La Femme pauvre/Partie 1/23

G. Crès (p. 157-161).
Première partie


XXIII



Les histoires vraisemblables ne méritent plus d’être racontées. Le naturalisme les a décriées au point de faire naître, chez tous les intellectuels, un besoin famélique d’hallucination littéraire.

Nul ne contestera que Gacougnol est un artiste impossible et Clotilde une jeune personne comme on n’en voit pas. La pédagogie et le platonisme réciproque de leurs façons outragent évidemment la psychologie publique. Marchenoir, depuis longtemps présenté, n’a jamais paru très plausible et les gens qui vont survenir ne seront que très difficilement estimés probables. Un tel récit, par conséquent, s’offre de lui-même, au suffrage des réfractaires, de moins en moins clairsemés, qui réclament le droit de pâture hors des limites assignées par les législateurs de la Fiction.

Au mépris des molécules passionnelles, rien ne présageait encore, après deux mois, que le protecteur et la protégée dussent entrer bientôt dans les bras l’un de l’autre et coucher bonnement ensemble.

Si Gacougnol avait des projets, il n’en soufflait mot et n’y faisait pas la moindre allusion. De son côté, Clotilde flottait à plusieurs millions de lieues du soleil de la convoitise, comme une petite lune blanche heureuse de refléter innocemment un peu de lumière.

La décisive épreuve du bonheur était, d’ailleurs, complètement à son avantage et ne changeait rien à ses manières de brebis respectueuse. Indifférente à l’étonnement qu’elle excitait dans la pension, elle allait, chaque matin, passer une heure à l’église des Ternes, demandant à Dieu de lui conserver, quelque temps encore, sa toison et de la remplir de courage pour les tontes futures dont elle avait le pressentiment. Car elle ne pouvait croire que l’état actuel pût être autre chose qu’une halte rafraîchissante, qu’une fantaisie passagère de sa destinée qui s’interrompait un instant de la tourmenter, pour aiguiser à loisir ses jolis couteaux.

Elle se rappelait avec angoisse les paroles mystérieuses du Missionnaire qu’elle avait pris l’habitude de regarder comme un avertissement prophétique et qui semblaient annoncer des douleurs extraordinaires, différentes, à coup sûr, des banales tribulations de son passé.

Quand vous serez dans les flammes, se demandait-elle, que signifie cette parole et pourquoi le bon père me l’a-t-il dite ? Mon Dieu, vous savez que je n’ai pas le cœur d’une martyre et que j’ai très peur de ces flammes qui me sont promises.

Elle se courbait alors, se faisait toute petite sous les souffles embrasés du désert de feu qu’elle imaginait entre elle et le Paradis.

Elle se souvenait d’Ève aussi, de cette « Mère des vivants », que l’évêque des sauvages lui avait recommandé de prier avec ferveur, lui assurant que cette première des femmes était sa vraie mère et qu’elle seule avait le pouvoir de la secourir.

Voici donc sa prière d’enfant qui eût certainement effaré les confiseurs de litanies dans tous les laboratoires de la dévotion achalandée :

— Ma Mère bien-aimée, qui avez été trompée par le Serpent dans le beau Jardin, je Vous prie de me faire aimer la Ressemblance de Dieu qui est en moi, afin que je ne sois pas trop malheureuse quand je me regarderai souffrir.

S’il y a quelque reptile dangereux dans mon voisinage, avertissez-moi par pitié. Mettez-lui sur la tête une couronne de charbons ardents pour que je le reconnaisse à force d’en avoir peur.

Ne souffrez pas que je sois trompée à mon tour sur la qualité d’une humble joie dont la nouveauté m’enivre et qui ne durera peut-être pas autant de jours qu’il en faudrait pour me désaccoutumer de l’humiliation.

Je sais bien, pauvre Mère, qu’on ne Vous aime pas beaucoup dans ce monde que Votre Curiosité a perdu et je me désole en songeant que Votre Nom magnifique est si rarement invoqué.

On oublie que Vous avez dû porter à l’avance tous les repentirs de l’Humanité et que c’est une chose épouvantable d’avoir tant d’enfants ingrats…

Mais depuis que Vous me fûtes montrée par le bon vieillard, je Vous ai toujours parlé avec affection et j’ai senti Votre compagnie dans les heures les plus douloureuses.

Je me rappelle qu’en mon sommeil Vous me preniez par la main et qu’on allait ensemble dans un pays admirable où les lions et les rossignols périssaient de mélancolie.

Vous me disiez que c’était le Jardin perdu, et Vos grandes larmes, qui ressemblaient à de la lumière, étaient si pesantes qu’elles m’écrasaient en tombant sur moi.

Cela me consolait, pourtant, et je m’éveillais en me sentant vivre. M’abandonnerez-Vous aujourd’hui, parce que d’autres ont eu pitié de Votre enfant ?…

Certes, les dévotes bourgeoises du quartier devaient former de singulières et malveillantes conjectures à l’aspect de cette inconnue qui ne parlait jamais à personne et qui ressemblait si peu aux poulardes édifiantes qu’on voit ordinairement picorer dans les sacristies.

Elle n’était pas encombrante, cependant, et ne cherchait guère l’attention. Mais il jaillissait de sa jolie face immobile une candeur offensive qui bousculait les consciences. Elle avait l’originalité de prier, les bras croisés, à la manière des matelots ou des galériens, ce qui laissait à découvert son visage entier, où l’on voyait l’enthousiasme religieux promener sa torche.

Elle était alors si charmante et parfois si belle que les cinq ou six paroissiennes effeuillées qui la voyaient à la même place tous les jours adoptèrent charitablement l’hypothèse explicative d’une « cocotte andalouse et superstitieuse ».

Clotilde ignora profondément cette popularité. Elle venait voir ses pensées devant le Saint Sacrement, comme les enfants du peuple vont voir passer les soldats, — rapportant à l’atelier de Pélopidas, aussi bien qu’à la nourricière pension Séchoir, une âme souple et retrempée dans son propre éclair, non moins difficile à rompre que ces sublimes épées mozarabes forgées sous le Magnanime, avec lesquelles on pouvait étrangler un taureau des Asturies.