La Femme pauvre/Partie 1/8

G. Crès (p. 47-55).
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Première partie


VIII



Les pauvres sont exacts. À onze heures du matin, Clotilde était en haut du faubourg Saint-Honoré et sonnait à la porte de M. Pélopidas-Anacharsis Gacougnol.

C’est l’auteur du groupe célèbre intitulé la Victoire du Mari, où l’on voit un personnage moderne à figure de chocolatier mélancolique, donnant à manger à douze ou quinze petits faunes manifestement illégitimes. Tel est le genre d’imagination de cet artiste.

À la fois peintre, sculpteur, poète, musicien et même critique, l’universel Gacougnol paraît avoir pris à forfait l’illustration de tous les proverbes et de toutes les métaphores sentencieuses. Il s’enflamme sur des maximes telles que le castigat ridendo mores et affiche la prétention d’être puissamment satirique.

Les seules moralités de La Fontaine ont défrayé quinze de ses tableaux et lui ont fourni la matière d’une demi-douzaine de bas-reliefs apophtegmatiques.

C’est lui et non pas un autre qui a inventé le buste milésien, c’est-à-dire la configuration en marbre ou en bronze d’un homme illustre, depuis la pointe des cheveux jusqu’au nombril inclusivement, — en ayant soin de couper les bras, — ce qui, dans sa pensée, donne à l’effigie la haute allure d’une impassibilité formidable.

C’est lui encore qui, dans un journal illustré, publia cette série de caricatures en escalier dont Paris fut désopilé. Cela consistait, on s’en souvient, à remonter du cochon par exemple, en passant par toutes les bêtes supposées intermédiaires, jusqu’aux faces callipyges d’Ernest Renan, ou de Francisque Sarcey, envisagées comme pinacles de sélection.

En poésie, en musique surtout, il est plutôt sentimental et pleure volontiers sur son piano, en chantant des niaiseries, d’une voix très belle.

Gascon toulousain et fort en gueule, frotté d’ail et d’esthétique, artiste par la racine et jocrisse par la frondaison, barbu comme un Jupiter Pogonat et coiffé dans les ouragans, il affecte habituellement la brutalité sublime d’un Encelade ravagé.

Nul ne parvint jamais à détester ce bon garçon, aussi incapable de méchanceté que de modestie et dont le réel talent, stérilisé par la dissémination perpétuelle de sa fantaisie, ne peut offusquer personne. Il attendrit, d’ailleurs, et désarme complètement les camarades les plus anfractueux ou les plus retors par la surhumaine cocasserie de quelques-unes de ses conceptions.

Au coup de sonnette, il vint ouvrir en personne.

— Qu’est-ce que vous voulez, vous, encore ? cria-t-il, voyant une femme en cheveux au seuil de son atelier. C’est toujours la même chose, n’est-ce pas ? Votre mari a toujours son fameux rhumatisme articulaire qu’il a pincé en réparant l’obélisque, et vous avez certainement cassé le biberon de votre petit dernier. Voilà le quatorzième que je paie depuis un mois !… Ah ! jour de Dieu ! vous n’êtes pas étouffés par l’imagination, du côté des Ternes. Enfin, entrez tout de même, je vais voir si j’ai de la monnaie… Eh ! bien, mon gentilhomme, tu peux te vanter d’en avoir de la chance d’être un salaud et de ne jamais donner un sou à personne. On ne t’embête pas.

Cette additionnelle congratulation s’adressait à un troisième personnage, d’aspect bizarre, qui s’inclina, sans dire un seul mot.

— Figure-toi bien, poursuivit Pélopidas, que c’est comme ça toute la journée. Quand j’ai donné quatre sous à un de ces bougres, il ne me lâche plus, et m’envoie toute sa famille… Allons, bon ! Où diable ai-je fourré mon porte-monnaie, maintenant ? Mais, milliard de Dieux ! fermez donc votre porte, là-bas. Il ne fait pas déjà trop chaud dans cette lanterne.

Clotilde, fort ahurie d’un tel accueil, obéit machinalement, puis, appelant tout son courage, dit enfin :

— Monsieur, vous vous trompez, je ne suis pas une mendiante, je suis la personne dont on vous a parlé et que vous attendiez ce matin à onze heures. Et elle lui tendit sa carte.

Pauvre carte unique, découpée, pour la circonstance, avec des ciseaux, dans le coin le moins sale d’une feuille de gros papier jaune et sur laquelle elle avait écrit son nom Clotilde Maréchal.

— Ah ! vous êtes le modèle, très bien ! Alors, déshabillez-vous.

Et, comme si c’était la chose la plus simple, il reprit aussitôt la conversation interrompue, un instant, par l’arrivée de cet « accessoire ».

— Pour en revenir à tes blagues sur le grand art, mon petit Zéphirin, nous en reparlerons quand tu auras quelque chose de neuf à me révéler. Jusque-là tu m’embêtes et je ne te l’envoie pas dire. Tout ce que tu me dégoises, depuis une heure, me fut enseigné avec beaucoup de soin par de vénérables ganaches, lorsque tu tétais encore ta nourrice. Je suis pour l’art personnel, moi, quel que soit le nom qu’on lui donne ; je n’appartiens à aucune autre école que la mienne,… et encore ! Mon ambition, c’est d’être Pélopidas Gacougnol, pas un autre ; un foutu nom, si tu veux, mais il me fut donné par mon brave homme de père et j’y tiens… Pour ce qui est de ton « Androgyne » ou de tes « Enfants des Anges », c’est de l’esthétique de pissotières et il ne m’en faut pas. Les maîtres n’ont pas eu besoin de toutes ces cochonneries pour sculpter ou peindre des merveilles, et le grand Léonard aurait été dégoûté de son œuvre, s’il avait pu prévoir ta sale façon de l’admirer… Tiens ! veux-tu que je te dise, vous êtes tous des esclaves, les jeunes, avec vos airs de tout inventer, et vous marcheriez très bien à quatre pattes devant le premier venu qui aurait le pouvoir de vous sabouler. Il vous manque d’être des hommes, rien que ça ! Je veux bien que le diable m’emporte si on peut trouver une idée dans votre sacrée littérature de gueusards prétentieux et tarabiscotés… Toi, tu es le malin des malins, tu as trouvé le troisième sexe, le mode angélique, ni mâle ni femelle, pas même châtré. Joli ! On s’embêtait, c’est un filon d’ordures qui va certainement enrichir quelques crapoussins de lettres, à commencer par toi, qui es l’initiateur et le grand prophète. Seulement, vois-tu, ça ne suffit pas pour être un critique et tu peux te vanter d’avoir écrit de belles âneries sur la peinture !…

À cet endroit de son discours, que soulignait la plus méridionale gesticulation, les yeux de Pélopidas tombèrent sur Clotilde exactement pétrifiée et paraissant regarder avec stupeur la flottante crinière de ce personnage volubile qui lui avait dit de se déshabiller. Déjà entraîné, il éclata :

— Ah ! çà, qu’est-ce que vous foutez là, vous, à me regarder avec des yeux comme des portes cochères ? Il s’agit de vous mettre à poil tout de suite, j’ai à travailler. Tenez ! là,… là ! derrière ce paravent ; et que ça ne traîne pas, s’il vous plaît.

La pauvre fille, au comble de la terreur, disparut immédiatement.

— Et toi, bambino des anges, petit Delumière de mon cœur, tu vas me faire le plaisir d’aller voir dehors si j’y suis. Ta conversation est aussi ravissante que nutritive, mais j’en ai assez pour quelque temps. Tu viendras me voir, quand je n’aurai rien à faire… Là ! c’est bien, prends ton chapeau et bonsoir à tes poules. Je ne te reconduis pas.

Zéphyrin Delumière, le fameux hiérophante romancier, promu récemment à d’obscures dignités dans les conciles interlopes de l’Occultisme, prit, en effet, son chapeau et — la main sur le bouton de cuivre de la serrure, d’une de ces voix mortes au monde qui ont toujours l’air de sortir du fond d’une bouteille, — laissa tomber, en guise d’adieu, ces quelques paroles adamantines :

— Au revoir donc, ou jamais plus, comme il vous plaira, peintre malgracieux. Il me serait trop facile de vous punir en vous effaçant de ma mémoire. Mais vous flottez encore dans l’amnios de l’irresponsable sexualité. Vous en êtes pour combien de temps ! aux hésitations embryogéniques du Devenir et vous croupissez dans l’insoupçon de la Norme lumineuse où se manifeste le Septenaire. C’est pourquoi vous œuvrez inférieurement dans la ténèbre du viril terrestre conculqué par les Égrégores. Et c’est aussi pourquoi je vous pardonne en vous bénissant. Vous finirez par comprendre un jour.

Ainsi posé, le devisant mystagogue était bien la plus exorbitante et supercoquentieuse figure qu’on pût voir, avec sa tignasse graisseuse de sorcier cafre ou de talapoin, sa barbe en mitre d’astrologue réticent et ses yeux de phoque dilatés par de coutumières prudences, à la base d’un nez jaillissant et obéliscal, conditionné, semblait-il, pour subodorer les calottes les plus lointaines.

Affublé d’un veston de velours violet, gileté d’un sac de toile brodé d’argent, drapé d’un burnous noir en poils de chameau filamenté de fils d’or et botté de daim, — mais probablement squalide sous les fourrures et le paillon, — il apparaissait comme un abracadabrant écuyer de quelque Pologne fantastique.

Tout à coup, un éclat de rire immense, formidable, et qui semblait devoir tout fracasser, fit explosion.

Le caricaturiste, qui ne sommeille jamais longtemps chez cet excellent Gacougnol, venait d’être atteint en pleine poitrine par le ridicule tout-puissant que dégage, vingt-quatre heures par jour, la personnalité de Delumière.

Il se laissa tomber sur un divan et se tordit dans les convulsions et les pâmoisons de l’allégresse la plus délirante.

Quand l’accès eut pris fin, le grotesque, un moment cloué par la surprise, était parti, dédaigneux et blême.

— Ah ! l’animal ! exhala enfin le rieur, après un bruyant soupir de satisfaction, et se parlant à lui-même, suivant sa coutume, il me fera mourir un de ces jours. J’ai beau le soupçonner des plus sales manigances, c’est à peine si j’ai le courage de le flanquer à la porte… Vraiment, c’est à payer sa place. Le vilain bougre ! m’a-t-il fait rire avec ses bottes à la Franconi et sa gueule de marlou circassien, vues dans la pénombre !… Le père que j’ai connu pion à Toulouse n’était pourtant pas si drôle. Il passait pour un honnête marchand de soupe légèrement toqué de prophéties royalistes et assez mal vu du clergé qu’il prétendait éclairer. Mais cela ne dépassait pas la mesure d’un bon ridicule de province. Il faut croire que son fils tient plutôt de l’aïeule gargotière, la Mère des compagnons, comme on disait, laquelle ne paraissait pas descendue précisément des « Elohim », ainsi qu’il nomme ses ancêtres d’avant le Déluge… Enfin, ne pensons plus à ce polisson qui m’a fait perdre encore une heure, ce matin, et voyons un peu ce modèle… Dites donc, Mademoiselle, vous seriez bien aimable de presser un peu le déshabillage…

À ce moment, quelque chose passa, qui n’était ni un bruit, ni un souffle, ni une lueur, ni rien de ce qui peut ressembler à un phénomène quelconque. Peut-être même ne passa-t-il absolument rien.

Mais Gacougnol eut un frisson et, vivement impressionné, sans savoir pourquoi, demeura une minute silencieux, la bouche entr’ouverte, les yeux fixés sur le paravent.

— Eh bien ! qu’est-ce que j’ai donc ? murmura-t-il. Est-ce que cet idiot serait contagieux, par hasard ?

Il s’approcha et, prêtant l’oreille, perçut comme un faible râle, très étouffé, très lointain, semblable à celui de ces apocryphes défunts que le poète des épouvantes entendait agoniser sous la terre.

Écartant brusquement le léger meuble, il vit alors la malheureuse, agenouillée, les épaules nues et le visage enfoui dans un misérable fichu de laine bleue, la seule pièce de son vêtement qu’elle eût enlevée.

Évidemment, le cœur lui avait manqué tout de suite, elle s’était affaissée de désespoir et, depuis un quart d’heure environ, elle étouffait, de ses deux mains, d’horribles sanglots qui la secouaient tout entière.

Gacougnol, surpris et apitoyé, fut aussitôt saisi de cette pensée que son rire de tout à l’heure avait été l’accompagnement de ces larmes extraordinaires et se penchant avec émotion sur la douloureuse :

Mon enfant, dit-il, pourquoi pleurez-vous ?