans la colonne de nuées et dans la colonne de feu, et le Séraphin qui brûla les lèvres du plus immense de tous les prophètes est peut-être le convoyeur, aussi grand que tous les mondes, chargé d’escorter la très ignoble cargaison d’une vieille âme de pédagogue ou de magistrat.

Un ange réconforte Élie dans son épouvante fameuse ; un autre accompagne dans leur fournaise les Enfants Hébreux ; un troisième ferme la gueule des lions de Daniel un quatrième enfin, qui se nomme « le Grand Prince », disputant avec le Diable, ne se trouve pas encore assez colossal pour le maudire, et l’Esprit-Saint est représenté comme le seul miroir où ces acolytes inimaginables de l’homme puissent avoir le désir de se contempler.

Qui donc sommes-nous, en réalité, pour que de tels défenseurs nous soient préposés et, surtout, qui sont-ils eux-mêmes, ces enchaînés à notre destin dont il n’est pas dit que Dieu les ait faits, comme nous, à sa Ressemblance et qui n’ont ni corps ni figure ?

C’est à leur sujet qu’il fut écrit de ne jamais « oublier l’hospitalité », de peur qu’il ne s’en cachât quelques-uns parmi les nécessiteux étrangers.

Si tel vagabond criait tout à coup : « Je suis Raphaël ! Je paraissais boire et manger avec vous ; mais ma nourriture est invisible et ce que je bois ne saurait apparaître aux hommes » ; qui sait si la terreur du pauvre bourgeois ne s’étendrait pas aux constellations ?

Fumant de peur, il découvrirait que chacun vit à tâtons dans son alvéole de ténèbres, sans rien savoir de ceux qui sont à sa droite et de ceux qui sont à sa gauche, sans pouvoir deviner le « nom » véritable de ceux qui pleurent en haut ni de ceux qui souffrent en bas, sans pressentir ce qu’il est lui-même, et sans comprendre jamais les murmures ou les clameurs qui se propagent indéfiniment le long des couloirs sonores.


XIX



Le réveil de Clotilde fut délicieux comme l’avait été son sommeil. La pauvre fille naissait au bien-être, à la confortable vie qu’elle n’osait même plus rêver depuis bien longtemps.

Elle comprit d’abord qu’il lui faudrait beaucoup plus d’un jour pour s’habituer à son bonheur, pour le réaliser en esprit. Quelle inconcevable différence entre la veille et ce lendemain ! Oh ! la douceur d’avoir bien dormi, d’avoir chaud, de trouver autour de soi des objets propres, de ne plus sentir cet horrible voisinage, de ne plus commencer la sainte journée par un long sanglot silencieux !

Elle se baignait dans cette pensée, elle s’y plongeait comme dans une source lustrale capable de purifier jusqu’à sa mémoire. À peine sortie, — par quel miracle ! — de la forêt des soupirs où l’avait menée perdre son cruel destin, combien lui paraissait évidente cette vérité si élémentaire, si parfaitement ignorée du Riche, que le cœur des pauvres est un donjon noir qu’il faut emporter à l’arme blanche et qui ne peut être forcé que par une balistique d’argent !

Et cela ne signifie pas du tout que la pauvreté soit avilissante. Elle ne peut pas l’être, puisqu’elle fut le manteau de Jésus-Christ. Mais plus sûrement que n’importe quel supplice, elle a le pouvoir de faire sentir aux êtres humains la pesanteur de la chair et la servitude lamentable de l’esprit. C’est une atrocité de pharisiens d’exiger des esclaves le désintéressement spirituel qui n’est possible qu’aux affranchis.

Clotilde, certes ! aurait pu dire ce que l’argent d’un brave homme avait fait en elle, l’argent seul, hélas ! le mystérieux, exécrable et divin Argent qui avait transformé sa vie et son âme en un clin d’œil.

Un attendrissement presque amoureux lui naissait, déjà, pour ce peintre qui l’avait sauvée du dragon et dont les plus miséricordieuses paroles n’auraient pu produire un tel résultat, si l’étrange force représentée par ce métal n’avait pas été dans ses mains.

Sans doute, elle ne croyait pas du tout que sa reconnaissance exaltée pour Gacougnol pût jamais devenir l’amour et il suffisait de les voir ensemble pour que cela parût, en effet, assez peu probable. En supposant que le carillon passionnel menaçât d’ébranler sa tour, le grandiloque Marchenoir eût été assurément beaucoup plus capable de le susciter.

Tout de même, son libérateur pouvait compter sur une amitié fameuse et cela, encore une fois, c’était l’œuvre de cet effrayant Argent, plus formidable que la Prière et plus conquérant que l’Incendie, puisqu’il en a fallu si peu pour acheter la Seconde Personne divine et qu’il en faudra moins encore, peut-être, pour surprendre le grand Amour, quand il descendra sur la terre !

Elle s’étonna de ne sentir aucun trouble en se souvenant de Grenelle. Elle savait exactement que son découcher serait expliqué de la façon la plus insultante et que sa nouvelle existence ne manquerait pas d’être imputée par sa mère au dévergondage le plus fangeux. Mais sachant aussi que la sainte vieille chercherait à l’instant même le moyen de tirer profit de ses dérèglements prétendus, elle s’avoua, sans pâlir, que cela ne lui faisait absolument rien.

Depuis la veille, il s’opérait, tout au fond de cette endormie, une révolution si totale, tant d’idées confuses, tant de désirs d’âme très anciens, qui ressemblaient à la soif qu’on a dans les songes, s’étaient éveillés en elle qu’elle ne pouvait plus retrouver le faux équilibre de ses désespoirs antérieurs.

Froidement, elle résolut d’en finir. De quelle manière ? Elle l’ignorait. Mais il le fallait, et très sûre, désormais, qu’elle avait le devoir de considérer comme un don du ciel ce changement si soudain, elle se sentit comblée de vigueur pour défendre son indépendance.

Comme elle achevait de s’habiller, la bonne vint l’avertir que son premier déjeuner l’attendait. Ayant, par ignorance, laissé passer l’heure, elle eut la satisfaction d’être seule à table et de méditer à son aise en savourant ce « juste, subtil et puissant » café des Parisiennes, — trop souvent, hélas ! obscurci par la déloyale chicorée, — qui « bâtit sur le sein des ténèbres, avec les matériaux de leur imagination, des cités plus belles que Babylone ou Hécatompylos ».

Elle jouit de ce breuvage qui lui retendait les fibres. Ses sensations étaient presque celles d’une épousée, en examinant la salle à manger peu princière, mais assez vaste et témoignant d’une certaine pratique de cette ample vie matérielle qu’elle avait toujours ignorée, dont la révélation soudaine produit infailliblement, chez les vrais pauvres, une espèce de trouble nerveux assez analogue au spasme déterminé par une brusque étreinte.

Cette secousse banale, mais si faiblement observée par les analystes les plus forts, la traversa comme l’éclair, et ce fut fini. Elle était trop lucide pour ne pas sentir bientôt le néant de cette mangeoire prétentieuse, évidemment calculée pour l’attraction des pensionnaires exotiques.

Cela tenait du buffet de gare, de la loge de concierge et du salon de lecture d’un établissement de bains. Il y avait au mur les éternels chromos évoquant les délices de la table par l’ostentation des gibiers rares et des fruits de Chanaan, les excitantes photographies de divers transatlantiques naviguant au milieu des vertes vagues, dans la direction des golfes d’azur ; quelques médaillons, quelques plâtres ou mastics destinés à rappeler à tout venant que « l’art est long si la vie est brève » et qu’on aurait eu le plus grand tort de se croire chez des bourgeois. Enfin les vitraux postiches dont s’honore l’archaïsme des limonadiers. C’était à peu près tout et il n’y avait pas de quoi, vraiment, perturber, deux minutes, ne fût-ce qu’une petite princesse de l’hôpital et du crève-cœur.

Elle vit donc là tout juste ce qu’il y avait à voir, c’est-à-dire un endroit quelconque où il lui serait permis de manger et, très humblement, se demanda ce que la Providence allait exiger en retour de cette favorable péripétie.

Vers midi, ce fut Mademoiselle Séchoir elle-même qui vint la chercher dans sa chambre. Mais à la grande surprise de Clotilde, un commissionnaire l’accompagnait, chargé d’une malle et se déclarant envoyé par Gacougnol.

Elle eut la présence d’esprit de ne pas laisser paraître son émotion qui était assez vive et, malgré son impatience d’inventorier, redescendit à la salle commune, répondant machinalement aux politesses mécaniques de l’hôtelière, les oreilles bourdonnantes et la gorge en feu.

Après d’emphatiques présentations qui ne laissèrent dans son esprit la trace d’aucun des noms barbares ; qu’on lui notifiait, elle se vit à table, en compagnie d’une demi-douzaine d’étrangères, de virginité imprécise, perchées sur divers barreaux de l’échelle du temps.

Mademoiselle Séchoir, très digne, culminait à la pointe de sa quarantaine. La plus jeune, une Suédoise érubescente et enchifrenée, placée à la droite de Clotilde, paraissait avoir vingt ans et n’ouvrait la bouche que pour engloutir. Les autres, dispersées à la façon des Curiaces, ramifiaient au petit bonheur, entre vingt-cinq et trente, et se manifestaient plus loquaces. Riches et laides, ainsi qu’il convient aux passagères studieuses de l’allégorique vaisseau parisien, la très pauvre fille des galetas ressemblait, au milieu d’elles, à une œuvre d’art oubliée dans une basse-cour.

Naturellement, avant même de s’asseoir, elle avait déjà déplu. Du premier coup, on avait senti que la nouvelle pensionnaire était marquée du grand anathème, qu’elle n’était pas comme tout le monde, et peut-être l’aimable Séchoir en avait-elle, dès le matin, prévenu tout son poulailler.

L’une de ces dames, petite Anglaise ronde et folâtre, qu’on aurait pu croire farcie par quelque rôtisseur frénétique, tellement on la voyait luire, s’avisa bientôt de l’interpeller.

— Mademoiselle, permettez-moi de demander à vous si vous êtes peintre ?

— Non, Mademoiselle, répondit Clotilde, qui, s’avisant à son tour du peu de sympathie que sa présence excitait et se rappelant les recommandations de Gacougnol, résolut de ne pas livrer le plus mince atome d’elle-même.

— Aoh ! bien ennuyant, mais vous étudiez la peinture ?

— Non, Mademoiselle, je n’étudie pas la peinture.

— Miss Pénélope, intervint alors la Séchoir, est passionnée pour les arts, et comme je me suis permis de lui dire que vous connaissiez M. Gacougnol, qui vient quelquefois ici, elle en a conclu que vous étiez une de ses élèves.

Clotilde s’inclina sans dire un mot, désirant, au fond de son cœur, qu’on daignât l’oublier complètement. Mais la volaille anglaise, encouragée sournoisement par un clin d’œil de la maîtresse du lieu, ne se tint pas pour battue et revint à la charge dans son patois, qu’il serait puéril de fac-similer plus longtemps.

— Oh ! oui, Mademoiselle, j’aime beaucoup les arts. Si vous saviez ! Vous êtes bien heureuse d’être en relations avec M. Gacougnol. Je vous envie d’être admise dans son atelier où il est si difficile de pénétrer. C’est pour cela que je voudrais tant devenir votre amie. Je vous supplierais de me présenter.

— Voyons, ma chère miss, dit encore la raisonnable Virginie, vous allez trop vite. Je vous ai dit que Mademoiselle était en fort bons termes avec notre grand artiste, mais je ne vous ai pas dit qu’elle eût la permission de pénétrer dans le sanctuaire, à plus forte raison, d’y faire pénétrer les autres.

Clotilde, pour avoir la paix, déclara qu’ayant des habitudes de vie solitaire elle craignait de ne pouvoir dignement répondre à l’amitié précieuse qu’on voulait bien lui offrir, ajoutant qu’à la vérité l’atelier de Gacougnol lui était ouvert, mais qu’elle n’avait le droit d’y conduire personne.

Les questions directes prirent fin. Seulement le bavardage des pécores évolua autour du peintre-sculpteur et du poète-musicien sur lequel de contradictoires jugements furent exprimés, dans l’espoir vain de surprendre la jeune femme qui s’efforça de penser à autre chose et, ce jour-là, comprit un peu mieux la force inégalable du silence.

Les convives durent s’avouer qu’elles ne « liraient pas plus avant » dans cette âme, et Mademoiselle Séchoir elle-même fut légèrement désarçonnée par la précision coupante et la fermeté singulière d’une personne qu’elle aurait crue si timide !…

Ce repas fut pour Clotilde un second avertissement de se tenir sur ses gardes avec le plus grand soin et de défendre l’inestimable trésor de sa merci contre les entraînements possibles de son imagination vers des étrangers ou des étrangères qui ne seraient pas évidemment, — comme ce peintre qu’on osait juger devant elle, — les ministres plénipotentiaires de son destin.

Elle quitta la table aussitôt que possible et courut à sa chambre pour examiner la caisse envoyée par Gacougnol. Elle contenait toutes les sortes de linge nécessaire à une femme, divers objets de toilette et quelques livres. Le brave homme était sorti de bonne heure, c’était bien clair, et il avait couru les magasins tout exprès pour qu’elle eût cette surprise avant de venir chez lui.

Un tel empressement, une si rare sollicitude pouvaient-ils s’expliquer par la seule charité chrétienne que l’artiste avait invoquée la veille pour justifier sa munificence ? Nul docteur n’eût osé s’en porter garant. Clotilde était une fille simple comme la ligne de l’horizon et, par conséquent, très capable de discerner ou de pressentir la plus lointaine déviation ; mais elle vibrait encore de la veille et le soupçon qui voltigea une seconde, autour de sa jolie tête, repoussé victorieusement par les fluides généreux de l’enthousiasme, ne put l’atteindre. Les âmes droites sont réservées à de rectilignes tourments.

Entendant sonner une heure, elle s’élança enfin dans la direction de l’atelier de son protecteur, où elle arriva quelques minutes après que sa mère venait d’en sortir.


XX



Une parenthèse est ici nécessaire. Les bonnes gens qui n’aiment pas la digression ou qui regardent l’Infini comme un hors-d’œuvre sont dévotement suppliées de ne pas lire ce chapitre qui ne modifiera rien ni personne et qui sera probablement regardé comme la chose la plus vaine qu’on pût écrire.

À tout prendre, ces gracieux lecteurs feraient encore mieux de ne pas ouvrir du tout le présent volume qui n’est lui-même qu’une longue digression sur le mal de vivre, sur l’infernale disgrâce de subsister, sans groin, dans une société sans Dieu.

L’auteur n’a jamais promis d’amuser personne. Il a même quelquefois promis le contraire et a fidèlement tenu sa parole. Aucun juge n’a le devoir de lui demander davantage. La fin de cette histoire est, d’ailleurs, si sombre, quoique illuminée de bien étranges flambeaux, — qu’elle viendra toujours assez tôt pour l’attendrissement ou l’horreur des sentimentales punaises qui s’intéressent aux romans d’amour.

Il est incontestable que le fait de recevoir des présents, et surtout ce qu’on est convenu d’appeler des cadeaux utiles, est, aux yeux du monde, l’effet évident d’une monstrueuse dépravation, quand la femme qui les reçoit est disponible et que l’homme, célibataire ou non, qui a l’audace de les offrir, n’est ni son proche parent ni son fiancé. Mais la dépravation, de simplement monstrueuse qu’elle était, devient excessive si les objets — offerts d’une part et franchement acceptés de l’autre — sont d’usage intime et, conséquemment, significatifs de turpitudes. L’oblation d’une chemise, par exemple, crie vers le ciel…

À ce point de vue l’indéfendable Clotilde eût été réprouvée par les moralistes économes, avec une énergie presque surhumaine. Du côté des femmes, cependant, les plus hautes bégueules eussent été forcées de reconnaître, au cours de leurs anathèmes, que Gacougnol avait fait à peine son devoir et que ses dons, quels qu’ils fussent, — en supposant même la magnificence de plusieurs califes, — n’auraient jamais pu être qu’une défectueuse et insuffisante offrande.

Les femmes sont universellement persuadées que tout leur est dû. Cette croyance est dans leur nature comme le triangle est inscrit dans la circonférence qu’il détermine. Belle ou laide, esclave ou impératrice, chacune ayant le droit de se supposer la Femme, nulle n’échappe à cet instinct merveilleux de conservation du sceptre dont la Titulaire est toujours attendue par le genre humain.

L’affreux cuistre Schopenhauer, qui passa sa vie à observer l’horizon du fond d’un puits, était certes bien incapable de soupçonner l’origine surnaturelle du sentiment dominateur qui précipite les hommes les plus forts sous les pieds des femmes, et la chiennerie contemporaine a glorifié sans hésitation ce blasphémateur de l’Amour.

De l’Amour, assurément, car la femme ne peut pas être ni se croire autre chose que l’Amour lui-même, et le Paradis terrestre, cherché depuis tant de siècles, par les dons Juans de tous les niveaux, est sa prodigieuse Image.

Il n’y a donc pour la femme, créature temporairement, provisoirement inférieure, que deux aspects, deux modalités essentielles dont il est indispensable que l’Infini s’accommode : la Béatitude ou la Volupté. Entre les deux, il n’y a que l’Honnête Femme, c’est-à-dire la femelle du Bourgeois, réprouvé absolu qu’aucun holocauste ne rédime.

Une sainte peut tomber dans la boue et une prostituée monter dans la lumière, mais jamais ni l’une ni l’autre ne pourra devenir une honnête femme, — parce que l’effrayante vache aride qu’on appelle une honnête femme, et qui refusa naguère l’hospitalité de Bethléem à l’Enfant Dieu, est dans une impuissance éternelle de s’évader de son néant par la chute ou par l’ascension.

Mais toutes ont un point commun, c’est la préconception assurée de leur dignité de dispensatrices de la Joie. Causa nostræ lætitiæ ! Janua cœli ! Dieu seul peut savoir de quelle façon, parfois, ces formes sacrées s’amalgament à la méditation des plus pures et ce que leur mystérieuse physiologie leur suggère ! …

Toutes — qu’elles le sachent ou qu’elles l’ignorent, — sont persuadées que leur corps est le Paradis. Plantaverat autem Dominus Deus paradisum voluptatis a principio : in quo posuit hominem quem formaverat. Par conséquent, nulle prière, nulle pénitence, nul martyre n’ont une suffisante efficacité d’impétration pour obtenir cet inestimable joyau que le poids en diamants des nébuleuses ne pourrait payer.

Jugez de ce qu’elles donnent quand elles se donnent et mesurez leur sacrilège quand elles se vendent !

Or voici la conclusion tirée des Prophètes. La femme a RAISON de croire tout cela et de prétendre tout cela. Elle a infiniment raison, puisque son corps, — cette partie de son corps ! — fut le tabernacle du Dieu vivant et que nul, pas même un archange, ne peut assigner des bornes à la solidarité de ce confondant mystère !


XXI



On a vu plus haut que Gacougnol était sorti dès le matin et qu’il avait déployé pour Clotilde une activité extraordinaire.

Au retour, il trouva devant sa porte une vieille qu’il prit de loin, étant un peu myope, pour un très long prêtre desséché par d’apostoliques travaux et profondément affligé de la pestilence des cœurs.

La mère Chapuis, vêtue de noir, s’abritait, en effet, sous un immense chapeau en calèche, d’une antiquité fabuleuse, qu’elle avait dû découvrir sur des alluvions d’immondices, et se tamponnait activement les yeux avec un sordide mouchoir à carreaux qui eût été fort à sa place dans quelque rigole de faubourg.

Ce fut d’une voix agonisante qu’elle se fit connaître au peintre dont la première pensée fut de l’envoyer au diable, mais qui se ravisa en songeant à la tranquillité de Clotilde que pouvait rendre impossible cette mère ignoble.

Il se résigna donc à la faire entrer, se disant qu’une pareille ordure, après tout, ne tiendrait pas une place énorme et qu’ensuite on pourrait brûler quelque parfum.

L’ingression de la chipie fut, d’ailleurs, une belle chose qui le récompensait déjà de sa vertu. Elle parut glisser, s’appuyant au mur, comme ne pouvant plus porter son fardeau, en même temps qu’elle ouvrait une large écluse de ces gloussements singultueux qui donneraient à penser à tout l’univers que les forces d’une pauvre mère sont décidément épuisées, qu’il n’y a plus moyen du tout de soutenir une croix si pesante et que si le secours d’en haut se fait plus longtemps attendre, elle va succomber dans quelques instants.

À tout autre moment, l’énorme dégoût d’une telle présence eût été plus fort que le sentiment même du ridicule et Pélopidas aurait, à coup sûr, manqué de douceur. Mais il avait l’âme joyeuse, ayant fait exactement ce qui lui plaisait, et le caricaturiste l’emporta.

— Madame, dit-il, soyez persuadée que votre visite me plonge dans le ravissement. Par malheur, mes travaux ne me permettant pas de m’abandonner plus de cinq minutes aux délices probables de votre conversation, je vous serais infiniment obligé de vouloir bien me dire en deux mots votre petite affaire.

Arrivée au centre de la vaste pièce, la mère Chapuis s’arrêta, laissant tomber ses deux mains ouvertes, la paume en dehors, à l’extrémité de ses deux longs bras collés aux flancs, dans la posture soigneusement étudiée d’une chrétienne généreuse devant un farouche proconsul.

Simultanément, son menton, par deux savantes oscillations, décrivait une courbe rentrante sur sa gorge avachie d’antique farceuse, élevant à droite et à gauche une gueule de Cymodocée des anciens trottoirs, aspirant à la céleste patrie.

— Ma fille ? expira-t-elle enfin, qu’avez-vous fait de ma pauvre enfant ? Et cette réclamation maternelle était comme le plus suprême des souffles passant à travers une flûte parthénienne.

Pélopidas, que l’aspect de cette vieillarde confite emplissait provisoirement de cocasseries, eut, une minute, la tentation de lui adresser la même parole qui avait produit, vingt-quatre heures auparavant, un si surprenant effet et fut sur le point de lui crier : « Déshabillez-vous ! » Mais aussitôt une horrible peur lui vint d’être pris au mot et il se contenta de cette réponse :

— Votre fille est chez elle, probablement. Comme j’aurai besoin de sa pose très souvent et que votre quartier est au diable, je lui ai conseillé de vivre désormais un peu moins loin. C’est pour cela que je vous ai envoyé une dépêche hier soir.

À ces mots, la martyre parut chanceler. Se prenant le front à deux mains, elle poussa ce cri pathétique :

— Ah ! mon Dieu, c’est le dernier coup. Cette fois, c’est bien la fin. Vous me punissez, doux Jésus, pour avoir trop aimé mon enfant. Oh ! mon pauvre cœur !

Ce précieux organe étant devenu, apparemment, trop onéreux pour sa faiblesse, elle jeta autour d’elle des yeux égarés et, aucune âme charitable ne se hâtant de lui présenter un siège, s’avança dans la direction du canapé, imitant avec succès les petits pas ataxiques des cabotins de mélodrame.

L’effroi du peintre fut extrême à la pensée que cette houri de cauchemar allait se vautrer sur le meuble confident de ses méditations les plus sublimes. Il se précipita et, la saisissant par l’os du coude qui coupait autant qu’un silex, la retourna vers la porte.

— Ah ! ça, dites donc, chère Madame, est-ce que vous vous croyez à la Morgue, par hasard ? J’ai eu l’honneur de vous exprimer, le plus respectueusement que j’ai pu, mon sensible chagrin de ne pouvoir vous écouter avec tout le recueillement imaginable. J’ai moins encore le temps de contempler vos grimaces de désespoir, bien qu’elles soient exécutées assez proprement, je le reconnais. Si donc vous n’avez rien à me notifier de plus palpitant je vous conjure de vouloir bien disparaître.

La vieille, comprenant qu’elle allait être jetée dans la rue et qu’avec un tel homme il ne fallait pas compter exclusivement sur des effets pathétiques, prit le parti de se déclarer.

— Monsieur, gémit-elle, rendez-moi ma fille ! C’est la seule consolation de mes vieux jours. Vous n’avez pas le droit de séparer une mère de son enfant. Elle doit être cachée dans votre maison, puisqu’elle n’a pas d’argent pour vivre à l’hôtel… Mon Dieu, je n’y verrais pas encore trop de mal si ce cher trésor avait trouvé une bonne amitié. Je vois bien que vous êtes un brave et honnête monsieur qui savez vivre, et vous ne voudriez faire de tort à personne, n’est-ce pas ? Seulement, voyez-vous, c’est une enfant qui n’a pas d’expérience et rien ne remplace les conseils d’une tendre mère. Le ciel m’est témoin que je l’ai élevée saintement !… Vous ne voudriez pas la tromper, vous êtes trop consciencieux pour ça, je vois bien que vous êtes un peintre loyal. Et puis, on peut toujours s’entendre, quand on est des personnes bien. Moi, voyez-vous, Monsieur, j’ai connu l’adversité, mais vous comprenez que je ne suis pas la première venue. Oh ! j’ai une belle naissance, allez ! On voit bien que je ne suis pas une femme du peuple. J’ai du savoir-vivre et des manières comme il faut. Le malheur a voulu que j’aie épousé un homme indigne de moi, qui a fait le deuil de ma vie et qui m’a couronnée d’épines. Mais tout le monde pourra vous dire que j’ai noblement supporté l’infortune. Je n’ai rien à me reprocher, j’ai toujours marché droit et j’ai donné le bon exemple à ma fille…

Tenez ! ajouta-t-elle, transportée soudain et comme une femme qui ne résiste plus à son cœur, en ouvrant les bras à Pélopidas qui recula terrifié, si vous vouliez nous serions si heureux ensemble ! On ne se séparerait plus, je viendrais vivre auprès de vous avec mon chéri et ce serait la famille du bon Dieu !

Le coup était direct et atteignit en plein le destinataire dont toutes les patiences furent au moment de chavirer. Cependant, l’oblation imprévue du père Chapuis, envisagé comme futur compagnon d’une existence familiale, raviva une minute sa gaîté.

— En effet, dit-il, gravement, c’est un avenir. Ce chéri dont vous me parlez, c’est sans doute le joli garçon qui était ici avant-hier ? Je vous fais mon compliment ; vous avez bon goût pour une femme comme il faut et vous êtes parfaitement assortis. Il vous roule à coups de bottes, n’est-ce pas ?

— Oh ! Monsieur, pouvez-vous dire ? Un si noble cœur et qui aime tant notre chère Clotilde !

— Oui, et qui voudrait bien coucher avec, hein ? pendant que la vertueuse mère tiendrait la chandelle… Ah ! vieille sorcière, cria-t-il, enfin déchaîné, vous êtes venue pour essayer de me vendre votre fille que vous avez peut-être volée autrefois, car il n’est pas croyable qu’elle soit jamais sortie de votre paillasse à vermine. Ce serait à déconcerter le tonnerre de Dieu ! Et vous espérez me carotter de l’argent, pas vrai ? ma belle. Vous avez fait ce joli calcul avec votre voyou, que la pauvre fille était devenue ma maîtresse et qu’on pourrait me taper à volonté en me faisant des scènes à domicile. Vous me prenez donc pour un conscrit !… Écoutez-moi bien, une bonne fois pour toutes. Je ne vais pas perdre mon temps à vous expliquer que Mlle Clotilde n’est et ne doit être pour moi qu’une amie. Vous ne comprendriez jamais qu’une jeune fille élevée par vous puisse être autre chose qu’une putain. Mais comme vous croyez avoir des droits sur elle, ce qui est vraiment bien drôle, je vous avertis, dans votre intérêt, qu’il n’y a rien à faire avec moi, rien de rien, et que je ne suis pas de ceux qui se laissent embêter. Votre fille ira vous voir, si elle veut, ça la regarde. Pour moi, je vous dé-fends de remettre les pieds ici. Mon atelier n’est pas un salon de roulures et je ne suis pas patient tous les jours. Quant à votre salaud, je l’engage à se tenir tranquille, s’il tient à sa carcasse. Maintenant, assez causé. Foutez le camp et tâchez de filer raide, sinon je vous fais ramasser par les sergots. Allons, houp !

La porte se referma et la femelle d’Isidore, transférée magiquement sur l’asphalte, s’enfuit, larmoyante et enragée, mais comblée d’une crainte salutaire par ce diable d’homme dont la voix sonnait comme les cymbales de Josaphat.


XXII



À dater de ce jour, une grande douceur tomba sur Clotilde. Sa vie coula comme une jolie rivière sans cascatelles ni tourbillons. Elle accepta la paix, du même cœur qu’elle avait accepté les tourments, avec la volonté tranquille et forte de ne pas se laisser ravir son trésor. Ce bonheur ne dût-il être qu’une simple trêve, elle voulut en jouir pleinement et s’approvisionner au moins de courage en vue des tribulations ultérieures.

Elle passait, chaque jour, quelques heures à l’atelier de Gacougnol qu’elle émerveillait de plus en plus et qui avait entrepris, avec un zèle incroyable, son éducation. La pose de la Sainte Philomène n’avait pu se prolonger au delà de quelques séances, mais il déploya du génie pour donner à cette compagne charmante l’illusion d’être indispensable.

Il eut l’originalité de l’utiliser en qualité de lectrice, pendant qu’il travaillait à son chevalet, sous le prétexte linéamentaire que les vers de Victor Hugo ou la prose de Barbey d’Aurevilly soutenaient son inspiration, comme s’il avait entendu les plus suggestives mélodies de Chopin ou de Beethoven.

Étant, ainsi que la plupart des méridionaux cultivés, un assez bon virtuose de lecture, il en profitait pour lui apprendre cet art difficile, si profondément méprisé par les gazouillards de la Comédie-Française et les liquidateurs de diphtongues du Conservatoire, — lui révélant de la sorte les plus hautes créations littéraires, en même temps qu’il lui donnait le secret d’en exprimer la substance : — Le sublime et la manière de s’en servir ! disait-il.

Un jour qu’il lui avait fait lire entièrement Britannicus, édulcorant, par de fréquentes interruptions, l’effrayant ennui de ce chef-d’œuvre, il la conduisit au Théâtre Français, où l’on jouait précisément la tragédie dont elle bourdonnait encore.

À l’extrême stupéfaction de son écolière, il lui fit remarquer que pas un seul vers du poète, pas un seul mot n’est prononcé, mais que les comédiens fameux, nourris dans les gueuloirs de la tradition, juxtaposent au texte une espèce de contre-point déclamatoire, absolument étranger, qui ne laisse pas transparaître un atome du poème vivant qu’ils ont la prétention d’interpréter.

Il lui montra de quelle manière le public, enlevé au troisième ciel de la Rengaine et hypnotisé par les mots de « diction », de « syntaxe phonétique », d’ « intonations émotionnelles », etc., comme par des bouchons de carafe, croit sincèrement entendre du Racine que les acteurs, encore plus sincères, croient lui débiter.

Ce peintre singulier découvrit alors en lui-même de miraculeuses facultés pédagogiques auparavant insoupçonnées. Il savait à peu près un assez grand nombre de choses, mais lorsque sa clergie était en défaut, les lucides explications qu’il offrait de son ignorance paraissaient plus profitables que l’objet même dont il s’avouait indigent.

Il disait, par exemple, n’avoir jamais rien compris à ce qu’on est convenu d’appeler la philosophie, n’ayant pu arriver à la préalable conception du toupet des cuistres qui osent tenter la mise en équilibre des conjectures sur les hypothèses et des inductions sur les postulats. À ce propos, il se répandait en malédictions contre l’Allemagne, qu’il accusait avec justice d’avoir, de son lourd esprit domestique, attenté au bon sens des races latines éternellement désignées, malgré tout, pour la domination sur cette racaille.

— Laissez-moi donc tranquille ! criait-il à Clotilde qui ne le tourmentait guère pourtant, il n’y a que deux philosophies, si on tient absolument à ce mot ignoble : la spéculative chrétienne, c’est-à-dire la théologie du Pape, et la torcheculative. L’une pour le midi, l’autre pour le nord. Voulez-vous que je vous fasse en deux mots cette histoire de dégoûtation ? Avant votre Luther, on n’était pas déjà trop brillant dans le monde germanique. Quand je dis votre, j’entends le Luther de cette nation crapuleuse. C’était une ingouvernable pétaudière de cinq ou six cents États dont chacun représentait un grouillis de caboches obscures, imperméables à la lumière, dont les descendant ne peuvent être orientés ou disciplinés qu’à coups de trique. L’autorité spirituelle était là-dessus comme l’abeille sur le fumier. Luther eut cet avantage suprême d’être le Salaud attendu par les patriarches de la gueuserie septentrionale. Il incarnait à ravir la bestialité, l’inintelligence des choses profondes et le croupissant orgueil de tous les buveurs de pissat de vache. Il fut adoré, naturellement, et tout le nord de l’Europe s’empressa d’oublier la Mère Église pour aller dans les fientes de ce marcassin. Le mouvement continue depuis bientôt quatre siècles et la philosophie allemande, exactement qualifiée par moi tout à l’heure, est la plus copieuse ordure tombée du protestantisme. Ça se nomme l’esprit d’examen, ça s’attrape avant de naître, aussi bien que la syphilis, et il se trouve de petits français assez engendrés au-dessous des dépotoirs pour écrire que c’est tout à fait supérieur à l’intuition de notre génie national.

Cette méthode abréviative convenait admirablement à la droite et rapide intelligence de la jeune femme qui s’assimilait sur-le-champ, et de la manière la plus heureuse, toutes les notions essentielles, qu’elles fussent transcendantes ou élémentaires. En somme, le touchant Pélopidas lui donnait de véritables aliments, malgré le désordre parfois héroïque des aperçus.

La science conférée par ce maître était pour elle comme du pain boulangé par quelque mitron somnambule, dans lequel il y aurait eu des pierres, des clous, du papier, des rognures de pantalon, des bouts de ficelle, des tuyaux de pipe, des arêtes de poisson et de pattes de scarabée, — mais, tout de même, du vrai pain de froment qui la fortifiait.

— Qu’est-ce que le Moyen Âge ? lui demanda-t-elle une fois, après la lecture d’un fameux sonnet de Paul Verlaine.

Ce jour-là, Gacougnol sortit de lui-même et fut magnifique. Il se leva de son tabouret, déposa sa palette, ses pinceaux, son brûle-gueule, tout ce qui peut empêcher un homme de se mettre au diapason du sublime et, debout au milieu de l’atelier, prononça ces paroles dignes du grand marquis de Valdegamas :

— Le Moyen Âge, mon enfant, c’était une immense église comme on n’en verra plus jusqu’à ce que Dieu revienne sur terre, — un lieu de prières aussi vaste que tout l’Occident et bâti sur dix siècles d’extase qui font penser aux Dix Commandements du Sabaoth ! C’était l’agenouillement universel dans l’adoration ou dans la terreur. Les blasphémateurs eux-mêmes et les sanguinaires étaient à genoux, parce qu’il n’y avait pas d’autre attitude en la présence du Crucifié redoutable qui devait juger tous les hommes… Au dehors, il n’y avait que les ténèbres pleines de dragons et de cérémonies infernales. On était toujours à la Mort du Christ et le soleil ne se montrait pas. Les pauvres gens des campagnes labouraient le sol en tremblant, comme s’ils avaient craint d’éveiller les trépassés avant l’heure. Les chevaliers et leurs serviteurs de guerre chevauchaient silencieusement au loin, sur les horizons, dans le crépuscule. Tout le monde pleurait en demandant grâce. Quelquefois une rafale subite ouvrait les portes, poussant les sombres figures de l’extérieur jusqu’au fond du sanctuaire, dont tous les flambeaux s’éteignaient, et on n’entendait plus qu’un très long cri d’épouvante répercuté dans les deux mondes angéliques, en attendant que le Vicaire du Rédempteur eût élevé ses terribles Mains conjuratrices. Les mille ans du Moyen Âge ont été la durée du grand deuil chrétien, de votre patronne sainte Clotilde à Christophe Colomb, qui emporta l’enthousiasme de la charité dans son cercueil, — car il n’y a que les Saints ou les antagonistes des Saints capables de délimiter l’histoire.

Un jour, il y a beaucoup d’années, je fus le spectateur d’une des grandes inondations de la Loire. J’étais très jeune, par conséquent imbécile et aussi peu croyant qu’on peut l’être, quand on est mordu par tous les scorpions de la fantaisie. J’avais voyagé vingt-quatre heures dans ces joyeuses campagnes tourangelles, remplies alors des vibrations du tocsin. Aussi loin que mes regards pouvaient aller, sur tous les chemins et tous les sentiers, à travers les vignobles et les bois, j’avais été le contemplateur de la panique d’une population au désespoir fuyant devant la grande folle meurtrière qui avalait les villages, arrachait les ponts, charriait des pans de forêts, des montagnes de débris, des granges pleines de moissons, des troupeaux avec leurs étables, et tordait tous les obstacles en mugissant comme une armée d’hippopotames. Cela sous un ciel jaune et sanguinolent qui avait l’air d’un autre fleuve en colère et paraissait annoncer un supplément d’extermination. J’arrivai enfin à une petite ville éperdue et je suivis une foule pâle qui se ruait dans une église des temps anciens, dont toutes les cloches sautaient à la fois.

Je n’oublierai jamais ce spectacle. Au milieu de la nef obscure, une vieille châsse en ruines, tirée de quelques dessous d’autel, avait été déposée par terre et huit brasiers rouges, allumés dans des grilles ou des réchauds, l’éclairaient en guise de cierges au niveau du sol. Tout autour, des hommes, des femmes, des enfants, un peuple entier prosterné, vautré sur les dalles et les mains jointes au-dessus des têtes, suppliaient le Saint dont les ossements étaient là de les délivrer du fléau. La houle des gémissements était énorme et se renouvelait à chaque instant comme la respiration de la mer. Déjà fort ému par tout ce qui avait précédé, je me mis à pleurer et à prier en union de cœur avec cette multitude et je connus alors, par les yeux de l’esprit et par les oreilles de l’âme, ce qu’avait dû être le Moyen Âge !

Un recul soudain de mon imagination me transporta au milieu de ces temps lointains où on ne s’interrompait de souffrir que pour implorer. La scène que j’avais sous les yeux fut pour moi le type certain de cent mille scènes identiques réparties sur trente générations malheureuses dont l’étonnante misère est à peine mentionnée dans les histoires. Depuis Attila jusqu’aux incursions musulmanes et de la célèbre « fureur des Normands » à la rage anglaise qui dura Cent ans, je calculai que des millions d’infortunes s’étaient ainsi répandues partout devant les reliques sacrées des Martyrs ou des Confesseurs que l’on disait être les seuls amis de l’indigent et du lamentable.

Nous autres, la canaille, nous sommes les fils de cette patience merveilleuse et lorsque, après Luther et sa séquelle de raisonneurs, nous reniâmes les grands Seigneurs du Paradis qui avaient consolé nos pères, il était juste que nous fussions retranchés, comme des chiens, du banquet de poésie où furent conviées si longtemps les simples âmes. Car ces hommes d’oraison, ces ignorants, ces opprimés sans murmure que méprise notre suffisance d’idiots, portaient, dans leurs cœurs et dans leurs cerveaux, la Jérusalem céleste. Ils traduisaient, comme ils pouvaient, leurs extases, dans la pierre des cathédrales, dans les vitraux brûlants des chapelles, sur le vélin des livres d’heures et tout notre effort, quand nous avons un peu de génie, c’est de remonter à cette source lumineuse…

Marchenoir, qui est une espèce d’homme du Moyen Âge, vous dirait ces choses beaucoup mieux que moi, Clotilde. Il a les sentiments et les pensées du onzième siècle et je me le représente très bien à la première Croisade, en compagnie de Pierre l’Ermite ou de Gautier Sans avoir. Interrogez-le quelque jour.

On le voit, l’enseignement de Gacougnol était surtout esthétique. Ayant découvert en son élève une appétence extraordinaire du Beau en toutes choses, il portait là tout son zèle et ne lui présentait jamais un autre objectif, assuré que cet esprit vierge, qui frémissait comme les libellules dans la lumière, comprendrait toujours ce qu’on écrirait pour lui sur le rayon d’or.

La culture intellectuelle de la pauvre fille, bien entendu, était à peine rudimentaire. Elle avait reçu le degré d’instruction des ouvrières les plus humbles et ce n’était pas le voisinage du couple Isidore qui aurait pu la développer. Quelques misérables romans de cabinet de lecture avaient été sa seule ressource et la généreuse nature avait fait le reste.

Conformément au vœu non exprimé de Gacougnol, un violent désir d’augmenter son âme lui vint au contact du peintre et de ses amis, car il recevait à peu près exclusivement trois ou quatre personnages assez remarquables, parmi lesquels Marchenoir, et l’intérêt grandissant de ces visiteurs pour la nouvelle unité de leur groupe ne se dissimulait pas. Elle se voyait admise dans un milieu rare que la seule présence de l’« Inquisiteur » illustrait à ses yeux prodigieusement.

Elle pria donc, dès les premiers jours, son maître enchanté de lui procurer les manuels élémentaires qu’il lui fallait pour l’acquisition de l’orthographe, de la géographie et de l’histoire générale, — les trois connaissances, lui avait dit Marchenoir, qui doivent suffire, après le catéchisme, à une femme vraiment supérieure, — et se mit au travail avec ardeur, donnant à l’étude tout le temps que ne lui demandait pas Gacougnol, qu’elle eut d’abord une peur naïve d’encombrer inutilement, Elle se trompait en ce point. Il en était venu bientôt à ne plus pouvoir se passer d’elle et n’avait pas pris la peine de le lui cacher.

— Ma chère amie, avait-il répondu à une question pleine d’inquiétude qu’elle lui posait le jour où, son rôle de modèle étant épuisé, il venait de la promouvoir à la supérieure onction de lectrice, mettez-vous bien dans l’esprit que je suis un homme tenace et que je ne vais pas vous lâcher, à moins que ma société ne vous dégoûte, ce qui est, hélas ! possible. Je ne me flatte pas d’être toujours un compagnon ravissant. Mais si vous pouvez me supporter, je vous affirme sur l’honneur que vous m’êtes beaucoup plus qu’utile.

D’abord, vous me lirez des livres que j’aime. Je les reverrai à travers vous, ce qui ne sera pas médiocrement important pour moi, je vous prie de le croire, car vous avez le don presque inouï de n’être pas une vulgaire. Et puis, quand même vous ne me rendriez aucun service positif, ayant une dénomination précise dans le dictionnaire, n’est-ce rien de me garder contre l’ennui de mon existence qui n’est pas très drôle ?… Je suis une espèce de grand homme raté, je le sais mieux que personne et je ne me l’envoie pas dire. Vous comprendrez mieux plus tard ce qu’il y a d’amertume dans cette parole…

J’ai donc besoin d’une dame de compagnie. Ça ne se fait pas, cette drôlerie. Raison de plus. J’ai passé ma vie à faire, par choix, ce qui ne se faisait pas. Vous voyez donc que vous êtes à mon égard dans l’attitude la plus correcte.

Je suppose, d’ailleurs, ma pauvre petite, que vous avez pris votre parti des suppositions ou des potins qui peuvent avoir lieu à Grenelle. Vous feriez n’importe quoi dans ma maison que votre respectable mère et son digne compagnon ne diraient pas moins que vous êtes ma maîtresse. Je ne vous ai pas caché qu’elle était venue ici, dès le premier jour, pour chercher dans mes draps de lit sa drachme perdue.

Tenez-vous donc en paix, ainsi que je vous l’ai déjà recommandé, et si j’ai l’honneur d’être pour vous une image plus ou moins comique de la Providence, dites-vous bien que je reçois peut-être beaucoup plus que je ne donne et ne me harcelez pas de vos scrupules.

La situation de Clotilde vis-à-vis de sa mère avait été réglée le lendemain de la fameuse visite rappelée par Gacougnol. Sur son conseil, elle avait écrit froidement sa résolution de vivre seule désormais et sa volonté formelle de se dérober à toute entrevue, jusqu’au jour où le Chapuis aurait été irrévocablement congédié. Le délicieux couple, évidemment déchiré par une ingratitude si noire, n’avait fait aucune réponse et la paix de la fugitive parut être assurée, de ce côté-là, pour un temps indéterminé.


XXIII



Les histoires vraisemblables ne méritent plus d’être racontées. Le naturalisme les a décriées au point de faire naître, chez tous les intellectuels, un besoin famélique d’hallucination littéraire.

Nul ne contestera que Gacougnol est un artiste impossible et Clotilde une jeune personne comme on n’en voit pas. La pédagogie et le platonisme réciproque de leurs façons outragent évidemment la psychologie publique. Marchenoir, depuis longtemps présenté, n’a jamais paru très plausible et les gens qui vont survenir ne seront que très difficilement estimés probables. Un tel récit, par conséquent, s’offre de lui-même, au suffrage des réfractaires, de moins en moins clairsemés, qui réclament le droit de pâture hors des limites assignées par les législateurs de la Fiction.

Au mépris des molécules passionnelles, rien ne présageait encore, après deux mois, que le protecteur et la protégée dussent entrer bientôt dans les bras l’un de l’autre et coucher bonnement ensemble.

Si Gacougnol avait des projets, il n’en soufflait mot et n’y faisait pas la moindre allusion. De son côté, Clotilde flottait à plusieurs millions de lieues du soleil de la convoitise, comme une petite lune blanche heureuse de refléter innocemment un peu de lumière.

La décisive épreuve du bonheur était, d’ailleurs, complètement à son avantage et ne changeait rien à ses manières de brebis respectueuse. Indifférente à l’étonnement qu’elle excitait dans la pension, elle allait, chaque matin, passer une heure à l’église des Ternes, demandant à Dieu de lui conserver, quelque temps encore, sa toison et de la remplir de courage pour les tontes futures dont elle avait le pressentiment. Car elle ne pouvait croire que l’état actuel pût être autre chose qu’une halte rafraîchissante, qu’une fantaisie passagère de sa destinée qui s’interrompait un instant de la tourmenter, pour aiguiser à loisir ses jolis couteaux.

Elle se rappelait avec angoisse les paroles mystérieuses du Missionnaire qu’elle avait pris l’habitude de regarder comme un avertissement prophétique et qui semblaient annoncer des douleurs extraordinaires, différentes, à coup sûr, des banales tribulations de son passé.

Quand vous serez dans les flammes, se demandait-elle, que signifie cette parole et pourquoi le bon père me l’a-t-il dite ? Mon Dieu, vous savez que je n’ai pas le cœur d’une martyre et que j’ai très peur de ces flammes qui me sont promises.

Elle se courbait alors, se faisait toute petite sous les souffles embrasés du désert de feu qu’elle imaginait entre elle et le Paradis.

Elle se souvenait d’Ève aussi, de cette « Mère des vivants », que l’évêque des sauvages lui avait recommandé de prier avec ferveur, lui assurant que cette première des femmes était sa vraie mère et qu’elle seule avait le pouvoir de la secourir.

Voici donc sa prière d’enfant qui eût certainement effaré les confiseurs de litanies dans tous les laboratoires de la dévotion achalandée :

— Ma Mère bien-aimée, qui avez été trompée par le Serpent dans le beau Jardin, je Vous prie de me faire aimer la Ressemblance de Dieu qui est en moi, afin que je ne sois pas trop malheureuse quand je me regarderai souffrir.

S’il y a quelque reptile dangereux dans mon voisinage, avertissez-moi par pitié. Mettez-lui sur la tête une couronne de charbons ardents pour que je le reconnaisse à force d’en avoir peur.

Ne souffrez pas que je sois trompée à mon tour sur la qualité d’une humble joie dont la nouveauté m’enivre et qui ne durera peut-être pas autant de jours qu’il en faudrait pour me désaccoutumer de l’humiliation.

Je sais bien, pauvre Mère, qu’on ne Vous aime pas beaucoup dans ce monde que Votre Curiosité a perdu et je me désole en songeant que Votre Nom magnifique est si rarement invoqué.

On oublie que Vous avez dû porter à l’avance tous les repentirs de l’Humanité et que c’est une chose épouvantable d’avoir tant d’enfants ingrats…

Mais depuis que Vous me fûtes montrée par le bon vieillard, je Vous ai toujours parlé avec affection et j’ai senti Votre compagnie dans les heures les plus douloureuses.

Je me rappelle qu’en mon sommeil Vous me preniez par la main et qu’on allait ensemble dans un pays admirable où les lions et les rossignols périssaient de mélancolie.

Vous me disiez que c’était le Jardin perdu, et Vos grandes larmes, qui ressemblaient à de la lumière, étaient si pesantes qu’elles m’écrasaient en tombant sur moi.

Cela me consolait, pourtant, et je m’éveillais en me sentant vivre. M’abandonnerez-Vous aujourd’hui, parce que d’autres ont eu pitié de Votre enfant ?…

Certes, les dévotes bourgeoises du quartier devaient former de singulières et malveillantes conjectures à l’aspect de cette inconnue qui ne parlait jamais à personne et qui ressemblait si peu aux poulardes édifiantes qu’on voit ordinairement picorer dans les sacristies.

Elle n’était pas encombrante, cependant, et ne cherchait guère l’attention. Mais il jaillissait de sa jolie face immobile une candeur offensive qui bousculait les consciences. Elle avait l’originalité de prier, les bras croisés, à la manière des matelots ou des galériens, ce qui laissait à découvert son visage entier, où l’on voyait l’enthousiasme religieux promener sa torche.

Elle était alors si charmante et parfois si belle que les cinq ou six paroissiennes effeuillées qui la voyaient à la même place tous les jours adoptèrent charitablement l’hypothèse explicative d’une « cocotte andalouse et superstitieuse ».

Clotilde ignora profondément cette popularité. Elle venait voir ses pensées devant le Saint Sacrement, comme les enfants du peuple vont voir passer les soldats, — rapportant à l’atelier de Pélopidas, aussi bien qu’à la nourricière pension Séchoir, une âme souple et retrempée dans son propre éclair, non moins difficile à rompre que ces sublimes épées mozarabes forgées sous le Magnanime, avec lesquelles on pouvait étrangler un taureau des Asturies.


XXIV



Marchenoir avait beau être l’ami de Gacougnol, une intimité véritable n’avait jamais pu exister entre eux. Leurs relations, quoique très cordiales, n’avaient pas la bonne estampille. Ils ne gravitaient pas harmoniquement.

Les allures de Soldat-Prêtre ou de Chevalier Teutonique de cet écrivain sans merci, que Pélopidas appelait le « grand Inquisiteur de France », plaisaient sans doute à l’imagination d’un artiste aussi fortement épris du Moyen Âge. Il avait même épousé la plupart de ses idées avec enthousiasme et le défendait généreusement lorsqu’on attaquait devant lui sa réputation.

Mais l’esprit de vagabondage esthétique et de fantaisie perpétuelle de l’excellent peintre était opprimé par l’absolu qui se dégageait sans cesse du rectangulaire Marchenoir. Ce pétrisseur des autres n’avait jamais été pétri par personne, malgré certaines influences qui avaient autrefois paru l’égarer, et on était sûr de le trouver toujours à la même place, ayant son vrai centre au dehors de toutes les circonférences.

Au fond, il intéressait surtout Gacougnol parce qu’il ne ressemblait à aucun autre et qu’une effroyable injustice avait bassement écarté de lui l’attention des contemporains. Mais il y avait trop peu de retour, l’éloquent réfractaire n’ayant jamais pris au sérieux les élucubrations multiformes de ce paternel bon enfant.

Heureusement, un troisième personnage déterminait entre eux le parfait équilibre sentimental. Personnage plus qu’étrange, celui-là, et qu’il n’était pas facile d’expliquer.

Léopold, — on ne le connaissait pas sous un autre nom, — pratiquait l’art oublié de l’Enluminure et ressemblait à un corsaire. On ne savait rien de son passé, sinon qu’il avait fait partie d’une malheureuse expédition africaine où deux cents hommes avaient été massacrés aux environs du Tanganika et dont il avait ramené les misérables débris à travers quatre cents lieues de périls mortels et de privations au-dessus des forces de l’homme. Il en avait même gardé une espèce de lividité douloureuse qui descendait jusqu’à la nuance des fantômes, quand une émotion violente précisait sa physionomie.

La manière dont il parlait de ce pèlerinage d’agonie et aussi certaines expressions vagues donnaient à penser que ce casse-cou privilégié s’était précipité volontairement aux plus sombres aventures, moins encore pour échapper à la platitude contemporaine qui l’exaspérait, que dans l’espoir de se dérober à lui-même.

Malheur ou crime, on pouvait tout supposer à l’origine des vicissitudes connues de cette existence hermétique. S’il n’avait pas laissé sa peau dans les brousses de l’Afrique centrale, c’est qu’il y avait autour de lui des hommes à sauver et que, sa nature de chef parlant d’une voix plus haute que le désespoir actuel ou le désespoir antérieur, il s’était traîné lui-même par les cheveux à la délivrance, en même temps qu’il y traînait ses compagnons.

Chacun de ses gestes écrivait le mot Volonté sur la rétine du spectateur. Suivant l’expression superbe d’un romancier populaire, auteur de quarante volumes, qui ne rencontra jamais que ce seul trait, « c’était un de ces hommes qui ont toujours l’air d’avoir les mains pleines du toupet de l’occasion ». En le voyant, on pensait à ces flibustiers légendaires du Honduras qui épouvantaient une flotte espagnole avec trois chaloupes.

De taille moyenne, sa maigreur nerveuse le faisait paraître grand. Les membres attachés finement jouaient avec souplesse et le geste avait, par moments, une rapidité fougueuse d’autant plus inquiétante que les moindres fibres avaient l’air de lui galoper jusqu’au bout des doigts, cependant que tous les muscles observaient une formidable consigne. On sentait que ces longues mains d’étrangleur pouvaient être le réceptacle soudain de l’homme entier accoutumé à y projeter toute sa puissance, et qu’à une époque elles avaient dû se crisper terriblement autour d’une arme quelconque de pirate ou de chevalier. C’était un perpétuel frémissant autour de qui la fureur semblait toujours voltiger.

Quand il entrait quelque part et disait : Bonjour, de sa voix claire, le plus amicalement du monde, en promenant autour de lui ses calmes yeux du bleu le plus pâle, on croyait presque entendre : « Que personne ne sorte » ou « Feu sur qui bouge », et lorsqu’il prenait un cocher qu’il avait l’instinct de choisir aussi patibulaire que possible, dans l’espoir toujours déçu d’une insolence à rémunérer, le pauvre diable tremblant croyait traîner dans son char toute l’autorité répressive des potentats. L’ambition de réduire en esclavage cette classe de citoyens était presque un trait de son caractère.

Aucun téméraire aliéné par la passion la plus déchaînée n’aurait pu se désintéresser plus complètement des conséquences de ses actes que ne le faisait, à l’état placide, cet énigmatique Léopold, avec un bonheur qui n’avait jamais été démenti.

On ne savait pas ce que cet homme avait dans le cœur.

Un jour, Gacougnol, au comble de la stupéfaction, avait vu passer, comme un projectile, une voiture emportée par deux chevaux enragés que sabrait à coups de manche de fouet un effervescent Automédon, debout au-devant du siège, pendant que son ami, commodément installé sur la banquette et aussi froid que l’ennui même, regardait fuir la multitude. Au risque d’écraser dix personnes, il avait fait passer dans le ventre du premier cocher venu tous les démons de sa volonté, invinciblement résolu à ne pas manquer un train pour Versailles dont le départ était imminent, — tour de force dangereux que l’énormité de la course rendait à peu près impossible. Il eut la chance inouïe de ne tuer personne, d’échapper à tout embargo des agents protecteurs de la voie publique et de pouvoir sauter dans le train, non sans avoir bousculé divers employés, une seconde après qu’il venait de se mettre en marche.

On ne pouvait pas dire qu’il fût beau. Quelquefois on l’aurait cru décroché de quelque potence. La ligne impérieuse du nez aquilin, dont les ailes battaient continuellement, ne tempérait pas la dure expression des yeux et la bouche toujours fermée, toujours serrée en dedans, jusqu’à l’inclusion des lèvres, était inflexible. Le front très noble, cependant, méritait bien de dominer sur cette face de commandement qui avait l’air d’appeler la foudre.

Une telle physionomie, fascinante par l’intensité, devait impressionner sûrement les âmes de moindre énergie et il se disait autour de lui que les femmes ne résistaient guère à ce victorieux incapable d’attendrissement ou d’imploration.

Ce qui confondait, par exemple, c’était qu’un art aussi pacifique et méticuleux que l’Enluminure pût être l’occupation d’un tel forban disponible, à qui Marchenoir avait adapté le mot de l’historien Mathieu sur le Téméraire : « Celuy qui hérita de son lit dut le bailler pour faire dormir, puisqu’un Prince de si grande inquiétude avait bien pu y sommeiller. » Le contraste saisissait à ce point qu’il fallait réitérer l’assertion quand on présentait Léopold à des étrangers.

Or, il n’était pas seulement un enlumineur, il était le rénovateur de l’enluminure et l’un des plus incontestables artistes modernes.

Il racontait qu’ayant fait, dans sa première jeunesse, d’assez fortes études de dessin, cette vocation singulière lui fut révélée beaucoup plus tard, lorsqu’au retour de ses expéditions et son patrimoine ayant disparu, la misère la plus impérieuse le contraignit à chercher quelque moyen de gagner sa vie.

À toutes les époques, cet homme d’action, enchaîné sur le gril de ses facultés, avait machinalement essayé de les décevoir par l’application de sa main à des ornementations hétéroclites, dont il surchargeait, en ses heures de pesant loisir, les billets d’un laconisme surprenant qu’il écrivait à ses amis ou ses maîtresses.

On montrait de lui des messages de trois mots notifiant des rendez-vous, dans lesquels l’amplification amoureuse était remplacée par une broussaille d’arabesques, de feuillages impossibles, d’enroulements inextricables, de figures monstrueuses insolitement coloriées où les quelques syllabes exprimant son bon plaisir s’imposaient rudement à l’œil en onciales carlovingiennes ou caractères anglo-saxons, les deux écritures les plus énergiques depuis la rectiligne capitale des éphémérides consulaires.

Un mépris gothique pour toutes les manigances contemporaines lui avait donné le besoin, le goût passionné de ces formes vénérables dans lesquelles il faisait entrer sa pensée, comme il aurait fait entrer ses membres dans une armure.

Peu à peu la lettre ornée lui avait inspiré l’ambition de la lettrine historiée, puis de la miniature détachée du texte, avec toutes ses conséquences, — conformément à la progression de cet art primordial et générateur des autres arts, commençant à la pauvre transcription des moines mérovingiens pour aboutir, après une demi-douzaine de siècles, à Van Eyck, Cimabue et Orcagna, qui continuèrent sur la toile, avec des couleurs plus matérielles dont la Renaissance allait abuser, les traditions esthétiques du spirituel Moyen Âge.

Son habileté devint prodigieuse aussitôt qu’il eut décidé d’en tirer parti, et il apparut un artiste merveilleux, de l’originalité la plus imprévue.

Il avait étudié avec soin et consultait sans cesse les monuments adorables conservés à la Bibliothèque Nationale ou aux Archives, tels que les évangéliaires de Charlemagne, de Charles le Chauve, de Lothaire, le psautier de saint Louis, le sacramentaire de Drogon de Metz, les célèbres livres d’heures de René d’Anjou, d’Anne de Bretagne et les miniatures sublimes de Jehan Fouquet, peintre attitré de Louis XI.

Il avait fait presque des bassesses pour obtenir de l’ignoble duc d’Aumale, trente fois millionnaire, l’autorisation de copier gratuitement quelques scènes bibliques et quelques paysages dans les Heures magnifiques du frère de Charles V, possédées indûment par le crasseux académicien de Chantilly.

Enfin, un jour, il avait accompli le coûteux pèlerinage de Venise, uniquement pour y étudier ce miraculeux bréviaire de Grimani, auquel Memling passe pour avoir collaboré et dont s’inspira Dürer.

Toutefois, il ne reproduisait jamais, ne fût-ce que par fragments juxtaposés, l’œuvre de ses devanciers du Moyen Âge. Ses compositions, toujours étranges et inattendues, qu’elles fussent flamandes, irlandaises, byzantines ou même slaves, étaient bien à lui et n’avaient d’autre style que le sien, le « style Léopold », comme l’avait dit exactement Barbey d’Aurevilly, dans un feuilleton extraordinaire qui commença la réputation de l’enlumineur.

Dédaigneux des chloroses de l’aquarelle, son unique procédé consistait à peindre à la gouache, en pleine pâte, en exaspérant la violence de ses reliefs de couleur par l’application d’un certain vernis dont il était l’inventeur et qu’il ne livrait à l’analyse de personne.

Ses enluminures, par conséquent, avaient l’éclat et la consistance lumineuse des émaux. C’était une fête pour les yeux, en même temps qu’un ferment puissant de rêveries pour les imaginations capables de faire reculer la croupe de la Chimère et de réintégrer les siècles défunts.

Cet individu extraordinaire, ami ancien de Pélopidas, était passionné pour Marchenoir, qu’il consultait souvent et dont il accueillait avec une sorte de vénération les moindres avis. Il eût été dangereux d’en parler irrespectueusement devant lui, et il avait l’originalité sans exemple de considérer comme un outrage toute commande, quelque avantageuse qu’elle fût, qui n’était pas faite par un admirateur déclaré de ce proscrit. On racontait les scènes les plus bizarres. Gacougnol, exceptionnellement jugé digne, ne l’avait connu que par lui.

L’occasion peu banale de la première entrevue de Léopold et de Marchenoir avait été, quelques années auparavant, un article de revue où le critique redoutable réclamait, au nom des bourgeois, les supplices les plus rigoureux pour ce Léopold, qui menaçait de ressusciter un art défunt dont les gens d’affaires n’avaient jamais entendu parler. Cet art qu’on devait croire emmailloté dans les cryptes du Moyen Âge, allait-il donc vraiment renaître par l’insolente volonté d’un homme étranger aux acquisitions modernes et s’ajouter aux autres chimères dont les va-nu-pieds de l’enthousiasme ont la sottise de se prévaloir ? L’urgence d’une répression étant manifeste, Marchenoir énumérait, avec la précision d’un charcutier de Diarbekir ou de Samarcande, les superfins et précieux tourments supposés capables d’étancher la vindicte boutiquière et de faire équilibre à l’énormité de l’attentat.

Cette sorte d’ironie si souvent pratiquée par le pamphlétaire allait à un tel point d’exaspération et de frénésie, finissait par devenir une spirale si furieuse de sarcasmes, de contumélies, de grincements, que Léopold, jusqu’alors assez peu frotté de littérature, eut comme une révélation de la puissance des mots humains.

Il se persuada que l’art de son étrange défenseur correspondait mystérieusement au sien. La violente couleur de l’écrivain, sa barbarie cauteleuse et alambiquée ; l’insistance giratoire, l’enroulement têtu de certaines images cruelles revenant avec obstination sur elles-mêmes comme les convolvulacées ; l’audace inouïe de cette forme, nombreuse autant qu’une horde et si rapide, quoique pesamment armée ; le tumulte sage de ce vocabulaire panaché de flammes et de cendres ainsi que le Vésuve aux derniers jours de Pompéi, balafré d’or, incrusté, crénelé, denticulé de gemmes antiques, à la façon d’une châsse de martyr ; mais surtout l’élargissement prodigieux qu’un pareil style conférait soudain à la moins ambitieuse des thèses, au postulat le plus infime et le plus acclimaté ; — tout cela parut à Léopold un miroir magique où bientôt il se déchiffra lui-même, avec le hoquet de l’admiration.

— Vous êtes un enlumineur beaucoup plus fort que moi, avait-il dit simplement à Marchenoir, et je sollicite vos conseils.

— Pourquoi pas ? avait répondu celui-ci. Ne suis-je pas le contemporain des derniers hommes du Bas-Empire ?


XXV



Et il s’était expliqué :

— On oublie toujours que le Moyen Âge a duré mille ans. De Clovis et d’Anastase jusqu’au Christophore, en passant par Jeanne d’Arc et le dernier Constantin, la mesure est pleine. Mille ans ! N’est-ce pas inintelligible ?

Quand on nous dit que le soleil est quatorze cent mille fois plus gros que la terre et qu’un gouffre de trente-huit millions de lieues nous en sépare, ces chiffres nous paraissent absolument dénués de sens. Même observation pour la durée de telle ou telle période historique. L’homme est si surnaturel que ce qu’il réalise le moins, ce sont les notions de temps et d’espace.

Dix siècles ! cent soixante papes, six cents rois ou empereurs, sans compter les princes barbares, trente ou quarante dynasties et à peu près autant de révolutions qu’il y eut de batailles ! Allez donc vous y reconnaître, fussiez-vous archange !

Massacres, dévastations, villes en feu, villes en prière, populations suspendues à la frange de la robe des thaumaturges, carillons et tocsins, pestes et famines, interdits et tremblements, cyclones d’enthousiasme et trombes d’épouvante pas de halte, même sous les pieds des trônes, nul refuge certain, même dans la Maison de Dieu ! Les Saints, il est vrai, poussent dans les ruines et font ce qu’ils peuvent pour que « ces jours soient abrégés », mais ce sont des jours de vingt-cinq ans, hélas ! et il n’en faut pas moins de quarante.

Carême sans exemple dont la durée, plus encore que la rigueur, met en désarroi la faculté de penser. On conçoit que certains désespérés demandent à Dieu si cette pénitence incomparable était simplement pour aboutir aux alléluias dérisoires de la Renaissance et à la vacherie chrétienne de ce dernier siècle !

Moi, Marchenoir, je ne puis former une pareille interpellation, puisque, comme je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, je suis un contemporain des derniers hommes du Bas-Empire et, par conséquent, fort étranger à ce qui a suivi la ruine de Byzance. Il me suffit de croire que tant de souffrances furent endurées pour que vînt un jour la merveilleuse passiflore du Moyen Âge qui s’est appelée Jeanne d’Arc, après laquelle, vraiment, le Moyen Âge pouvait bien mourir.

Il râla, cependant, jusqu’au Christophore qui devait le porter en terre et, seulement alors, l’abjecte modernité eut la permission d’apparaître. Mais la prise de Constantinople est la grande ligne de démarcation.

Le Moyen Âge sans Constantinople parut aussitôt comme un arbre immense dont on aurait tranché les racines. Pensez que c’était le Reliquaire du monde, l’œcuménique Châsse d’or, et que les ossements dispersés de ses vieux Martyrs, où l’Esprit-Saint s’était reposé parmi tant d’ingrates générations, ont pu couvrir toutes les villes de l’Occident d’une lumineuse poussière !

Elle avait beau être schismatique et très perfide, polluée d’ignominies, ruisselante d’yeux crevés et de sang pourri, elle avait beau faire horreur aux Papes et aux Chevaliers, c’était, quand même, la porte de Jérusalem où les bons pécheurs avaient tous l’espoir de mourir d’amour. Une porte si belle qu’elle éblouissait les chrétiens jusqu’en Bretagne, jusqu’au fond des golfes Scandinaves ! Quelque chose enfin comme un soleil qui ne se serait jamais couché !

Dites-vous, Monsieur l’enlumineur, que les somptueuses applications d’or qui font la gloire des missels du très vieux temps ne sont pas moins que le reflet de l’inimaginable Byzance dans le crépuscule de ces monastères de l’Irlande ou de la Gothie, autour desquels les loups affamés accompagnaient de leurs hurlements le chant des moines implorant Dieu pour les pèlerins du Saint Tombeau. Ainsi parle Orderic Vital, qui fut un conteur d’une ingénuité sublime.

Depuis le jour où l’empereur Anastase avait affublé Clovis des insignes de la dignité consulaire, il est bien certain que tout ce qui pouvait avoir en Europe quelque vibration de poésie s’était tourné vers cette Ville étrange, la seule au monde que le déluge barbare n’eût pas engloutie.

Rome, cela va sans dire, demeurait toujours la Mère. C’était là que résidait le Geôlier de Béatitude qui tient les Clefs en sa main, qui lie et qui délie. Oui, sans doute, mais ce Siège de l’incontestable Primauté, à force d’outrages, avait perdu tout son décor, tandis que de l’autre, la rivale de l’Éternelle, n’avait eu qu’à étendre les mains, un peu au-dessus de ses imprenables murs, pour tirer à elle toute la magnificence du globe. Comment des peuples si jeunes auraient-ils pu se défendre contre cette prostituée qui ensorcelait les califes ou les rois persans, et dont le mirage seul a fait sortir la Reine de l’Adriatique du sein des eaux ?

L’art de l’Enluminure, je l’ai déjà dit, fut une diffusion photogénique de Byzance à travers l’âme rêveuse et mélancolique des Occidentaux ; le miroir à contre-jour, et miraculeusement adouci par une enfantine foi, de ses mosaïques, de ses pierreries, de ses palais, de ses dômes peints, de sa Corne d’Or, de sa Propontide et de son ciel. Il fut, par excellence, l’Art du Moyen Âge et devait nécessairement finir avec lui. Lorsque Byzance devint l’auge à cochons des Musulmans, le prestige qui l’avait fait naître s’évanouit et les rêveurs au désespoir tombèrent dans l’encre indélébile de Gutenberg ou dans l’huile épaisse des Renaissants.

Ce devait être la fin de tout pour un individu tel que moi et pour la demi-douzaine de maniaques dont je suis frère. Vous avez l’avantage d’être un de ceux-là, mon cher monsieur Léopold, et si vous m’avez compris, nous pouvons attendre le Jugement universel en nous serrant affectueusement la main.


XXVI



Grande soirée chez Gacougnol. À l’exception de Clotilde, il n’y a que des hommes. Une dizaine d’hommes, en comptant pour tel un serpent à moitié coupé, de l’espèce la plus venimeuse, lequel rampe habituellement dans les crachoirs de divers bureaux de rédaction, et que sa langue féroce a rendu célèbre. On ne le désigne que par le sobriquet diagnostique d’Apémantus. On lui a, autrefois, cassé les reins à coups de canne et, depuis cette époque, il vaque à ses insolences coutumières en traînant le râble, assez conforme à une cucurbite où se distilleraient de très sûrs poisons.

Réunion bizarre, si on peut dire avec profondeur que quelque chose soit bizarre. C’est la fantaisie de Gacougnol de grouper ainsi, de temps en temps, les individus les plus disparates.

Qui n’admirerait, par exemple, dans le voisinage immédiat de Léopold et de Marchenoir, la cocasse enveloppe du vieux graveur Klatz, youtre crasseux et puant, mais irréparablement dénué de génie, dont le bafouillage apophtegmatique de brocanteur alsacien est apprécié comme un pharmaque sans rival contre toutes les mélancolies ?

Il fut beau, dit-on. À quelle époque ? justes cieux ! car on lui donnerait bien cent ans. La première fois qu’il est rencontré, on peut se croire en présence d’Ahasvérus. Sa barbe longue, dont le blanc terreux ferait peur à la cendre des os des morts, paraît avoir traîné dix-neuf siècles sur tous les chemins et tous les tombeaux. Malgré leur vivacité apparente, les yeux sont si lointains qu’un télescope, semble-t-il, serait expédient pour les observer. Peut-être, alors, qu’on découvrirait, — tout au fond, — la face morose du bon Titus regardant mourir Jérusalem.

Assurément, de tels yeux durent ensorceler, autrefois, les filles folles de Tyr ou de Mésopotamie, qui venaient jouer de la cithare et du tympanon jusque sous les murs de l’imprenable tour d’Hippicos, pour la damnation du peuple de Dieu. Mais, depuis ces temps reculés, que de poussières ! que de pluies sur ces poussières ! que de vents brûlants ou glacés pour tout calciner, tout disséminer, tout abolir !

Enfin, ce personnage, qui a toujours l’air de chercher l’Arche d’alliance dérobée par les Philistins, quand il pénètre dans un lieu quelconque, doit réaliser, pour des ethnologues chenus, le définitif résultat de la plus irréfutable sélection juive.

Le nez lévitique implique, à lui seul, nécessairement, le Veelle Schemoth, le Schofetim, le Schir-Haschirim ou les Lamentations du Prophète, et la crasse de soixante générations vénérables que toutes les ruines planétaires ont saupoudrées, lui est acquise.

Zéphyrin Delumière n’est pas exclu. Ce mystagogue sans courroux a très certainement oublié l’accueil disgracieux de Pélopidas raconté plus haut. La mémoire des images est inapte à retenir ce qui n’est pas occulte. Celui-ci, d’ailleurs, se cramponne, depuis quelque temps, au bonhomme Klatz dont le remugle sémite le délecte et qui, par surcroît, lui infibule quelques mots hébreux.

Mais l’éclectisme de Gacougnol est attesté surtout par la présence de Folantin, le peintre naturaliste et préalable dont le succès, longtemps captif, se déchaîne.

On trouverait malaisément une chose plus instructive que le calendrier de ses produits.

Après une série liminaire de petits paysages pisseux égratignés avec labeur dans des banlieues sans verdure ; après le demi-triomphe d’un tableau de genre, où les amours indécises d’un jeune maçon et d’une brocheuse dessalée, au sein d’un garno, se coagulaient sous les yeux en mastic blafard, ainsi qu’un fromage visité déjà ; Folantin, lassé de ne paraître point un penseur, s’avisa de répandre un peu de morale philosophique sur ses enduits.

On vit poindre alors, à l’inexprimable découragement de plusieurs fantoches de l’appui-main, la surprenante image d’un cocu en cassonade reconduisant, bougeoir en main, avec la plus froide politesse, un individu sébacé qu’il vient de surprendre, après minuit, aux bras de sa femme. Cela s’appelait : En ménage !. Mais la louange fut moindre que pour le garno dont la vogue, hélas ! périclitait, et il fallut trouver autre chose.

Changeant tout à fait son tube d’épaule, il peignit, décidément, un grand seigneur, un enfant de tous les preux dont il étudia le type chez un authentique gentilhomme qui s’est donné la fonction de ramasser les bouts de cigares de la Poésie contemporaine sans parchemins.

L’optimate fut représenté, bien malgré lui, sur un bidet, lisant des vers de vingt-cinq pieds. Or, il arriva, contre toute attente sublunaire, que ce portrait allégorique fut une manière de bas chef-d’œuvre, et la noblesse de France, — la première du monde, jadis, — une fois de plus, se vérifia si charogne que le simulacre engendré par Folantin, confronté à l’original, procura quelques instants, l’hallucination de la force.

L’heureux peintre érigea son front parmi les étoiles et put s’annexer quelques disciples. Impossible de le nier. Si ennemi qu’on pût être de Folantin et de son odieuse peinture documentée à la manière d’un roman de la sotte école, son personnage avait une tenue équestre sur ce vase devenu comme un piédestal.

À partir de cet instant, le maître nouveau repoussa du pied les châssis de faible étendue et se précipita aux vastes toiles.

On s’est bousculé autour de sa Messe noire et de ses Trappistes en prière, crépis énormes, léchotés au petit blaireau, qu’il faut scruter par centimètre carré, au moyen d’une loupe de géologue ou de numismate, sans espoir de réaliser la vision béatifique d’un ensemble.

Le premier de ces engins paraît avoir été calculé pour le branle et pour le brandon d’une récente portée de bourgeois que démange la convoitise des lubricités de l’enfer. L’habile homme, toutefois, se croyant, quand même, désigné pour instruire ses contemporains, c’est, en même temps, le prodige d’une sorte de jocrisserie peinturière s’exaspérant jusqu’à devenir tourbillon, mais tourbillon noir, combien fétide et profanant !

Les Trappistes en prière ont voulu être le contre-pied, le rebrousse-poil de la précédente révélation. Folantin, dont la crête augmente et dont la moutarde s’affiche de plus en plus, tenait à montrer comment un artiste assez audacieux pour baiser le croupion du Diable savait, en revanche, tripoter l’extase.

Folantin, tout à coup sorcier, découvrit le Catholicisme !

Clairvoyance peu récompensée. La vindicative bondieuserie de Saint-Sulpice, appelée en duel, lui passa son goupillon au travers du cœur. Cette fois encore, pourtant, il bénéficia du renouveau de crédit que semblent avoir les préoccupations religieuses, aux approches de la fin du siècle, et sa robe d’initiateur n’est pas devenue l’humble veste qu’on aurait pu croire, après un tel coup.

La forme extérieure de ce pontife est analogue à celle d’un de ces arbres très pauvres, noyers d’Amérique ou vernis du Japon, dont l’ombre est pâle et le fruit vénéneux ou illusoire. Il est fier, surtout, de ses mains qu’il juge extraordinaires, « des mains de très maigre infante, aux doigts fluets et menus ». Telles sont ses amicales expressions, car il ne se veut aucun mal.

— Je me fais à moi-même, déclarait-il à un reporter, l’effet d’un chat courtois, très poli, presque aimable, mais nerveux, prêt à sortir ses griffes au moindre mot.

Le chat paraît être, en effet, sa bête, moins la grâce de ce félin. Il est capable de guetter indéfiniment sa proie, et même la proie des autres, avec une douceur féroce que ne déconcerte nul outrage. Il accueille tout sur la pointe d’un demi-sourire figé, laissant tomber, de loin en loin, quelques minces phrases métalliques et tréfilées qui font, parfois, les auditeurs incertains d’écouter un être vivant.

Il est celui qui « ne s’emballe pas ». Le pli dédaigneux de sa lèvre est acquis, pour l’éternité, à tout lyrisme, à tout enthousiasme, à toute véhémence du cœur, et sa plus visible passion est de paraître un fil de rasoir dans un torrent.

— Celui-là, c’est l’Envieux ! dit, un jour, avec précision, Barbey d’Aurevilly qui l’assomma de ce mot.

Sa malignité, cependant, est circonspecte. Très soigneux de sa renommée, qu’il cultive en secret, comme un cactus frileux et rare, il ne néglige pas de prendre contact avec des journalistes qu’il pense avoir le droit de mépriser ou avec certains confrères pleins de candeur dont il subtilise les conceptions. On tient pour sûre l’histoire malpropre de cette esquisse de la Messe noire carottée pour quelques louis à un artiste mourant de misère, — ébauche superbe qu’il se hâta d’avilir de son pinceau, après avoir ignominieusement congédié le malheureux qui lui faisait une telle aumône.

Il pourra paraître peu croyable que l’indépendant Gacougnol reçoive chez lui un personnage si fait pour l’exaspérer. Mais le brave homme, on l’a vu, ne connaît que son bon plaisir et c’est à coup sûr dans l’espoir de quelque conflit qu’il a réuni sous le même toit des antagonismes si certains.

D’ailleurs, sans parler de Léopold, de Marchenoir ou de lui-même, n’y a-t-il pas là Bohémond de L’Isle-de-France et Lazare Druide, et l’excessive répulsion que peut inspirer un Folantin ne doit-elle pas être vingt fois contrebalancée par ces deux êtres lumineusement sympathiques ?

Le premier est connu de toute la terre, c’est-à-dire des quelques centaines de songeurs éparpillés pour qui chante un vrai poète, et c’est à peine si celui-ci, qu’on nomme parmi les plus grands, chante pour lui-même. Persuadé que le silence est sa vraie patrie, il emprunte volontiers le cri des aigles, parfois même le barrissement d’un rhinocéros écorché, pour informer toutes les étoiles qu’il est en exil.

Accoutré, pour la risée de la populace littéraire, d’un nom sublime dans lequel il meurt, tout son effort est de s’élancer hors de l’affreux monde où une Providence carnassière le claquemura.

On pourrait le comparer un de ces diptères éblouissants, éclos, semble-t-il, dans le lit des fleuves de la lumière, qui se précipitent jusqu’à en mourir, mais toujours frémissants du même espoir, sur la vitre sans compassion qui les sépare de leur ciel. Un cloporte, sûrement, trouverait une autre issue. Lui ne la cherche même pas. Il s’acharne à l’évasion impossible, précisément parce qu’il la sait impossible et que c’est sa loi de n’entreprendre que ce qui est tout à fait déraisonnable.

On connaît sa haine d’archange pour le Bourgeois, la férocité de templier qu’il tient en réserve pour les occasions de confondre ce Réprouvé honorable, ce « Tueur de cygnes », ainsi qu’il le qualifie, dont Satan même doit rougir dans son enfer. C’est au point qu’il ne paraît pas concevoir une autre manière de se sanctifier.

— Ah ! je suis forcé de subir ton voisinage, se dit-il, je suis condamné à entendre ta voix goujate, l’expression ridicule de tes idées basses, tes maximes d’avare et l’ignominie sententieuse de ta vomitive sagesse. Nous allons donc pouvoir rire un peu ! Tu ne sortiras pas de mon sarcasme ! Alors, il se fait, une minute, l’ami du bourgeois, son ami très cher, son plus proche parent, son disciple, son admirateur. Affectueusement il l’invite à répandre son âme, à dérouler devant lui ses intestins, l’amène peu à peu aux aveux complets, puis, démasquant son étincelante armure, le transperce d’un mot vengeur…

La raillerie blanche de ce collatéral des Dominations égarées descend, quelquefois, à une telle profondeur que les victimes ne s’en aperçoivent même pas. N’importe, il lui suffit que cela soit enregistré par les Invisibles.

Encore un peintre, ce Lazare Druide qui l’accompagne, mais jusqu’à ce jour peu célèbre et aussi différent de Folantin qu’un encensoir balancé devant l’autel est différent d’un pot de moutarde anglaise dans la salle à manger d’un négociant.

Il est peintre, celui-là, comme on est lion ou requin, tremblement de terre ou déluge, parce qu’il est absolument indispensable d’être ce que Dieu a voulu et pas autre chose. Seulement, il faudrait un peu plus que le langage des hommes pour exprimer combien Dieu a voulu qu’il fût peintre, le malheureux ! car il semblait que tout en lui dût s’opposer à cette vocation.

Ah ! il peut faire tout ce qu’il voudra, il peut affoler d’admiration ou d’effroi une horde plus ou moins nombreuse d’intellectuels et de passionnés ; probablement même lui arrivera-t-il, un prochain jour, d’éclater sur la multitude par quelque trouvaille gigantesque ; — eh bien ! non, quand même, ce n’est pas cela.

On peut se le représenter vagabond, chef de brigands incendiaire, pirate sans merci, combattant des deux mains comme ce flibustier de cauchemar qui ne bondissait sur les galions de Vera-Cruz ou de Maracaïbo qu’après avoir allumé une chandelle dans chacune des boucles de ses interminables cheveux noirs. Il est encore plus facile de le rêver bonnement gardant des pourceaux sous les chênes de quelque vieux monastère, en un paysage de vitrail, et la tête coiffée du nimbe des saints bergers, car c’est une âme d’une simplicité adorable.

Mais la peinture, ou si on préfère, la syntaxe de la peinture, ses préceptes et ses méthodes, ses lois, ses canons, ses rubriques, ses dogmes, sa liturgie, sa tradition, rien de tout cela n’a jamais pu dépasser son seuil.

Au fait, ne serait-ce pas là une manière sublime de concevoir et de pratiquer l’art de peindre, analogue à l’évangélique perfection qui consiste à se dépouiller de tout ?

On lui reproche, comme à Delacroix, l’indigence de son dessin et la frénésie de sa couleur. On lui reproche surtout d’exister, car vraiment il existe trop. Ceux de ses confrères dont l’imagination est une source de colle ne s’expliquent pas un bouillon de vie aussi impétueux. Comment pourrait-il s’attarder à une exactitude rigoureuse, même si elle était indispensable, dans l’exécution de ses tableaux ? Ne voit-on pas qu’il risquerait de ne plus rattraper son âme qui galope toujours devant lui sur une cavale sans frein ?

Eh ! oui, justement, il n’a que cela, son âme, la plus généreuse et la plus princesse des âmes ! Il s’en empare, il la baigne, il la trempe dans un sujet digne d’elle et la jette ruisselante sur une toile. C’est tout son « métier », cela, tout son procédé, tout son truc, mais c’est si puissant qu’on en crie, qu’on en pleure, qu’on en sanglote, qu’on en prend la fuite, en levant les bras !

N’a-t-on pas vu ce prodige se réaliser à l’exposition de son Andronic livré à la populace de Byzance ? Il est impossible d’oublier une telle œuvre, quand on l’a vue, fallût-il traîner encore cent ans sa carcasse dans les sales chemins qui sont au-dessous du ciel !

Ce tableau, qui l’a fait connaître, est ainsi ordonnancé. L’horrible Andronic premier, bourreau de l’Empire, inopinément jeté à bas de son trône, est abandonné à la racaille de Constantinople. Et quelle racaille ! Toutes les écumes de la Méditerranée : bandits venus de Carthage, de Syracuse, de Thessalonique, d’Alexandrie, d’Ascalon, de Césarée, d’Antioche ; matelots génois ou pisans ; aventuriers cypriotes, crétois, arméniens, ciliciens et turcomans ; sans parler de ce grouillement barbare, de cette vase dangereuse du Danube qui empuantit la Grèce depuis le Bulgaroctone.

On a jeté le prince infâme dans ce chaos, dans cette cohue effroyable, comme on jette un ver dans une fourmilière. On a dit au peuple : — Voici ton empereur, mange-le, mais sois équitable. Il faut que chaque chien ait son lambeau. Et ce peuple immonde, exécuteur d’une justice qu’il ignore, désarticule et grignote son empereur pendant trois jours.

Andronic, dit-on, souffrit en paix jusqu’à la fin, se bornant à soupirer, de temps en temps : — Seigneur, ayez pitié de moi, pourquoi froissez-vous encore un roseau déjà brisé ?…

La misère de ce creveur d’yeux, parricide et sacrilège, est si profonde et sa solitude si parfaite, qu’on croirait vraiment qu’il assume, à la façon d’un Rédempteur, l’abomination de la multitude qui le déchire. Ce monstre est si seul qu’il ressemble à un Dieu qui meurt. Sa face pleine de sang oriente les outrages de tout un monde et il traîne la douleur universelle comme un manteau.

Puisse la racaille, quand son œuvre sera finie, emporter dans ses yeux féroces l’éblouissement de ce soleil de tortures qui a étonné l’histoire ! Il fallait, sans doute, la sublimité piaculaire d’une telle horreur pour que l’écroulement du vieil empire fût retardé trois cents ans.

Que dire d’un peintre capable de suggérer de telles pensées ? Et la suggestion est si forte, une fois de plus, si spontanée, si victorieuse, que le cadre, tout démesuré qu’il soit, éclate, et que le drame pantelant s’échappe, se déroule, ainsi qu’un dragon, sur les spectateurs épouvantés.

La physionomie de l’homme, très jeune encore, est tumultuaire autant que ses œuvres. Jamais un artiste n’a pu porter plus que lui son art sur chacun des traits de son visage. On y peut lire l’enthousiasme continu, perpétuel, un enthousiasme comme il n’y en a plus ; la générosité merveilleuse, le zèle dévorant pour la Beauté où s’appareille à ses yeux la sainte Justice ; l’intuition d’éclair sur les somptuosités de la Douleur ; une indignation de fleuve contre la sottise qui lui fait obstacle ; et tout cela en capitales hautes comme des tours.

Aussi prompt et non moins sonore que les volcans, lorsqu’un maroufle est irrespectueux, sa colère, immédiatement pathétique, s’élance, à la confusion du Philistin, des entrailles d’une politesse tellement exquise que le grand maître des cérémonies de l’Escurial, comparé à lui, tombe sur-le-champ au niveau d’un débardeur.


XXVII



Le prétexte avoué de ce groupement insolite, de cet invraisemblable synode machiné par le protecteur de Clotilde, était l’exhibition de Rollon Crozant, musicien brucolaque, fameux depuis, mais, à cette époque, besogneux encore d’être inventé.

L’intention réelle de Pélopidas était d’offrir à la jeune femme le rare divertissement d’une mêlée d’animaux féroces, triés par lui avec une sagacité de vénitien.

L’aimable créature, innocente de ce complot, ayant servi avec beaucoup de grâce quelques rafraîchissements préliminaires et l’encens de plusieurs cigares parfumant déjà le tabernacle, Crozant s’assit au piano, non sans avoir attentivement vérifié son lest, comme un voyageur installé pour toute la nuit dans un train rapide.

Il chanta longtemps, d’une voix aussi souple que le corps d’un clown, on ne sait quelles traductions mélodiques de quelques-uns des plus douloureux poèmes de Baudelaire. Il se montra le virtuose frénétique et dépravant de la tristesse qui étouffe, du désespoir noir, de la démence cuisinée par les démons. Il fit entendre des cris de damnés, des plaintes de fantômes, des vagissements de goules. On ne sortit pas de la griffe des mauvais morts et de la plus basse peur. Incapable de débrouiller le spiritualisme chrétien du haut poète qu’il croyait interpréter en lui supposant son âme, il paralysa bientôt un auditoire qui n’exigeait pourtant pas des cataplasmes de népenthès.

En dépit de quelques rythmes de bravoure frappés avec une certaine puissance, malgré même d’incontestables éclairs de simplicité, cette musique de vertige et de tétanos, qui devait assurer à son producteur le suffrage de toutes les névroses contemporaines, parut, ce soir-là, très puérile et, pour tout dire, la virtuosité du chanteur fit à quelques-uns l’effet d’une acrobatie qui ne méritait pas de pardon.

La séance, d’ailleurs, à l’insu du ménestrel, ne s’était pas ainsi prolongée sans quelques gloses. Folantin, perclus d’ennui, mais intéressé plus qu’un autre à ne laisser paraître aucun trouble, avait exhalé à demi-voix, dans un accès de rage lucide, sa préférence d’une lecture silencieuse des Fleurs du Mal au coin de son feu.

— Au coin de votre pot-au-feu, voulez-vous dire, avait aussitôt rectifié Apémantus, qui feignit un instant l’admiration pour le roucouleur funèbre.

— Tout ça est chentil, disait à Delumière le vieux Klatz, en fouillant sa barbe vermineuse, mais ché né fois pas très pien pourquoi ce cheune homme fait te la mussique chez les prâfes chens. Chai connu autrefois un chôli carsson qui téterrait les catâfres tans les cimetières pour les mancher. Ah ! ah ! c’était pien plus trôle !

Le silencieux Léopold n’avait pas desserré les lèvres et Marchenoir avait fini par s’emparer d’un carton qu’il feuilletait dans l’ombre de Gacougnol.

Celui-ci, exclusivement occupé d’observer Clotilde, regardait passer les navires de l’émotion sur ce visage limpide où se peignirent successivement la surprise, l’effroi, la tristesse, le dégoût et, peu à peu, quelque chose qui ressemblait à l’humiliation.

Interrogée, elle lui répondit : — J’ai honte de la mort, tellement votre chanteur la profane et l’avilit.

Sur ce mot, le maître du lieu se leva et s’approchant du piano :

— Mon cher Monsieur Crozant, dit-il, vous nous voyez à moitié défunts, à force de joie. Vous devez avoir besoin de repos. Nous serions, d’ailleurs, ambitieux, je ne saurais vous le cacher plus longtemps, d’apprendre de votre bouche la genèse d’un art aussi extraordinaire que le vôtre. Je devine que vous tenez en réserve des explications peu banales.

— Ah ! oui, peu banales, vous pouvez le dire ! s’écria aussitôt le musicien qui, évoluant sur le tabouret, rejeta en arrière, d’un mouvement de bélier, son abondante chevelure ; cligna des yeux trois ou quatre fois ; fit exécuter au petit doigt de sa main gauche une danse furieuse dans le vestibule probablement cérumineux de son oreille ; tira de la poche de son gilet une tabatière gallicane dans laquelle il puisa copieusement selon tous les rites, à la surprise des assistants alarmés de voir monter tant de poudre noire dans un nez si jeune ; enfin se mit en posture pour un de ces prônes esthétiques dont il avait pris le besoin dans les caboulots du quartier latin, où il était regardé comme un beau parleur.

— J’ai été élevé, commença-t-il, sur les genoux de Mme Sand…

À ce moment, Bohémond de L’Isle-de-France, qui s’agitait sur sa chaise depuis une demi-heure en faisant des gestes inexplicables à son voisin Druide, et qui, par miracle, n’avait pas encore proféré un monosyllabe, se frappa tout à coup le haut du front comme un Archimède qui vient d’enfanter.

— Tout s’explique ! déclara-t-il avec rondeur, en s’accompagnant d’un de ces redoutables sourires à demi gâteux dont il masque son visage de dieu Vulcain abandonné par ses cyclopes, quand un malicieux esprit l’aiguillonne. Tout s’éclaire ! Monsieur Crozant a, sans doute, l’avantage d’être possédé de quelques démons ? Mes compliments bien sincères. Je ne connais rien de tel pour faire passer le temps de la vie. Combien de fois n’ai-je pas rêvé d’être moi-même le domicile de plusieurs archanges tombés autrefois du ciel, et d’aller ainsi par les grenouillères de cette vallée, à la confusion d’une prêtraille morose qui paraît avoir perdu le secret de leur pourchas !… La digne personne qui vous a élevé sur ses genoux, cher monsieur, dut encourager, cela va sans dire, vos premières tentatives de musique noire ?

— Oh ! n’en croyez rien, répondit l’autre, qui ne sentait pas le repli de blague féroce. Bien au contraire, je pourrais montrer des lettres où elle me conseillait, par exemple, de rafraîchir le répertoire mélodique des premières communiantes : — Mon bien-aimé ne paraît pas encore, — Le temps de la jeunesse passe comme une fleur,C’en est donc fait adieu plaisirs volages, à moins que je ne préférasse travailler dans les romances d’amour à l’usage des ouvrières pauvres dont la vertu est en péril, et qui ont besoin des consolations de la musique.

Bohémond parut alors attendri, presque sur le point de verser des larmes.

— Ah ! que la voilà bien ! comme c’est elle ! Quel cœur ! quel cerveau ! Non contente d’avoir enrichi tous nos cabinets de lecture de La Petite Fadette, du Péché de Monsieur Antoine et de combien d’autres poèmes que les couturières ne pourront jamais assez lire, elle voulut encore susciter à notre laborieuse patrie le musicien qui convenait à cette littérature admirable ! Vous avez essayé, n’est-ce pas ?

— À contre-cœur, je l’avoue, et sans succès. Assurément, je n’avais pas le droit de mépriser les avis de Mme Sand, en qui je voyais une âme jumelle de cet adorable Chopin qui fut sa dernière tendresse, mais un autre souffle me poussait. Il me fallait le fantastique, le macabre, les ténèbres denses, la peur verte, et j’ai compris de bonne heure que je ne devais pas répercuter autre chose que des hurlements de damnation.

— Sans doute ! conclut Gacougnol, on fait ce qu’on peut. Je vous en prie, mon cher Bohémond, ne retardez pas davantage Monsieur Crozant.

— Oh ! ce ne sera pas long, reprit celui-ci. Je n’ai nommé l’illustre et le lucide écrivain, dans les jupes de qui je m’honore d’avoir passé une partie de mon enfance, que pour expliquer précisément l’espèce de méthode qu’on peut entrevoir dans ma fureur démoniaque. Monsieur de L’Isle-de-France a touché le vrai point, quand il a parlé de possession. Je suis réellement un possédé. Mes hôtes habituels sont le démon des Apparences lugubres, le démon des Inhumations équivoques et des poings rongés dans les tombeaux, le démon des Cryptes marécageuses et des Puits noirs, enfin le démon de la Panique, du Trac sans mesure et perpétuel que rien ne pourrait guérir.

— Il pourrait ajouter le diable de la Sottise ! murmura Druide à l’oreille de Bohémond.


XXVIII



Cette manière d’être, moins rare qu’on ne l’imagine, est due, très certainement, à ce que je demande la permission de nommer la complicité des ambiances. Oui, Monsieur, insista l’orateur, s’adressant à Druide cabré soudain et dont les yeux venaient de s’ouvrir démesurément, je maintiens le mot. Nous sommes environnés de choses inanimées en apparence, mais qui, en réalité, nous sont hostiles ou favorables. La plupart des catastrophes ou des découvertes fameuses ont été produites par la volonté malveillante ou bénigne des objets inertes mystérieusement coalisés autour de nous. En ce qui me concerne, je suis persuadé qu’une compréhension intégrale de ma musique est rigoureusement interdite à n’importe quel artiste, fût-il le plus intuitif du monde, qui ne saurait pas dans quel milieu extraordinaire je reçus les initiales et définitives impulsions.

Je vais donc essayer de vous décrire en quelques mots la maison de mon père, dans une campagne léthargique du Berry, non loin de la Creuse méchante et sauvage, sur les berges de laquelle j’ai cru voir souvent, au crépuscule, d’effrayants pêcheurs à la ligne qui ressemblaient à des morts.

De la grande route où ne passe jamais personne, on aperçoit cette maison au fond d’un jardin tellement funèbre qu’un certain jour, un étranger, fatigué de vivre, vint sonner à la grille pour demander qu’on l’y enterrât. Il n’y a pourtant ni cyprès ni saules pleureurs. Mais l’ensemble offre cet aspect. Des légumes tristes, des fleurs navrées y végètent à l’ombre de quelques fruitiers avares, « dans une terre grasse et pleine d’escargots » d’où s’exhalent des effluences de putréfaction ou de moisissure, et l’humidité de ce jardin est telle que les plus fortes chaleurs de l’été n’y changent rien.

La tradition s’est conservée, parmi les paysans, d’on ne sait quel crime effroyable accompli autrefois en ce lieu, bien longtemps avant que la maison existât, vers l’époque noire de Bertrand de Got et de Philippe le Bel. Enfin, la maison elle-même passe pour être visitée.

Vous pensez, Messieurs, que si quelqu’un a lu Edgar Poé et Hoffmann, ce doit être moi. Eh bien ! ils n’ont jamais inventé rien de plus sinistre. J’ose dire que j’ai vécu là, en commerce ininterrompu avec les ombres damnées et les plus opaques esprits de l’enfer !

Je savais à quelle phase de la lune et à quelle heure devait infailliblement se produire telle commotion, tel sursaut, tel phénomène d’optique, et c’était mon délice d’en crever de peur à l’avance.

Autour de moi tout conspirait à me noyer l’âme d’une terreur exquise ; tout était hagard, biscornu, falot, monstrueux ou dément. Les murs, les parquets, les meubles, les ustensiles avaient des voix, des formes inattendues qui me ravissaient d’effroi.

Mais comment exprimer mon allégresse, mon délire, lorsque, pour la première fois, je sentis tressaillir en moi les mauvais anges qui m’avaient élu pour leur demeure ! Que vous dirai-je ? Il me sembla que je connaissais enfin la jubilation maternelle ! J’ai même reçu le pouvoir de discerner, par une sorte d’affinité ou de sympathie, la présence du diable chez quelques-uns, car, je vous l’ai dit, mon cas n’est pas extrêmement rare, ajouta-t-il, fixant Folantin qui parut incommodé.

Vous avez maintenant toute la genèse de mon art, Monsieur Gacougnol. Pour parler avec précision, vous savez ce que j’ai dans le ventre. Ma musique vient d’en bas, je vous en réponds, et quand j’ai l’air de chanter moi-même, soyez sûr que c’est un autre qui chante en moi !

— Mademoiselle, voulez-vous que je le jette par la fenêtre ?

Cette question était faite, presque à haute voix, par Léopold, qui n’avait rien dit encore et qui venait de s’approcher de Clotilde, tout exprès pour dire cela.

La pauvre fille étonnée se hâta de répondre qu’elle ne voulait rien de semblable, que ce monsieur lui paraissait plutôt avoir besoin d’être traité avec douceur. Mais le flibustier de l’enluminure nia l’efficacité du traitement, affirmant que le plus sûr des exorcismes, pour cette sorte de bougres, était une râclée suprême et qu’il ne comprenait pas Gacougnol de leur avoir infligé ce saltimbanque. Il consentit, néanmoins, à se tenir tranquille.

— Monsieur Crozant, dit Gacougnol, je vous remercie d’avoir pris la peine de nous éclaircir votre cas. Personnellement il ne me coûte rien de croire que vous avez le droit de vous nommer hautement Légion, aussi bien que le démoniaque féroce de l’Évangile. Mais je ne savais pas recevoir tant de monde et vous me voyez confus. Je m’étonne, cependant, souffrez que je vous en fasse l’aveu, de vous constater si joyeux d’une pareille garnison. Elle passe généralement pour importune et je me rappelle avoir lu dans le Rituel romain, à la rubrique des exorcismes un choix d’épithètes qui ne donnent pas une idée gracieuse de vos locataires.

— Sans compter, fit observer Apémantus, que les cochons doivent se méfier de vous. C’est la vie impossible, tout simplement.

— Notre excellent Apémantus a raison, reprit Bohémond déterminé à ne pas lâcher son os. Je n’y avais pas songé. Les porcs doivent se souvenir du mauvais tour qui leur fut joué dans le pays des Géraséniens. Saint Marc assure qu’il ne fallut pas moins de deux mille verrats pour loger les esprits immondes sortis d’un seul possédé. C’est un chiffre, cela ! On pense bien que la fin malheureuse de ces quatre mille jambons de Galilée n’a pas manqué de laisser une forte empreinte et que la tradition s’en est conservée dans toute la race, malgré la longueur des siècles. Les charcutiers eux-mêmes paraissent en avoir gardé une crainte obscure dans les circonvolutions ténébreuses de leurs encéphales et c’est pour cela, sans doute, qu’ils s’obstinent à détailler à l’infini la chair de ces animaux, à la mélanger cauteleusement avec d’autres chairs, sous prétexte de les assortir, comme s’ils avaient l’anxiété de quelque panique soudaine qui dégarnirait leurs comptoirs.

Mais tous les porcs ne sont pas chez ces négociants honorables. On en rencontre à chaque pas qui ne sont pas débités et qui ne peuvent pas l’être, à cause de la multitude des lois. Il est trop clair, en effet, que ceux-là ne doivent pas être sans tablature dans le voisinage de monsieur Crozant. Je me demande si la circonstance de la musique n’est pas précisément ce qu’il y a de plus efficace pour aggraver leur tintouin. Ah ! on ne saura jamais ce que pensent les cochons !…

— Si on tient à se servir de ce mot, dit à son tour Marchenoir, je suppose qu’ils pensent exactement ce que penseraient les lions eux-mêmes. Il est prouvé que les bêtes sentent le Diable, toutes les bêtes, à ce point que les rats et jusqu’aux punaises délogent précipitamment d’une maison hantée. Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple d’un démoniaque déchiré par les animaux féroces dans les lieux déserts où l’Esprit du Mal entraînait ces malheureux. Les pauvres lunatiques recommençaient à leur insu, la destinée de Caïn que le Seigneur, par une sollicitude mystérieuse, avait marqué d’un signe inconnu pour que sa carcasse fût épargnée. Les fauves, autant que la vermine, se retirent devant la face du Prince de ce monde. Je dis la face, parce que les bêtes, étant sans péché, n’ont pas, comme nous, perdu le don de voir ce qui parait invisible. À l’autre pôle de la mystique, l’histoire des Martyrs et des Solitaires est pleine d’exemples de carnassiers affamés qui refusaient de leur nuire et léchaient humblement leurs pieds. Miracle tant qu’on voudra. Moi, je ne peux voir là qu’une restitution naïve du Paradis terrestre qui n’existe plus, depuis six mille ans, que dans la rétine inquiète et douloureuse de ces inconscients. C’est là, sans doute, que Dieu sera forcé d’aller le reprendre, quand sonnera l’heure du retour à l’Ordre absolu. Nos premiers Parents durent consommer la Prévarication effroyable dans une solitude infinie. La présence du Démon avait dû mettre tellement tous les animaux en fuite qu’il fallut, je pense, que les Désobéissants expulsés fissent trois ou quatre fois le tour de la terre pour les retrouver à l’état sauvage.

— Oserai-je vous demander, Monsieur Folantin, interrogea l’excellent Apémantus, si vous avez quelque objection à ce renouveau de l’Éden que nous promet Marchenoir ?

— Pas du tout, répondit aigrement l’interpellé. Marchenoir est un homme de génie, c’est incontestable, et, par conséquent, ne peut se tromper. Je suis peu exigeant, d’ailleurs, en matière de paradis. Je tiendrais pour tel un endroit quelconque où on me servirait, dans de la vaisselle propre, des biftecks tendres et cuits à point.

— Vous vous passeriez même des houris de Mahomet ? lança Druide.

— Oh ! très facilement, je vous assure.

— S’il était cras, grommela le bonhômme Klatz, qui songeait aux eunuques obèses des estampes, le clope te la terre ne pourrait plus le porter.

Le paradis des biftecks avait jeté Clotilde hors d’elle-même.

— S’il vous faut absolument une victime, dit-elle spontanément à Léopold, qui avait toujours l’air de quêter un holocauste, je vous abandonne volontiers ce monsieur. Exécutez-le, si cela vous amuse ; mais sans violence, je vous en prie.


XXIX



Sans violence. Ce n’était pas exactement la spécialité de l’enlumineur. Enfin, on ferait ce qu’on pourrait.

Léopold n’avait rien d’un orateur. Il ne fallait pas espérer de lui l’ampleur sereine, la puissante nappe de Marchenoir, non plus que le facile bavardage du bon Gacougnol. Il parlait sec, décochant des phrases de jet, brèves et dures, qui coupaient comme du silex, en homme accoutumé à faire marcher des animaux et des esclaves.

— Vous ne me paraissez pas avoir les qualités d’un explorateur, commença-t-il brusquement, s’adressant à Folantin.

— D’un explorateur ? Ah ! non, par exemple. L’Afrique centrale, n’est-ce pas ? un ciel d’indigo, un soleil ignoble qui vous mange la cervelle, cinquante ou soixante degrés à l’ombre et le bain de siège dans la culotte, perpétuellement ; les moustiques, les serpents, les crocodiles et les nègres, merci ! Je préférerais le Groenland ou le Cap Nord, si on pouvait y aller sans changer de place. Là, du moins, on est sûr de ne pas être embêté par le soleil ni par aucune végétation emphatique.

On sait, d’ailleurs, ce que je pense du Midi, en général. Je hais plus que tout les choses excessives et les individus exubérants. Or, tous les méridionaux gueulent, ont un accent qui m’horripile et, par-dessus le marché, ils font des gestes. Non, entre ces gens qui ont de l’astrakan bouclé sur le crâne et des palissades d’ébène le long des joues, et de flegmatiques et silencieux Allemands, mon choix n’est pas douteux. Je me sentirai toujours plus d’affinité pour un homme de Leipsick que pour un homme de Marseille. Je ne parle, bien entendu, que des méridionaux de la France, puisque je ne connais pas ceux de la zone torride, mais je les suppose volontiers de plus en plus odieux à mesure qu’on s’approche de l’astre exécrable.

— Comme ce voyou parle du soleil ! souffla derechef à Bohémond l’impétueux Druide, qui adore provisoirement ce luminaire et dont la patience ne tenait plus qu’à un léger fil.

— Regardez donc ses mains ! dit en manière de réponse le poète, absent déjà. Des mains d’infante ! cela ! Allons donc ! Des mains de bossu, mon cher !

— Tiens ! mais, intervint alors Gacougnol, si j’en juge par vos sympathies allemandes, vous dûtes, en 1870, vous tenir à une certaine distance des champs de bataille ?

— Aussi loin que possible, n’en doutez pas. Je ne me cache pas d’avoir eu la foire tout le temps et on ne vit que moi dans les hôpitaux. Sac au dos ! Je me charge de documenter un bon disciple de Zola qui ne dédaignerait pas d’écrire, sous ce titre excitant, mon épopée, et je vous jure que la conclusion ne serait pas pour rallumer l’enthousiasme des combats. Au surplus, si chacun avait été dans les mêmes dispositions, la guerre aurait été finie tout de suite, et j’imagine qu’elle aurait coûté moins cher.

— Beaucoup moins cher, en effet, approuva Apémantus. Hé ! hé ! c’est un point de vue. On aurait acheté des pots de chambre et des astringents au lieu de se ruiner en canons. C’eût été une sorte de patriotisme, moins héroïque peut-être, mais plus éclairé. Puis, nous n’aurions pas cette occasion nouvelle de dévoiement que nous procure la seule idée d’une revanche.

— Le patriotisme ! reprit Folantin qui était décidément en verve, encore une bien bonne blague lyrique ! C’est — comme l’or des blés que j’ai toujours vus couleur de rouille et de pissat d’âne, ou encore comme les abeilles du doux Virgile, ces « chastes buveuses de rosée » qui se posent quelquefois, dit-on, sur des charognes ou des excréments, — une vieille panne romantique rapetassée par les rimailleurs et les romanciers de l’heure actuelle !

Voulez-vous le connaître, mon patriotisme ? Eh bien ! je suis si loin de gémir sur l’Alsace et la Lorraine perdues, que je déplore de ne pas voir les Prussiens à Saint-Denis ou au Grand Montrouge, où je pourrais, sans déplacement coûteux, boire de la bière allemande — en Allemagne.

Druide et Marchenoir se préparaient, du même élan, à relever l’ignominieuse boutade, lorsque Léopold, d’un geste, les arrêta.

— Monsieur Folantin, déclara-t-il, vous me désarmez. Quand je vous ai dit, il y a quelques minutes, que vous ne me paraissiez pas explorateur, comme je vous aurais dit n’importe quoi, j’avoue que j’étais un peu excité par vos biftecks. Je voulais vous faire jaillir de votre écaille. Mais, ma foi ! j’ai tellement réussi que vous me rendez l’excellente humeur qui était sur le point de me fuir. J’ai même acquis une lumière sur votre peinture que je comprenais mal avant de savoir votre attitude pendant la guerre. Je vous conseillerais, néanmoins, de réserver l’expression de vos sentiments patriotiques pour un très petit nombre d’élus. On ne sait pas dans quel tuyau cela peut tomber, et j’ai connu des amants de Terpsichore qui eussent mal digéré votre bière allemande.

Pour revenir à vos biftecks, savez-vous de quelle sorte de viande se nourrissent des hommes, de vrais hommes, vous m’entendez bien, dans une immense région désolée, au Sud-Ouest du Tanganika ? Ces malheureux, toujours vagabonds, observent continuellement le ciel, guettant les vautours qui planent pour partager avec eux les charognes sur lesquelles ces oiseaux vont s’abattre. J’ignore si cette pitance d’hyène est pour eux un rappel ou une suggestion du Paradis, mais j’en ai goûté et je suis sûr que vous l’auriez, comme moi, trouvée délicieuse, monsieur Folantin. Cela tient, sans doute, à ce qu’on est forcé de se souvenir, en de tels moments, qu’on est soi-même un peu moins que de la vermine.

Ce discours que Folantin écouta en souriant, avec la patience dont il est parlé au Commun des Martyrs Pontifes, était si différent des manières habituelles de Léopold et parut à Gacougnol si surnaturellement inspiré par le désir de plaire à Clotilde que le pauvre bon garçon en devint songeur.


XXX



La soirée se prolongea. Tout ce qui peut être dit, en quelques heures et dans un tel groupe, fut dit par ces gens étranges dont deux ou trois étaient hommes à mettre en branle et à faire pleurer dans leurs tours les plus puissantes cloches de l’alarme ou de la prière, s’ils avaient pu être moins captifs au fond des bastilles d’une silentiaire démocratie. Le chanteur macabre était oublié, mis au rancart.

Après maints détours et d’inextricables circuits après force randonnées paradoxales où l’accord semblait unanime sur ce seul point de mettre en défaut toute velléité de logique ou d’enchaînement rudimentaire dans les confabulations ; après qu’en réponse à d’illicites audaces Bohémond eut évacué un certain nombre de ces paraboles célèbres dont l’incohérence pleine d’acrimonie étonne la littérature depuis vingt ans ; après qu’une moitié de la troupe eut été abasourdie, domptée, concréfiée pour quelques instants ; lorsqu’enfin les seuls molosses furent en présence, Marchenoir venait de s’asseoir, mèche allumée, sur le baril de poudre à canon de Jean Bart.

— Pour qui me prends-tu ? disait-il, ô Bohémond ! Suis-je un artiste pour que ta musique de Wagner me déséquilibre et me jette en bas ? Je crains, Dieu me pardonne ! que tu ne puisses prononcer ce nom sans être en danger de perdre le tien, tellement tu l’idolâtres ! Et pourquoi ? justes cieux ! pourquoi ? Diras-tu que c’est parce qu’il fut le plus grand ou l’unique musicien d’un siècle qui a entendu Beethoven ? Vraiment j’ai peine à le croire. Prétendras-tu, au mépris de ma face, que ses insupportables poèmes puissent être lus par un homme qui fait quelque usage de la licence de ne pas périr d’ennui ?

Tu as, depuis longtemps, arrêté dans tes conseils que le monstrueux amalgame de christianisme et de mythologie scandinave présenté par cet Allemand n’est rien moins que le déchirement du voile des Cieux. La magnificence divine fut ignorée sur la terre avant Tannhæuser et Lohengrin, voilà qui est bien entendu, n’est-ce pas ? et cet antique frémissement de l’Esprit-Saint à travers les os des morts qui fut toute la mélodie religieuse du Moyen Âge doit céder, sans doute, au contre-point fracassant de ton enchanteur… On assure, mon cher poète, que tu possèdes une intelligence merveilleuse de la musique, aussi bien que de tel autre de ces prestiges par lesquels on espéra, dans tous les temps, de récupérer quelque rayon pâle de la Substance. Étranger à tous les grimoires de l’art et plus étranger, s’il est possible, à tout rituel de discussion, je serais donc mal venu d’engager avec toi un corps à corps esthétique. Mais, je le confesse, il est au-dessus de mon pouvoir d’endurer que le dramaturge lyrique, dont la génération nouvelle est en train de s’affoler, soit tenté par toi comme le Fils de Dieu lui-même, lorsque Satan, l’ayant porté sur la plus haute montagne, lui montra tous les royaumes du monde et toute leur gloire.

— Plusieurs respects me rendent chère ta personne, ô Marchenoir, riposta Bohémond, empruntant à Balzac l’ancien cette formule précieuse. Je n’ignore pas que tu es un chrétien d’une puissance verbale extraordinaire. Mais tu abuses ici de ta force… Je n’ai pas oublié le catéchisme, veuille le croire. On sait que, vers l’époque si intellectuelle du plébiscite, je ne craignis pas d’offrir ma candidature, pour les curés, à un banc de maquereaux dans une piscine de la Villette et que, durant une heure environ, je haranguai avec splendeur, mais non sans danger, cette laitance. Où prends-tu que je songe à faire un quadrille de la Très-Sainte Trinité en lui annexant Richard Wagner ? Depuis quand l’admiration pour un artiste est-elle un acte d’idolâtrie ?

Tu te déclares toi-même étranger à l’art, ce qui est déjà fort, étrange et singulièrement démenti par tes travaux d’écrivain. M’accorderas-tu, cependant, qu’il a pu se rencontrer, même dans ce siècle, par le seul influx de la Volonté divine, un mortel assez économisé sur les rognures des Séraphins pour nous délivrer — au moyen d’un de ces prestiges dédaignés par toi, — quelque valable pressentiment de la Gloire ? L’homme n’est que la pensée qu’il a, j’ai passé ma vie à le dire…

— Un peu trop, peut-être, intercala Marchenoir.

— … Si donc Wagner a pensé le Beau substantiel, poursuivit le fanatique, sans prendre garde à l’interruption, s’il a pensé Dieu, il a été Dieu lui-même, autant que le puisse être une créature.

Mais… n’ai-je pas parlé, il n’y a qu’un instant, d’admiration ? Où donc avais-je la tête ? Entre tes deux épaules, j’imagine. En vérité, Marchenoir, c’est toi qui me déséquilibres. J’aurais de l’admiration, moi ! pour Wagner, en la même sorte qu’un notaire a de l’admiration pour Boïeldieu ! Ah ! ah ! très joli !…

Je suis à genoux, — cria-t-il, attisé soudain jusqu’au flamboiement, hispide comme un hérisson de blason et les yeux inconcevablement dilatés dans sa face pâle chevronnée des huit ou dix siècles de son Lignage, — tu m’entends bien, je me traîne à deux genoux et le cœur percé, comme Amfortas, dans la sacrée poussière du Mont Salvat, dans l’ombre salutaire de la sainte Lance de Parsifal, et je chante avec les angéliques enfants :

« Le pain et le vin de la dernière agape, le Seigneur les a changés, par la force d’amour de la compassion, en le Sang qu’il a versé, en le Corps qu’il a offert… »

Il s’était élancé au piano, non sans bousculer Crozant, et chantait en effet, maintenant, s’accompagnant de quelques accords, d’une voix chevrotante et sépulcrale, mais si fondue dans l’ivresse amoureuse, dans l’adoration, dans les pleurs, que le cantique de Wagner devenait un gémissement d’une douceur surnaturelle.

Ce fut si beau que tous se dressèrent, une minute, à l’exception de Folantin, dont un sourire mauvais découvrit les dents supérieures et qui, ayant fort bien entendu le mot sur ses mains, susurra, croyant tenir sa vengeance :

— Le punch s’allume, ça va devenir drôle !

Quant à Marchenoir, quelque pénétré qu’il fût de ce Bénédicité sublime, cela ne pouvait rien changer à ses précédentes et déjà anciennes récalcitrations. Il n’en était pas à sa première querelle avec L’Isle-de-France. L’espèce d’ataxie cérébrale du poète et la débandade perpétuelle, infinie, de cette imagination de fulminate était trop connue de lui pour qu’il s’en déconcertât. Il l’aimait, d’ailleurs, autant qu’un rectiligne de son espèce pouvait aimer une incarnation du déséquilibre et du chaos.

— C’est un Innocent de Bethléem, disait-il, que les assassins d’Hérode ont mal égorgé. Et une pitié sans bornes renaissait en lui, chaque fois, pour l’incomparable misère de ce vieil enfant.

La crise finie, Bohémond revint sur Marchenoir, comme la vague revient sur recueil.

— Lorsque ce hors-d’œuvre des festins du Paradis qui se nomme Tannhæuser, dit-il d’une voix profonde et lointaine, fut livré aux chiens de l’Opéra et des alentours, il y aura bientôt vingt ans, pas un outrage ne fut oublié, tu le sais peut-être, quoique plus jeune que moi… de toutes manières. Mais j’y étais et j’affirme que jamais la scurrilité de l’enfer ne se déploya davantage pour avilir une Visitation inexprimable. Comment ne serais-je pas confondu de te rencontrer, toi, Marchenoir, qui fais profession de marcher sur la racaille, parmi la troupe hyrcanienne des insulteurs ! Te plairait-il d’écouter un bout d’apologue ?

Il alla chercher une chaise, s’assit en face de son adversaire, les pieds strictement rapprochés, les coudes aux flancs et les mains jointes serrées entre les genoux, dans la posture dévotieuse d’un jardinier sans remords écoutant une homélie. Il parut se recueillir ainsi un moment. Puis, relevant brusquement la tête, fit claquer sa langue, se frotta les mains, congédia, une fois de plus la mèche indocile de son front et, de l’air mystérieux d’un bonze qui va dévoiler un arcane, il improvisa :


XXXI



Il y eut aux noces de Cana, en Galilée, les évangélistes ont, je crois, omis ce détail, — un petit juif, un horrible crapaudaillon de la tribu d’Issachar, qui voyageait pour un notable vigneron de Sarepta, et qui fut présent lorsque le maître d’hôtel dégusta le vin du miracle.

Ce jeune homme, plein de génie et probablement espion, aperçut, d’un coup d’œil unique, l’énorme danger, pour le commerce des vins en gros, de pareilles manifestations de la Puissance divine.

En conséquence, après un rapide, mais attentif examen du cas, pressé aussi, je m’en doute, par quelque impulsion diabolique, il obtint du maître d’hôtel, ravi de l’affaire, qu’il lui cédât, contre vingt ou trente épha du meilleur cru de Saron, tout ce qui pourrait rester du Sang du Christ au fond des cruches miraculeuses.

Tu as bien compris, Marchenoir, du Sang du Christ !

Or ce « bon vin » ayant été réservé pour la fin du banquet nuptial, lorsque les convives étaient déjà suffisamment imbibés de l’ordinaire, — comme l’atteste positivement un Historien vérifié dans l’huile bouillante, soixante ans plus tard, par l’empereur Domitien, — il y a lieu de croire qu’il dut en rester une quantité raisonnable qui fut expédiée, le soir même, à Jérusalem, avec un rapport très circonstancié, pour qu’on l’analysât dans le laboratoire du Sanhédrin.

Nul n’a le droit d’ignorer que les princes des prêtres et les docteurs de la loi qui formaient le Grand Conseil étaient des scélérats d’une science talmudique à faire peur, connaissant sur le bout du doigt toutes les traditions messianiques et tous les signes où se devait reconnaître l’avènement du Fils de Dieu. Quand ils demandèrent Sa mort, ils savaient donc très bien ce qu’ils faisaient, préférant la plus ample damnation lointaine à l’inconvénient prochain d’humilier devant Lui leurs barbes pharisaïque et pédiculaires.

Faute de documents certains, il serait difficile, je ne dis pas de savoir, mais seulement d’imaginer les sacrilèges abominations ou les amalgames vingt fois indicibles qui se perpétrèrent, en la conjoncture, au sein du Collège pandémoniaque. Mais voici ce qu’une vie déjà longue et, d’ailleurs, jusqu’à ce jour, entièrement consacrée à l’iniquité, m’a permis d’entrevoir.

Ce vin, identique, d’après une infiniment plausible exégèse, à Celui qui devait être recueilli dans la coupe mystérieuse du Saint-Graal, fut conservé par les rabbins et transmis, de siècle en siècle, à tous les cohens ou sagans fétides qui le gardaient soucieusement au fond de leurs juiveries, comme un électuaire infaillible et inépuisable pour faire entrer le démon dans le corps des hommes qui en boiraient une seule goutte mélangée à n’importe quel breuvage.

Il est vraisemblable qu’on en offrit à Judas un vaste cratère et que la populace enragée qui hurlait à la mort du Christ, le Vendredi Saint, écuma pour avoir bu le terrible vin sophistiqué des figuratives Épousailles…

J’ose donc présumer que ce poison de la plus ténébreuse officine des enfers est toujours invariablement versé, chaque fois qu’il est expédient d’ameuter des hommes contre Dieu ou, si on le préfère, contre un Homme dont la scandaleuse Présence rend manifeste, une fois de plus, la hideur plus qu’effroyable d’un monde qui a cessé de ressembler à son Créateur. J’ai dit.

Il s’arrêta net, immobile autant qu’un vaisseau pris dans les glaces du pôle antarctique, les mains étendues nerveusement à deux centimètres au-dessus de la ficelle de son pauvre pantalon fatigué par les automnes, la bouche close désormais, comme s’il se fût agi de retenir un irrévélable secret, et la flamme bleue de ses yeux pâles dardée magnétiquement sur son interlocuteur.


XXXII



Quelque habitué que fût l’auditoire aux incartades imaginatives du poète, celle-ci parut forte et il y eut un silence. Tous, même Folantin, regardèrent curieusement Marchenoir demeuré très impassible, se demandant ce qu’allait dire ce redoutable. Clotilde, surtout, qu’il avait tant étonnée le premier jour et qui, d’ailleurs, avait peu compris la similitude, jaillissait d’elle-même, ayant l’air de croire que quelque chose de grand allait se passer.

— Marchenoir, dit Léopold, vous êtes le seul homme capable de répondre à ce que nous venons d’entendre.

Celui qu’on nommait l’Inquisiteur alluma une cigarette et s’adressant à L’Isle-de-France

Quand ta musique n’est pas bénie par l’Église, prononça-t-il avec un grand calme, elle est comme l’eau, très mauvaise et habitée par les démons. Si je m’adressais à des intelligences dégagées de toute matière et, par conséquent, semblables à celles des anges, ce mot suffirait pour en finir avec Wagner. Malheureusement, il faut quelque chose de plus.

D’abord, je n’ai que faire de ton poison juif, mon cher Bohémond. Personne ne m’a jamais aperçu dans aucune meute ni aucune émeute. Je suis un méprisant et un solitaire, tu le sais très bien. J’ignore et veux ignorer ce qui a pu être gazouillé, coassé ou vociféré contre ce teuton qui recommence aujourd’hui, avec ses partitions orgueilleuses, la conquête rêvée, en 1870, par le vieux Guillaume, avec un million de soldats.

C’est assez, pour moi, de savoir qu’il a inventé une religion. Prosterne-toi tant que tu voudras, au seuil du Vénusberg ou de la Walhalla, traine-toi sur les marches du Graal qui est leur prolongement lyrique dans ce « crépuscule des Dieux ». Omnes dii gentium dœmonia. Arrange tout ça avec les leçons de ton catéchisme dont tu me parais n’avoir gardé qu’un souvenir trouble. Mes genoux ne te suivront pas. Ils appartiennent à la sainte Église catholique, apostolique, romaine, exclusivement.

« Tout ce qui est en dehors d’elle vient du Mal, émane de l’Enfer, nécessairement, absolument, sans autre examen ni compromis oiseux, car ce qui trouble est ennemi de la Paix divine. » C’est toi-même qui a écrit cela, dans un de tes jours lucides. L’aurais-tu oublié déjà ? Fût-on l’artiste le plus grand du monde, il n’est pas permis de toucher aux Formes saintes, et ce qui bouillonne dans le calice du Mont Salvat, j’en ai bien peur, ne serait-ce pas précisément l’élixir épouvantable dont tu nous as fait le poème ? Beethoven n’entreprit jamais de mettre à genoux les peuples et les rois et n’eut pas besoin d’autres forces que celles de son génie. Wagner, impatient de tout dompter, a prétendu faire de la Liturgie elle-même l’accessoire des combinaisons de ses prétendus chefs-d’œuvre. C’est la différence du légitime au bâtard. Pourquoi voudrais-tu que je me traînasse pieusement derrière ce brouillard sonore qui ne devrait paraître une colonne de nuées lumineuses qu’aux imaginatifs grossiers de la Germanie ?

Ces paroles, vivement approuvées par Gacougnol, parurent exaspérer Bohémond. On le crut même sur le point de se livrer à quelque violence de langage. Par bonheur, il se souvint d’antérieures altercations du même genre où il avait senti l’adversaire aussi infranchissable que la plus haute cime de l’Himalaya, et il put se borner à lui dire avec une sorte de bonhomie orageuse :

— Tu es, peut-être, en effet, le seul, comme l’a très judicieusement observé Léopold, qui jouisse d’une plénière et papale dispense d’admirer Wagner. Es-tu bien sûr, pourtant, que l’Église, notre sainte Église romaine, soit nécessairement aussi rigoureuse ?

— Ceci, L’Isle-de-France, est une banalité sentimentale. L’Église, ici, n’a besoin d’aucune rigueur. Le néant de ceux qui l’outragent est surabondamment notifié par sa silencieuse et indéfectible présence. Elle est comme Dieu est, simplement, uniquement, substantiellement, et les nouveautés lui sont hostiles. Or c’en est une effroyable que de prostituer sa Liturgie. Il n’existe pas de profanation plus grave et celui qui l’ose vient se placer, de son propre mouvement, sous l’anathème.

Un dernier mot. J’ai lu que Wagner aimait à plonger ses auditeurs dans les ténèbres. Il paraît que son œuvre gagne à être entendue par des gens qui ne se voient pas les uns les autres et qui ne pourraient faire trois pas sans tomber. Ne te semble-t-il pas qu’il y a quelque chose d’un peu troublant dans cette circonstance de congédier la lumière, au moment même où on va servir un ragoût du ciel ?

— Glose puérile et sophisme odieux ! rugit le convulsionnaire. Pourquoi ne pas dire tout de suite, — comme l’ont insinué d’impurs cafards de Genève ou de Saint-Sulpice, — que l’obscurité dont tu parles fut calculée pour mettre à l’aise les frôleurs ou les tripoteurs que détraque le violoncelle ?

— Hé ! hé ! fit Marchenoir.

— … Oui, sans doute, cette idée ne te déplaît pas. Eh ! bien, je dis que c’est une honte de chicaner à un grand homme ses moyens d’action. En cette matière il est et doit être seul juge, et les commérages ou clamitations marécageuses d’une provisoire humanité ne valent pas les quelques secondes qu’on perdrait à s’en ébahir. Pour ce qui est de la Liturgie…

— Laissons cela, Bohémond, reprit Marchenoir, le coupant raide. Aussi bien ne pourrions-nous jamais nous entendre. Tu me dirais des injures dont ta noblesse te forcerait bientôt à me demander pardon et nous en serions l’un et l’autre très malheureux. À quoi bon tant de mots ? Nos voies sont diverses. Tu savais, d’avance, qu’il est impossible de faire de moi un sectaire et j’ai renoncé depuis longtemps à te faire comprendre quoi que ce soit. Ton génie a dévasté ta raison ; c’est un chérubin au glaive de feu qui empêche ton intelligence de réintégrer le Paradis, et tu es obstrué, de surcroît, par l’épaisse formule hégélienne… Et, d’ailleurs, pourquoi Wagner ? pourquoi tel ou tel artiste, lorsque l’Art lui-même est en litige ?

Le belluaire s’était levé, comme pour congédier l’importune visitation des pensées frivoles. Bohémond, resté sur sa chaise, et le poing fermé sous son menton, dans l’attitude lithographique du maire de Strasbourg écoutant Rouget de l’Isle beugler la Marseillaise, l’envisageait de bas en haut, de la même façon qu’un tigre, à moitié vaincu mais plein de courage, envisagerait un mammouth ressuscité du Déluge.

— L’Art moderne est un domestique révolté qui a usurpé la place de ses maîtres, catéchisa le promulgateur d’Absolu. J’ai quelquefois dénoncé, avec une amertume qui paraissait excessive, l’étonnante imbécillité de nos chrétiens, et la haine vile dont ils rémunèrent le Beau, infailliblement Vous m’accorderez, Messieurs, qu’il est impossible d’en dire trop sur cet article. Depuis trois ou quatre siècles, les catholiques et les dissidents de n’importe quelle étable ont tout fait pour dégrader l’imagination humaine. En ce seul point, hérétiques et orthodoxes ont été continuellement unanimes.

La consigne donnée aux uns et aux autres par le Tout-Puissant d’En Bas était d’effacer le souvenir de la chute. Alors, sous prétexte de restituer l’homme, on fit renaître la Viande antique avec toutes ses conséquences. Les cathédrales croulèrent, les nudités saintes firent place à la venaison et tous les rythmes appartinrent à la Luxure. Les lignes rigides que la droiture du Moyen Âge avait attribuées aux représentations extra-corporelles des Martyrs, aussitôt brisées, s’incurvèrent, suivant la loi indisponible des mondes, qu’un enfantillage sublime avait un instant domptée, et devinrent les rinceaux de l’autel de Pan. C’est là, je pense, que nous en sommes tout à fait.

Que serait-il arrivé du Christianisme si les images même les plus sacrées étaient autre chose que des accidents de sa substance ? Notre Seigneur Jésus-Christ n’a pas confié sa Barque à des magnifiques. Le monde a été conquis par des gens qui ne savaient pas distinguer leur droite de leur gauche, et il y eut des peuples gouvernés avec sagesse par des Clairvoyants qui n’avaient jamais rien vu de ce qui grouille sur la terre. Pour ne parler que de la musique, la mélodie la plus somptueuse est au-dessous du silence, lorsqu’intervient le Custodiat animam meam de la communion du Prêtre. L’essentiel c’est de marcher sur les eaux et de ressusciter les morts. Le reste, qui est trop difficile, est pour amuser les enfants et les endormir dans le crépuscule.

Toutefois, l’Église, qui connaît parfaitement l’homme, a permis et voulu les Images, dans tous les temps, à ce point qu’elle a mis sur ses autels ceux qui donnèrent leur vie pour cette ossature traditionnelle de son culte, mais sous la réserve absolue d’une vénération surnaturelle strictement référée aux originaux invisibles que ces images représentent. Ainsi prononce le Concile de Trente.

Certes, le mépris ou l’horreur des chrétiens modernes pour toutes les manifestations d’un art supérieur est intolérable et paraît même une autre sorte d’iconoclastie plus démoniaque. Au lieu de crever des toiles ou de briser des statues peintes, comme cela se pratiquait sous les Isauriens, on étouffe des âmes de lumière dans la boue sentimentale d’une piété bête, qui est la plus monstrueuse défiguration de l’innocence…

— Tiens ! poussa Druide, se tournant vers Folantin, n’est-ce pas, en propres termes, ce que vous me prophétisiez, il y a quelques jours : Attendez-vous à finir dans l’égout ? Il s’agissait de ma pauvre peinture dont vous essayâtes charitablement de me décourager. Je demande pardon pour cette interruption, mais je n’ai pu la retenir, tant les derniers mots qui viennent d’être proférés ont ravivé dans mon cœur le sentiment d’une gratitude qui ne prendra fin qu’avec moi-même — et dans le même lieu, selon toute probabilité…

Folantin se contenta de sourire, aussi équivoquement qu’il put, et Marchenoir continua :

— L’Art, cependant, je le répète, est étranger à l’essence de l’Église, inutile à sa vie propre, et ceux qui le pratiquent n’ont pas même le droit d’exister s’ils ne sont pas ses très humbles serviteurs. Elle leur doit sa protection la plus maternelle, puisqu’elle voit en eux ses plus douloureux et ses plus fragiles enfants, mais s’ils deviennent grands et beaux, tout ce qu’elle peut faire, c’est de les montrer de loin à la multitude, comme des animaux féroces dont il est dangereux de s’approcher.

Aujourd’hui cette même Église, dont je suis bien forcé de parler sans cesse, puisqu’elle est l’unique mamelle, a été lâchée par tous les peuples, sans exception. Ceux qui ne l’ont pas expressément, officiellement reniée, la jugent très âgée et se préparent, en fils pieux, à l’ensevelir de leurs propres mains. Pourvue d’un conseil de famille et d’une armée de gardes-malades, à peu près dans tous les pays qui se croient encore d’obédience papale, quel pourrait être son prestige sur la vagabonde populace des rêveurs ? Il peut se rencontrer quelques rares et aristocratiques individus qui soient en même temps des artistes et des chrétiens, — ce que ne fut certes pas Wagner, — mais il ne saurait y avoir un Art chrétien. Certains d’entre vous, peut-être, se rappellent que cette affirmation me fut reprochée avec amertume par les mêmes penseurs, j’ose le croire, qui reprochent le bourreau à Joseph de Maistre.

S’il existait un art chrétien, on pourrait dire qu’il y a une porte ouverte sur l’Éden perdu et que, par conséquent, le Péché originel et le Christianisme tout entier ne sont que des radotages. Mais cet art n’existant pas plus que l’Irradiation divine sur notre planète, éclairée à peine, depuis six mille ans, par le dernier tison d’un soleil que les Désobéissants éteignirent, il était inévitable que les artistes ou les poètes, impatients de rallumer ce flambeau, s’éloignassent d’une vieille Mère qui n’avait à leur proposer que les catacombes de la Pénitence.

Or, quand l’Art est autrement qu’à genoux, — non, comme le prétend mon cher ami Bohémond, dans la poussière du Graal, voisin, m’a-t-on dit, d’un ancien théâtre bâti par Voltaire, mais aux pieds d’un très humble prêtre, — il faut nécessairement qu’il soit sur le dos ou sur le ventre, et c’est ce qu’on nomme l’Art passionnel, le seul qui puisse, maintenant, donner un semblant de palpitation à des cœurs humains pendus à l’étal de la Triperie du Démon !


XXXIII



La vigueur de cette harangue parut avoir dégoûté Bohémond de toute entreprise nouvelle sur un adversaire intraitable dont il admirait, d’ailleurs, l’intransigeance et la « catapultuosité », dénominatif monstrueux qu’il avait puisé dans le gueuloir de Flaubert, autrefois beaucoup trop connu.

— Pauvre Bohémond ! marmotta cette bonne rosse d’Apémantus, depuis qu’en un soir d’ivresse il a vendu son reflet à Catulle Mendès, pour quelques centimes, comme dans le conte allemand, il est devenu incapable de se retrouver lui-même, fût-ce à tâtons !

Les autres, que Marchenoir avait traînés par des chemins où ils n’avaient pas coutume d’aller, se récupérèrent et s’orientèrent comme ils purent. Gacougnol, très satisfait d’une si belle défense des idées qu’il croyait avoir, félicita bruyamment le grandiloque et fit circuler des boissons.

Clotilde, cependant, restait sur son appétit d’émotions intellectuelles. Il lui semblait que tout n’était pas fini. Quelque chose qu’elle n’aurait pu dire manquait à cette primitive, à cette neuve qui voulait son héros tout à fait sublime et, d’instinct, elle attendait un rais de foudre.

Aussi les pulsations de son âme se multiplièrent lorsque Druide, visiblement égaré depuis que Marchenoir avait arraché la langue à Boliémond, l’interpella en ces termes qui ne permettaient aucune évasion

— De tout ce que vous nous avez dit, Marchenoir, je ne peux et ne veux retenir qu’un mot qui me précipite, je suis forcé de l’avouer, dans un gouffre de stupéfaction. Suis-je un artiste ! avez-vous crié tout à l’heure, de l’air d’un corsaire qu’on menacerait d’enchaîner au banc d’une chiourme. Notre ami vous en a exprimé son étonnement qui n’a pas dû être médiocre. Voulez-vous me permettre une question ? Si vous n’êtes pas artiste, qu’êtes-vous donc ?

— Je suis Pèlerin du Saint Tombeau ! répondit Marchenoir de sa belle voix grave et claire qui fait ordinairement osciller les crêtes et les caroncules. Je suis cela et rien de plus. La vie n’a pas d’autre objet, et la folie des Croisades est ce qui a le plus honoré la raison humaine. Antérieurement au crétinisme scientifique, les enfants savaient que le Sépulcre du Sauveur est le Centre de l’univers, le pivot et le cœur des mondes. La terre peut tourner autant qu’on voudra autour du Soleil. J’y consens, mais à condition que cet astre, qui n’est pas informé de nos lois astronomiques, poursuive tranquillement sa révolution autour de ce point imperceptible et que les milliards de systèmes qui forment la roue de la Voie lactée continuent le mouvement. Les cieux inimaginables n’ont pas d’autre emploi que de marquer la place d’une vieille pierre où Jésus a dormi trois jours.

Né, pour ma désolation indicible, dans un fantôme de siècle où cette notion rudimentaire est totalement oubliée, pouvais-je mieux faire que de ramasser le bâton des vieux voyageurs qui crurent à l’accomplissement infaillible de la Parole de Dieu ?

Il me suffit de croire avec eux que le Lieu Saint doit redevenir, au temps marqué, le Siège épiscopal et royal de cette Parole qui jugera toutes les paroles. Ainsi sera résolue l’Anxiété fameuse que les Politiciens nomment si sottement la Question d’Orient.

Alors, que voulez-vous que je vous dise ? Si l’Art est dans mon bagage, tant pis pour moi ! Il ne me reste, que l’expédient de mettre au service de la Vérité ce qui m’a été donné par le Mensonge. Ressource précaire et dangereuse, car le propre de l’Art, c’est de façonner des Dieux !

…Nous devrions être horriblement tristes, ajouta l’étrange prophète, comme se parlant à lui-même. Voici que le jour descend et que vient la nuit où personne ne travaille plus. Nous sommes très vieux et ceux qui nous suivent sont plus vieux encore. Notre décrépitude est si profonde que nous ne savons même pas que nous sommes des IDOLÂTRES.

Quand Jésus viendra, ceux d’entre nous qui « veilleront » encore, à la clarté d’une petite lampe, n’auront plus la force de se tourner vers Sa Face, tellement ils seront attentifs à interroger les Signes qui ne peuvent pas donner la Vie. Il faudra que la Lumière les frappe dans le dos et qu’ils soient jugés par derrière !…


XXXIV



Clotilde revint chez elle à trois heures du matin, escortée de ses amis Gacougnol, Marchenoir et Léopold, qui avaient tenu à la reconduire jusqu’à sa porte, dans ce quartier de marchands de salaisons du Pacifique et de souteneurs de la Pentapole, l’un des plus redoutables du Paris actuel.

Enivrée de cette soirée singulière, intolérable, sans doute, pour toute autre femme, où s’était affirmée, d’une manière si décisive, la prééminence de l’homme sur les animaux privés de grammaire ; habituée, d’ailleurs, à ne donner aucune attention à ce qui se passait chez la Séchoir, elle ne songea pas à s’étonner de voir qu’on veillait encore et ne voulut même pas remarquer, en traversant le vestibule pour gagner sa chambre, le chuchotement soudain de plusieurs voix dans le grand salon. Elle ne devait s’en souvenir que plus tard. Mais elle eut un vague frisson et, à peine rentrée, tira son verrou.

Vaillante comme elle était, cependant, elle ne tarda pas à se remettre complètement et à se moquer d’elle-même. Courte prière, déshabillage rapide et sommeil. Voici maintenant les fantômes qui passent devant les yeux ouverts de son âme.

Vêtue avec magnificence et beaucoup plus belle que les reines, elle se voit assise dans un lieu très-bas. Elle a froid et elle a peur, mais pour le salut du monde, il ne lui serait pas possible de remuer le bout d’un doigt. Le silence est énorme et l’obscurité, à quelques pas, est si compacte, si coagulée, si poisseuse, que le soleil s’y éteindrait.

Les pensées ou les sentiments qu’elle faisait marcher devant elle, quand elle était vive et forte, sont engloutis dans ces ténèbres.

Son puissant désir de vivre a disparu. Il lui semble que son cœur est vide, que Dieu est infiniment loin, et que son corps inerte est une petite colline triste au fond d’un immense abîme.

Sans doute que tout est détruit sur la terre. Pourtant elle n’a pas vu la Croix de Feu qui doit apparaître quand Jésus viendra dans sa gloire, pour juger vivants et morts. Elle n’a rien vu et rien entendu.

— Ai-je donc été jugée pendant mon sommeil ? songe-t-elle.

Le silence, à la fin, s’émeut et se plisse, comme une eau de plomb où s’éveilleraient des bêtes inconnues. Elle entend un bruit…

Oh ! mais si faible, si lointain, qu’on dirait d’un de ces pauvres trépassés qui n’ont presque pas la permission d’appeler à leur secours et que les vivants cruels n’écoutent jamais.

Le cœur de la pitoyable fille bat à gros coups contre les murailles de son sein, cloche sourde et muette dont le branle désespéré ne troublerait pas un atome…

Le bruit extérieur augmente. Un moment, on cogne, on vocifère, puis le silence retombe.

Or, il n’y a plus de ténèbres. Elles ont pris la fuite, comme un troupeau noir qu’une panique aurait dispersé. Clotilde voit une étendue morne et pâle, « une terre déserte, sans voie et sans eau », selon les paroles du Prophète, et le bon Gacougnol lui apparaît.

Il est mort, il a un couteau planté dans le cœur et sa poitrine est inondée de sang. Il ne marche pas, il glisse ainsi qu’une masse légère poussée par le vent. Il passe tout près d’elle, la regarde de ses yeux éteints, avec une compassion douloureuse, et lui dit :

— Vous êtes nue, ma pauvre fille ! prenez mon manteau.

Elle découvre, alors, qu’elle est entièrement nue. Mais le spectre, déjà, n’a plus de manteau à lui donner, plus de visage, plus de mains, et le geste qu’il voulut faire a suffi pour le dissiper.

Marchenoir surgit à son tour. Celui-là, du moins, paraît vivre. Mais on ne distingue pas sa figure, tant il marche courbé, et quel fardeau ! — Dieu de miséricorde ! — quel fardeau épouvantable sur ses épaules !

Ensuite, c’est fini. Personne ne passera plus. Une impénétrable forêt a jailli du sol, une de ces forêts du tropique où la foudre allume des incendies. En voilà un précisément qui éclate. Effrayant et magnifique spectacle !

Ô Jésus en agonie ! n’est-ce pas Léopold qu’elle aperçoit au centre de la fournaise, avec sa haute et dédaigneuse face ravagée par d’inconcevables tourments ? Il aura été surpris, le malheureux ! Le voilà qui lutte contre ces cascades de feu, comme il lutterait contre une armée d’hippopotames en colère. Mais sa chevelure s’est enflammée, il se croise les bras et brûle, impassible, comme un flambeau…

La dormeuse a pu, enfin, jeter un grand cri. Réveillée instantanément, elle s’élance hors de son lit, arrache d’une main ferme ses rideaux en feu, les foule sous un tapis et ouvre la fenêtre pour chasser l’odeur suffocante.

Il fallait vraiment qu’elle fût bien troublée ou bien assommée, pour avoir oublié de souffler sa bougie avant de s’endormir. Elle met ses deux mains sur son cœur pour en comprimer les palpitations.

— Tu n’as pas assez prié Dieu ce soir, Desdémone ! dit-elle, se rappelant les lectures de l’atelier. Quel horrible cauchemar !

Elle se souvient, une fois de plus, de la prédiction mystérieuse du Missionnaire : Quand vous serez dans les flammes… Bien souvent, le jour, elle y pensait ; faudra-t-il, maintenant, qu’elle y pense le long des nuits !…

Mais pourquoi ce Léopold, qu’elle a vu à peine, quelque-fois, et qui est pour elle un inconnu ? Pourquoi lui est-il montré d’une manière si tragique et qui correspond si exactement à sa plus secrète préoccupation ?

Le sommeil qui charge de chaînes le corps humain a le pouvoir de restituer à l’âme, pour la durée d’un éclair, la simplicité de vision qui est le privilège de l’Innocence. C’est pour cela que les impressions d’horreur ou de joie reçues dans les songes ont une énergie dont la conscience est humiliée quand la mécanique de luxure a ressaisi son empire.

La physionomie de pirate ou de condottière de Léopold avait paru à Clotilde si surnaturelle, dans le décor de son rêve, qu’elle crut que ce personnage énigmatique lui était révélé. Elle vit en lui un de ces héros en désuétude, criblés d’ombre et de dédains par un monde ignoble, qui ne peuvent se manifester que dans quelque soudaine et inimaginable conflagration.

Et cela devint aussitôt pour elle un autre rêve si profond que tout s’y noya. L’image, terrible pourtant, de son bienfaiteur poignardé, celle de Marchenoir écrasé sous le poids d’une vie aussi lourde que les contreforts du ciel, disparurent. Faiblement, elle s’étonna de son versatile cœur qu’elle ne pouvait retenir, qui s’en allait spontanément vers un étranger.

— Allons ! je suis une sotte, s’écria-t-elle, refermant la fenêtre d’où venait un air glacial, une sotte rêveuse et une ingrate !

Elle s’agenouilla devant son lit pour une prière et se rendormit dans cette posture, en sanglotant.


XXXV



Vous avez le sommeil dur, Mademoiselle, lui dit son hôtesse à l’heure du déjeuner. Voici une lettre que le porteur m’avait priée de remettre sans retard. Vous ayant entendue rentrer à trois heures, j’ai cru bien faire de frapper chez vous. Mais vous dormiez déjà si profondément que je n’ai pu vous réveiller. Quand je verrai M. Gacougnol, je le gronderai de vous garder si longtemps. Le cher homme n’est pas raisonnable. Il devrait vous ménager.

Clotilde, qui venait de prendre la lettre et qui avait reconnu l’écriture de sa mère, demeura immobile, saisie de ces derniers mots qu’on aurait pu croire portés sur les ailes d’un doux zéphire et dont l’intention n’était pas douteuse. Elle vit en plein la malice infernale de la drôlesse qui l’insultait et devina l’extrême satisfaction des pensionnaires, voluptueusement chatouillées de cette insolence en leurs plus intimes recoins.

Une seconde, elle fut sur le point d’éclater. Mais elle se rappela en même temps sa résolution, prise dès le premier jour, de mettre un dragon à chacune des trois portes par lesquelles ces tourmenteuses auraient pu pénétrer dans son âme. Depuis plusieurs mois qu’elle mangeait à la pension, elle ne disait rien, ne voyait rien, n’entendait rien. Elle s’était enfermée dans sa volonté comme dans une tour.

Pourquoi donc, alors, n’aurait-elle pas enduré les conjectures ou les soupçons outrageants, aussi longtemps que la haine basse dont elle se sentait enveloppée ne serait pas incompatible avec sa paix intérieure ? Elle avait, d’ailleurs, pour elle-même aussi peu d’estime qu’une femme en peut avoir et trouvait infiniment naturel de ne pas en inspirer. Aux fréquentes questions que lui faisait Gacougnol, elle avait invariablement répondu avec assurance que rien ne manquait à son bien-être et, vraiment, elle pensait ainsi.

Cette fois, pourtant, l’injure était si flagrante qu’il lui parut difficile de la dévorer, et un peu d’héroïsme lui fut nécessaire pour se borner à répondre que Gacougnol lui avait fait l’honneur de l’admettre à une soirée d’artistes où figuraient de non moindres personnages que Folantin et Bohémond de l’Isle-de-France.

Vengeance infaillible. L’institutrice déplumée, folle de gloire et qui ne pouvait attirer chez elle que des reporters ou des poètes de concours, aurait accompli des actes de vertu pour obtenir une telle faveur.

Clotilde ne se résolut à ouvrir sa lettre que lorsqu’elle se fut retirée dans sa chambre. Elle n’espérait aucune consolation de cette lecture et la nuit affreuse qui avait laissé son ombre sur elle ne la disposait pas aux pressentiments joyeux.

La femelle de Chapuis l’avait laissée jusqu’à ce jour, il est vrai, tout à fait tranquille, n’ayant même pas cherché à lui soutirer de l’argent, ce qui pouvait passer pour un miracle. Sans la crainte de rencontrer l’horrible voyou, Clotilde aurait déjà tenté de la revoir, car la paix charmante où s’engourdissait le souvenir des tribulations d’autrefois l’inclinait à une sorte de pitié pour sa misérable mère. Mais, en ce moment, elle ne sentait que de l’inquiétude et de l’effroi. Voici ce qu’écrivait la compagne d’Isidore.

« Ma chère enfant, Ta tendre mère qui t’a portée dans ses flancs et qui a tant souffert pour te mettre au monde, est sur le point d’achever son pèlerinage terrestre. Ma Clo-clo bien-aimée, je voudrais te bénir une dernière fois, avant de retourner dans ma céleste patrie. La bénédiction d’une mère porte bonheur. Je ne veux pas te faire de reproches, au moment où je vais revêtir la robe blanche pour paraître devant mon fiancé. Je sais que tout n’est pas rose dans la vie et je ne peux pas te blâmer d’avoir su te faire une position, mais tu n’as pas été gentille pour tes vieux parents qui t’adorent. Quand ton M. Gacougnol m’a jetée à la porte, j’ai eu les sangs tournés et c’est ce qui est cause de ma mort. Zizi te ferait pitié. Le pauvre agneau est comme une âme en peine depuis ton départ. J’irai l’attendre dans le ciel, où il ne tardera pas à me suivre, le chérubin ! Cependant nous te pardonnons de bien bon cœur. Viens dans nos bras, viens fermer les yeux à la sainte créature qui a tout sacrifié pour toi. Accours, mon enfant, mais n’oublie pas d’apporter un peu d’argent pour m’ensevelir, car nous n’avons plus rien. Ta pauvre mère qui aura bientôt cessé de souffrir. Rosalie. »

C’est un mensonge ! dit Clotilde, en posant la lettre qui était, d’ailleurs, puante et sordide, quoique burinée d’une main très ferme et même orthographiée avec luxe. Toute une enfance de larmes et toute une jeunesse d’enfer étaient dans ce mot.

Elle décida, néanmoins, d’aller à Grenelle. Mais elle ne pouvait se dispenser d’en avertir Gacougnol et courut d’abord à l’atelier.

— Bon Dieu ! ma chère petite, cria le peintre en l’apercevant, comme vous voilà déterrée ! Seriez-vous malade ?

Elle lui raconta sa mauvaise nuit et l’incendie de ses rideaux, sans parler, toutefois, du cauchemar ; puis, spontanément, lui donna à lire la lettre de sa mère.

— Mais, ma pauvre Clotilde, on vous tend un piège. Votre mère n’est pas plus mourante que moi, la digne femme. On suppose avec noblesse que je vous comble de trésors et on meurt surtout du désir de les extraire de votre porte-monnaie… Je comprends très bien, cependant, que vous teniez à éclaircir ce point. Écoutez. Je m’intéresse infiniment plus à votre situation qu’aux sottes besognes que je fais ici. Vous ne savez pas ? Nous allons partir ensemble. Je vous déposerai à l’église la plus proche du « chérubin » et j’irai seul prendre des nouvelles de la « sainte créature ». Inutile de vous dire que je ne m’attarderai pas dans ce lieu charmant. De toutes manières, vous me verrez reparaître bientôt, et si votre présence est indispensable, vous le saurez par moi d’une manière certaine.

La proposition avait quelque chose d’exorbitant. Clotilde hésita une minute, rien qu’une minute, juste ce qu’il fallait pour que sa volonté, déjà si parfaitement acquise à cet homme, s’inclinât… et cette minute décida de leur destin.


  1. Le Désespéré. (Edition Soirat, la seule approuvée par l’auteur.)