La Femme pauvre/Partie 1/29

G. Crès (p. 198-201).
Première partie


XXIX



Sans violence. Ce n’était pas exactement la spécialité de l’enlumineur. Enfin, on ferait ce qu’on pourrait.

Léopold n’avait rien d’un orateur. Il ne fallait pas espérer de lui l’ampleur sereine, la puissante nappe de Marchenoir, non plus que le facile bavardage du bon Gacougnol. Il parlait sec, décochant des phrases de jet, brèves et dures, qui coupaient comme du silex, en homme accoutumé à faire marcher des animaux et des esclaves.

— Vous ne me paraissez pas avoir les qualités d’un explorateur, commença-t-il brusquement, s’adressant à Folantin.

— D’un explorateur ? Ah ! non, par exemple. L’Afrique centrale, n’est-ce pas ? un ciel d’indigo, un soleil ignoble qui vous mange la cervelle, cinquante ou soixante degrés à l’ombre et le bain de siège dans la culotte, perpétuellement ; les moustiques, les serpents, les crocodiles et les nègres, merci ! Je préférerais le Groenland ou le Cap Nord, si on pouvait y aller sans changer de place. Là, du moins, on est sûr de ne pas être embêté par le soleil ni par aucune végétation emphatique.

On sait, d’ailleurs, ce que je pense du Midi, en général. Je hais plus que tout les choses excessives et les individus exubérants. Or, tous les méridionaux gueulent, ont un accent qui m’horripile et, par-dessus le marché, ils font des gestes. Non, entre ces gens qui ont de l’astrakan bouclé sur le crâne et des palissades d’ébène le long des joues, et de flegmatiques et silencieux Allemands, mon choix n’est pas douteux. Je me sentirai toujours plus d’affinité pour un homme de Leipsick que pour un homme de Marseille. Je ne parle, bien entendu, que des méridionaux de la France, puisque je ne connais pas ceux de la zone torride, mais je les suppose volontiers de plus en plus odieux à mesure qu’on s’approche de l’astre exécrable.

— Comme ce voyou parle du soleil ! souffla derechef à Bohémond l’impétueux Druide, qui adore provisoirement ce luminaire et dont la patience ne tenait plus qu’à un léger fil.

— Regardez donc ses mains ! dit en manière de réponse le poète, absent déjà. Des mains d’infante ! cela ! Allons donc ! Des mains de bossu, mon cher !

— Tiens ! mais, intervint alors Gacougnol, si j’en juge par vos sympathies allemandes, vous dûtes, en 1870, vous tenir à une certaine distance des champs de bataille ?

— Aussi loin que possible, n’en doutez pas. Je ne me cache pas d’avoir eu la foire tout le temps et on ne vit que moi dans les hôpitaux. Sac au dos ! Je me charge de documenter un bon disciple de Zola qui ne dédaignerait pas d’écrire, sous ce titre excitant, mon épopée, et je vous jure que la conclusion ne serait pas pour rallumer l’enthousiasme des combats. Au surplus, si chacun avait été dans les mêmes dispositions, la guerre aurait été finie tout de suite, et j’imagine qu’elle aurait coûté moins cher.

— Beaucoup moins cher, en effet, approuva Apémantus. Hé ! hé ! c’est un point de vue. On aurait acheté des pots de chambre et des astringents au lieu de se ruiner en canons. C’eût été une sorte de patriotisme, moins héroïque peut-être, mais plus éclairé. Puis, nous n’aurions pas cette occasion nouvelle de dévoiement que nous procure la seule idée d’une revanche.

— Le patriotisme ! reprit Folantin qui était décidément en verve, encore une bien bonne blague lyrique ! C’est — comme l’or des blés que j’ai toujours vus couleur de rouille et de pissat d’âne, ou encore comme les abeilles du doux Virgile, ces « chastes buveuses de rosée » qui se posent quelquefois, dit-on, sur des charognes ou des excréments, — une vieille panne romantique rapetassée par les rimailleurs et les romanciers de l’heure actuelle !

Voulez-vous le connaître, mon patriotisme ? Eh bien ! je suis si loin de gémir sur l’Alsace et la Lorraine perdues, que je déplore de ne pas voir les Prussiens à Saint-Denis ou au Grand Montrouge, où je pourrais, sans déplacement coûteux, boire de la bière allemande — en Allemagne.

Druide et Marchenoir se préparaient, du même élan, à relever l’ignominieuse boutade, lorsque Léopold, d’un geste, les arrêta.

— Monsieur Folantin, déclara-t-il, vous me désarmez. Quand je vous ai dit, il y a quelques minutes, que vous ne me paraissiez pas explorateur, comme je vous aurais dit n’importe quoi, j’avoue que j’étais un peu excité par vos biftecks. Je voulais vous faire jaillir de votre écaille. Mais, ma foi ! j’ai tellement réussi que vous me rendez l’excellente humeur qui était sur le point de me fuir. J’ai même acquis une lumière sur votre peinture que je comprenais mal avant de savoir votre attitude pendant la guerre. Je vous conseillerais, néanmoins, de réserver l’expression de vos sentiments patriotiques pour un très petit nombre d’élus. On ne sait pas dans quel tuyau cela peut tomber, et j’ai connu des amants de Terpsichore qui eussent mal digéré votre bière allemande.

Pour revenir à vos biftecks, savez-vous de quelle sorte de viande se nourrissent des hommes, de vrais hommes, vous m’entendez bien, dans une immense région désolée, au Sud-Ouest du Tanganika ? Ces malheureux, toujours vagabonds, observent continuellement le ciel, guettant les vautours qui planent pour partager avec eux les charognes sur lesquelles ces oiseaux vont s’abattre. J’ignore si cette pitance d’hyène est pour eux un rappel ou une suggestion du Paradis, mais j’en ai goûté et je suis sûr que vous l’auriez, comme moi, trouvée délicieuse, monsieur Folantin. Cela tient, sans doute, à ce qu’on est forcé de se souvenir, en de tels moments, qu’on est soi-même un peu moins que de la vermine.

Ce discours que Folantin écouta en souriant, avec la patience dont il est parlé au Commun des Martyrs Pontifes, était si différent des manières habituelles de Léopold et parut à Gacougnol si surnaturellement inspiré par le désir de plaire à Clotilde que le pauvre bon garçon en devint songeur.