La Femme pauvre/Partie 1/14

G. Crès (p. 94-103).
Première partie


XIV



Marchenoir, ce perpétuel vaincu de la vie, avait reçu le privilège ironique d’une éloquence de victorieux. Il n’était pas seulement un de ces Ravisseurs évangéliques rappelés par lui, à qui ne résistent pas les Légions des Cieux. Il était encore, et beaucoup plus même, un de ces Doux à qui la Terre fut concédée.

Quelle que fût l’occasion de son discours et l’objet dont il s’occupât, on regardait généralement comme une chose difficile de résister à ce nouveau Juge d’Israël qui combattait des deux mains. Du premier coup, il vous bondissait sur le cœur.

L’image continuelle et qui jaillissait sans effort se précisait par la voix ou par l’attitude, avec une vigueur spontanée qui déconcertait la défensive.

De même que la plupart des grands orateurs, il apparaissait aussitôt en plein conflit, se grandissant de sa colère contre des ennemis invisibles, et tout le temps qu’il parlait, on voyait en lui s’agiter son âme, — comme on verrait une grande Infante prisonnière venir coller sa face aux vitraux d’un Escurial incendié.

Clotilde extasiée pensait au prédicateur tout-puissant qu’il aurait pu devenir, et Pélopidas confondu le contemplait ainsi qu’une fresque très ancienne, à la fois sanguinolente et fuligineuse, où quelque siècle très défunt aurait revécu — prodigieusement, — ses adorations ou ses fureurs.

Le narrateur s’était arrêté un moment. Le digne peintre en profita pour parler un peu, dans l’espérance de cacher son trouble.

— Ne pensez-vous pas, Marchenoir, que, pour éprouver de telles émotions religieuses, à la Salette ou ailleurs, il faudrait précisément se trouver dans la situation d’esprit qui fut la vôtre, ce jour-là, et avoir passé par les mêmes déchirements ?

— Mon ami, j’attendais presque cette objection. Voici ma réponse qui sera claire. Nous sommes tous des misérables et des dévastés, mais peu d’hommes sont capables de regarder leur abîme… Ah ! oui, j’ai traversé de sacrées douleurs, articula-t-il d’une voix profonde qui leur secoua les entrailles à tous deux, j’ai connu le vrai désespoir et je me suis laissé tomber dans les mains de ce Pétrisseur de bronze ; mais ne me faites pas l’honneur de me croire si étonnant. Mon cas ne paraît exceptionnel que parce qu’il m’a été donné de sentir un peu mieux qu’un autre l’indicible désolation de l’amour… Vous qui parlez, vous ne savez pas votre propre enfer. Il faut être ou avoir été un dévot pour bien connaître son dénûment et pour dénombrer la silencieuse cavalerie de démons que chacun de nous porte en soi.

Mais, en attendant que vous arrive cette vision d’épouvante, gardez-vous de croire que le secours puisse être indifféremment obtenu dans tel ou tel lieu. « À la Salette ou ailleurs », avez-vous dit. Eh bien ! moi, je vous affirme que cet endroit est particulièrement fréquenté par les Tonnerres de l’Apocalypse et qu’il n’y a pas d’autre point du globe où puissent aller ceux qu’intéresse le dénouement venir de la Rédemption. C’est à la Salette, et non pas ailleurs, que peuvent être fortifiés ceux qui savent que tout n’est pas accompli et que la grand’messe du Consolateur n’a pas commencé.

Encore une fois, ce n’est pas ici l’occasion d’entrer dans ces insolites considérations. Écoutez mon anecdote. Je crois inutile de vous dire, Gacougnol, que je ne m’attendais pas à trouver dans cette auberge, que l’industrie pieuse a bâtie à quelques pas du lieu de l’Apparition, de puissantes ressources pour mon enthousiasme. Je suis de ceux dont la voix n’a point d’écho, surtout parmi les raisonnables chrétiens que le Surnaturel incommode. Le pèlerinage de la Salette est desservi par de pratiques missionnaires qui ne s’égarent pas dans les sentiers du sublime, je vous en réponds. Ils trempent la soupe des voyageurs pour le ciel et logent à pied la vertu sans extravagance. Les exercices pieux ou les labiales exhortations, encadrées avec sagesse, ne nuisent jamais au fonctionnement latéral de la table d’hôte et du perchoir. La computation des ordinaires et des suppléments fusionne avec les cantiques et les litanies sur cette montagne, aussi effrayante que l’Horeb, où Notre-Dame des Glaives est apparue dans le buisson flamboyant de ses Douleurs. Il est effarant de songer que cette fabuleuse Congrégation ne sait absolument pas ce qui s’est passé et que le plus grand effort de ces vachers du Sacerdoce est probablement de supposer que la puissance divine s’est manifestée pour qu’ils existassent. Il faut entendre leurs explications du Miracle, cet identique boniment qui se débite chaque jour, près de la fontaine, à l’heure de la digestion !…

Me voici donc à table, à cette table d’hôte que je viens de nommer, en compagnie d’une vingtaine de pèlerins quelconques. Les pèlerines sont accueillies dans l’aile opposée du bâtiment, l’un et l’autre sexe étant ainsi répartis de chaque côté du sanctuaire.

Deux ou trois prêtres peu ravagés par les travaux apostoliques, puis je ne sais quels visages, quels ventres, quelles mains ! Tout cela mangeant et buvant, sans visible souci de quoi que ce soit. Enfin, la tablée vulgaire de n’importe quelle hôtellerie provinciale. Il me sembla même qu’on gueulait un peu.

J’avais à peine franchi le seuil que déjà j’entendais nommer Marseille. Cette mention géographique émanait d’un très gros homme barbu, à la face congestionnée, évidemment résolu à ne pas laisser ignorer une origine que, d’ailleurs, son crapuleux accent dénonçait. Mais j’avais de si sonores clairons dans le cœur que je l’entendis à peine et je ne songeais même pas à me demander ce que ces gens étaient venus faire en un tel lieu. Je mangeais automatiquement ce qu’on me servait, les convives étant séparés de moi comme par l’embrun d’un Océan. Il est vrai que mon équipage de piéton ruisselant et couvert ne pouvait agir puissamment sur le clavier sympathique de ces dîneurs. Aucun d’eux ne m’avait parlé et le bavardage ne s’était pas ralenti une seconde à mon entrée, le goujatisme contemporain ne comportant pas la déférence pour l’Étranger.

Je pensais précisément à la Troisième Personne divine, lorsqu’une main me toucha l’épaule. M’étant retourné, je vis un personnage à figure triste, vêtu comme un campagnard, qui me dit avec douceur :

— Monsieur, vos vêtements sont mouillés et vous devez avoir très froid. Voulez-vous prendre ma place qui est moins loin du poêle ? Je vous en prie.

Il y avait une prière si vraie dans son expression, ses yeux me disaient si bien qu’il se serait cru coupable de tout coryza dont j’aurais pu être victime, que j’acceptai sur-le-champ sa place avec la même simplicité qu’il me l’offrait. Cet échange me valut un peu d’attention. L’obèse marseillais, qui était désormais en face de moi, daigna me regarder de ses gros yeux en faïence, au bord desquels un liquide avait été mis par la volupté d’engloutir.

— Eh ! là-bas, l’homme aux bêtes, beugla-t-il, s’adressant à mon ami inconnu, c’est comme ça que vous nous brûlez la politesse ? Vrai c’est pas zentil de votre part.

J’eus exactement la sensation d’une porte de latrines qu’on aurait ouverte. Le ton de ce mercanti avait quelque chose de si nauséeux et sa grossièreté cossue paraissait tellement assise dans la graisse d’une prospérité de verrat que, du premier coup, la suffocation commença. Les mésanges bleues du ravissement s’envolèrent et je fus aussitôt replongé dans l’ignoble réalité, dans la très puante et très maudissable réalité.

L’interpellé ne répondit pas. Se penchant alors vers son voisin, qui était une des soutanes entrevues à mon arrivée :

— Monsieur l’abbé, souffla le gros homme, c’est tout de même veçant qu’il ait sanzé de place, ça commençait à devenir drôle. Puis, élevant de nouveau sa voix odieuse :

— Dites donc, mon garçon, vous ne savez peut-être pas que ze suis de Marseille, moi. Eh ! bien, ze vous l’apprends. Si vous aviez eu le bonheur de fréquenter cette « métropole », vous auriez appris que toute question honnête vaut une réponse. Ze vous ai demandé pourquoi vous nous avez quittés comme un lavement. Monsieur qui vous remplace a l’air très aimable, ze ne dis pas non, mais nous étions habitués à votre binette, et ça nous zêne de ne plus la voir.

Toute la table, déterminée à se divertir bravement aux dépens d’un pauvre diable, faisait silence.

— Monsieur, répondit enfin ce dernier, je suis fâché de vous avoir privé de ma binette, pour me servir de votre expression ; mais le pèlerin qui m’a remplacé avait froid et, comme j’ai eu le temps de me réchauffer depuis que vous me faites l’honneur de vous amuser de moi, j’ai cru qu’il était de mon devoir de lui céder ma place.

Cela fut dit sans ironie et sans amertume, d’une manière extraordinairement humble, dans une douceur d’accent presque bizarre, dont je ne saurais vous traduire l’effet. Si je vous priais d’imaginer, par exemple, un enfant mourant que vous entendriez parler à travers un mur, ce serait absurde et, pourtant, je ne trouve pas mieux. Bref, j’eus l’intuition de quelque chose de très rare et je devins plus attentif.

Je vous épargne les gargouillades facétieuses de chemisier pour ecclésiastiques, dont l’individu placé devant moi ne négligea pas de nous saturer, à l’extrême satisfaction des mandibules sacerdotales ou laïques. Voici la cause de cette allégresse. Le pauvre être qui servait de plastron à ces brutes était une espèce de végétarien apostolique, perpétuellement travaillé du besoin d’expliquer son abstinence. Sous quelque prétexte que ce fût, Mademoiselle, il n’admettait pas qu’on tuât les bêtes et, par conséquent, il s’interdisait de manger leur chair, ne voulant pas se rendre complice de leur massacre. Il le disait à qui voulait l’entendre, sans que nulle moquerie fût capable de le retenir, et on sentait qu’il aurait donné sa propre vie pour cette idée.

À la fin, l’un des prêtres, un long soutanier qui paraissait avoir enseigné très spécialement la raison dans quelque prytanée de haute sagesse, prit la parole en ces termes :

— Je vous demande comme une faveur de répondre à une simple question que je vais vous poser. Vous portez des souliers de cuir, un chapeau de feutre, des bretelles peut-être, vous vous servez en ce moment d’un couteau dont le manche est en os. Comment pouvez-vous concilier de tels abus avec les sentiments fraternels que vous venez d’exprimer ? Songez-vous qu’il a fallu égorger d’innocents quadrupèdes pour que ce faste criminel vous fût accordé ?

Je n’essaierai pas de vous dépeindre l’enthousiasme de l’auditoire. Ce fut une clameur générale, un délire. On applaudissait, on trépignait, on aboyait, on imitait des cris d’animaux. Juste le succès d’un cabotin de café-concert. Lorsqu’un peu de calme se fut rétabli dans la fourrière, la première parole articulée qui se fit entendre sortait du groin désopilant et fariboleur de mon vis-à-vis. Il gueulait ceci :

— Ah ! pour le coup, mon bonhomme, tu as ton compte. (Il en était au tutoiement.) Il n’y a pas à dire mon bel ami ! Cette fois, c’est un théolozien qui t’interroze, un ministre des autels, milledioux ! Qu’est-ce que tu vas lui répondre, viédase ?

La réponse fut telle qu’un silence général succéda. À l’exception du dernier chenapan qui avait parlé, tous les fronts se penchèrent sur les assiettes, visiblement inquiets d’une plaisanterie qui allait si loin. J’avançai la tête pour voir le souffre-douleur. Il pleurait, le visage dans ses deux mains.

Vous savez, Gacougnol, si c’est dans ma nature de supporter que les faibles soient opprimés devant moi. Je me levai donc, au milieu de la stupeur, et faisant le tour de la table, je vins frapper du plat de la main l’épaule du mastodonte. La claque, je crois, fut assez retentissante et faillit lui faire perdre l’équilibre.

— Debout ! dis-je. Il se retourna d’un bloc, en grognant comme un sanglier, mais s’il eut quelque velléité d’indignation, je vous jure qu’aussitôt après m’avoir regardé il perdit tout besoin d’évacuer ce sentiment généreux. Je le contraignis à se lever et l’amenant jusqu’à sa victime qui pleurait toujours et qui n’avait pas relevé la tête, je lui dis encore :

— Vous avez insulté bassement et ignoblement un chrétien qui ne vous faisait aucun mal. Vous allez, n’est-ce pas ? lui demander pardon. Ce sera, peut-être, une leçon profitable pour quelques-uns des lâches qui nous écoutent. Comme il faisait mine de protester, je lui replantai la main dans la nuque avec une telle furie d’autorité qu’il tomba sur ses genoux aux pieds du bonhomme glacé de stupéfaction.

— Maintenant, ajoutai-je, vous allez, à haute et distincte voix, vous humilier devant celui dont vous êtes l’offenseur, sinon je jure Dieu que je vous arracherai la peau avant que nous sortions de cette écurie… Quant à vous, Monsieur, laissez-moi faire, j’accomplis un acte de justice, non pour vous, mais pour l’honneur de Marie qu’on outrage un peu trop ici.

J’expérimentai une fois de plus, en cette occasion, l’étonnant pouvoir d’un seul homme qui déploie son âme et l’incomparable couardise des blagueurs. Celui-là demanda pardon à genoux comme je l’avais exigé, ajoutant, pour sauver au moins une plume de sa dignité de plaisant cafard, qu’il n’était pas un « Cosaque » et qu’il n’avait pas eu l’intention de faire souffrir. L’autre le releva, en le serrant dans ses bras, et j’allai me coucher. Telle est la première partie de mon aventure qui sera, si vous le permettez, un diptyque.